Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/III

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (2p. 27-46).

III

Grande bataille.


Dès le soir même, vers six heures Corcoran se mit à l’affût dans le parc. Par précaution et de peur d’avoir à lutter contre le compagnon de Louison, il prit un revolver.

Il avait tort. Il ne faut jamais se mêler, sans nécessité, des affaires de son prochain, et même de ses plus intimes amis ; au reste, Corcoran fut sévèrement puni de sa curiosité, ainsi qu’on le verra bientôt.

Vers six heures un quart, assis sur le mur, à quelques pas de l’endroit désigné, il entendit un grand bruit de feuilles froissées. C’était l’étranger qui se rendait à son poste, dans le fossé, au pied du mur, et qui annonça tout d’abord sa présence par un rugissement voilé, comme s’il eût voulu (et c’était, en effet, son intention) n’être entendu que de Louison. Celle-ci ne se fit pas attendre. Elle s’élança d’un bond sur le mur, jeta un regard distrait dans le fossé et, sans s’émouvoir de la présence de Corcoran, qu’elle voyait très-bien, écouta le discours du grand tigre.

Il a été longtemps à la mode de croire que les animaux n’avaient qu’un vague instinct et qu’ils ne raisonnaient ni ne sentaient. Descartes l’a dit ; Malebranche l’a confirmé ; tous deux se sont appuyés sur le témoignage de plusieurs illustres philosophes : — ce qui prouve que les savants n’ont pas le sens commun.

Que Malebranche m’explique, si c’est possible, pourquoi le tigre venait régulièrement tous les soirs faire visite à Louison, et quel scrupule de délicatesse empêchait celle-ci de le suivre au fond des bois et de reprendre sa liberté. C’était (qui pourrait en douter ?) l’amitié de Corcoran qui la retenait à Bhagavapour. Ils se connaissaient et s’aimaient depuis si longtemps, que rien ne semblait plus pouvoir les séparer.

Ils se séparèrent pourtant.

La conversation du grand tigre et de Louison devait être intéressante, car elle était fort animée. Corcoran, qui prêtait l’oreille et qui entendait la langue des tigres aussi bien que le japonais et le mandchou, la traduisit à peu près ainsi :

« Ô ma chère sœur aux yeux fauves, qui brillent dans la nuit sombre comme les étoiles du ciel, disait le tigre, viens à moi et quitte cet odieux séjour. Laisse là ces lambris dorés et ce palais magnifique. Souviens-toi de Java, cette belle et chère patrie, où nous avons passé ensemble notre première enfance. C’est de là que je suis venu en nageant d’île en île jusqu’à Singapore, et redemandant ma sœur à tous les tigres de l’Asie. J’ai parcouru depuis trois ans Java, Sumatra, Bornéo. J’ai fouillé toute le presqu’île de Malacca, j’ai interrogé tous ceux du royaume de Siam, dont le pelage est si soyeux et si lustré, tous ceux d’Ava et de Rangoun, dont la voix retentit comme un éclat de tonnerre, tous ceux de le vallée du Gange, qui règnent sur le plus beau pays de la terre. Enfin je te retrouve ! Viens au bord du fleuve limpide, au milieu des vertes forêts. Mon palais, à moi, c’est la vallée immense, c’est la montagne qui se perd dans les nuages, le Gaurisankar, dont nul pied humain n’a foulé les neiges éternelles. Le monde entier est à nous, comme il est à toutes les créatures qui veulent vivre librement sous les regards de Dieu. Nous chasserons ensemble le daim et la gazelle, nous étranglerons le lion orgueilleux et nous braverons le lourd éléphant, ce misérable esclave de l’homme. Notre tapis sera l’herbe fraîche et parfumée de la vallée, notre toit sera la voûte céleste. Viens avec moi. »

En même temps une mélodie étrange, qui avait l’apparence d’un rugissement sauvage, roulait dans son gosier en cascades sonores.

Louison ne se laissa pas émouvoir. D’un coup d’œil expressif elle lui montra Corcoran, ce qui, dans la langue des tigres, signifiait assez clairement : « Mon cher frère à la robe tachetée, j’écoute avec plaisir tes discours, mais il y a des témoins. »

Les yeux du tigre se tournèrent aussitôt vers le Malouin et exprimèrent la plus terrible férocité, ce qui signifiait évidemment :

« N’est-ce que cet importun qui te gêne ? Sois tranquille, je vais t’en débarrasser sur-le-champ. »

Déjà il se ramassait pour prendre son élan et sauter sur le mur. De son côté, Corcoran s’apprêtait à le recevoir avec son revolver…

Au moment même où le grand tigre s’élançait, un autre tigre, que personne n’avait vu ni entendu jusque-là, bondit sur lui, le saisit à la gorge et le fit rouler sur l’herbe. Le premier se releva aussitôt et, d’un coup de sa griffe puissante, entama les entrailles de son ennemi en poussant un rugissement de fureur. Le combat fut quelques instants douteux. Le frère de Louison, quoique surpris, se défendait vaillamment. Leurs forces étaient à peu près égales, et une haine pareille les animait l’un contre l’autre.

Louison les regardait tranquillement, quoiqu’elle ne fût pas indifférente à la querelle ; mais elle avait trop l’orgueil de sa race et de sa famille pour craindre que son frère pût être vaincu et qu’un tigre du Bengale l’emportât sur un tigre de Java.

Cependant la victoire parut se décider contre le frère de Louison. Il roula sur le gazon et poussa un cri de détresse. À ce cri, les yeux de Louison étincelèrent de mépris. Elle poussa un sourd rugissement qui semblait dire :

« Malheureux ! tu fais honte à ta race. »

Ce rugissement rendit la force et le courage au malheureux tigre. Il regarda une dernière fois Louison, donna un coup de dents désespéré à son adversaire et s’élança, en grimpant avec la rapidité de l’éclair, sur un chêne voisin, dans les branches duquel il parut chercher un asile.

L’autre, se croyant maître du champ de bataille, entonna, d’une voix qui ressemblait à un tonnerre lointain, son chant de triomphe.

Mais ce chant fut aussi court que sa victoire. Le vaincu, se glissant d’arbre en arbre jusqu’à un sycomore dont les branches pendaient à peu de distance du vainqueur, bondit tout à coup sur lui et, d’un effort désespéré, le saisit à la gorge et l’étrangla net.

Cette fois, la bataille était terminée, et le grand tigre parut attendre les félicitations de Louison. Celle-ci, charmée du courage de son frère, se décida enfin à sauter à bas du mur et disparut dans les ténèbres.

Corcoran eut d’abord envie de la suivre, mais il réfléchit que la nuit était obscure et pleine de pièges, et qu’il valait mieux attendre le lever du jour. Il rentra donc, très-affligé de la perte de Louison, et s’endormit bientôt, mais d’un sommeil agité.

Le matin, au moment où il sortait du palais, décidé à il lui donner la chasse, il la vit revenir d’un air aussi gai et d’un cœur aussi content que si elle n’avait rien eu à se reprocher.

À cette vue, le Malouin ne fut pas maître de sa colère, et il alla chercher Sifflante, sa fameuse cravache.

Louison demeura stupéfaite. Elle était allée se promener ; quoi de plus naturel ? N’était-elle pas née dans les bois, au bord des grands fleuves ? Avait-elle perdu le droit imprescriptible, antérieur et supérieur, d’aller et de venir ? Elle avait suivi Corcoran comme un ami ; devait-elle le considérer désormais comme un maître ?

Voilà ce que disaient les yeux de la tigresse ; mais le Malouin ne réfléchissait pas que lui-même, en épousant Sita et en la préférant à tout, avait fait quelque chose de semblable et manqué aux devoirs de l’amitié ; il ne songeait, comme c’est l’usage de tous les hommes, qu’aux torts de son amie, et il leva Sifflante sur les épaules de Louison.

Ce geste la remplit d’indignation. Quoi ! c’est ainsi qu’il la traitait ! Le cœur de Louison se gonfla, ses yeux se remplirent de larmes ; elle se rejeta en arrière par un bond si brusque, qu’il fut impossible à Corcoran de la retenir.

Il sentit alors sa faute et voulut la réparer. Il jeta au loin la cravache et voulut prendre la tigresse par la douceur ; il lui fit les appels les plus touchants et protesta que jamais il ne lui infligerait l’odieux châtiment dont elle avait été menacée un instant.

Elle s’approcha, se laissa caresser, écouta en silence les discours de Corcoran, alla baiser la main de Sita et parut avoir tout oublié ; mais il vit bien que quelque chose s’était rompu entre eux, et que la première fleur de leur amitié réciproque était flétrie et desséchée. Il résolut donc de la surveiller plus que jamais et de ne plus la laisser sortir sans lui.

Vers cinq heures du soir, au moment où Louison se préparait à recommencer sa promenade, Corcoran l’enferma dans la grande salle du palais d’Holkar, située au premier étage et qui dominait le parc d’une hauteur de trente pieds. Pour plus de sûreté, il mit le gros éléphant Scindiah en embuscade sous les fenêtres. La jalousie qui animait Scindiah contre Louison (tous deux se disputaient les bonnes grâces de Sita) répondait à Corcoran de sa fidélité.

Rien ne saurait peindre l’indignation de Louison, quand elle se vit enfermée et traitée en prisonnière de guerre. Elle rugissait si terriblement, que le palais en trembla sur sa base, et que les habitants de Bhagavapour se cachèrent dans leurs caves.


Elle rugissait si terriblement que le palais en trembla. (Page 34.)

Corcoran l’entendit et en eut pitié. Sita même implora la grâce de Louison, et ses principaux serviteurs, qui craignaient d’être mis en pièces par la redoutable tigresse, se jetèrent aux pieds du maître pour demander sa liberté.

« Maharajah, dit Ali, seigneur du Bundelkund et de Goualier, cousin germain du soleil et de la lune, neveu des étoiles, favori du tout-puissant Indra qui éclaire les mondes, daigne ordonner que Louison soit relâchée, ou nous sommes perdus. »

Mais Corcoran était de ces hommes qui ne reviennent jamais sur leurs résolutions. Sa tête avait la solidité du fer, et sa volonté l’inflexibilité du granit. Il refusa donc absolument de rendre la liberté à Louison.

Celle-ci, cependant, ne perdait pas courage. Voyant que personne ne viendrait la délivrer, elle bondit tout à coup d’un élan furieux, enfonça l’une des fenêtres de la salle et, toute sanglante, allait prendre la fuite.

Mais un grave accident la retint. Trop pressée de sauter par la fenêtre pour mesurer son élan, elle était tombée, non pas sur le gazon, mais sur le dos de l’éléphant Scindiah, qui était justement chargé d’empêcher toute escapade. Il ne pouvait rien arriver de plus malheureux à la pauvre Louison.

Outre que Scindiah ne l’aimait pas, elle tomba si malencontreusement, elle si adroite en toutes choses, qu’elle se sentit glisser du dos de l’éléphant jusqu’à terre, et par instinct, de peur de se casser le nez, enfonça ses griffes acérées dans les épaules de Scindiah. Par ce moyen elle se retint en équilibre, et un autre saut l’aurait mise à terre ; mais Scindiah la guettait.

Au moment où elle allait s’élancer, l’éléphant la saisit délicatement par le cou avec sa trompe, l’enleva comme une plume, la balança trois fois dans les airs, comme un habile frondeur brandit sa fronde, et la rejeta dans la grande salle du palais.

Corcoran, qui observait cette scène en silence, ne put s’empêcher de rire du tour et de l’adresse de Scindiah. Mais ce rire redoubla la rage de Louison. À peine retombée sur ses pattes, elle reprit son élan, essayant cette fois d’éviter la dangereuse trompe de Scindiah.

Inutile effort ! Scindiah l’attrapa au passage, comme une hirondelle attrape les mouches au vol, la posa délicatement à terre sans la lâcher ni lui faire aucun mal, la souleva lentement pour la regarder, comme s’il avait eu son lorgnon, et tout d’un coup, quoiqu’elle se débattît avec une fureur indescriptible, la rejeta de nouveau dans la grande salle du palais.

Le jeu devenait dangereux et commençait à passer la plaisanterie. Corcoran le sentit, et il allait intervenir pour empêcher un combat où Louison, malgré tout son esprit et son courage, n’avait pas le beau rôle, lorsque l’affaire changea subitement de face par l’arrivée d’un nouveau combattant.

Le grand tigre de la veille était arrivé au rendez-vous une demi-heure plus tôt qu’à l’ordinaire. Il entendit tout à coup les rugissements de Louison et les grondements moqueurs de Scindiah. Inquiet, il s’élança d’un bond sur le mur du parc, vit de loin ce qui se passait, et s’avança en rampant vers le gros éléphant, qui, tout occupé de son jeu, ne s’attendait pas à livrer un nouveau combat.

Mal lui en prit, car Louison, qui de la fenêtre guettait l’arrivée du tigre, ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’elle se prépara de nouveau à le rejoindre.

Elle lui donna du regard le signal de l’attaque et tandis que Scindiah, suivant sa tactique ordinaire, avançait sa trompe pour l’attraper au passage, il sentit tout à coup une douleur aiguë. Le tigre, profitant de ce que Scindiah avait le dos tourné, s’était élancé sur lui sans être vu, et il lui déchirait la queue avec ses griffes. Scindiah se retourna et voulut saisir son ennemi avec sa trompe ; mais Louison, plus prompte que la pensée, profitant de l’occasion, sauta légèrement sur son dos, de là à terre et prit la fuite. Le grand tigre, content d’avoir fait diversion, et délivré sa sœur, ne se soucia plus de la queue de l’éléphant et, ne pensant plus qu’à éviter sa trompe, s’empressa d’imiter l’exemple de Louison.

Déjà tous deux avaient gagné le mur du parc et allaient sauter de l’autre côté, quand Scindiah, honteux d’avoir été trompé, et trop lourd pour rattraper les fugitifs, saisit avec sa trompe une grosse pierre et la lança sur le tigre avec une telle roideur, que s’il l’avait atteint dans le flanc il l’aurait écrasé comme un raisin. Heureusement, il manqua son coup. La pierre ne toucha qu’à peine le tigre à la naissance de la queue, et le culbuta dans le fossé sans lui faire d’autre mal. Quant à Louison, dès qu’elle eut vu Scindiah ramasser la pierre, elle devina son dessein et bondit de l’autre côté du mur avec une agilité extraordinaire. Là, se voyant en sûreté, elle releva, plaignit et consola son compagnon, qui léchait tristement sa blessure, et partit avec lui, bien résolue à ne plus revoir jamais, ni le palais, ni Corcoran, ni même la belle Sita, qui la comblait tous les jours de caresses et de sucreries.

Mais qu’on se rassure. Ce n’est pas ainsi que devait finir l’amitié de Louison et de Corcoran. Le destin devait les rapprocher bientôt dans les plus graves circonstances.

Ce même destin combla quelques mois plus tard les vœux de Corcoran et de Sita. Dieu leur donna un fils aussi beau que sa mère et qui fut appelé Rama, du nom de l’illustre chef de la dynastie de Raghouides, dont Sita était la dernière descendante. La joie des Mahrattes fut au comble ; ils voyaient renaître en lui cette race glorieuse. Pendant trois jours toute la nation célébra par des banquets splendides cet heureux événement. Corcoran, toujours économe pour lui-même, mais généreux pour son peuple, fit seul les frais de ces fêtes et de ces réjouissances publiques. Pour la première fois depuis que le monde est monde, on vit un prince qui donnait de l’argent à ses sujets au lieu de leur en demander. Ce fait même est si merveilleux, qu’il pourrait faire mettre en doute l’authenticité de l’histoire du capitaine Corcoran et la véracité de l’historien, si quinze millions de Mahrattes, témoins oculaires, ne vivaient pour attester le générosité du maharajah, et si l’on ne trouvait la description du banquet dans une correspondance du Bombay Times du 21 octobre 1858. Le correspondant termine son récit par les réflexions qui suivent, et qui montrent bien toute l’inquiétude que des maximes de gouvernement si nouvelles causaient aux journaux anglais de l’Inde.

« On ne peut nier que le maharajah actuel, malgré son origine étrangère, ne soit devenu très-populaire parmi les Mahrattes. Il a diminué l’impôt des cinq dixièmes ; il a supprimé les levées d’hommes que faisaient ses prédécesseurs ; son armée, qui est peu nombreuse et composée seulement de volontaires, manœuvre avec un ensemble et une précision admirables ; il a fait venir de France et payé comptant cent mille carabines rayées, pourvues de sabres-baïonnettes et semblables à celles des tirailleurs de Vincennes ; son artillerie, sans être excellente, est très-légère et très-supérieure à celle que nous pouvons lui opposer dans l’Inde, où, par la négligence, l’incurie et l’incapacité de lord Braddock et de ses prédécesseurs, toutes nos institutions militaires ont misérablement dépéri ; il n’est pas seulement un général habile, ainsi que le colonel Barclay l’a éprouvé à ses dépens, il est le premier soldat de son armée. Ses sujets ont pour lui une sorte d’admiration superstitieuse. Les Indous croient, et il laisse dire, que son corps est impénétrable aux balles et aux poignards. Aussi personne ne serait assez hardi pour se mesurer avec lui, si l’on pouvait avoir envie de conspirer contre sa vie. Sa cravache seule ferait trembler les assassins. Du reste, il est affable, bienveillant, doux avec tout le monde est surtout avec les faibles et les opprimés.

« Quiconque veut pénétrer dans son palais peut le faire à toute heure, sans que les serviteurs repoussent ou interrogent le nouveau venu. Une seule partie du palais est réservée, et c’est celle qu’aucun gentleman ne voudrait montrer, — je veux dire les appartements de la reine ; mais Sita se montre elle-même tous les jours en public, et le peuple peut la voir et lui parler. Je dois même dire que sa beauté merveilleuse et sa bonté, dont on raconte des traits surprenants, ne sont pas les moindres causes de le popularité du maharajah Corcoran.

« Son essai de gouvernement représentatif a beaucoup mieux réussi qu’on ne devait s’y attendre dans un pays habitué jusqu’ici au plus dur esclavage ; ses députés, comme il les appelle, commencent à comprendre leurs intérêts et à les discuter très-passablement. Pour lui, il ne cherche à influencer personne ; il écoute patiemment tout le monde et même les imbéciles, car, disait-il l’autre jour en riant à un Français qui est venu le visiter, ceux-là aussi ont droit de donner leur avis, d’autant mieux qu’ils forment toujours la majorité.

« Un tel homme, devenu, si jeune encore, par un coup de fortune, par son audace et par son génie, chef d’une nation puissante à l’âge où Napoléon Bonaparte lui-même n’était encore qu’un simple officier d’artillerie, est l’ennemi le plus redoutable que nous pussions rencontrer dans l’Inde. Il a tout le génie de Robert Clive et de Dupleix sans leur rapacité. Il n’aime pas l’argent, qui est la grande passion de tous les maîtres de l’Inde ; il sait caresser toutes les classes, flatter tous les préjugés et parler toutes les langues de l’Inde. Ce sont là de grands moyens de plaire à une nation incapable de se gouverner elle-même et qui a toujours eu pour maîtres des étrangers, musulmans ou chrétiens.

« C’est à lord Braddock de surveiller soigneusement cet homme redoutable. S’il faisait venir d’Europe quelques aventuriers déterminés comme lui, s’il augmentait peu à peu son armée déjà très-aguerrie, et s’il faisait appel à tous les mécontents de l’Inde, peut-être mettrait-il en danger notre domination plus facilement que n’ont pu le faire le sanguinaire Nana-Sahib et la reine d’Oude.

« On objectera qu’il aurait pu se joindre aux Cipayes révoltés et qu’il ne l’a pas fait, ce qui est une marque de ses sentiments pacifiques. Sa tranquillité n’était qu’apparente. Il achève ses préparatifs. Quelques-uns de ses émissaires font courir des prophéties dans le peuple : il est dit publiquement dans les tavernes et dans tous les lieux publics que la délivrance de l’Inde est proche, et qu’elle sera due à un homme au teint blanc qui aura passe la mer.

« Si l’on pouvait conclure avec lui une alliance solide, il faudrait le faire, car il n’y a pas d’ami plus précieux ou d’ennemi plus redoutable ; mais on s’y est mal pris : on l’a traité d’abord comme un aventurier, comme un bandit sans feu ni lieu ; on a excité en lui deux passions redoutables : l’ambition et l’amour de la vengeance ; il n’est plus temps aujourd’hui de se fier à lui. Tôt ou tard il nous fera la guerre. Déjà, bien loin de consentir, comme tous les princes de l’Inde, à subir la présence et la tutelle d’un résident anglais, il n’a voulu entretenir avec nous aucune relation d’amitié ou de bon voisinage. Il a donné asile à tous les fugitifs qui craignaient notre vengeance, et lorsqu’on lui a demandé de les livrer, il a répondu qu’un Français ne livrait jamais ses hôtes.

« Tous cela indique assez quels sont ses desseins, et le plus sage serait de le prévenir avant qu’il ait eu le temps de se rendre redoutable. Malgré toute son audace et ses succès, il n’est pas sans sujets d’alarme. Les réformes qu’il a introduites dans l’administration et les lois du peuple mahratte, bien qu’approuvées par son assemblée législative, ont excité la haine des Zémindars, grands propriétaires fonciers qui disposaient de tout avant son arrivée. Il ne serait pas difficile d’exciter leur jalousie et, en leur donnant appui, de renverser le nouveau maharajah. C’est même le seul moyen de prévenir le danger dont nous sommes menacés, et lord Braddock aura ainsi une belle occasion de réparer ses fautes passées et de signaler son administration par un coup d’éclat. »

On voit, par l’article qui précède, quelle opinion avaient de Corcoran ses ennemis les Anglais.

À peu de chose près, ils avaient raison, car le Malouin, sans communiquer son dessein à personne, avait repris le plan de Dupleix et du fameux Bussy, et se proposait de chasser les Anglais de l’Inde ; mais une si grande entreprise ne pouvait pas être exécutée avant cinq ou six ans, et il attendait en silence.

Malheureusement les Anglais le prévinrent, ainsi qu’on va le voir.