Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/III

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Librairie Hachette et Cie (1p. 25-51).

III

D’un tigre, d’un crocodile et du capitaine Corcoran.


« Peut-être avez-vous entendu parler, messieurs, du célèbre Robert Surcouf, de Saint-Malo. Son père était le propre neveu du beau-frère de mon bisaïeul. Le très-illustre et très-savant Yves Quaterquem[1], aujourd’hui membre de l’Institut de Paris, et qui a découvert, comme chacun sait, le moyen de diriger les ballons, est mon cousin germain. Mon grand-oncle Alain Corcoran, surnommé Barberousse était au collège en même temps que feu M. le vicomte François de Chateaubriand, et eut l’honneur, le 23 juin 1782, d’appliquer son poing fermé sur l’œil du vicomte, pendant la récréation, entre quatre heures et demie et cinq heures de l’après-midi. Vous voyez, messieurs, que je suis de bonne maison, et que les Corcoran peuvent lever haut la tête et regarder le soleil en face.

De moi-même j’ai peu de chose à dire. Je suis né une ligne de pêche à la main. Je montais seul dans la barque de mon père à l’âge où les autres enfants connaissent à peine l’alphabet, et quand mon père eut péri en portant secours à un bateau pêcheur en détresse, je m’embarquai sur la Chaste Suzanne, de Saint-Malo, qui allait pêcher la baleine vers le détroit de Behring ; après trois ans de courses vers le pôle nord et le pôle sud, je passai de la Chaste Suzanne sur la Belle-Émilie, de la Belle-Émilie sur le Fier-Artaban et du Fier-Artaban sur le Fils de la Tempête, un brick ailé qui file ses dix-huit nœuds à l’heure, toutes voiles dehors.

— Monsieur, interrompit le secrétaire perpétuel de l’Académie, vous nous avez promis l’histoire de Louison.

— Prenez patience, répliqua Corcoran, la voici. »

Mais un bruit lointain de tambours lui coupa la parole. On battait le rappel.

— Qu’est ceci ? demanda le président avec inquiétude.

— Je devine, répondit Corcoran. C’est le portier effrayé qui a barricadé la porte et qui est allé demander du secours au poste voisin. Poltron, va !

— Parbleu ! dit un académicien, il aurait bien mieux fait de laisser la porte ouverte. Je ne perdrais pas mon temps à écouter l’histoire de Louison.

— Attention ! dit le capitaine. Voici qui devient sérieux. On sonne le tocsin. »

Effectivement le tocsin retentit au clocher le plus voisin, et se communiqua bientôt à tous les autres avec la rapidité de la flamme poussée par le vent.

« Bombes et mitraille ! dit en riant le capitaine. L’affaire sera chaude, ma pauvre Louison, car je vois qu’on va t’assiéger comme une place forte… »

Pour revenir à mon histoire, messieurs, c’était vers la fin de l’année de 1853, j’avais fait construire le Fils de la Tempête à Saint-Nazaire, et je venais de décharger dans le port de Batavia sept ou huit cents barriques de vin de Bordeaux. L’affaire était bonne. Donc, content de moi, de mon prochain, de la divine Providence et de l’état de mes affaires, je résolus un jour de prendre un plaisir qu’on n’a pas souvent sur mer : c’est celui de la chasse au tigre.

Vous n’ignorez pas, messieurs, que le tigre, qui est, d’ailleurs, le plus bel animal de la création, — regardez Louison, — a reçu malheureusement du ciel un appétit extraordinaire. Il aime le bœuf, l’hippopotame, la perdrix, le lièvre ; mais ce qu’il préfère à tout, c’est le singe, à cause de sa ressemblance avec l’homme ; et l’homme, à cause de sa supériorité sur le singe. De plus, il est délicat, il ne mange jamais deux fois du même morceau, et par exemple, si Louison avait dévoré à déjeuner une épaule de M. le secrétaire perpétuel, rien ne pourrait l’obliger à goûter de l’autre épaule à l’heure du lunch. Elle est friande comme un chat d’évêque. (Ici le secrétaire fit la grimace.)

« Mon Dieu, monsieur, continua Corcoran, je sais bien que Louison aurait tort, et que les deux épaules se valent : mais c’est son caractère ; on ne se refait pas. »

Je partis de Batavia, portant mon fusil sur l’épaule, et chaussé de grandes bottes comme un Parisien qui va chercher un lièvre dans la plaine Saint-Denis. Mon armateur, M. Cornélius Van Crittenden, voulait me faire accompagner par deux Malais chargés de dépister le tigre et de se faire manger à ma place, si par hasard le tigre était plus habile que moi. Vous entendez bien que moi, René Corcoran, dont le bisaïeul était l’oncle du père de Robert Surcouf, je me mis à rire en entendant cette proposition. On est Malouin, ou l’on n’est pas Malouin, n’est-ce pas ? Or, je suis Malouin, et, de mémoire d’homme, on n’a jamais entendu parler d’un Malouin mangé par un tigre. Du reste, la réciproque est vraie, et l’on ne sert pas souvent de tigres sur la table des Malouins.

Cependant, comme, après tout, il me fallait des aides pour transporter ma tente et mes provisions, les deux Malais me suivirent, conduisant un chariot.

Je rencontrai d’abord, à quelques lieues de Batavia, une rivière assez profonde qui traversait la forêt des singes, aussi grande et plus peuplée d’animaux carnassiers que le département même de la Seine. C’est dans ces épais fourrés qu’on trouve le lion, le tigre, le boa constrictor, la panthère et le caïman, les plus féroces de toutes les bêtes de la création, — l’homme seul excepté, qui tue sans besoin et pour le plaisir de tuer.

Dès qu’il fut dix heures du matin, la chaleur devint si forte, que les Malais eux-mêmes, accoutumés pourtant à leur propre climat, demandèrent grâce et se couchèrent à l’ombre. Pour moi, je m’étendis dans le chariot, la main sur ma carabine, car je craignais quelque surprise, et dormis profondément.

Un spectacle étrange m’attendait au réveil.

La rivière sur le bord de laquelle j’avais établi mon campement était appelée Mackintosh, du nom d’un jeune Écossais qui était venu chercher fortune à Batavia. Un jour, comme il la remontait en bateau avec quelques amis, un coup de vent jeta son chapeau dans la rivière. Mackintosh étendit le bras pour le ressaisir, mais au moment où il le touchait, une gueule effroyable et qui semblait appartenir à quelque tronc d’arbre flottant sur l’eau se referma sur sa main, la saisit et l’entraîna au fond de l’eau.

Cette gueule était celle d’un caïman qui n’avait pas déjeuné.

On fit d’inutiles efforts pour repêcher Mackintosh et pour le venger ; mais la Providence se chargea de châtier le meurtrier.

La longue-vue de l’Écossais pendait en bandoulière sur sa poitrine. Soit que le caïman fut trop vorace ou trop affamé pour bien distinguer ce qu’il avalait, la longue-vue de Mackintosh se mit, à ce qu’il paraît, en travers du gosier de l’amphibie, de manière qu’il ne put ni avaler tout à fait cet infortuné jeune homme, ni remonter du fond de l’eau à la surface pour respirer plus à l’aise, et qu’il mourut victime de sa gloutonnerie. On le retrouva quelques jours après noyé, étendu sur le rivage, et n’ayant pas lâché Mackintosh.

« Monsieur, interrompit le président de l’Académie, il me semble que vous vous écartez sensiblement de votre sujet ; vous nous aviez promis de nous donner l’histoire de Louison et non pas celle de la longue-vue de monsieur Mackintosh.

— Monsieur le président, répliqua Corcoran avec déférence, je reviens à Louison. »

Il était donc à peu près deux heures de l’après-midi lorsque je fus éveillé tout à coup par des cris horribles. Je me mets sur mon séant, j’arme ma carabine, et j’attends avec patience l’ennemi.

Ces cris étaient poussés par mes deux Malais, qui accouraient tout effrayés, pour chercher un asile sur le chariot.

« Maître ! maître ! dit l’un des deux, voici le seigneur qui s’avance ! Prenez garde !

— Quel seigneur ? dis-je.

— Le seigneur tigre !

— Eh bien, il m’épargnera la moitié du chemin. Voyons donc ce terrible seigneur ! »

Tout en parlant, je sautai à terre et j’allai à la rencontre de l’ennemi. On ne le voyait pas encore, mais on pouvait deviner son approche à la frayeur et à la fuite de tous les autres animaux. Les singes se hâtaient de remonter sur les arbres, et du haut de ces observatoires, lui faisaient des grimaces pour le braver. Quelques-uns même, plus hardis, lui jetaient à la tête des noix de cocos. Pour moi, je ne devinai la direction dans laquelle il marchait qu’au bruit des feuilles qu’il foulait et froissait sous ses pieds. Peu à peu, ce bruit se rapprocha de moi, et comme le chemin était à peine assez large pour laisser passer deux chariots, je commençai à craindre de l’apercevoir trop tard, et de n’avoir pas le temps de l’ajuster, car l’épaisseur du fourré le cachait entièrement.

Heureusement, je reconnus bientôt qu’il devait passer près de moi, mais sans me voir, et qu’il allait tout simplement boire dans la rivière.

Enfin je l’aperçus, mais seulement de profil. Sa gueule était ensanglantée ; il avait l’air satisfait et les jambes écartées, comme un rentier qui va fumer son cigare sur le boulevard des Italiens après un bon déjeuner.

À dix pas de moi, le bruit sec du chien de ma carabine que j’armais parut lui causer quelque inquiétude. Il tourna la tête à demi, m’aperçut à travers un buisson qui nous séparait et s’arrêta pour réfléchir.

Je le suivais de l’œil ; mais pour le tuer d’un coup, il aurait fallu l’ajuster au front ou au cœur et il s’était posé de trois quarts, comme un tigre de qualité qui fait faire son portrait par le photographe.

Quoi qu’il en soit, la divine Providence m’épargna ce jour-là un meurtre déplorable ; car ce tigre, ou plutôt cette tigresse, n’était autre que ma belle et charmante amie, cette douce Louison que vous voyez et qui nous écoute d’une oreille si attentive.

Louison (je puis bien à présent lui donner ce nom) avait déjeuné, comme je vous l’ai dit, et ce fut un grand bonheur pour moi et pour elle. Elle ne pensait qu’à digérer en paix. Aussi, après m’avoir regardé obliquement pendant quelques secondes… tenez, à peu près comme elle regarde à présent le secrétaire perpétuel…

(Ici le secrétaire changea de place et alla s’asseoir derrière le président.)

Elle continua lentement son chemin et s’avança vers la rivière qui coulait à quelques pas de là.

Tout à coup je vis un curieux spectacle. Louison, qui marchait jusque-là d’un air indifférent et superbe, ralentit tout à coup son pas, et, allongeant son beau corps, si long déjà, elle s’avança, en rasant le sol et prenant les plus grandes précautions pour n’être ni vue ni entendue, auprès d’un large et long tronc d’arbre qui était étendu sur le sable, au bord de la rivière Mackintosh.

Je marchais derrière elle, la carabine à l’épaule, toujours prêt à tirer, attendant une occasion favorable.

Mais je fus bien étonné. En approchant du tronc d’arbre, je vis qu’il avait des pattes et des écailles qui brillaient au soleil ; les yeux étaient fermés et la gueule était ouverte.

C’était un crocodile qui dormait sur le sable, au soleil, comme un juste. Aucun rêve ne troublait ce tranquille sommeil. Il ronflait paisiblement, comme ronflent les crocodiles qui n’ont pas de mauvaise action sur la conscience.

Ce sommeil, cette pose pleine de grâce et d’abandon, je ne sais quoi encore, probablement quelque inspiration de l’esprit malin, tout parut tenter Louison. Je vis ses lèvres s’écarter. Elle riait comme un jeune polisson qui va jouer un bon tour à son maître d’école.

Elle avança doucement la patte et l’enfonça tout entière dans la gueule du crocodile. Elle essayait d’arracher la langue du dormeur pour la manger en guise de dessert, car Louison est très-friande ; c’est le défaut de son sexe et de son âge.

Mais elle fut bien sévèrement punie de sa mauvaise pensée.

Elle n’eut pas plutôt touché la langue du crocodile, que la gueule de celui-ci se referma. Il ouvrit les yeux, — de grands yeux couleur vert de mer, que je vois encore, — et regarda Louison d’un air de surprise, de colère et de douleur qu’il est impossible de peindre.

De son côté, Louison n’était pas à la noce. La pauvre chérie se débattait comme un diable entre les dents aiguës du crocodile. Heureusement, elle serrait si fort la langue de celui-ci avec ses griffes, que le malheureux n’osait user de toutes ses forces et lui couper la patte, comme il l’aurait fait aisément si sa langue avait été libre.

Jusque-là le combat était égal, et je ne savais pour qui faire des vœux, car enfin l’intention de Louison n’était pas bonne, et sa plaisanterie était fort désagréable pour son adversaire ; mais Louison était si belle ! Elle avait tant de grâces dans les formes, tant de souplesse dans les membres, tant de variété dans les mouvements ! Elle ressemblait à une jeune chatte, à peine en sevrage, qui joue au soleil sous les yeux de sa mère.

Mais, hélas ! ce n’était pas pour jouer qu’elle se tordait sur le sable en poussant des cris rauques qui faisaient retentir la forêt. Les singes, perchés en sûreté sur les cocotiers, regardaient en riant ce terrible combat. Les babouins montraient Louison aux macaques et lui faisaient, le petit doigt posé sur le nez et la main déployée en éventail, le geste moqueur des gamins de Paris. L’un d’eux même, plus hardi que les autres, descendit de branche en branche jusqu’à six ou sept pieds de terre, et là, se suspendant par la queue, il osa du bout de ses ongles gratter légèrement le mufle de la redoutable tigresse. À cette plaisanterie, tous les babouins poussèrent de grands éclats de rire ; mais Louison fit un geste si prompt et si menaçant, que le jeune babouin qui l’avait essayée n’osa pas la recommencer, et se tint pour très-heureux d’avoir échappé aux dents meurtrières de son ennemie.

Cependant le crocodile entraînait la pauvre tigresse dans la rivière. Elle leva les yeux au ciel, comme pour implorer sa pitié ou le prendre à témoin de son martyre, et les abaissa sur moi par hasard.


Cependant le crocodile entraînait la tigresse dans la rivière. (Page 35.)

Quels beaux yeux ! Quel mélancolique et doux regard où se peignaient toutes les angoisses de la mort ! Pauvre Louison !

Au même instant le crocodile plongea, entraînant Louison sous l’eau. À cette vue je me décidai.

Le bouillonnement de la rivière indiquait les efforts de Louison pour se dégager. J’attendis pendant une demi-minute, la carabine à l’épaule, le doigt sur la détente, l’œil fixe.

Heureusement, Louison, qui est un animal, si vous voulez, mais qui n’est pas une bête, s’était dans son désespoir accrochée fortement à un tronc d’arbre qui pendait sur le bord de l’eau.

Cette précaution lui sauva la vie.

À force de se débattre, elle parvint à élever sa tête au-dessus de la rivière et à se tirer par là du danger le plus pressant, celui de se noyer.

Peu à peu le crocodile lui-même sentit le besoin de respirer, et, moitié de gré, moitié de force, revint avec elle au rivage.

C’est là que je l’attendais. En un clin d’œil son sort fut décidé. L’ajuster, tirer mon coup de carabine, lui envoyer une balle dans l’œil gauche et

lui briser le crâne, ce fut l’affaire de deux secondes. Le malheureux ouvrit la gueule et voulut gémir. Il battit le sable de ses quatre pieds et expira.

La tigresse, plus prompte encore que moi, avait déjà retiré de la gueule de son ennemi sa patte à demi déchirée.

Son premier mouvement, je dois le dire, ne fut pas un témoignage de confiance ou de reconnaissance. Peut-être pensait-elle avoir plus à craindre de moi que du crocodile. Elle essaya d’abord de fuir ; mais la pauvre bête, réduite à trois pattes et presque estropiée de la quatrième, ne pouvait aller bien loin. Au bout de dix pas, je l’atteignis.

Je vous avouerai, messieurs, que je me sentais déjà beaucoup d’amitié pour elle. D’abord je lui avais rendu un grand service, et vous savez qu’on s’attache bien plus à ses amis par les services qu’on leur rend que par ceux qu’on reçoit d’eux. De plus, elle me paraissait d’un très-bon caractère, car la plaisanterie même qu’elle avait voulu faire au crocodile indiquait un naturel porté à la joie ; or, la joie, vous le savez, messieurs, quand elle n’est pas feinte, est le symptôme d’un bon cœur et d’une bonne conscience.

Enfin j’étais seul, en pays étranger, à cinq mille lieues de Saint-Malo, sans amis, sans parents, sans famille. Il me sembla que la société d’un ami qui me devrait la vie, — cet ami eût-il quatre pattes, des griffes redoutables et des dents terribles, — vaudrait toujours mieux que rien.

Avais-je tort ?

Non, messieurs. Et la suite l’a bien prouvé.

Mais, pour ne pas anticiper sur mon histoire, je dois dire que Louison ne me parut pas avoir besoin d’un ami autant que moi.

Quand je m’approchai d’elle, je la vis, ne pouvant se soutenir qu’avec peine sur trois pattes, se coucher sur le dos, et là, attendre mon attaque en désespérée. Elle poussait le cri rauque qui lui est habituel quand elle se met en colère, elle grinçait des dents, elle me montrait ses griffes et semblait prête à me dévorer, ou tout au moins à vendre chèrement sa vie.

Mais je sais apprivoiser les êtres les plus féroces.

Je m’avançai donc d’un air paisible. Je déposai ma carabine sur le sable, à portée de la main, je me penchai sur la tigresse, et je lui caressai doucement la tête comme à un enfant.

D’abord elle me regarda obliquement, comme pour m’interroger. Mais quand elle vit que mes intentions étaient bonnes, elle se remit sur le ventre, lécha doucement ma main, et d’un air triste me présenta sa patte malade. Je sentis à mon tour tout le prix de cette marque de confiance, et je regardai cette patte avec soin. Rien n’était brisé. Les dents du crocodile n’avaient même pas pénétré fort avant, à cause de la manière dont Louison lui serrait la langue.

Je me contentai de laver la plaie avec soin. Je tirai de ma carnassière un flacon d’alcali dont je versai une ou deux gouttes sur la blessure, et je fis signe à Louison de me suivre.


Je versai deux gouttes d’alcali sur la blessure. (Page 41.)

Soit reconnaissance, soit désir d’être pansée avec soin, elle se laissa conduire et me suivit jusqu’au chariot, où les deux Malais qui m’accompagnaient faillirent mourir de peur en l’apercevant. Ils sautèrent à bas du chariot et rien ne put les décider à y remonter.

Le jour suivant nous retournâmes à Batavia. Cornélius van Crittenden fut bien étonné de me voir arriver avec ma nouvelle amie, à qui j’avais donné tout de suite le nom de Louison, et qui me suivait dans les rues comme un jeune chien.

Huit jours après je levai l’ancre, emmenant la tigresse, qui n’a jamais cessé de me tenir fidèle compagnie. Une nuit même, dans les parages de Bornéo, elle m’a sauvé la vie.

Mon brick fut surpris par un temps calme à trois lieues de l’île. Vers minuit, comme mon équipage, composé de douze hommes seulement, s’était endormi, une centaine de pirates malais monta tout à coup à bord et jeta dans la mer le matelot qui tenait le gouvernail.

Ce meurtre fut commis si promptement, que personne n’entendit le moindre bruit et ne put défendre le malheureux matelot.

De là on courut à la porte de ma chambre pour l’enfoncer. Mais Louison dormait à l’intérieur, au pied de mon lit.

Elle s’éveille au bruit, et commence à grogner d’une manière terrible.

En deux secondes je fus debout, un pistolet dans chaque main, ma hache d’abordage entre les dents.

Au même instant, les pirates enfoncent la porte et se précipitent dans ma cabine. Le premier qui s’avança eut la cervelle brisée d’un coup de pistolet. Le second tomba frappé d’une balle. Le troisième fut jeté à terre par Louison, qui, d’un coup de dent, lui brisa la nuque.

Je fendis la tête au quatrième d’un coup de hache, et je montai sur le pont en appelant mes matelots à l’aide.

Pendant ce temps, Louison faisait merveille. D’un bond elle renversa trois Malais qui voulaient me poursuivre. D’un autre bond elle fut au milieu de la mêlée. Ses mouvements avaient la promptitude de l’éclair.

En deux minutes elle tua six des pirates. Les ongles de ses griffes pénétraient comme des pointes d’épée dans la chair de ces malheureux. Quoiqu’elle perdit son sang par trois blessures, elle n’en

paraissait que plus ardente à la bataille et me couvrait de son corps.

Enfin mes matelots arrivèrent, armés de revolvers et de barres de fer. Dès lors la victoire fut décidée. Une vingtaine de pirates furent jetés à l’eau. Les autres s’y jetèrent eux-mêmes pour regagner leurs barques à la nage, et nous ne perdîmes qu’un seul homme, celui qui avait été égorgé d’abord.

Je vous laisse à deviner si Louison fut bien pansée. Depuis cette nuit-là, où elle m’avait payé sa dette, entre elle et moi, c’est à la vie, à la mort. Nous ne nous quittons jamais.

Je vous prie donc, messieurs, d’excuser la liberté que j’ai prise de l’amener jusqu’ici.

Je l’avais laissée dans l’antichambre, mais le portier l’aura vue, aura pris peur, aura fermé la porte, et fait sonner le tocsin pour venir à votre secours.

— Tout ceci, monsieur, dit doucement le président, n’empêche pas que par votre faute, ou par la faute de Mlle Louison et du portier, nous avons passé l’après-midi dans la société d’une bête féroce, et que notre dîner en sera refroidi. »

Ici M. le président de l’Académie des sciences de Lyon fut interrompu par un grand bruit. On entendit les tambours battre, et l’on mit la tête aux fenêtres.

« Dieu soit loué ! s’écria le secrétaire perpétuel, voici la force publique qui arrive. Nous touchons à la délivrance. »

En effet, trois mille personnes remplissaient la place et les rues environnantes. Une compagnie d’infanterie était à l’avant-garde et chargeait ses fusils en face du palais de l’Académie.

Tout à coup un commissaire de police, ceint d’une écharpe tricolore, s’avança, fit signe aux tambours de se taire et dit d’une voix forte :


Tout à coup un commissaire de police… (Page 46.)

« Au nom de la loi, rendez-vous !

— Monsieur le commissaire, cria le président par la fenêtre, il ne s’agit pas de nous rendre, mais d’ouvrir la porte. »

Le commissaire fit signe alors à des ouvriers serruriers, qu’il avait amenés par précaution, de débarrasser la porte d’entrée de tous les obstacles que le portier de l’Académie avait accumulés pour barrer le passage à Louison.

Quand ses ordres eurent été exécutés, l’officier qui commandait la compagnie d’infanterie cria :

« Apprêtez vos armes ! En joue ! »

Et se tint prêt à faire fusiller Louison dès qu’elle paraîtrait.

« Messieurs, dit Corcoran aux académiciens, vous pouvez sortir. Quand vous serez en sûreté, je sortirai moi-même du palais, et Louison ne

quittera la place qu’après moi. N’ayez donc aucune crainte.

— Surtout, capitaine, pas d’imprudence ! » dit le président en lui serrant la main et lui disant adieu.

Les académiciens se hâtèrent de sortir. Louison les regardait d’un œil étonné, et paraissait prête à s’élancer sur leurs traces ; mais Corcoran la retint.

Aussitôt qu’ils furent tous deux seuls dans le palais, Corcoran fit signe à la tigresse de rentrer dans la salle des séances, et s’avança sur le perron pour parler au commissaire.

« Monsieur le commissaire, dit-il, je suis prêt à emmener mon tigre paisiblement, si l’on veut bien me promettre de ne pas lui faire de mal. Nous irons droit au bateau à vapeur qui est sur le Rhône, et je m’engage à enfermer Louison dans ma cabine de manière qu’elle ne pourra gêner ni effrayer personne.

— Non ! non ! à mort le tigre ! cria la foule, qui se réjouissait déjà de la pensée de voir une chasse au tigre.

— Écartez-vous, monsieur, » cria le commissaire.

Corcoran essaya un nouvel effort, mais rien ne put persuader l’inflexible magistrat.

Alors le Malouin parut prendre son parti. Il se pencha vers Louison et l’embrassa tendrement. On eût dit qu’il lui parlait à l’oreille.

« Voyons, dit l’officier, toutes ces tendresses sont-elles finies ? »

Corcoran le regarda d’un air qui n’annonçait rien de bon.

« Je suis prêt, dit-il enfin, mais ne tirez pas, je vous prie, avant que je sois hors de portée. Je ne veux pas avoir la douleur de voir mon unique ami assassiné sous mes yeux. »

On trouva sa demande raisonnable, et quelques personnes commencèrent même à s’intéresser au sort de Louison. Corcoran eut donc toute liberté de descendre l’escalier. Louison, tapie derrière la porte de la salle, le regardait s’éloigner, mais ne montrait pas la tête et semblait soupçonner le danger qui la menaçait. Il y eut un moment de terrible attente.

Tout à coup Corcoran, qui avait déjà dépassé la compagnie d’infanterie, se retourna brusquement et cria trois fois :

« Louison ! Louison ! Louison ! »

À ce cri, à cet appel, le tigre fit un bond terrible et tomba au pied de l’escalier.

Avant que l’officier eût ordonné de faire feu, Louison s’élança d’un second bond par-dessus la tête des soldats et se mit à suivre au grand trot le capitaine Corcoran.

« Tirez ! tirez donc ! » criait la foule épouvantée. Mais l’officier fit désarmer les fusils. Pour atteindre le tigre, on aurait tué ou blessé cinquante personnes. On se contenta donc de suivre Corcoran et Louison jusqu’au port, où ils s’embarquèrent paisiblement, suivant la promesse du capitaine.

Le lendemain, le capitaine Corcoran arriva à Marseille, et attendit les instructions de l’Académie des sciences de Lyon. Ces instructions, rédigées par le secrétaire perpétuel lui-même, étaient dignes de passer à la postérité la plus reculée ; mais un malheureux accident obligea plus tard le capitaine à les jeter au feu, de sorte qu’on est réduit à en deviner le contenu par le récit même des actions du célèbre Malouin. Au reste, il suffira de dire qu’elles étaient dignes de la savante Académie qui les avait envoyées et de l’illustre voyageur à qui elles étaient destinées.


  1. Voir les Amours de Quaterquem