Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/X

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Librairie Hachette et Cie (1p. 159-178).

X

À l’assaut ! À l’assaut !


De son côté, Corcoran ne s’endormait pas.

Il galopait à côté de Sita, maudissant la sotte curiosité de l’Anglais qui lui avait fait perdre un temps si précieux.

Cependant il espérait que l’approche de la nuit, l’éloignement du camp anglais, et quelque accident heureux, peut-être la rencontre de l’avant-garde d’Holkar, lui donneraient le loisir de regagner Bhagavapour. Ce qui le fâchait le plus, c’était d’être obligé de fuir.

« Fuir devant des Anglais ! pensait-il, quelle honte ! Que dirait mon père s’il me voyait ! Pauvre père, qui n’a jamais rencontré un Anglais sans lui proposer une partie de boxe, ou de savate, ou de quelque autre divertissement semblable à ceux qui réjouissent ces gentlemen !… Et moi, je galope devant eux, et tout à l’heure, au lieu de prendre ce maudit bavard à la cravate et de le jeter dans le fossé, comme j’en avais envie et comme c’était mon devoir, je n’ai pensé qu’à lui laisser croire que j’étais un goddam comme lui ! c’est à se briser la tête contre la muraille. »

Pendant ces réflexions, il s’aperçut tout à coup que son cheval faiblissait, que le galop se ralentissait et, malgré les coups d’éperon, se changeait en simple trot. Il se retourna et vit que sa botte était couverte de sang. Son cheval avait reçu une balle dans le flanc.

Ce nouveau malheur n’abattit pas le courage du Breton.

Il se hâta de mettre pied à terre.

« Que faites-vous ? demanda Sita. Est-ce le moment de faire halte ? Les Anglais sont sur nos traces.

— Ce n’est rien, dit Corcoran, mon cheval est blessé par la décharge que ces lâches coquins ont faite sur nous il y a un instant… Sita, si vous voulez fuir, partez seule, Louison vous accompagnera et vous défendra…

— Oui, dit Sita, mais qui me défendra de Louison ?… »

Corcoran parut frappé de cette réflexion.

« C’est vrai ! dit-il, Louison n’a pas dîné ; il est déjà tard. Je ne crains rien pour vous sans doute, mais je ne répondrais pas de votre cheval, ou peut-être Louison irait-elle chercher sa proie dans le voisinage.

— Capitaine, dit Sita en descendant de cheval, je reste avec vous ; quel que soit le sort qui vous attend, nous le partagerons ensemble…

— Ah ! dit Corcoran avec joie, voilà qui tranche toutes les difficultés ! Qu’ils viennent, maintenant, tous les Anglais, et John Robarts, et Barclay, et les colonels, et les capitaines, et les majors, et tous les habits rouges de la création ! »

En même temps, il chercha dans les fontes des selles des deux chevaux, et trouva deux revolvers tout chargés ; celui qu’il avait à la ceinture était le troisième, et Corcoran avait des cartouches dans ses poches.

« Nous avons des armes et des munitions, dit-il, pour trente ou quarante coups de feu, et comme je compte bien ne tirer que de près et à coup sûr, je crois que tout ira bien… Venez avec moi, Sita ; et toi, Louison, va devant comme un éclaireur, et regarde s’il n’y a pas quelque ennemi caché dans la jungle »

Le plan de Corcoran était très-simple. De la route où il était, il apercevait à quelque distance une petite pagode indienne abandonnée, à laquelle paraissait aboutir un sentier assez large tracé dans la jungle. C’est là qu’il voulait chercher un asile. Entrer dans la pagode, en refermer la porte sur eux, et barricader l’entrée avec des poutres qui se trouvaient par hasard dans le voisinage et percer les meurtrières à travers la porte, ce fut pour les fugitifs l’affaire d’un instant.

Louison regardait ces préparatifs avec étonnement. Elle était même un peu mécontente. Cela se comprend ; elle adorait le grand air, les prairies, les vastes forêts, les hautes montagnes ; elle n’aimait pas à être enfermée, et surtout elle ne comprenait pas qu’on prit tant de peine pour s’enfermer soi-même. Aussi Corcoran prit soin de lui expliquer les raisons de sa conduite.

« Louison, ma chérie, lui dit-il, il n’est pas temps de vous livrer à vos caprices et de courir les champs, suivant votre détestable habitude… si vous aviez rempli votre devoir ce matin, nous ne serions pas, vous et moi, à l’heure qu’il est, enfermés sans souper dans une méchante pagode où il n’y a pas le moindre gibier… vous avez fait le mal, ma chérie… il faut le réparer d’une façon éclatante. Donc, attention !… tenez-vous derrière cette fenêtre ouverte, et si quelque gentleman essaye de l’escalader, je vous le livre, ma chérie… »

Ayant donné ces ordres, que Louison promit d’exécuter ponctuellement, du moins on pouvait le deviner à la vivacité de son regard, et à la manière affectueuse dont elle remuait la queue et entr’ouvrait ses lèvres, Corcoran se retourna vers Sita pour l’encourager.

« Oh ! ne prenez pas la peine de me rassurer, capitaine, dit-elle en lui tendant la main. Ce n’est pas pour ma vie que je crains…, c’est pour vous, qui allez donner la vôtre avec tant de générosité, et pour mon père qui ne survivrait pas, je le sais, au désespoir de me voir entre les mains des Anglais. Mais, ajouta-t-elle, les yeux brillants de fierté, soyez sûr que la fille d’Holkar ne sera pas reprise vivante par ces barbares aux cheveux roux. Ou je serai libre avec vous, ou je mourrai. »

Et elle tira de sa ceinture un petit flacon qui contenait un de ces poisons subtils dont l’Inde est remplie.

« Voilà, dit-elle, ce qui me sauvera de la servitude et du déshonneur d’épouser ce traître Rao. »

Comme elle finissait de parler, Corcoran entendit un bruit léger comme le sifflement du cobra capello, ce terrible serpent de l’Inde. Il se leva brusquement, mais Sita lui fit signe de se rasseoir.

À ce sifflement succéda le cri du colibri, puis un bruit de feuilles froissées.

« Qu’est cela ! dit Corcoran.

— Ne craignez rien. C’est un ami, répliqua Sita, je reconnais ce signal. »

En effet, après un court instant, une voix d’homme chanta doucement ces vers du Ramayanâ, par lesquels le roi Djanaka présente la belle Sita la Vidéhaine, sa fille, à Rama, son fiancé :

« … J’ai une fille, belle comme les déesses et douée de toutes les vertus ; elle est appellée Sita, et je la réserve comme une digne récompense à la force. Très-souvent des rois sont venus me la demander en mariage, et j’ai répondu à ces princes : Sa main est destinée en prix à la plus grande vigueur… »

Sita se leva alors, et récita, comme une réponse à la question qui lui venait du dehors, les belles paroles que la Vidéhaine adresse dans le poème de Valmiki à Rama, son époux, lorsque, par la perfidie de Kékegi, ce héros invincible fut envoyé en exil et privé du trône :

« … Ô toi, de qui les beaux yeux ressemblent aux pétales du lotus, pourquoi ne vois-je pas le chasse-mouche et l’éventail récréer ton visage, qui égale en splendeur le disque plein de l’astre des nuits ?… »

— Ouvrez ! cria alors la voix du dehors. Ouvrez je suis Sougriva ! »

Corcoran lui tendit la main par-dessus la fenêtre, et quand l’Indou, s’accrochant aux saillies du mur, fut parvenu jusqu’à cette main, le robuste Breton l’enleva comme une plume, et le déposa dans l’intérieur de la pagode.

À peine arrivé, Sougriva se prosterna devant la fille d’Holkar.

« Relève-toi, dit Sita. Où sont les Anglais ?

— À cinq cents pas d’ici.

— Ils nous cherchent toujours ?

— Oui.

— Et ils ont retrouvé nos traces ?

— Oui. L’un des deux chevaux que vous montiez s’est abattu, frappé d’une balle. Ils en ont conclu que vous deviez être dans le voisinage.

— Et toi, qu’as-tu fait ? »

L’Indou se mit à rire silencieusement.

« J’ai fait verser en travers de la route le chariot que je conduisais. Les autres coolies en ont fait autant. C’est un quart d’heure de gagné. »

Ici, Corcoran s’aperçut que la figure de Sougriva était ensanglantée.

« Qui t’a fait cela ? demanda-t-il.

— Le seigneur John Robarts, répliqua l’Indou. Quand il a vu le chariot verser, il m’a donné un coup de cravache. Mais je le retrouverai, oh ! oui, je le retrouverai avant trois jours, ce chien d’Anglais !

— Sougriva, dit la belle Sita, mon père te donnera la récompense que tu as si bien méritée…

— Oh ! dit l’Indien, je ne donnerais pas ma vengeance pour tous les trésors du prince Holkar… Mais elle est proche, je le sais. »

Et comme il voyait quelque doute dans le regard de Corcoran :

« Seigneur capitaine, dit-il, vous êtes des nôtres, puisque vous êtes l’ami d’Holkar. Avant trois mois il n’y aura plus un Anglais dans l’Inde.

— Oh ! oh ! dit Corcoran, J’ai entendu déjà bien des prophéties, et celle-là n’est pas plus sûre que toutes les autres.

— Sachez donc, dit Sougriva, que tous les cipayes de l’Inde ont fait serment d’exterminer les Anglais, et que le massacre a dû commencer il y a cinq jours à Meerut, à Lahore et à Bénarès.

— Qui te l’a dit ?

— Je le sais. Je suis le messager de confiance de Nana-Sahib, le rajah de Bithoor.

— Mais ne crains-tu pas que j’avertisse les Anglais ?

— Il est trop tard, répliqua l’Indou.

— Mais, reprit Corcoran encore, qu’es-tu venu faire ici ?

— Seigneur capitaine, répliqua Sougriva, je vais partout où je pourrai nuire aux Anglais. Je ne voudrais pas que Robarts mourût d’une autre main que la mienne… »

À ces mots, il s’interrompit tout à coup.

« J’entends le bruit des chevaux qui trottent dans le sentier, dit-il, c’est la cavalerie anglaise qui arrive. Tenez-vous bien, car l’assaut sera rude.

— Bon ! bon ! dit Corcoran, je ne suis pas à ma première affaire… Toi, charge les armes, et vous, Sita, invoquez pour nous la protection de Brahma. »

Quelques instants après, cinquante ou soixante cavaliers entourèrent la pagode et apprêtèrent leurs armes en silence. Tous les autres étaient rertournés au camp.

Robarts, qui commandait le détachement, s’avança et dit d’une voix forte :

« Rendez-vous, capitaine, où vous êtes mort !

— Et si je me rends, répliqua Corcoran, serai-je libre avec la fille d’Holkar ?

— Par le diable ! cria Robarts, vous êtes en notre pouvoir… allez-vous nous dicter des conditions ? Rendez-vous et vous aurez la vie sauve, voilà tout ce que je puis vous promettre.

— Eh bien, dit Corcoran, faites ce qu’il vous plaira. Je ferai de mon mieux. Et maintenant, commencez ! »

À ce signal, les Anglais mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux à des arbres et se préparèrent à enfoncer la porte de la pagode avec les crosses de leurs carabines.

Au premier coup de crosse, la porte trembla et chancela sur ses gonds.

« Vous l’avez voulu, dit Corcoran ; qu’il soit fait suivant votre plaisir !

En même temps, il tira un premier coup de revolver par la fenêtre laissée entr’ouverte.

Un Anglais tomba, frappé mortellement.

Aussitôt Corcoran s’effaça contre le mur, et ce fut un grand bonheur pour lui, car à peine l’eut-on aperçu qu’on tira sur la fenêtre quinze ou vingt coups de carabine. Aucun ne l’atteignit.

« Mes enfants, dit-il, vous jetez votre poudre aux moineaux. Voici comment il faut viser. »

Et d’un second coup, il blessa un autre des assaillants.

À ce coup de revolver, les Anglais ripostèrent par une seconde décharge, qui fit aussi peu de mal à Corcoran que la première.

« Gentlemen, dit-il, vous ne faites rien ici que casser des vitres. N’allez-vous pas essayer quelque chose de plus sérieux ? »

C’était bien l’intention des Anglais.

Pendant que le gros de la troupe tiraillait contre la porte et la fenêtre de la pagode, cinq ou six cavaliers étaient allés chercher un tronc d’arbre dans le voisinage et l’apportaient en triomphe.

« Diable ! ça devient sérieux, » pensa Corcoran.

Il se tourna vers Sougriva et lui dit.

« La porte va être enfoncée ; c’est clair. On donnera l’assaut… Personne ne sait ce qui peut arriver. Emmène Sita dans quelque coin de la pagode à l’abri des balles. »

Sita, pleine d’admiration pour le courage de Corcoran, voulait rester à côté de lui, mais Sougriva l’emmena malgré elle et la cacha dans une encoignure.

Pendant ce temps, Louison ne disait rien.

L’intelligente bête devinait tous les désirs et toutes les pensées de Corcoran. Elle savait qu’on lui avait confié la garde de la fenêtre, et rien n’aurait pu la détourner de ce devoir. Du reste, suivant sa consigne, elle se taisait, et restait couchée à plat ventre, les pattes étendues, réfléchissant et attendant.

Cependant le tronc d’arbre qu’on avait apporté fut dirigé à grand renfort de bras contre la porte de la pagode. Dès le premier coup, la porte faillit s’écrouler. Au second, l’un des battants fut enfoncé et laissa ouvert un espace qui pouvait suffire au passage d’un homme.

Corcoran vit que le danger pressait, et laissant à Louison le soin de garder la fenêtre, il se précipita vers la brèche. Il était temps, car déjà un Anglais montrait sa tête rousse et avait engagé ses épaules dans l’ouverture. Heureusement, le passage était encore un peu étroit.

Quand l’Anglais vit approcher Corcoran, il voulut tirer sur lui un coup de carabine, mais il était tellement gêné par les battants de la porte, qu’il n’eut pas le temps d’ajuster et de faire feu. Corcoran, au contraire, libre et maître de ses mouvements, appuya le canon de son revolver sur le crâne de l’Anglais et lui brûla la cervelle.

Puis, comme il n’avait guère de munitions, il attira de son côté le cadavre de l’Anglais, lui prit sa giberne, ses cartouches, sa carabine, et, renfort plus précieux encore, une gourde d’eau-de-vie dont il avait grand besoin.

Cela fait, il replaça l’Anglais devant la porte pour refermer la brèche et attendit.

Cependant les assiégeants s’impatientaient.

Ils ne s’étaient pas attendus à rencontrer une résistance aussi sérieuse ; ils avaient déjà deux morts et un blessé, et ils craignaient de faire des pertes plus considérables.

« Si nous mettions le feu à la pagode ? » conseilla un lieutenant.

Heureusement, John Robarts n’entendait pas de cette oreille.

« Le colonel Barclay, dit-il, a promis dix mille livres sterling si on lui ramène vivante la fille d’Holkar. Mais nous n’avons rien à gagner si elle périt… Allons ! encore un effort, mes garçons ! Est-ce qu’un Français tiendrait en échec la vieille Angleterre ?.. Si vous n’entrez point par la porte, entrez au moins par la fenêtre ! »

On obéit aussitôt. Pendant que la moitié de la troupe continuait à tirailler au travers de la porte, l’autre moitié se précipita vers la fenêtre, qui était à douze pieds du sol.

Trois ou quatre soldats faisant la courte échelle à un sergent, celui-ci mit la main sur le bord de la fenêtre, s’enleva à la force des poignets et d’un élan vigoureux s’assit sur la fenêtre.

À cette vue, ses camarades crièrent :

« Hurrah ! »

Mais le pauvre diable n’eut pas le temps de crier à son tour, car à peine avait-il ouvert la bouche, lorsque Louison se dressa debout sur ses pattes de derrière, appuya ses pattes de devant sur le bord de la fenêtre, saisit avec les dents le cou du malheureux sergent, le brisa et le rejeta sur ses camarades épouvantés.

Jusque-là, l’on avait oublié Louison ; l’exploit de la tigresse refroidit singulièrement l’ardeur des cavaliers.

« Après tout, dit un officier, que faisons-nous là ? Nous devrions être au camp. Si Barclay a laissé échapper la fille d’Holkar, c’est à lui de réparer sa faute et de la rattraper s’il peut… Nous sommes là cinquante, occupés à canarder un gentleman que nous ne connaissons pas, qui ne nous avait fait aucun mal et qui ne nous en ferait aucun si nous consentions à le laisser tranquille. Franchement, cela n’a pas le sens commun.

— Barclay veut reprendre la fille d’Holkar, dit John Robarts, et Barclay doit avoir ses raisons. Je ne partirai pas sans avoir rempli ma mission.

— Eh bien, répliqua l’autre, rien ne presse. Nous prendrons la fille d’Holkar et son chevalier aussi aisément et bien plus commodément demain qu’aujourd’hui. La nuit va venir… Faisons seulement bonne garde, la main sur nos armes ; soupons et dormons. Corcoran n’a pas de vivres. Il sera bientôt forcé de se rendre. »

Le calcul était assez juste, et Corcoran, qui entendait la délibération, était inquiet de l’avenir.

Il vit les Anglais s’éloigner un peu de la pagode, mais sans la perdre de vue, poser des sentinelles de distance en distance et s’asseoir pour souper, car les coolies indous les avaient suivis à distance avec des chariots et venaient de déballer l’argenterie, les pâtés de venaison, les viandes froides et les bouteilles de claret.

Cette vue redoublait le supplice de Corcoran et lui tordait les entrailles, car il avait à peine déjeuné le matin, et la journée avait été remplie de tant d’événements, qu’il ne lui était pas resté une minute pour penser au dîner.

Mais ce n’était rien encore auprès de l’inquiétude qu’il avait pour sa chère Sita, élevée jusqu’ici dans le luxe et l’abondance d’un palais, et qui se trouvait tout à coup réduite aux extrémités de la fatigue et de la faim.

Un sujet d’alarme encore plus redoutable était Louison.

Certes, la tigresse était une amie dévouée ; mais son appétit était encore plus grand que son dévouement.

Et qui pouvait le lui reprocher ? Le ventre n’est-il pas, suivant les physiologistes, le maître et le souverain de la nature entière ? Peut-on reprocher à une pauvre tigresse, à peine frottée de civilisation, de ne pas être maîtresse de ses passions et de son appétit, quand on voit tous les jours de très-grands princes, élevés avec soin par de savants gouverneurs et nourris dès l’enfance de la sagesse des philosophes, manquer d’une façon éclatante à tous les préceptes de la morale et de la philosophie !

Corcoran s’inquiétait donc, et avec raison, de l’avenir. Il voyait les yeux de Louison se tourner avec convoitise sur le malheureux Sougriva et il craignait un accident irréparable.

Cependant il n’avait guère que le choix des victimes, car Louison voulait souper à tout prix ; elle s’agitait, elle bondissait sans motif et sans but apparent. Évidemment, elle avait faim.

Enfin Corcoran prit son parti.

« Ma foi, pensa-t-il, il vaut mieux qu’elle soupe d’un Anglais que de ne pas souper du tout ou de souper de mon malheureux ami Sougriva. »

Sur cette pensée, il appela l’Indou.

« As-tu faim ? demanda Corcoran.

— Oh ! oui.

— As-tu des vivres ?

— Non.

— Veux-tu souper ? »

Sougriva le regarda comme s’il ne comprenait pas.

« Oui, j’entends bien, dit Corcoran. Tu demandes où est le souper. Eh bien, regarde. »

Et, de la main, il lui montra les Anglais qui déjà étaient assis sur des tapis et qui avaient commencé à manger.

« Mon ami, continua Corcoran, Louison va sortir. Elle saisira une sentinelle. L’autre criera. On courra aux armes. Tu te glisseras adroitement dans l’herbe, tu prendras le souper des Anglais et tu l’apporteras ici le plus vite qu’il te sera possible. Comprends-tu maintenant ? Moi, si c’est nécessaire, je ferai une sortie les armes à la main pour protéger ton retour… C’est une affaire décidée ?…

— C’est décidé, » dit le brahmine.

Louison reçut à son tour ses instructions, que Corcoran lui donna à voix basse, plus par gestes que par paroles.

Au reste, la tigresse était si intelligente, qu’elle devina tout de suite le but de sa sortie ; elle se

coula joyeusement par la porte entre-bâillée, et fut suivie de Sougriva.

Les Anglais, ne s’attendant pas à une sortie et se fiant d’ailleurs au nombre, n’étaient pas sur leurs gardes et buvaient joyeusement. La lune, qui s’était déjà levée, éclairait pleinement tous ces mouvements.


La sentinelle anglaise veillait. (Page 177.)

Le factionnaire qui veillait devant la porte de la pagode, était à dix pas environ de l’ouverture. En deux bonds, Louison sauta sur lui, le désarma d’un coup de griffe et lui ouvrit la tête avec ses dents.

À ce bruit, au cri du factionnaire mourant, tous les Anglais prirent leurs armes et se mirent à chercher l’ennemi. La vue de Louison fit reculer un instant les plus braves. Mais pendant ce temps, Sougriva, qui était presque nu, suivant la coutume des Indous, profitait du désordre et de l’obscurité, se glissait à plat ventre jusqu’au lieu du festin, se hâtait d’empiler le pain, la viande et quelques bouteilles de vin, et revenait sans avoir été vu.

Pour attirer d’un autre côté l’attention des Anglais, Corcoran tira par la fenêtre deux coups de revolver qui n’atteignirent personne. On lui répondit par une décharge de quarante coups de carabine. Les balles s’aplatirent sur le mur de la pagode. Aussitôt Sougriva traversa en courant l’espace de cinquante pas environ qui le séparait de la porte, et se glissa à travers l’ouverture avec son butin.

La sortie avait admirablement réussi, mais Louison ne voulait pas rentrer. C’est en vain que le capitaine faisait entendre son sifflement habituel ; Louison tenait son Anglais et ne voulait pas lâcher prise.

Les autres Anglais firent sur elle une décharge générale, mais à distance et dans l’obscurité ; car aucun d’eux ne voulait se hasarder la nuit à tirer à bout portant sur un tel adversaire. Corcoran frémit. Outre la tendresse réciproque qui l’unissait à Louison, c’est d’elle surtout qu’il attendait son salut.