Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XV

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (1p. 217-228).

XV

Comment Louison s’étendit à la manière des chats
sur le dos du puissant Scindiah, aux pieds de la
belle Sita.


Sougriva ne tarda guère à paraître, chaudement poursuivi par l’avant-garde du colonel Barclay.

Celui-ci, qui déjà levait son camp pour marcher sur Bhagavapour, avait appris avec un étonnement mêlé d’indignation le danger qui menaçait Robarts, et avait pris les devants avec sa cavalerie pour venir au secours de son lieutenant.

Sougriva, en essayant de résister à la charge impétueuse des Anglais, avait perdu la moitié de sa troupe, et regagnait Holkar à grand’peine, car les Anglais ne lui laissaient aucun repos.

Cependant, à la vue des deux régiments d’Holkar disposés en ordre de bataille et paraissant les attendre de pied ferme, l’élan de la cavalerie anglaise se ralentit.

À l’ordonnance et à la fermeté des cavaliers d’Holkar, le colonel Barclay reconnut sans peine que le commandement devait être entre les mains d’un officier plus exercé ou plus habile que le dernier des Raghouides. Aussi fit-il ses dispositions pour déborder l’aile droite des Indous, tourner leur centre et les prendre entre deux feux. Si son projet réussissait, Holkar, coupé de Bhagavapour, sa capitale et sa forteresse principale, serait mis en déroute, et ce seul coup pouvait terminer la guerre ; chose d’autant plus importante pour le colonel Barclay, qu’on n’aurait pas le temps de lui enlever le fruit de sa victoire, et de donner à un autre la gloire d’une expédition si prompte et si bien menée. De son côté, Corcoran réfléchissait profondément. Il voyait sans peine que, excepté lui et peut-être Sougriva, personne n’était en état de commander les troupes d’Holkar. Le vieux prince n’avait jamais été un grand guerrier, bien qu’il fût brave. Il manquait de ce sang froid que donne la nature ou l’habitude des batailles. De plus, il était troublé par l’idée du danger où sa fille allait retomber par son imprudence, à lui Holkar ; enfin il avait la plus grande confiance dans son ami Corcoran.

« Seigneur Holkar, dit le Breton, nous avons fait une faute très-grave : vous en assiégeant cette maudite pagode et ce coquin de Robarts (que le ciel confonde), et moi en vous laissant faire.

— Ne vous excusez pas, répondit Holkar ; c’est moi qui suis un vieux fou de risquer la liberté de ma fille et mon trône pour le plaisir de brûler quarante ou cinquante Anglais.

— N’en parlons plus, interrompit le Breton ; ne parlons jamais du passé, pensons à l’avenir. Rien n’est perdu, si vos cavaliers veulent tenir ferme. Vous, seigneur Holkar, prenez le commandement de la droite. Vous aurez en face la cavalerie des cipayes, parmi lesquels Sougriva a des amis qui l’aideront peut-être au moment décisif. Je garde pour moi la gauche, où je vois que le colonel Barclay veut porter tout son effort, car c’est là qu’il a réuni le régiment européen… Vous, ne vous laissez jamais entourer, et allez hardiment… Si vous êtes tourné, ne vous effrayez pas, et ne lâchez pas pied. Dans tous les cas, la retraite est assurée.

— Et ma fille ? dit le vieillard.

— Qu’elle monte sur son éléphant et qu’elle fasse lentement sa retraite sur Bhagavapour sous la garde de Sougriva. Il ne s’agit pas pour nous de gagner une bataille sur la cavalerie anglaise, mais de faire bonne contenance et de regagner Bhagavapour sans désordre. Si nous tardions trop longtemps, l’infanterie du colonel Barclay aurait le temps d’arriver, et nous serions enveloppés et taillés en pièces. Demain, avec toutes nos forces, nous pourrons présenter la bataille à forces égales, et, ce jour-là, je réponds de la victoire. Allons, Holkar, quand on s’est mis dans le danger par sa faute il faut en sortir par un coup de vigueur. Sabre en main, corbleu ! et souvenez-vous que votre aïeul Rama aurait avalé dix mille Anglais comme un œuf à la coque. »

Puis, se tournant vers la belle Sita qui était déjà montée sur son éléphant :

« Sita, dit Corcoran, je vous laisse Louison. Aujourd’hui elle connaît ses devoirs et saura les remplir comme il faut. Louison ! voici votre maîtresse… Vous lui devez respect, amour, fidélité, obéissance… Si vous y manquez un seul jour, notre amitié est rompue… »

Mais l’éléphant de Sita ne voulait pas du voisinage de Louison. Il regardait de travers la tigresse et l’écartait avec sa trompe. Louison, qui n’était pas patiente, pouvait à la fin s’irriter. Corcoran jugea nécessaire de la calmer.

« Ma chérie, dit-il, quand vos bonnes qualités seront connues de tout le monde aussi bien que de moi, Scindiah (c’était le nom de l’éléphant) vous fera le meilleur accueil ; mais il faut faire connaissance.

De son côté, Sita, qui avait beaucoup d’empire sur son favori Scindiah, le força de contracter alliance avec la tigresse, et même fit monter celle-ci dans le palanquin. Louison se coucha aux pieds de la princesse en se pelotonnant joyeusement et mollement comme un chat angora. De temps en temps, le gros Scindiah tournait sa tête énorme pour regarder Sita, et paraissait jaloux de la faveur dont jouissait Louison.

C’est après avoir pris tous ces arrangements, et forcé Sita de partir avec son escorte, que Corcoran, libre de tout soin, ne pensa plus qu’à couvrir la retraite, car il ne voulait pas livrer bataille ce jour-là.

Le temps pressait, les Anglais allaient charger. Barclay, après avoir laissé respirer ses chevaux, essoufflés d’une course trop précipitée, donna le signal de l’attaque.

Le premier choc de la cavalerie anglaise fut si impétueux, qu’elle traversa la première ligne de Corcoran et se préparait à enfoncer la seconde ; mais le Breton avait placé un escadron en embuscade derrière un pli de terrain. Dès que la cavalerie anglaise eut dépassé l’embuscade, Corcoran la chargea en flanc avec cet escadron, et y jeta le désordre. Les Indous, ralliés et ramenés au combat, repoussèrent à leur tour les Anglais. Corcoran donnait partout l’exemple, et ne s’épargnait pas. De son côté, Barclay, étonné d’une résistance à laquelle il ne s’attendait pas, excitait ses soldats à bien faire.

Dans le fort de la mêlée les deux chefs se reconnurent.

« Monsieur Corcoran, dit Barclay, voilà comme vous cherchez le manuscrit des lois de Manou. Si je vous prends, vous serez fusillé, monsieur le savant !

— Colonel Barclay, si je vous prends, vous serez pendu !

— Pendu ! moi ! un gentleman ! s’écria Barclay furieux. Pendu ! »

Et il tira un coup de revolver sur Corcoran. Celui-ci fut légèrement blessé à l’épaule.

« Maladroit ! dit-il. Voici qui est plus sûr. »

Et il tira à son tour ; mais le colonel fit cabrer à propos son cheval, qui reçut la balle dans le poitrail, et, rendu fou de douleur, emporta son maître hors de la mêlée.

Les escadrons anglais firent lentement leur retraite. Ils étaient mollement poursuivis, Corcoran redoutant toujours l’arrivée de l’infanterie de Barclay.

Mais à l’autre extrémité du champ de bataille la fortune était moins favorable. La gauche des Anglais était défendue par le traître Rao, qui avait rejoint l’armée anglaise avec les déserteurs d’Holkar.

Holkar résista vaillamment, et même il serait venu à bout de Rao, lorsqu’un renfort inattendu fit pencher la balance contre les Indous.

Ce renfort n’était autre que la petite troupe de John Robarts, qui, voyant la retraite de Corcoran et d’Holkar, était sortie de la pagode, avait repris ses chevaux et, guidée par la fusillade, venait se jeter dans la mêlée.

Aussitôt les soldats d’Holkar commencèrent à reculer, lentement d’abord, puis en désordre, et à se pelotonner autour de l’éléphant de Sita, qui continuait sa route vers Bhagavapour. Là, le combat devint terrible. Les cipayes au service de la compagnie des Indes, conduits par John Robarts, montrèrent un grand acharnement. Les cavaliers d’Holkar, n’espérant presque plus atteindre Bhagavapour, combattaient avec fureur.

Enfin Holkar fut renversé de son cheval par un coup de sabre et tomba sous les pieds de Scindiah.

Sita poussa un cri de douleur.

Aussitôt le sage et grave Scindiah saisit délicatement avec sa trompe le pauvre Holkar et le déposa dans le palanquin à côté de sa fille. Puis, comprenant le danger que courait sa chère maîtresse, il opposa sa masse énorme au flot des fuyards et des assaillants. Autour de lui éclatait la fusillade ; mais lui, impassible comme un dieu, écartait avec sa trompe les ennemis les plus avancés, ou les foulait aux pieds, et recevait une pluie de balles sans en être ébranlé.

D’un autre côté, la vue de Louison épouvantait les plus braves. La cuirasse naturelle de Scindiah et les griffes puissantes de la tigresse étaient pour Holkar et Sita un formidable rempart.

Mais enfin ils allaient céder au nombre. Déjà le brave Sougriva, commandant de l’escorte, renversé sous son cheval mort, venait d’être fait prisonnier. Holkar, grièvement blessé, ne pouvait plus donner d’ordres ; et les Indous commençaient à fuir, lorsque Corcoran, regardant autour de lui, courut au secours de son aile droite en danger et surtout de l’infortunée Sita.

Jusque-là il n’avait pensé qu’à faire sa retraite en bon ordre ; mais quand il vit Sita près de retomber aux mains de ses ravisseurs, il se sentit transporté de fureur, et, rassemblant autour de lui ses meilleurs cavaliers, il se précipita avec toute sa troupe sur le malheureux Rao, rompit sa cavalerie et le mit dans une déroute complète. Il jeta à terre d’un coup de pointe Rao lui-même, qui tomba mourant sous les pieds des chevaux, et il allait délivrer Sougriva, mais John Robarts et le petit nombre d’Anglais qui le suivaient, tout en reculant devant la charge irrésistible de Corcoran, se retirèrent assez fièrement et sans être entamés.


Corcoran perça d’un coup de pointe le traître Rao. (Page 224.)

Dans leur retraite ils emmenaient Sougriva

prisonnier les mains liées derrière le dos. À cette vue, Corcoran se jeta avec quelques cavaliers sur John Robarts et ses compagnons, et il commençait déjà à couper avec son sabre les liens de Sougriva ; mais il fut bien étonné d’entendre celui-ci lui dire à voix basse :

« Que faites-vous, capitaine ?… Ne voyez-vous pas que je vais chercher des renseignements ?… Vous me reverrez dans trois ou quatre jours, et j’espère alors vous apprendre de bonnes nouvelles. »

En même temps, il jeta un regard de travers sur John Robarts, qui revenait à toute bride pour reprendre son prisonnier.

« Ma foi, pensa Corcoran, ce brave Indou fait la guerre comme moi, en amateur, pourquoi l’en empêcher ? Et que m’importe que Robarts soit pendu ou meure d’un coup de sabre dans la bataille ? Il faudrait être casuiste pour en voir la différence. »

Sur cette réflexion, il laissa aller Sougriva et rejoignit le puissant Scindiah, qui s’avançait d’un pas grave et majestueux, ne se hâtant pas plus que s’il eût défilé à la parade.

Louison marchait à côté de lui, moins gravement, sans doute, car elle avait un caractère plus capricieux et plus gai, mais gardant néanmoins sa part de gloire, et fière d’avoir, elle aussi, contribué au salut de l’empire.

Corcoran couvrait la retraite et commandait l’arrière-garde, qui fut d’ailleurs très-peu inquiétée. En se rapprochant de Bhagavapour, le colonel Barclay craignait un piège, et, de peur de s’engager dans quelque embuscade, il fit halte à une lieue de la ville.

Il avait d’ailleurs besoin d’infanterie et d’artillerie pour entamer un siège régulier. Ce n’est pas que la place fût très-forte. Ses remparts dataient du temps où les ancêtres d’Holkar, princes de la confédération des Mahrattes, tenaient tête à la cavalerie tartare de Tamerlan.

Depuis ce temps, on avait creusé des fossés plus profonds, réparé quelques brèches, garni de canons les vieilles tours et les murailles.

Enfin, telle qu’elle était, Holkar résolut de défendre la place contre les Anglais, et Corcoran, plein de confiance dans son génie et dans les paroles de Sougriva, osa promettre qu’il en ferait lever le siège. Sa première précaution fut de faire remonter la Nerbuddah à son propre brick, le Fils de la Tempête, et de le cacher dans un coude du fleuve, afin d’en ôter la possession aux Anglais et de pouvoir à son gré passer sur l’une ou l’autre rive.