Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/X

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Librairie Hachette et Cie (2p. 115--).

X

Des moyens d’avoir un bon domestique.


Un éclair de joie illumina les yeux de l’Indou prisonnier. Ruskaërt lui-même, quoiqu’il eût protesté qu’il ne le connaissait pas, parut content de sa délivrance.

Tout à coup un incident nouveau changea la décision de Corcoran.

Le petit Moustache arrivait, tenant à sa gueule une lettre cachetée à la mode européenne. Ces sortes de lettres sont rares à Bhagavapour, de sorte que le maharajah fut étonné. Il prit la lettre, caressa Moustache, regarda l’adresse, reconnut une écriture anglaise et lut avec étonnement ces mots :

À lord Henry Braddock, gouverneur général de l’Indoustan.

« Eh bien, seigneur maharajah, que vous disais-je ? s’écria Sougriva. Ce papier a dû être jeté derrière un buisson de la route au moment où Louison arrêtait cet homme, et Moustache, qui suivait sa mère, l’a ramassé en jouant.

— Voilà qui est étrange ! » s’écria Corcoran.

Il regarda la signature : — Doubleface (alias Ruskaërt) — et le docteur, qui avait reconnu sa lettre, réfléchit un instant, et commença sa lecture. C’était la lettre dont nous avons donné plus haut le texte.

Pendant cette lecture, Doubleface pâlissait à vue d’œil.

Quand elle fut terminée, Corcoran dit :

« Mettez-lui les fers aux pieds et aux mains. Jetez-le dans le premier cachot venu. Pour le reste, qu’il attende.

— Que faut-il faire du messager ? demanda Sougriva.

— C’est toi qui es ce fameux Baber dont il parle ? demanda Corcoran.

— Eh bien oui, seigneur, répondit effrontément le prisonnier, je suis Baber. Mais souvenez-vous que le lion généreux ne doit pas écraser la fourmi parce qu’elle l’a piqué au talon. Si vous daignez me faire grâce, je puis vous servir.

— C’est bien, dit Corcoran. Tu peux trahir encore deux ou trois maîtres, n’est-ce pas ? Je m’en souviendrai. »

On emmena les deux prisonniers, et Corcoran rentra tout pensif dans le palais.

— Eh bien, demanda Quaterquem, quel est donc ce grand évènement qui t’a fait sortir le pistolet au poing ?

— Ce n’est rien, dit Corcoran, qui ne voulait pas inquiéter les deux femmes : une fausse alerte donnée par une sentinelle ivre d’opium. Mais toi, continua-t-il, d’où te vient cet ami Acajou dont tu ne nous avais pas encore parlé, et que je viens d’apercevoir tout à l’heure ?

— C’est la fin de mon histoire, répondit Quaterquem, et j’allais vous l’expliquer lorsque le coup de fusil nous a interrompus.

Vous vous souvenez du naufrage dont Alice et moi nous avions été témoins. Ce naufrage nous parut un avis du ciel qu’il ne fallait pas négliger. Nous jetâmes l’ancre dans l’île, je dégonflai mon ballon, je le mis à l’abri sous un châtaignier énorme, et nous nous avançâmes vers la plage, où le vaisseau naufragé était couché sur le flanc comme une baleine échouée.

Tout l’équipage avait péri, mais nous trouvâmes une grande quantité de provisions de toute espèce si soigneusement enfermées dans des caisses, que l’eau de mer n’avait pu les gâter, et cinq cents barriques de vin de Bordeaux. À cette vue, je ne doutai plus que la Providence ne nous invitât à planter notre tente dans l’île, et, avec le consentement d’Alice, qui eut la modestie de ne pas vouloir lui donner son propre nom, je la baptisai île Quaterquem.

Par un rare bonheur, non-seulement la cargaison qui nous tombait du ciel était la plus précieuse que nous puissions désirer, mais encore il nous était impossible d’en retrouver le propriétaire, car la mer avait emporté le bordage sur lequel était écrit le nom du vaisseau, et tous les papiers du bord. J’étais donc occupé à faire l’inventaire de notre trésor, lorsque j’entendis tout à coup Alice pousser un cri de surprise et une voix d’homme lui dire gravement en anglais :

— Comment vous portez-vous, madame ?

Jamais on ne fut plus étonné. Je me retourne, et je vois un homme d’âge mûr, fait, taillé, sculpté, habillé, rasé comme un ministre protestant, et suivi d’une femme encore belle, mais d’âge assorti au sien, et habillée avec le soin le plus scrupuleux, à la mode de 1840. Derrière eux venaient, par rang de taille, neuf enfants de quinze à trois ans : six filles et trois garçons.

C’était toute la population de l’île.

À parler franchement, je ne fus pas très-heureux de la rencontre. Comment ! j’avais fait le tour du monde pour trouver une île inaccessible ; j’y entre, et du premier coup j’y rencontre onze Anglais grands et petits : vraiment, c’était jouer de malheur. Alice riait de ma mésaventure : au fond, elle n’était pas fâchée de voir des compatriotes.

— Monsieur, dis-je à l’Anglais, par quel chemin êtes-vous arrivé ici ?

— Par mer. Nous avons fait naufrage, ma chère Cecily et moi, le 15 juin 1840, six mois après que Dieu m’eut fait la grâce de m’accorder sa main en légitime mariage. Nous étions venus dans l’Océanie pour évangéliser les sauvages des îles Viti ; j’avais même un chargement de bibles à cette intention. Mais notre vaisseau, le Star of Sea, se perdit dans le gouffre que vous voyez, et nous échappâmes seuls à la mort, Cecily et moi. Heureusement nous n’avons pas perdu courage ; nous avons défriché deux ou trois cents acres de terre, nous avons bâti une maison à laquelle j’ajoute un pavillon tous les deux ans, lorsque par la bénédiction du Très-Haut je vois ma famille s’augmenter d’un nouveau rejeton. Enfin, si je pouvais donner des maris à mes filles et des épouses à mes fils, je n’envierais rien aux plus fortunés patriarches. Mais vous, êtes-vous seuls échappés au naufrage ?

— Nous sommes venus par le chemin des airs, répondit Alice.

Et elle expliqua qui nous étions et ce que nous cherchions. Le ministre se jeta à genoux avec toute sa famille, en remerciant le ciel.

— Mais nous allons repartir, lui dis-je. Je veux que mon île soit déserte.

— C’est bien ainsi que je l’entends, répliqua l’Anglais. Combien estimez-vous mon île à peu près ?

— Je ne veux pas l’acheter. Gardez-la. Je pars.

— Au nom de Dieu, s’écria-t-il, prenez-la pour rien si vous voulez, mais emmenez-nous hors d’ici. Cecily, qui n’a pas pris une tasse de thé depuis vingt ans, ne veut pas rester une minute de plus.

Sa proposition me convenait à merveille.

— Voyons, lui dis-je, cent mille francs, est-ce assez pour votre île ?

— Cent mille francs ! s’écria-t-il. Ah ! monsieur, que toutes les bénédictions du ciel vous accompagnent ! Quand partons-nous ?

— Laissez moi le temps de visiter ma nouvelle propriété. Nous partirons demain. Je vous déposerai à Singapore.

— Il me tarde, dit l’Anglais, de lire le Times et le Morning-Post.

— Oh ! s’écria Cecily, et nous aurons du thé et des sandwiches !

À la pensée de goûter cette félicité, les six jeunes Anglaises et les trois petits Anglais se léchèrent voluptueusement les lèvres.

— Je serai heureux, dit le père, que vous veuillez bien accepter pour ce soir notre modeste hospitalité.

En même temps il nous montra le chemin. Sa maison, qui se composait d’un simple rez-de-chaussée commodément distribué, était fort grande et flanquée de plusieurs pavillons irréguliers, mais propres et d’un aspect agréable. À première vue, je reconnus que je n’avais pas fait une mauvaise affaire.

Le dîner fut très-bon et très varié ; le vin surtout était exquis, car la mer, en jetant sur les bords de l’île des épaves de tous les naufrages, se chargeait de garnir la cave du révérend missionnaire. La conversation fut joyeuse et animée ; nos hôtes se réjouissaient de quitter l’île, et moi je me réjouissais encore davantage de m’y établir. Alice raconta au révérend les nouvelles du monde entier depuis vingt ans.

— Sa gracieuse Majesté Victoria vit-elle encore ? demanda-t-il. Et Sa Grâce l’immortel duc de Wellington ? Et sir Robert Peel, baronnet ? Et le vicomte Palmerston ? Les whigs sont-ils au pouvoir, ou les torys ? etc., etc.

Enfin les questions cessèrent et nous allâmes nous coucher. Dès le lendemain j’emmenai toute la famille à Singapore, et, tout couvert de leurs bénédictions, je les déposai sur le quai avec un bon de cent mille francs payable chez MM. Cranmer, Bernus and Co. Quelques jours après, le révérend Smithson, suivi des neuf petits Smithson et de sa femme, partit pour évangéliser une tribu de Papous, que les voyageurs venaient de signaler dans la terre de Van-Diémen.

La promptitude avec laquelle le révérend Smithson m’avait cédé son île, dont il était pourtant seul propriétaire, n’ayant à payer d’impôts ni pour le gouvernement, ni pour l’administration, ni pour les bureaux, ni pour l’armée, ni pour la police, ni pour la gendarmerie, ni pour le gaz, ni pour l’entretien des routes, ni pour le pavage de rues, ni pour quelque objet que ce fût, utile, inutile ou nuisible, — cette promptitude, dis-je, me suggéra quelques réflexions.

Que manquait-il à ce brave homme ? N’avait-il pas à satiété le boire et le manger, un climat très-doux, une terre fertile, une sécurité parfaite, une liberté sans limites, et une famille bien portante qui s’accroissait sans fin et sans mesures ? Ne pouvait-il pas jouer au cricket dans la journée et au whist après le coucher du soleil ? Évidemment, ce qui le chassait de mon île, c’était l’ennui de ne voir autour de lui que des petits Smithson, de n’entendre que les discours de Mme Smithson et de n’avoir pas l’ombre d’un voisin qu’il pût aimer ou haïr. En un mot, il subissait le supplice de ce grand prince trop continuellement obéi, qui disait à son premier ministre : « Contredis-moi donc une fois si tu peux, afin que nous soyons deux. »

D’autre part, ma chère Alice, qui est une excellente musicienne, pleine d’esprit, de grâce, de bonté, de piété, n’a pas le moindre talent pour faire la cuisine.

Comme elle a reçu plus d’un million en dot, elle a toujours cru que les biftecks naissent tout cuits. (Ne dis pas non, ma chère ; c’est l’éducation qu’on donne aux plus charmantes filles de France, et Dieu sait où cela les mene !) D’où il suit que j’avais besoin de quelqu’un pour la servir. C’est alors qu’il me vint une idée dont vous admirerez certainement la profondeur.

Prendre à mon service et transporter dans mon île des domestiques ordinaires était chose impossible. Personne n’aurait voulu s’enfermer là, à la condition de n’en sortir qu’avec ma permission. J’avais besoin d’une famille assez persécutée pour que cette réclusion lui parut un bienfait, et assez honnête pour ne pas oublier le bienfaiteur. C’est parmi les condamnés à mort que je cherchai le phénix dont j’avais besoin.

En moyenne, on peut compter que le bourreau abat légalement environ cinq cents têtes par jour, sur toute la surface du globe. Il y a du plus ou du moins, selon les jours, mais enfin c’est la moyenne. Naturellement, ceux qu’on pend, qu’on roue, qu’on écartelle, qu’on empale et qu’on met à la broche sont compris dans ce chiffre, mais non pas ceux qu’on tue à coups de fusil sur le champ de bataille au son des tambours et des trompettes, et en criant : Vive le roi ! ou Vive l’archiduc !

Or, de cinq cents pauvres diables, vous m’accorderez bien qu’un dixième au moins n’a rien fait pour mériter la corde, le pal ou la guillotine. C’est même bien peu, si l’on considère que la justice française est la seule qui (de son propre aveu) ne se trompe jamais. Il s’agissait donc de mettre la main sur un de ces cinquante innocents et de lui sauver la vie. Je remontai en ballon avec ma chère Alice, et nous recommençâmes notre voyage de circumnavigation autour du globe.

Mais, dit Quaterquem en s’interrompant, si vous voulez savoir le reste de l’histoire, faites venir Acajou.

Le nègre ne tarda pas à paraître et, sur l’invitation de Quaterquem, continua en ces termes :

« Moi nègre, fils de nègre. Grand-père roi du Congo. Père enlevé par les blancs et fouetté, ce qui fait pousser le coton et le café. Moi, Acajou, bon nègre, né au Bayou Lafourche en Louisiane. Content de vivre. Poisson salé pendant la semaine, petit-salé le dimanche. Coups de fouet trois fois par mois : moi rire du fouet, avoir bon dos, peau dure, patience, et danser la bamboula tous les soirs dans la belle saison.

« À seize ans, moi très-content. Voir Nini. Aimer Nini. Porter la hotte de Nini, le seau de Nini, le balai de Nini. Obtenir la permission de balayer la maison pour Nini. Moi danser tout seul avec Nini, chercher querelle à mes amis pour Nini, boxer pour Nini, avoir l’œil poché pour Nini, prendre du sucre et du café dans le buffet pour Nini en l’absence des maîtres, danser sur la tête et les mains pour amuser Nini, et demander à Dieu de m’accorder Nini.

« De son côté, Nini coquette, Nini dire à moi que je l’ennuie. Nini rire avec Sambo, vanter Sambo, bambouler avec Sambo, accepter le collier de Sambo. Moi très en colère. Offrir belle robe à Nini, et Nini abandonner Sambo. Moi demander Nini en mariage et obtenir. Mariage fait. Moi très-heureux. Nini petite femme à moi, Nini caresser le menton d’Acajou, aimer Acajou, faire le bonheur d’Acajou. Moi remercier bon Dieu et faire la nique à Sambo.

« Sambo, lui, très-sombre, rien dire. Penser beaucoup. Préparer trahison. Dénoncer Acajou au maître, faire fouetter Acajou trois fois par semaine. Peau d’Acajou tigrée comme peau de zèbre. Acajou accusé de tout. Cheval boiteux, Acajou ; chien de chasse perdu, Acajou ; argenterie volée, encore Acajou, et toujours Acajou.

« Grand malheur. Maître assassiné dans un bois, près de sa maison. Qui a fait le coup ? Sambo accuser Acajou. Acajou bon nègre, pas savant, ne pas savoir se défendre. Blancs arriver par troupes, — deux ou trois cents à cheval, revolver à la ceinture. Écouter Sambo. Croire Sambo, appeler le juge Lynch. Saisir Acajou, lier les pieds et les mains, apprêter corde avec nœud coulant, et engager Acajou à plaider sa cause. Acajou bon nègre, plus bête que méchant, rien dire, être condamné à mort, avoir grand’peine, pleurer beaucoup, implorer bon Dieu, penser à Nini qui nourrit petit enfant d’Acajou, embrasser Nini, dire adieu à toute la terre, maudire perfide Sambo, réciter dernière prière, et s’apprêter à faire couic ! couic ! pendu par le cou et remuant les jambes.

« Tout à coup, entendre crier : Au feu ! au feu ! blancs se disperser pour voir ce que c’est, et l’ange du bon Dieu, massa Quaterquem, descendre du ciel, couper liens, faire monter Acajou en ballon, et rire du juge Lynch, à cinq cents pieds en l’air. Pas plus de feu que sur la main. Blancs revenir furieux, voir la corde d’Acajou coupée, tirer des coups de fusil sur le ballon. Acajou rire de tout son cœur. Acajou sauvé, massa Quaterquem revenir la nuit suivante, emmener Nini et Zozo, l’enfant de Nini. Acajou baiser les pieds de massa Quaterquem, et offrir de le suivre au bout du monde. Nini suivre Acajou et Zozo suivre Nini. Massa Quaterquem alors transporter Acajou, Nini et Zozo dans son île. Acajou très-content. Travailler, bêcher, labourer la terre, panser les petits poneys de massa Quaterquem. Nini faire la cuisine, — bonne cuisine ; Nini très-friande. Zozo tremper ses petits doigts dans la sauce et barbouiller ses joues de confitures. Nini très-contente, appeler Zozo polisson et admirer Zozo. Acajou et Nini travailler trois ou quatre heures par jour, pas davantage. Jamais fouetté. Massa Quaterquem emmener Acajou dans ses voyages. Acajou garder ballon. Acajou donner sa vie pour massa Quaterquem. »