Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/VIII

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Librairie Hachette et Cie (1p. 135-147).

VIII

Conversation émouvante de Louison et du capitaine
Corcoran avec le colonel Barclay.


Le colonel Barclay, qui faisait ce jour-là les fonctions de brigadier général, était l’un des plus braves officiers de toute l’armée des Indes. Il avait gagné fort péniblement tous ses grades, et n’avait jamais cessé, soit en paix, soit en guerre, d’être employé dans les missions les plus difficiles. Tantôt commandant un régiment sur la frontière, tantôt surveillant, avec le titre de résident, les démarches, le gouvernement et les préparatifs des princes tributaires de la Compagnie comme Holkar, il possédait la confiance des soldats, et il connaissait à fond tous les ressorts de la politique anglaise dans l’Inde. Mais n’étant frère, oncle, ou fils ou neveu d’aucun des directeurs de la Compagnie, il ne recevait que les missions rebutantes ou périlleuses.

C’est à ce titre qu’on l’avait chargé d’attaquer Holkar.

S’il réussissait, on tenait tout prêt un général de parade, bien apparenté, qui devait venir prendre le commandement de l’armée et recueillir le fruit de la victoire de Barclay. De là, chez le colonel, une mauvaise humeur continuelle et un juste ressentiment contre les favoris de la très-haute et très-puissante Compagnie des Indes, qui ne l’empêchait pas néanmoins de remplir rigoureusement tous ses devoirs militaires.

Lorsque John Robarts entra dans sa tente, le vieux Barclay se retourna et dit :

« Qu’y a-t-il de nouveau, Robarts ?

— Nous avons fait une capture importante, colonel. C’est un Français, qui est, je crois, l’espion d’Holkar.

— C’est bien. Faites entrer.

— Mais, dit Robarts, il n’est pas seul.

— C’est bien. Faites entrer aussi les autres et mettez deux factionnaires à la porte de la tente.

— Mais, colonel…

— Faites ce que je vous dis, et ne répliquez pas.

— Après tout, pensa Robarts, puisqu’il ne veut pas entendre mes explications, c’est son affaire. »

Et faisant signe à Corcoran :

« Entrez ! » dit-il.

Corcoran entra, précédé de Louison, qui, sur un geste, alla se coucher à ses pieds. Elle était cachée par la table qui séparait Corcoran du colonel Barclay.

Celui-ci, le dos tourné, affectait de ne pas voir et de ne pas entendre Corcoran. Par suite de cette affectation, il ne s’aperçut pas de la présence de Louison.

Il y eut un instant de silence. Corcoran, voyant que le colonel ne lui parlait pas et ne lui disait pas de s’asseoir, s’assit sans y être invité, prit un livre sur la table et feignit de lire avec attention.

Enfin Barclay s’aperçut que le prisonnier n’était pas de ceux qu’on intimide aisément, et se retournant vers lui :

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voix brève.

— Français.

— Votre nom ?

— Corcoran.

— Votre profession ?

— Marin et savant.

— Qu’appelez-vous savant ?

— Je cherche le manuscrit des lois de Manou pour le compte de l’Académie des sciences de Lyon.

— Où alliez-vous quand on vous a rencontré ?

— À la recherche d’une jeune fille qu’un brigand a enlevée à son père.

— Est-ce une Indienne ou une Anglaise ?

— C’est la fille d’Holkar, prince des Mahrattes.

Le colonel Barclay regarda Corcoran d’un œil défiant.

« Quel intérêt prenez-vous aux affaires d’Holkar ? demanda-t-il.

— Je suis son hôte, répondit Corcoran d’un ton ferme.

— Bien ! dit Barclay. Avez-vous quelque papier qui vous recommande ? »

Corcoran tendit la lettre de sir William Barrowlinson.

« C’est bien ! dit Barclay après l’avoir lue. Je vois que vous êtes un gentleman. Vous pouvez rassurer Holkar sur le sort de sa fille. Elle est dans mon camp. Rao l’y a conduite, il y a deux heures à peine. C’est un otage précieux pour nous ; mais on ne lui a fait et on ne lui fera aucun mal. L’honneur de l’armée anglaise en répond. D’ailleurs, Rao lui-même la respecte, car il doit l’épouser, c’est le prix de son concours…

— Dites plutôt de son infâme trahison.

— Comme il vous plaira, je ne tiens pas aux mots… Et maintenant, monsieur Corcoran, si vous voulez voir vous-même la belle Sita et annoncer à son père qu’elle est saine et sauve et dans des mains loyales, je ne m’y oppose pas. Je vais la faire appeler.

— Je n’osais pas vous le demander, colonel, et je vous remercie de me l’avoir offert. »

Le colonel frappa sur un gong. John Robarts parut aussitôt. Il attendait avec impatience et curiosité la fin de l’entretien. Il fut très-surpris de voir Corcoran paisiblement assis près de la table, en face du colonel, et Louison entre les deux, cachée au colonel par le tapis qui recouvrait la table.

« Robarts, dit Barclay, allez chercher miss Sita, et amenez-la ici avec tous les égards qu’un gentleman anglais doit à une dame de la plus haute naissance.

— Mais, colonel… répondit Robarts, qui voulait prévenir Barclay de la présence de Louison.

— Vous n’êtes pas encore parti, monsieur ? » dit Barclay avec un flegme hautain.

Robarts, forcé d’obéir, sortit la tête basse.

« Vous ne connaissez pas la vallée de la Nerbuddah, monsieur ? demanda Barclay du ton d’un touriste qui vante la beauté d’un paysage. C’est un pays enchanteur. On y trouve des sites mille fois plus beaux que dans les Alpes ou dans les Pyrénées… Vous pouvez m’en croire, monsieur, car j’y ai vécu neuf ans, sans autre société que les pierres des montagnes et les espions qui me rendaient compte de toutes les actions d’Holkar… Ah ! monsieur, quel ennuyeux métier que celui de recevoir, d’analyser, de classer et d’apprécier des rapports de police. Si vous êtes un peu géologue comme moi… Êtes-vous géologue ? — Non. — Tant pis… La géologie, c’est ma passion favorite… Ah ! si vous aviez été géologue, quelles bonnes parties nous aurions faites ensemble dans huit jours, car il ne me faudra pas plus de huit jours pour renverser Holkar. Cela vous contrarie peut-être à cause de votre amitié pour lui. C’est bien, n’en parlons plus… J’espère, monsieur, que vous me ferez l’honneur de dîner aujourd’hui avec moi. »

Corcoran s’excusa de ne pouvoir accepter cette invitation.

« Bon ! Vous craignez de faire un mauvais dîner… Je vois ce que c’est… Mais rassurez-vous… Nous avons d’excellent vin de France, et des pâtés de France, et des puddings d’Angleterre, et tout ce que le globe terrestre produit de délicat et d’exquis pour le plaisir des gentlemen… Allons, est-ce dit ?

— Colonel, dit Corcoran, je regrette de ne pouvoir accepter une offre si cordiale, mais je suis pressé de rassurer Holkar.

— Rassurer Holkar, cher monsieur ! Vous n’y pensez pas ! Je vous tiens ; je vous garde. Vous écrirez à Holkar, cela suffira. Croyez-vous que je vais vous laisser retourner dans le camp ennemi après que vous avez vu le mien ?… Je vous rendrai la liberté quand nous aurons pris Bhagavapour.

— Et si vous ne le prenez jamais, colonel ? demanda Corcoran, qui commençait à s’indigner d’être traité en prisonnier de guerre.

— Si nous ne le prenons jamais, répliqua le colonel, eh bien, vous n’y rentrerez jamais, c’est moi qui vous le dis, quand l’Académie des sciences de Lyon et toutes les académies qui sont sous le soleil devraient renoncer à lire le manuscrit des lois de Manou…

— Colonel, dit Corcoran, vous violez le droit des nations !

— Plaît-il ? » demanda Barclay.

Au même instant Sita parut, et sa présence apaisa la querelle, qui commençait à devenir très-vive.

« Ah ! s’écria-t-elle en regardant Corcoran avec des yeux pleins de joie, je savais bien que vous viendriez me chercher jusqu’ici ! »

Cette première parole remplit d’une joie immense le cœur du capitaine Corcoran. C’est donc sur lui qu’elle avait compté ! c’est de lui qu’elle attendait son salut !

Mais ce n’était pas le moment de s’expliquer. D’ailleurs Corcoran craignait à tout moment que l’entrée de Robarts ou de quelque autre importun de l’état-major n’empêchât l’exécution du projet de délivrance qu’il venait de combiner.

« Colonel, dit-il enfin, vous refusez de me rendre la liberté ?

— Je refuse, dit Barclay.

— Vous gardez contre toute justice la princesse Sita, enlevée à son père par un coquin dont vous voulez faire son mari ?

— Vous m’interrogez, je crois ! dit Barclay d’un air hautain, et il avança la main pour frapper sur le gong.

— Eh bien donc, s’écria Corcoran en se levant, qu’il en soit ce que le ciel aura décidé. »

Et avant que Barclay eût pu appeler personne, Corcoran saisit le gong, le mit hors de portée, tira de sa poche un revolver, et couchant en joue le colonel, il s’écria :

« Si vous appelez, je vous brûle la cervelle. »

Barclay se croisa les bras d’un air de mépris.

« Ai-je affaire à un assassin ? dit-il.

— Non, répliqua Corcoran ; car si vous appelez, je serai tué, et, dans ce cas, c’est moi qui serai l’assassiné et vous qui serez l’assassin. Ce sont deux rôles également fâcheux… Faisons un traité, si vous voulez…

— Un traité ! dit Barclay. Je ne traite pas avec un homme que j’ai reçu en gentleman, presque

en ami, et qui m’en récompense en menaçant de m’assassiner.

— Encore ce mot-là, colonel ! dit Corcoran. Eh bien, ne faisons aucun traité, aussi bien n’en ai-je pas besoin. Debout, Louison ! »


La tigresse se leva et se montra. (Page 145.)

À ces mots, la tigresse se leva et se montra pour la première fois aux yeux étonnés de Barclay. Mais l’étonnement fit bientôt place à la frayeur.

« Louison, continua Corcoran, tu vois bien monsieur le colonel… S’il fait un pas hors de la tente avant que la princesse et moi nous soyons en selle, je te le livre. »

La menace de Corcoran était fort sérieuse et Barclay le voyait bien. Il se décida à capituler.

« Enfin que voulez-vous ? demanda-t-il.

— Je veux, dit Corcoran, qu’on m’amène ici vos deux meilleurs chevaux. Nous monterons à cheval, la princesse et moi. Quand nous aurons dépassé les limites du camp, je sifflerai. À ce signal, la tigresse viendra me rejoindre, et alors vous serez libre de lancer sur nous toute votre cavalerie, y compris M. le lieutenant John Robarts, du 25e de hussards, avec qui j’ai un petit compte à régler. Est-ce une affaire convenue ?

— C’est convenu, dit Barclay.

— Et ne comptez pas manquer impunément à la foi jurée, ajouta Corcoran, car Louison, qui est plus intelligente que beaucoup de chrétiens, s’en apercevrait tout de suite et vous étranglerait en un clin d’œil.

— Monsieur, dit Barclay avec hauteur, vous pouvez avoir confiance dans l’honneur d’un gentleman anglais. »

Et en effet, sans quitter sa tente, il ordonna à Robarts de faire seller, brider et amener deux beaux chevaux ; il regarda Corcoran et Sita se mettre en selle, reçut d’un air impassible le salut d’adieu qu’ils lui firent, et attendit patiemment que le coup de sifflet eût retenti.

Mais alors, et aussitôt que Louison, qui faisait des bonds prodigieux et qui épouvantait tout le camp, eut pris le même chemin que Corcoran, il cria :

« Dix mille livres sterling pour celui qui me ramènera cet homme et cette femme vivants ! »

À ces mots, tout le camp fut en rumeur. Tous les cavaliers se hâtèrent de brider leurs chevaux, sans prendre la peine de les seller, de peur de perdre du temps. Quant aux fantassins, ils couraient déjà sur la trace des fugitifs et semblaient avoir des ailes.

Seul, le lieutenant Robarts, tout en bridant son cheval comme les autres, hasarda cette remarque séditieuse :

« Pourquoi donc le colonel Barclay les a-t-il laissés fuir, s’il tenait tant à les reprendre ? »

À quoi le colonel répliqua en infligeant à l’orateur des arrêts d’un mois.

C’est bien fait. Quand le chef a fait une sottise, c’est aux subordonnés de se taire. Il est toujours dangereux d’avoir plus d’esprit que son chef.