Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XIV

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Librairie Hachette et Cie (2p. 157-168).

XIV

La mort d’un coquin.


« Monsieur Doubleface, continua Corcoran, vous avez le poignet solide ? »

L’Anglais fit un signe affirmatif.

« Vous avez les reins solides ? »

Même signe.

« Vous connaissez le maniement du sabre ?

— Oui, dit encore Doubleface.

— Très-bien, dit Corcoran. Et toi, ami Baber, quelle est l’arme que tu préfères ?

— Seigneur, répliqua Baber, ma religion me défend de verser le sang des hommes, mais elle me permet de les étrangler.

— Eh bien, homme pieux, tes désirs et ceux de ce gentleman vont être satisfaits. Qu’on donne à Doubleface un sabre de Damas de la plus fine trempe, et à Baber une corde terminée par un nœud coulant, et que chacun des deux s’escrime aux dépens de son voisin ! Surtout, qu’ils n’oublient pas qu’il est maintenant neuf heures du matin, et qu’à dix heures l’un des deux doit être tué, sans quoi ils seront tous deux empalés. »

Ce n’est pas sans motifs que Corcoran faisait donner aux deux combattants des armes si différentes. Si le sabre était une arme terrible dans la main de l’Anglais, le nœud coulant n’était pas moins dangereux dans les mains de l’agile et souple Baber, ancien chef des Étrangleurs de Goualior. La lutte était donc incertaine.

Enfin on mit les deux combattants en liberté.

À première vue, on aurait eu peine à deviner quel serait le vainqueur. L’Anglais, haut de cinq pieds huit pouces, robuste, osseux, solidement campé sur ses reins, ressemblait à une tour inébranlable. On lisait dans ses yeux le calme de la force et le mépris absolu de son adversaire. Évidemment il s’attendait à le couper en deux du premier coup de sabre. Ce fut l’opinion de Corcoran lui-même, et tous les Indous, qui haïssaient profondément l’Anglais, furent alarmés en voyant sa contenance impassible et pleine de confiance.

De son côté, Baber n’était pas un homme à dédaigner. Moins grand que Doubleface et plus mince, il paraissait et il était réellement très-inférieur en force physique. Ses bras et ses jambes étaient maigres, sa poitrine étroite et osseuse. Ses yeux mêmes, fauves comme ceux du léopard, exprimaient la ruse plus que le courage ; sa ressource principale était une agilité prodigieuse. Il se couchait, se relevait, bondissait comme le tigre, dont on lui avait donné le nom.

Enfin Corcoran regarda sa montre et dit :

« Allez. »

À ce signal, les deux adversaires, éloignés environ de cinquante pas, s’avancèrent l’un sur l’autre.

Baber commença l’attaque. Il partit en bondissant et s’élança sur son adversaire, comme s’il eût voulu le prendre corps à corps ; mais ce n’était qu’une feinte. Au moment de lancer un nœud coulant, il fit un bond de côté.

Doubleface reçut cette attaque avec sang-froid. Il pivota brusquement sur lui-même, évita le nœud coulant et assena un coup de sabre épouvantable sur la tête de l’Indou. S’il l’eût atteint, le crâne du malheureux Baber aurait été fendu en deux et, avec le crâne, le nez et le menton ; mais Baber n’était pas homme à se laisser surprendre.

D’un saut en arrière il se mit hors de portée, puis il s’enfuit avec la vitesse d’un cerf poursuivi par le chasseur, et fit le tour de l’arène.

Doubleface ne douta plus de sa victoire. Il le suivait de près et allait l’atteindre, lorsqu’un obstacle imprévu l’arrêta dans sa course.

Baber, tout en feignant de fuir et de se laisser atteindre, calculait soigneusement la distance qui le séparait de son adversaire et le regardait par-dessus l’épaule.

Quand il crut le moment venu, il se retourna et lança son nœud coulant.

Doubleface vit venir le nœud et l’évita fort adroitement. La corde, qui devait le saisir et l’étrangler, manqua le but et vint s’enrouler autour de son pied droit.

Il tomba.

Aussitôt Baber s’arrêta pour dégager sa corde et la mettre autour du cou de l’Anglais ; mais Doubleface se releva promptement et lui lança un second coup de sabre, aussi inutile que le premier.

L’Indou s’était déjà mis hors de portée.

Le combat dura quelque temps sans succès marqué de part et d’autre. L’Anglais, dans un combat corps à corps, eût été d’une supériorité éclatante ; mais Baber était insaisissable.

Cependant une demi-heure s’était écoulée déjà. Le soleil montait rapidement sur l’horizon, et la chaleur devenait insupportable. Baber, accoutumé dès sa naissance au climat brûlant de l’Inde, ne paraissait pas en souffrir ; mais Doubleface ruisselait de sueur. Évidemment, si le combat se prolongeait encore pendant un quart d’heure, il était certain de sa défaite. Il résolut donc de faire un effort suprême.

« Lâche coquin ! cria-t-il, tu n’oses pas m’attendre ! »

Mais cette insulte ne parut pas émouvoir beaucoup Baber.

« Qui t’empêche de courir ? » répliqua-t-il.

Au même instant, Doubleface s’élança le sabre nu, l’accula, par deux ou trois feintes bien ménagées, dans un coin de l’enceinte et lui assena un tel coup de sabre, que tous les spectateurs crurent que la dernière heure de l’Indou avait sonné.

Mais le jongleur était déjà hors d’atteinte ; avec la prestesse et l’agilité d’un singe, il avait grimpé le long d’un des poteaux de l’enceinte et, assis à son sommet, regardait tranquillement son adversaire.

Tous les spectateurs applaudirent à ce brillant tour de force. Doubleface, irrité et pressé de décider l’affaire, essaya d’imiter et de poursuivre Baber.

Il prit donc son sabre avec les dents et commença à grimper lui-même le long du poteau.

Mais cette idée lui fut fatale.

Baber, qui l’observait, lança tout à coup le nœud coulant sur le malheureux Doubleface, puis tirant brusquement la corde à lui, il lui causa une si vive douleur, que l’Anglais lâcha prise et resta suspendu en l’air et étranglé.


Baber, triomphant, traîna Doubleface. (Page 162.)

Ce fut la fin du combat. Tout le peuple de Bhagavapour battit des mains à ce trait d’adresses et de sang-froid, et Baber, triomphant, traîna son ennemi autour de l’enceinte, comme Achille avait traîné Hector autour des remparts de Troie.

« C’est bien, dit Corcoran. Tu vas avoir ta grâce, ami Baber. Et maintenant, Sougriva, fais enterrer ce pauvre Doubleface. De son vivant, c’était un misérable traître, un espion, le rebut de l’espèce humaine. Il est mort, paix à ses cendres ! »

Puis il rentra dans son palais, suivi des acclamations du peuple de Bhagavapour, qui admirait sa justice et sa clémence.

Là, sans délai, il écrivit la dépêche suivante :


À lord Henri Braddock, gouverneur général de l’Indoustan, à Calcutta.

Bhagavapour, 16 février 1860
.
« Mylord,

« Les relations de bon voisinage et d’amitié qui ont toujours subsisté et qui, je l’espère, subsisteront toujours entre mon gouvernement et celui de Votre Seigneurie, me font un devoir de vous avertir d’un incident fâcheux qui aurait pu exciter des susceptibilités réciproques ; Votre Seigneurie me rendra cette justice, que je n’ai pas ajouté foi à de misérables calomnies, et que j’ai puni le calomniateur comme il le méritait.

« Un certain Scipio Ruskaërt, se disant sujet prussien et protégé anglais, muni d’une lettre de recommandation (fabriquée sans doute par un faussaire) de sir Barrowlinson, est venu me demander aide et protection, sous prétexte d’études scientifiques sur la flore et la faune des monts Vindhya.

« Sur la foi de sir John Barrowlinson, à qui le monde savant doit, je le sais, tant de reconnaissance, mais qui a été en cette occasion la dupe d’un scélérat insigne, j’ai fait à ce Ruskaërt l’accueil le plus flatteur et le plus hospitalier, qu’il a payé de la plus noire ingratitude.

« Votre Seigneurie, en lisant la copie ci-jointe de la lettre que ce Ruskaërt, dont le véritable nom est, paraît-il, Doubleface, Votre Seigneurie, dis-je, sera sans doute indignée de l’abus qu’un tel misérable a prétendu faire de son nom, et des instructions déshonorantes qu’il a osé prêter à Votre Seigneurie. Je me hâte de dire que mon indignation d’une si lâche calomnie a prévenu le mépris de Votre Seigneurie, et que ce Doubleface qui, d’ailleurs, n’a pas nié son titre de chef de la police politique de Calcutta, vient de recevoir le châtiment que méritaient son crime et l’usage qu’il faisait du nom respecté de Votre Seigneurie. En d’autres termes, il a été pendu.

« Votre Seigneurie, mylord, pourra lire dans le Moniteur de Bhagavapour, que je prends soin de lui faire adresser moi-même, tous les détails de la pendaison. La trahison de Doubleface était si odieuse, et d’ailleurs si bien prouvée par son propre aveu, que je n’ai pas cru nécessaire de suivre en cette affaire les règles ordinaires d’une lente procédure.

« Je dois prévenir Votre Seigneurie qu’on a saisi dans les papiers de Doubleface une liste fort exacte et fort bien faite de toutes les ressources financières et militaires de mon royaume.

« Naturellement je n’ai pas cru nécessaire de joindre cette note si précieuse à la présente dépêche, et je crois que Votre Seigneurie approuvera ma réserve et ma discrétion.

« Sur ce, mylord et cousin, que Dieu vous ait en sa sainte garde.

« Corcoran, maharajah.

« Donné en mon palais de Bhagavapour, ce jourd’hui. 5 février 1860 de l’ère chrétienne, l’an trois cent trente-trois mille six cent neuvième de la dixième incarnation de Vichnou, et de notre règne, le troisième. »

« C’est une déclaration de guerre, dit Quaterquem après avoir lu la dépêche, et tes préparatifs ne sont pas faits.

— De toute façon la guerre était inévitable, répliqua Corcoran. Tu l’as vu toi-même, leur armée est en marche. Il en sera ce que Dieu voudra. Pardonner à ce coquin, c’était reculer. Je ne me suis soutenu jusqu’ici qu’à force d’audace ; eh bien, je continuerai.

— As-tu des alliés ?

— J’aurais eu toute l’Inde pour moi dans deux ou trois ans. À présent, rien n’est prêt. La dernière révolte des cipayes a fait fusiller tout ce qu’il y avait de plus énergique et de plus résolu. Il faut attendre une génération nouvelle, ou que ce peuple amolli et épouvanté ait oublié les vieux massacres. »

Qaterquem se frappa le front.

« J’ai une idée, dit-il, qui peut te donner avant trois mois un puissant et redoutable allié. Dans ce cas, non-seulement tu seras sauvé, mais tu seras maître de l’Inde.

— Quel est cet allié ?

— Parlons bas ! dit Quaterquem, parlons bas ; on pourrait nous entendre. »

Et il dit tout bas un nom à l’oreille de Corcoran, qui tressaillit.

« J’y ai bien pensé, répliqua le maharajah après un instant de silence ; mais il y a si loin ! La traversée, aller et retour, durera au moins quatre mois. Et qui envoyer d’ailleurs ?

— Tu oublies mon ballon, dit Quaterquem, qui fait trois cents lieues à l’heure, et qui va tout droit comme une flèche, sans connaître les mers, les fleuves ou les montagnes. Ce soir, nous verrons représenter Guillaume Tell. Demain, tu auras une audience. Après-demain, nous serons de retour. Sougriva et Louison gouverneront le royaume en ton absence.

— Il est trop tard, dit Corcoran, mais tu peux me rendre un service signalé. Emmène-moi dans ton ballon, et montre-moi le camp anglais et le mien. Fais tes adieux à Alice ; je vais faire les miens à Sita. Nous partirons dans une heure… Qu’on appelle Acajou.

— Bien, » répondit Quaterquem.

Le grand nègre parut.

« Acajou, » dit Quaterquem, prépare le ballon.

Le nègre fit un saut de joie.

« Moi voir Nini et Zozo ! Bon maître, massa Quaterquem !

— Acajou, mon ami, nous irons voir Nini et Zozo à la fin de la semaine ; aujourd’hui, nous avons d’autres affaires »