Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/V

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Librairie Hachette et Cie (1p. 81-102).

V


La table était dressée dans une cour intérieure, près d’un jet d’eau qui rafraîchissait l’air sous la voûte étoilée du ciel. Holkar, sa fille aux yeux de lotus et le capitaine Corcoran étaient seuls assis à la mode européenne. Une vingtaine de serviteurs servaient et desservaient autour d’eux. Les convives mangeaient en silence avec la gravité des souverains d’Asie.

À côté d’eux, Louison, couchée entre son maître et la belle Sita, recevait d’eux sa nourriture et promenait de l’un à l’autre ses regards caressants.

Sita, reconnaissante du service rendu et fière de l’obéissance de la tigresse, la traitait comme un lévrier favori, lui prodiguant le sucre et les flatteries ; et Louison, trop intelligente pour ne pas comprendre les bonnes intentions de Sita, lui témoignait sa reconnaissance en remuant doucement la queue et en allongeant voluptueusement le cou lorsque la jeune fille posait sa main sur la tête de sa nouvelle amie.

Enfin Holkar fit un signe ; les esclaves se retirèrent et le laissèrent seul avec sa fille et Corcoran.

« Capitaine, dit Holkar en tendant la main à celui-ci, vous venez de sauver ma vie et mon trône. Comment pourrai-je vous en témoigner ma reconnaissance ? »

Corcoran leva la tête d’un air étonné.

« Seigneur Holkar, dit-il, le service que je vous ai rendu est si peu de chose, qu’en vérité nous ferons mieux, vous et moi, de n’en rien dire. Dans tous les cas, la meilleure part en revient à Louison, qui a montré dans toute cette affaire un tact et une délicatesse qu’on ne saurait trop louer. Elle avait mal déjeuné. Elle avait faim. Elle était, quoique tigresse, d’une humeur de dogue. Vous veniez de tirer sur elle un coup de pistolet… Je ne vous le reproche pas. C’est l’effet d’une erreur bien excusable… Vous l’aviez manquée ; elle aurait pu ne faire de vous qu’une bouchée. Elle a su contenir son appétit, réprimer ses passions brutales. C’est beaucoup, si vous songez à la mauvaise éducation qu’elle avait reçue dans les forêts de Java… Sur ces entrefaites, un coquin ameute vos cipayes, ce qui, entre nous, ne me paraît pas difficile, et les lance contre vous. Là-dessus, vous voulez sortir du palais et vous faire égorger comme un poulet ; mais Louison devine votre dessein ; elle s’élance, elle saisit le malheureux Rao par derrière, aux environs de la ceinture… (hélas ! je crains bien qu’il ne puisse plus jamais s’asseoir) et elle le dépose à vos pieds… Franchement, s’il y a un bienfaiteur ici, c’est Louison. Pour moi, je n’ai fait que suivre le chemin tracé par elle.

— Seigneur Corcoran, dit la belle Sita, je vous dois la vie et l’honneur. Je ne l’oublierai jamais. »

Et elle tendit la main au capitaine, qui la prit et la baisa avec respect.

« Je sais, capitaine, dit Holkar, que vous êtes d’une nation généreuse et que vous ne faites point payer vos services ; mais ne puis-je à mon tour vous être utile en rien ?

— Utile, cher seigneur ! s’écria Corcoran ; mais vous m’êtes tout à fait nécessaire… Savez-vous que je suis venu chercher ici un vieux manuscrit dont la seule pensée fait tressaillir de joie tous les docteurs de France et d’Angleterre ! Savez-vous que l’Académie des sciences de Lyon a fait les frais de mon voyage, de sorte que Louison et moi nous voyageons dans l’intérêt de la science, sous la protection du gouvernement français ; que nous avons des lettres de recommandation pour tous les hauts fonctionnaires du gouvernement anglais dans l’Inde, et que j’ai pour vous-même une lettre du célèbre sir William Barrowlinson, président de la Geographical, colonial, statistical, geological, oregraphical, hydrographical and photographical Society, dont le siège est à Londres, dans Oxford street, 183 ! Tenez, la voici. »

En même temps, il tira de son portefeuille une lettre fermée par un large cachet rouge, orné des armoiries du savant baronnet et de sa devise, qui date (il l’assure du moins) de son grand-père, compagnon d’armes de Guillaume le Conquérant : Regi meo fidus.

(Et, en effet, sir William Barrowlinson avait mille raisons d’être fidèle à son roy, comme l’annonçait la devise, car ledit roi avait fait dudit Barrowlinson, dès l’âge de vingt ans, l’un des plus grands seigneurs de la Compagnie des Indes, et avait accumulé sur lui de tels honoraires et des fonctions si importantes, que, si une déplorable gastrite ne s’était pas jetée au travers et n’avait pas entravé l’avancement de sir William, on l’aurait vu, vers trente-deux ou trente-trois ans, vice roi de l’Inde, c’est-à-dire maître à peu près absolu de cent millions d’hommes. Mais la gastrite le força de retourner en Angleterre avec une pension viagère de trois cent mille francs. Moyennant quoi, il fut membre du Parlement, traduisit tant bien que mal quinze ou dix-huit pages des Védas, fit continuer la traduction sous son nom par un secrétaire, daigna présider la Geographical, colonial, statistical, orographical, hydrographical and photographical Society et devint membre correspondant de l’Institut de France.)

C’est de ce puissant seigneur que venait la lettre de recommandation présentée au prince Holkar par le capitaine Corcoran. Elle était conçue en ces termes :

Londres… 1857.

« Le soussigné, sir William Barrowlinson, a l’honneur de prévenir Son Altesse le prince Holkar du passage d’un jeune savant français, M. Corcoran, qui se propose, sur les indications de l’Académie des sciences de Lyon et sur les nôtres, de rechercher le manuscrit original du Ramabagavattanâ, qu’on croit avoir été déposé vers les sources de la Nerbuddah, dans un asile que Son Altesse le prince Holkar (c’est du moins l’avis du soussigné) doit connaître mieux que personne. Le soussigné ose se flatter que les relations intimes de bonne amitié et de bon voisinage qui ont toujours existé et qui ne cesseront jamais d’exister (du moins c’est la ferme espérance du soussigné) entre Son Altesse Sérénissime le prince Holkar et la très-haute, très-sublime, très-puissante et très-invincible Compagnie des Indes, engageront Son Altesse à favoriser par tous les moyens possibles les recherches scientifiques dont le capitaine Corcoran a été chargé par l’Académie des sciences de Lyon et avec l’autorisation de Sa très-gracieuse et très-noble Majesté Victoria, première du nom, souveraine des trois royaumes unis d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande.

« À cet effet, le soussigné, sir William Barrowlinson, président de la Geographical, colonial, statistical, geological, orographical, hydrographical and photographical Society, se fait un devoir de prier Son Altesse Sérénissime de mettre à la disposition dudit capitaine tous les moyens matériels, tels que chevaux, éléphants, palanquins, ouvriers, cavaliers, sowars, cipayes, et généralement tous les instruments dont il croira avoir besoin pour son expédition ; — s’engageant, ledit sir William Barrowlinson, tant en son nom qu’au nom de l’Académie des sciences de Lyon, à couvrir les frais et rembourser les sommes dont Son Altesse pourra, grâce à sa complaisance, créditer le jeune et savant voyageur.

« Le soussigné croit devoir, en outre, prévenir Son Altesse que la mission du capitaine Corcoran (il en répond sur son honneur) est et demeurera étrangère à la politique.

« Enfin le soussigné a la confiance que le gentleman qu’il demande respectueusement la permission de présenter à Son Altesse, fera de toute manière honneur à la noble nation dont il est citoyen, à la nation glorieuse qui le protège, à la science qu’il sert, à l’illustre et savante assemblée qui l’envoie, au soussigné qui le recommande.

« C’est dans ces sentiments que le soussigné se rappelle respectueusement et affectueusement au souvenir de Son Altesse, espérant que le temps n’a pas affaibli l’amitié dont le prince Holkar a bien voulu autrefois favoriser le soussigné, et dont le soussigné a gardé et gardera éternellement au fond du cœur le plus reconnaissant souvenir.

« Sir William Barrowlinson, baronnet, M. P. »

Dès que le prince Holkar eut terminé sa lecture, il tendit la main à Corcoran et lui dit :

« Mon cher ami, entre nous il n’est plus besoin de ces lettres, et celle de sir William Barrowlinson, dans les termes où j’en suis aujourd’hui avec les Anglais, ne vous aurait pas rendu grand service, si je ne savais d’ailleurs qui vous êtes et si je n’avais vu avec quel courage vous m’avez sauvé la vie. Par malheur, le colonel Barclay est en marche, je le sais, sur Bhagavapour, et, si je l’ignorais, la trahison déclarée de Rao me l’aurait appris ce soir ; en sorte que je ne puis pas vous aider beaucoup dans vos recherches. Je crains même que mon amitié ne vous nuise auprès des anglais.

— Seigneur Holkar, dit le capitaine, ne vous occupez ni de moi ni des Anglais. Si le colonel Barclay me traite autrement qu’en ami, fût-il au milieu de trente régiments, il apprendra de quelle pesanteur est ma main quand elle frappe. N’ayez donc aucun souci de moi ; peut-être, au contraire, pourrai-je vous servir et faire votre paix…

— Faire ma paix avec ces barbares ! s’écria Holkar dont les yeux brillèrent de fureur. Ils ont tué mon père et mes deux frères ; ils ont pris la moitié de mes États et pillé l’autre ; par le resplendissant Indra, dont le char traverse le firmament et porte la lumière aux extrémités les plus reculées de l’univers, s’il ne fallait que donner mes trésors et ma vie pour jeter le dernier de ces barbares roux au fond de la mer, je n’hésiterais pas une minute ; oui, je le jure, et j’irais dès aujourd’hui rejoindre comme mes aïeux la Substance éternelle et incorruptible.

— Et tu me laisserais seule sur la terre ! interrompit la belle Sita avec un accent de doux reproche.

— Ah ! pardonne, mon enfant chérie, dit le vieillard en serrant sa fille sur son cœur. Le nom seul de ces Anglais me cause de l’horreur. Je prie le capitaine de m’excuser…

— Faites, mon cher hôte, dit Corcoran, et ne vous gênez pas pour maudire les Anglais. Pour moi, excepté sir William Barrowlinson, qui m’a paru un fort brave homme, bien qu’un peu prolixe dans ses explications, je ne fais pas plus de cas d’un Anglais que d’un hareng saur ou d’une sardine à l’huile. Je suis Breton et marin, c’est tout dire. Entre la race saxonne et moi, il n’y a pas de tendresse perdue.

— Ah ! vous me faites plaisir, capitaine, dit Holkar ; j’avais peur d’abord que vous ne fussiez de leurs amis, et quand je pense à l’avenir qu’ils réservent à ma pauvre Sita, mon sang bout de fureur dans mes vieilles veines, et je voudrais couper la tête de tous les Anglais qui sont dans l’Inde… Mais n’en parlons plus, et toi, ma chère Sita, pour calmer cet emportement, lis-moi, je te prie, quelques passages de l’un de ces beaux livres qui ont célébré la gloire et charmé les loisirs de nos ancêtres.

— Veux-tu, dit Sita, que je te lise un passage du Ramayana, et les plaintes si touchantes du roi Daçaratha, lorsque, étant à son lit de mort, il s’affligeait de n’avoir pas près de lui Rama, son fils chéri, ce héros invincible, et qu’il s’accusait lui-même d’avoir mérité ce châtiment des dieux pour avoir commis dans sa jeunesse un meurtre involontaire ?

— Eh bien, lis, » répliqua Holkar.

Aussitôt Sita se leva, alla chercher le livre et lut :

« J’arrivai sur les rives désertes de la rivière Carayou où m’attirait le désir de tirer sur une bête, sans la voir, au bruit seul, grâce à ma grande habitude des exercices de l’arc. Là, je me tenais caché dans les ténèbres, mon arc toujours bandé en main, près de l’abreuvoir solitaire où la soif amenait, pendant la nuit, les quadrupèdes habitants des forêts.

« Alors, j’entendis le son d’une cruche qui se remplissait d’eau, bruit tout semblable au bruit que murmure un éléphant. Moi, aussitôt d’encocher à mon arc une flèche perçante, bien empennée, et de l’envoyer rapidement, l’esprit aveuglé par le destin, sur le point d’où m’était venu ce bruit.

« Dans le moment que mon trait lancé toucha le but, j’entendis une voix jetée par un homme qui s’écria sur un ton lamentable : « Ah ! je suis mort ! Comment se peut-il qu’on ait décoché une flèche sur un ascète de ma sorte ? À qui est la main si cruelle qui a dirigé son dard contre moi ? J’étais venu puiser de l’eau pendant la nuit dans le fleuve solitaire. À qui donc ai-je fait ici une offense ? »

« Il dit, et moi, à ces lamentables paroles, l’âme troublée et tremblant de la crainte que m’inspirait cette faute, je laissai échapper les armes que je tenais à la main. Je me précipitai vers lui, et je vis, tombé dans l’eau, frappé au cœur, un jeune infortuné, portant la peau d’antilope et le djatâ des panthères.

« Lui, profondément blessé, il fixa les yeux sur moi, comme s’il eût voulu me consumer par le feu de sa rayonnante sainteté :

« Quelle offense ai-je commise envers toi, dit-il, Kchatriya, moi solitaire, habitant des bois, pour mériter que tu me frappasses d’une flèche, quand je voulais prendre ici de l’eau pour mon père ? Les vieux auteurs de mes jours, sans appui dans la forêt déserte, ils attendent maintenant, ces deux pauvres aveugles, dans l’espérance de mon retour. Tu as tué par ce trait seul et du même coup trois personnes à la fois, mon père, ma mère et moi : pour quelle raison ?

« Va promptement, fils de Raghon, va trouver mon père et raconte-lui cet événement fatal, de peur que sa malédiction ne te consume, comme le feu dévore un bois sec ! Le sentier que tu vois mène à l’ermitage de mon père ; hâte-toi de t’y rendre, mais avant retire-moi vite la flèche. »

« Voilà en quels termes me parla ce jeune homme. À sa vue j’étais tombé dans un extrême abattement.

« Ensuite, hors de moi, je retirai à contre-cœur, mais avec un soin égal en mon désir extrême de lui conserver la vie, cette flèche entrée dans le sein du jeune ermite ; mais à peine mon trait fut-il ôté de la blessure, que le fils de l’anachorète, épuisé de souffrances, et respirant d’un souffle qui s’échappait en douloureux sanglots, eut quelques convulsions, roula ses yeux et rendit le dernier soupir.

« Alors je pris sa cruche, et je me dirigeai vers l’ermitage de son père.

« Là, je vis ses deux parents, vieillards infortunés, aveugles, n’ayant personne qui les servit, et semblables à deux oiseaux les ailes coupées. Assis, désirant leur fils, ces deux vieillards affligés s’entretenaient de lui.

« Comme il entendit le bruit de mes pas, l’anachorète m’adressa la parole : « Pourquoi as-tu tardé si longtemps, mon fils ? ta bonne mère, et moi aussi, nous étions affligés d’une si longue absence. Si j’ai fait, ou même si ta mère a fait une chose qui te déplaise, pardonne et ne sois plus désormais si longtemps, en quelque lieu que tu ailles. Tu es le pied de moi, qui ne peux marcher ; tu es l’œil de moi, qui ne peux voir ; mais pourquoi ne me parles-tu pas ? »

« À ces mots, m’étant approché doucement de ce vieillard, les mains jointes, la gorge pleine de sanglots, tremblant et d’une voix que la terreur faisait balbutier :

« Je suis un Kchatriya, lui dis-je. On m’appelle Daçaratha, je ne suis pas ton fils, je viens chez toi parce que j’ai commis un forfait épouvantable. » Et je lui racontai le meurtre du jeune anachorète.

« À ces paroles, le vieillard demeura un instant comme pétrifié ; mais quand il eut repris l’usage de ses sens :

« Si, devenu coupable d’une mauvaise action, me dit-il, tu ne me l’avais confessée d’un mouvement spontané, ton peuple même en eût porté le châtiment, et je l’eusse consumé par le feu d’une malédiction !

« Ce crime eût bientôt précipité Brahma de son trône, où il est cependant fermement assis. Dans ta famille, le paradis fermerait ses portes à sept de tes descendants et à sept de tes ancêtres.

« Mais tu as frappé celui-ci à ton insu, c’est pour cela que tu n’as pas cessé d’être. Allons, cruel ! conduis-moi au lieu où ta flèche a tué cet enfant, où tu as brisé le bâton d’aveugle qui servait à me guider ! »

« Alors, seul, je conduisis les deux aveugles à ce lieu funèbre, où je fis toucher à l’anachorète comme à son épouse le corps gisant de leur fils.

« Impuissants à soutenir le poids de ce chagrin, à peine ont-ils porté la main sur lui que, poussant l’un et l’autre un cri de douleur, ils se laissent tomber sur leur fils étendu par terre. La mère, baisant le pâle visage de son enfant, se met à gémir, comme une tendre vache à qui l’on vient d’arracher son jeune veau.

« Yadjnadatta, ne te suis-je pas, disait-elle, plus chère que la vie ? Comment ne me parles-tu pas au moment où tu pars, auguste enfant, pour un si long voyage ? Donne à ta mère un baiser maintenant, et tu partiras après que tu m’auras embrassée ; est-ce que tu es fâché contre moi, ami, que tu ne me parles pas ? »

« Et le père affligé, et tout malade même de sa douleur, tint à son fils mort, comme s’il était vivant, ce triste langage, en touchant çà et là ses membres glacés :

« Mon fils, ne reconnais-tu pas ton père, venu ici avec ta mère ? Lève-toi maintenant. Viens, prends, mon ami, nos cous réunis dans tes bras. Qui désormais nous apportera des bois la racine et le fruit sauvage ? Et cette pénitente aveugle, courbée sous le poids des années, ta

mère, mon fils, comment la nourrirai-je, moi qui suis aveugle comme elle ?

« Ne veuille donc pas encore t’en aller de ces lieux : demain tu partiras, mon fils, avec ta mère et moi. »

Ici la belle Sita interrompit sa lecture. Holkar l’écoutait d’un air pensif. Corcoran lui-même se sentait ému et regardait avec admiration le visage doux et charmant de la jeune fille.

Cependant il était déjà minuit, et Holkar allait congédier son hôte, lorsqu’Ali entra dans la cour et, sans dire une parole, s’avança vers son maître, les mains élevées en forme de coupe.

« Qui est là ? Que veux-tu ? demanda Holkar.

— Puis-je parler ? » répliqua l’esclave en désignant Corcoran d’un regard.

Celui-ci allait se retirer par discrétion, mais Holkar le retint.

« Restez, dit-il, vous n’êtes pas de trop. Et toi, parle vite.

— Seigneur, dit Ali, il vient d’arriver un message de Tantia Topee.

— De Tantia Topee ! s’écria Holkar, dans les yeux de qui brilla une lueur de joie. Qu’il vienne ! »


C’était un fakir à demi-nu. (Page 97.)

Le messager entra dans la cour. C’était un fakir, à demi nu, de la couleur du bronze, et dont la physionomie impassible semblait ne connaître ni la douleur ni le plaisir.

Il se prosterna devant Holkar et attendit en silence que celui-ci lui eût donné l’ordre de se relever.

« Qui es-tu ? dit Holkar.

— Je m’appelle Sougriva.

— Brahmine, ou non ?

— Brahmine. C’est Tantia Topee qui m’envoie.

— Quel est le signe de ta mission demanda Holkar.

— Le voici, » répondit le fakir.

En même temps il retira, de la pagne qui lui servait de vêtement, une sorte de mouchoir bizarrement découpé, sur lequel étaient tracés des mots sanscrits.

« Ah ! Ah ! s’écria Holkar après avoir regardé le mouchoir avec attention, le moment approche.

— Oui, dit le fakir. L’affaire doit être commencée dès aujourd’hui à Meerut.

— Capitaine, dit Holkar, vous m’aviez dit que vous n’aimiez pas les Anglais ?

— Je ne les déteste pas non plus, dit Corcoran, mais je ne me soucie guère de ce qui peut leur arriver.

— Eh bien ! capitaine, avant peu vous verrez du nouveau, et le colonel Barclay pourrait bien tourner bride avec son armée avant la fin du mois.

— En vérité ! dit Corcoran, et c’est de ce moricaud que vous tenez ces nouvelles ?

— Oui, dit Holkar. Ce moricaud est un homme sûr qui sert de messager à mon ami Tantia Topee.

— Et qu’est-ce que votre ami Tantia Topee ?

— Je vous le dirai demain. Le colonel Barclay ne sera pas ici avant trois jours ; nous avons donc encore deux jours de liberté. Demain, si vous voulez, nous irons à la chasse du rhinocéros. Le rhinocéros est un gibier de prince, et l’on n’en trouverait peut-être pas deux cents dans toute l’Inde. Au revoir, capitaine.

— À propos, dit Corcoran, qu’avez-vous fait de ce Rao ? Ne voulez-vous pas le faire juger ?

— Rao ! dit Holkar. Il est jugé, capitaine. Avant souper, j’ai donné des ordres pour qu’il fût empalé.

— Peste ! s’écria Corcoran, vous êtes expéditif, seigneur Holkar.

— Mon ami, dit Holkar, aussitôt pris, aussitôt empalé ; c’est ma maxime. Ne voudriez-vous pas que j’eusse assemblé une Cour de justice comme celle de Calcutta ? Avant que le procureur eût parlé, que l’avocat eût répliqué, que les juges eussent délibéré, les Anglais seraient peut-être entrés dans Bhagavapour et auraient sauvé la vie à ce coquin, leur complice. Non, non, il s’est laissé prendre ; il paye pour tous.

— Après tout, dit Corcoran en étendant les bras, car il avait une grande envie de dormir, je n’en parlais que par curiosité. Au revoir, seigneur Holkar. »


Il alla tranquillement se coucher. (Page 102.)

Et suivant Ali qui lui montrait le chemin, il alla tranquillement se coucher.