Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux/XVII

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XVII. LE JUGEMENT




Comme on approchait de la ville de Bordeaux, Gérard dit à Charlemagne :

— Sire, permettez-moi de vous précéder dans la ville pour faire tout apprêter.

— Ne le lui permettez pas, sire, dit Naimes : il ferait encore quelque trahson.

— Restez avec moi, Gérard, dit l’empereur.

Bientôt ils entrèrent dans Bordeaux ; les bourgeois émerveillés se demandaient ce que l’empereur Charlemagne venait faire dans leur ville. Il monta dans la grande salle du palais, et aussitôt Gérard fit préparer le repas. L’empereur s’assit à la maîtresse table dans son grand fauteuil d’or, Naimes et les autres pairs autour de lui ; à des tables plus basses prirent place tous les barons. Les bouteillers, les panetiers, les cuisiniers s’empressaient et couraient par les rues. Huon, qui entendait ce tumulte au-dessus de sa tête, appela son geôlier.

— Ami, dit-il, quel est ce bruit ?

— Ma foi, lui répondit le coquin, c’est Charlemagne et ses pairs qui viennent vous juger. Vous serez pendu avant la nuit.

Dans la grande salle du palais, les viandes et les vins étaient servis, mais le duc Naimes se leva si brusquement qu’il renversa le hanap de l’empereur.

— Naimes, dit Charles, que veut dire cela ? Vous avez bien tort de répandre ainsi mon vin.

— Non, sire, j’ai bien raison. J’enrage de vous voir vous comporter comme vous le faites. Par le corps de Dieu ! à quoi songez-vous ? Êtes-vous venu à Bordeaux pour manger et pour boire ? Il s’agit bien d’autre chose ; il s’agit d’un des douze pairs, que nous avons à juger, et quand nous aurons mangé à bouche que veux-tu et tant bu que nous serons ivres, nous serons bien en état de juger une affaire de vie et de mort ! Par Dieu ! il n’y a pas un homme ici, si je le vois toucher à son vin ou à son hypocras, qui ne perde mon amitié.

— Allons ! dit l’empereur, je ferai ce qui vous plaît. Qu’on ôte les tables.

On les enleva, et le roi fit chercher Huon dans sa prison.

On l’amena avec sa femme et le vieux Géreaume. Tous les trois avaient aux pieds de lourds anneaux de fer.

Quand Huon vit Charlemagne, le sang lui monta des pieds au visage. Les douze barons qui s’étaient portés pièges pour lui s’avancèrent vers l’empereur.

— Eh bien ! sire, dirent-ils, voilà Huon. Sommes-nous quittes envers vous ?

— Oui, dit Charles ; puisque je le tiens, il ne m’échappera pas.

Huon s’approcha du roi et, s’inclinant jusqu’à terre, lui dit :

— Sire, écoutez-moi et faites-moi justice. Je me plains à Dieu et à vous, et aux barons qui sont assemblés ici, du traître que voilà, de Gérard, que je ne puis plus appeler mon frère, car depuis le jour où Caïn a tué Abel on n’a pas entendu parler d’un tel frère, aussi méchant et aussi félon.

En l’entendant, tous les barons pleuraient de pitié et regardaient Huon avec attendrissement

— Ah ! se disaient-ils l’un à l’autre, celui-là ne vient pas de faire la cour aux dames ! Nous l’avons vu si beau, et comme le voilà maigre et pâle ! Qu’est devenue la fleur de sa jeunesse ?

Ils regardaient Esclarmonde avec surprise ; quant à Géreaume, personne ne le reconnaissait.

— Sire, reprit Huon, je vais vous dire toute la vérité. J’ai fait ce que vous m’aviez ordonné : je suis allé au delà de la mer Rouge chez l’amiral Gaudise, je lui ai dit de point en point votre message ; il l’a reçu orgueilleusement ; quand je lui ai demandé ses blanches moustaches et quatre dents mâchelières de sa bouche, il m’a fait jeter dans sa prison. J’en ai été tiré par Auberon, le petit roi de Féerie, qui m’a aidé à tuer l’amiral : je lui ai coupé la tête, je lui ai pris ses moustaches et ses dents ; je ne savais où les mettre : je demandai à Auberon de les placer à un endroit où je ne pusse les perdre. Il les souhaita dans le côté de Géreaume, par sa féerie, car il a une puissance merveilleuse, avec la grâce Dieu. Je revins donc dans mon pays, ramenant avec moi la fille de l’amiral, la belle Esclarmonde, que vous voyez là appuyée à ce pilier. Si je voulais vous raconter des aventures, je pourrais parler longtemps ; mais ce n’est pas ici le lieu. Qu’importe, d’ailleurs ? J’ai eu de durs moments à passer. Arrivé à Rome, je fis baptiser ma femme, et le pape lui-même nous maria. Si vous, ne me croyez pas, envoyez à Rome : auprès du pape, et s’il ne témoigne pas la vérité de ce que je vous dis, je consens à être pendu. Au reste, je ne dirai rien ici dont je ne puisse fournir les preuves. Je revenais donc d’outre-mer, rapportant une masse d’or et d’argent et ramenant les douze compagnons auxquels vous aviez permis de m’accompagner comme pèlerins. Je ne voulus pas entrer dans cette ville, car avant tout je voulais vous voir. J’allai me loger à l’abbaye de Saint-Maurice, qui dépend de vous. Le bon abbé fit prévenir mon frère, croyant qu’il me porterait honneur. Il y vint, le traître, n’amenant avec lui qu’un écuyer : j’aurais dû soupçonner sa perfidie.

— Par ma foi, dit Naimes, vous avez raison. Il vous montrait bien peu d’amour : il aurait dû venir avec une grande suite.

— Sire, reprit Huon, écoutez comme il s’est conduit. Il me demanda, feignant la meilleure amitié, si j’avais fait votre message, si j’avais les quatre dents et les blanches moustaches de Gaudise. Je lui dis que je les rapportais. Alors il me demanda où je les avais serrées. Je lui racontai tout, car je ne me méfiais pas de lui. Il me décida à me lever avant le jour, et quand nous fûmes arrivés à un carrefour, près d’un bois, il se mit à me chercher querelle. Dans le bois était caché Gibouard de Viésmés avec soixante hommes armés, montés sur leurs chevaux. Ils m’attaquèrent de toutes parts, ils me tuèrent mes douze pèlerins, que je les vis jeter dans la Gironde, puis ils me renversèrent de cheval, me bandèrent les yeux et lièrent mes deux mains derrière mon dos ; ils en firent autant à ma femme. Gérard se jeta sur Géreaume étendu à terre, lui fendit le côté avec son épée et en enleva les moustaches et les dents de Gaudise : on voit encore la grande plaie.

Géreaume se leva et montra à tous la plaie encore rouge de son côté.

— Sire, dit Huon, il nous a emmenés dans cette ville et nous a jetés dans sa prison. Si je suis ici, c’est malgré moi, et s’il ose soutenir que je ne dis pas la vérité, qu’il s’arme, lui et Gibouard : je les combattrai tous les deux, et si avant le soir je ne leur fais pas avouer leur trahison, je consens à être pendu au vent ; mais si je suis vainqueur, rendez-moi ma terre et laissez-moi tenir en paix mon héritage.

— Sire, dit Gérard, il dit ce qu’il veut. Pour rien au monde, je ne voudrais combattre mon frère. Je n’ai pas fait ce dont il m’accuse. À vous de décider.

— Dieu ! dit Naimes, entendez-vous ce traître, comme il sait bien couvrir sa méchanceté ?

— Huon, dit Charles, tout cela ne sert de rien. Je ne sais pas comment vous vous êtes comportés : je te demande les quatre dents mâchelières et les blanches moustaches de l’amiral Gaudise.

— Sire, dit Huon, soyez juste : on m’a tout dérobé.

— Il y a autre chose, dit l’empereur. Quand tu es parti de France, je t’ai défendu, sur peine de la vie, si tu revenais jamais d’outre la mer Rouge, de rentrer dans ta terre avant de m’avoir parlé. Et voici que je te trouve ici dans ta propre maison ! J’ai le droit de te faire pendre sans avoir besoin d’aucun jugement, car telle fut notre convention, et, par Dieu ! c’est ce que je vais faire. J’en jure par ma blanche barbe, je ne mangerai qu’une fois avant de t’avoir vu pendre, toi et Géreaume, ton complice.

— Ah ! sire, dit le duc Naimes, songez que c’est un des pairs de France, et que ses pairs ont le droit de le juger.

— Non, dit Charles ; il a lui-même accepté, quand il est parti, la condition qu’il va subir. Qu’on apporte les tables : dès que nous aurons dîné, je ferai dresser le gibet.

Gérard l’entendit et son cœur se remplit de joie, mais, à cause des Français, il n’osa pas le faire voir. Tous les barons pleuraient de pitié. Esclarmonde embrassa son époux.

— Huon, dit-elle, si j’avais un couteau, je m’en frapperais au cœur.

— Hélas ! dit Géreaume, quelle triste destinée que la mienne ! Avoir usé ma vie en si grande douleur, et à la fin mourir d’une telle mort !

Tous trois pleuraient, car ils se croyaient bien perdus à cause du grand serment que Charles avait juré ; mais il en sera parjure, comme vous allez l’entendre, si Dieu garde le gentil roi de Féerie.