Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XXII

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Librairie Hachette et Cie (2p. 245--).

XXII

À cheval ! Mac Farlane ! à cheval !


Pendant deux jours et deux nuits, il galopa presque sans relâche, grâce aux relais qu’il avait fait disposer sur toutes les routes. Son escorte harassée l’avait abandonné tout entière après dix-huit heures d’une course effrénée. Corcoran, sans s’étonner, galopait toujours, ne s’arrêtant que pour changer de cheval, manger un morceau de pain et repartant tout de suite.

Vers le matin du troisième jour, il rencontra enfin les fuyards de sa propre armée. Tout couvert de sueur et de poussière, mais fier et intrépide comme on l’avait toujours vu, il les rallia dès les premiers mots.

Un officier supérieur galopait sans l’écouter. Corcoran le saisit au collet, et le retournant de l’autre côté :

« Où vas-tu ? dit-il : c’est là qu’est l’ennemi. »

Et comme l’autre, ne le reconnaissant pas, cherchait encore à fuir :

« Si tu fais un pas de plus, je te brûle la cervelle. »

À ce geste, à ce mot, tout le monde s’arrêta épouvanté. On avait reconnu le maître.

« Seigneur, dit l’officier, nous sommes trahis. Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? »

— Ne me reconnaissez-vous plus ? demanda le maharajah. Qu’on me donne un cheval, et en avant ! »

À peine obéi, sans s’inquiéter s’il était suivi, il courut à l’avant-garde.

L’officier n’avait pas menti. Le camp mahratte était dans le plus affreux désordre. L’armée, commandée par des traîtres que payait l’or des Anglais, avait été mise en déroute cinq jours auparavant. Trois zémindars avaient donné le signal de la fuite. Deux autres, dont l’un était un Afghan, Usbeck, vieilli au service d’Holkar, avaient passé du côté des Anglais. Le reste, ébranlé par ces fuites et ces défections, avait tourné le dos dès les premières décharges de l’artillerie anglaise.

Enfin tout paraissait perdu.


Les fuyards. (Page 246.)

Mais la vue de Corcoran ranima les courages et fit tourner bride aux fuyards.

« Halte ! » cria-t-il d’une voix retentissante.

Tout le monde obéit à cette voix si connue. Les soldats crièrent :

« Vive le maharajah ! »

Il tira du fourreau son sabre, le propre cimeterre du fameux Timour, qui avait passé par héritage à l’invincible Akbar et au pieux Aurengzeb. Ce sabre, dont la poignée était enrichie de diamants d’un prix inestimable, avait autrefois donné le signal de la mort de plusieurs millions d’hommes. Il avait été forgé, à Samarkhand, par un armurier de Damas, le célèbre Mohammed-el-Din, qui grava sur sa lame ce verset du Coran :

Dieu est grand ! Dieu est puissant ! Dieu est vainqueur !

Sa trempe était telle, que Timour, au passage de l’Indus, se levant debout sur sa selle, avait fendu depuis le crâne jusqu’à la ceinture un cavalier afghan, coiffé d’un casque en acier damasquiné.

Quand l’armée le vit resplendir au soleil, personne ne douta plus de la victoire. Les rangs se reformèrent rapidement et l’on suivit le maharajah, qui précédait de vingt pas toute son armée.

La cavalerie anglaise venait de cesser la poursuite et de faire halte pendant le grande chaleur du jour. Croyant n’avoir plus qu’à poursuivre des gens sans armes et sans courage, les Anglais n’avaient pris aucune précaution contre un retour offensif. Ils avaient débridé leurs chevaux et s’étaient assis à l’ombre dans une forêt que traversait la grande route. Bien plus, pour ne pas partager le butin avec leurs camarades, les cavaliers anglais n’avaient pas attendu l’arrivée de l’infanterie. Ils étaient à dix lieues en avant, et croyaient prendre l’armée mahratte jusqu’au dernier homme.

Déjà le second déjeuner était prêt. Les domestiques hindous et parsis déballaient avec soin les provisions de bouche, les pâtés de Strasbourg, les jambons d’York, les bouteilles de claret et de champagne mousseux, les puddings froids. On n’entendait plus que le bruit des fourchettes et le joyeux tintement des verres.

« Eh bien, disait le lieutenant James Churchill, eh bien, capitaine Wodsworth, que dites-vous de notre expédition ? Ce fameux Corcoran, qu’on disait si redoutable, n’a pas tenu un instant devant nous.

— Oui, dit l’autre, et pendant que Barclay lui donnait le change, nous avons eu assez de bonheur pour ne rencontrer presque aucune résistance. Mais cela même, mon cher Churchill, me fait douter que nous ayons battu Corcoran. Je le connais. J’étais, il y a trois ans, dans le corps d’armée de Barclay, et je vous jure qu’il nous fit passer un mauvais quart d’heure. Ici, au contraire, grâce à ce brave Afghan…

— Oui, oui, dit le major Mac Farlane, buvons à la santé de l’honnête Usbeck, notre ami, et que Dieu donne toujours de pareils lieutenants à nos ennemis.

— Combien a-t-on payé ce coquin ?

— C’est une question que le général même ne pourrait pas résoudre. Je crois que lord Henri Braddock et sa police connaissent seuls le prix de cette marchandise.

— Quel jour pourrons-nous dîner à Bhagavapour ?

— Il serait bon, dit Mac Farlane, de ne pas marcher trop vite et d’attendre un peu l’infanterie et le général sir John Spalding.

— Bah ! dit Churchill, Spalding est un vieil avare qui craint qu’on ne veuille pas partager avec lui le trésor d’Holkar. Avec trois régiments de bonne cavalerie anglaise, ne sommes-nous pas de force à culbuter la nation mahratte et le maharajah par-dessus le marché ? »

À ce moment la trompette retentit.

« Que veut dire ceci ? s’écria Mac Farlane.

« À cheval, messieurs, à cheval ! » s’écria Wodsworth.

En un clin d’œil, tous les officiers se levèrent, bouclèrent leurs ceinturons, remirent leurs revolvers à la ceinture et sortirent de leurs tentes.

On commençait à voir des flots de poussière soulevés par une foule nombreuse qui accourait tout affolée de terreur. C’étaient les valets et les marchands du camp. Tous levaient les bras en l’air en poussant de grands cris :

« Le maharajah ! Voilà le maharajah ! »

À ce nom, à ce cri redoutable, les officiers anglais eux-mêmes se sentirent émus, et chacun courut à son poste.

Mais avant que les soldats eussent repris leurs armes, et que les rangs fussent reformés, Corcoran arriva comme la foudre sur la cavalerie anglaise. Derrière lui, à vingt pas, ses cavaliers s’avançaient au galop, tenant le sabre d’une main, le revolver de l’autre, et la bride dans les dents.

Sans prendre le temps de décharger son revolver, Corcoran passa au travers des Anglais, pointant à coups de sabre tout ce qui était sur son passage.


Corcoran passa au travers des Anglais. (Page 252.)

Animés par son exemple, les Mahrattes montrèrent un courage dont on les aurait crus incapables le matin. L’arme blanche elle-même, qui produit ordinairement sur les Hindous une frayeur si grande, leur semblait familière, tant l’exemple d’un homme de cœur est puissant sur les autres hommes.

Cependant le combat resta quelque temps incertain. Les Anglais, étonnés d’abord de l’impétuosité de Corcoran, mais bientôt rassurés par le mépris que leur inspirait l’armée mahratte, se rallièrent promptement, et, malgré la chaleur du soleil, firent preuve d’une rare intrépidité. En peu d’instants, ils sabrèrent les premiers rangs de la cavalerie hindoue, et Corcoran, emporté par son ardeur, se trouva enfermé dans leurs rangs. Déjà il se croyait abandonné et ne pensait plus qu’à vendre chèrement sa vie, lorsqu’un secours imprévu lui rendit la victoire.

Au milieu du fracas des coups de feu, il s’aperçut tout à coup que les rangs de l’armée anglaise s’ouvraient pour livrer passage à des amis inconnus.

À coup sûr, ce n’étaient pas ses Mahrattes ; il les voyait déjà reculer, pas à pas, il est vrai, mais continuellement. Qu’était-ce donc ? Et qui pouvait-ce être, sinon sa plus chère et sa plus fidèle amie, la tendre, la bonne, la courageuse Louison ?

C’était elle en effet. Aussitôt qu’elle s’était aperçue du départ de Corcoran, elle avait résolu de le suivre, oubliant ses arrêts. Elle avait gratté à la porte du cachot de Garamagrif. D’un commun effort, ils avaient renversé cet obstacle impuissant et s’étaient précipités à la suite du maharajah, Louison suivant Corcoran, Garamagrif ne voulant pas se séparer de Louison.

Grâce à son merveilleux instinct elle avait retrouvé sans peine la trace de son maître, et arrivait à propos pour le sauver — l’ingrat ! — des mains de ses ennemis.

À dire vrai, dès qu’elle parut, suivie du formidable Garamagrif, les Mahrattes ne lui disputèrent pas le passage. Les Anglais étonnés essayèrent inutilement de serrer leurs rangs et lui tirèrent quelques coups de revolver.

D’un bond Louison sauta à la gorge du colonel Robertson, du 13e hussards, et l’étendit mort sur le terrain. C’est dommage, car Robertson était un officier de grande espérance. Garamagrif, de son côté, tomba sur le major Wodsworth, qui criait à ses hommes :

« Avancez donc, damnés fils de… ! »

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car le premier coup de dents de Garamagrif lui donna la mort.

Un brave homme, ce capitaine Wodsworth, et qui laissait à Bénarès une veuve et six orphelins bien intéressants ; mais que voulez-vous ? c’est la guerre.

Quelle que fût la pensée des hussards anglais (s’ils avaient une pensée, ce que j’ignore), leurs chevaux commencèrent à se cabrer si violemment que les cavaliers n’en étaient plus maîtres et que le désordre se mit dans les rangs. Louison et Garamagrif, bondissant toujours, arrivèrent enfin jusqu’au maharajah, qui se défendait seul, adossé à un bananier, et parait de son mieux les coups de pointe.

Il était blessé de deux balles et perdait beaucoup de sang. Une dizaine de cavaliers l’entouraient, cherchant à le prendre plutôt qu’à le tuer.

« Rendez-vous, maharajah, dit l’un d’eux. Vous en serez quitte pour payer rançon. »

En même temps il cherchait à le désarmer, mais Corcoran, d’un coup de son terrible cimeterre, lui abattit le bras droit, et se retournant contre un autre cavalier, il fendit la tête à ce second adversaire.

Cependant il allait succomber, lorsque Louison arriva. Garamagrif la suivait à trois pas de distance, n’osant sans doute se montrer devant son maître après la réprimande qu’il avait reçue l’avant-veille.

À la vue de ces deux auxiliaires nouveaux du maharajah, les cavaliers anglais tournèrent bride en un clin d’œil et rejoignirent leur régiment qui déjà s’ébranlait. Corcoran les poursuivit, traversa les rangs des hussards anglais entre ses deux tigres et rejoignit son armée.

Les Mahrattes, qui l’avaient cru perdu, poussèrent un long cri de joie et revinrent à la charge. Corcoran, plus prudent cette fois, envoya sur sa droite une partie de sa cavalerie, pour tourner la gauche des Anglais, pendant que son artillerie placée en potence, les prenait de flanc et de face, et que le gros de l’armée s’avançait sur le centre.

Le général anglais, qui n’avait ni artillerie, ni infanterie pour se soutenir, ordonna la retraite, qui se fit d’abord avec beaucoup d’ordre. Mais les valets du camp, les vivandières, les femmes et tout ce peuple qui suit les armées anglaises dans l’Inde, craignant d’être abandonnés, se précipitèrent dans les rangs de la cavalerie pour se mettre à l’avant-garde des fuyards et rejoindre plus tôt l’infanterie laissée en arrière avec Spalding.

En quelques instants, le désordre fut au comble.


En quelques instants le désordre fut au comble. (Page 258.)

À la fin tout s’enfuit au hasard, et les officiers eux-mêmes ne cherchèrent plus qu’à devancer leurs camarades. Heureux ceux qui étaient bien montés ! Ils rejoignirent le général Spalding dès le soir même.

Corcoran, voyant que rien ne tenait plus devant lui, fit faire halte à son armée, et laissa à la cavalerie le soin de poursuivre les fuyards.

« Mes amis, dit-il d’une voix sonore, voilà comment il faut battre les Anglais. Courez sur eux, sabre ou baïonnette en avant, sans tirer, et Vichnou et Siva vous donneront la victoire… Au reste, tout n’est pas fini ; mais c’est assez pour aujourd’hui. »

Il eut soin de placer lui-même les postes avancés. Puis, se tournant vers Louison qui le regardait fixement et qui attendait un mot d’amitié :

« Entre nous, ma belle, dit-il, c’est à la vie et à la mort. Et toi aussi, Garamagrif, grand batailleur, tu seras mon ami, si tu veux ; mais ne va plus chercher querelle à Scindiah. »

Il rentra alors dans sa tente, où d’autres soins l’appelaient. Louison et Garamagrif s’étendirent à l’entrée comme deux factionnaires chargés de veiller à la sûreté du maharajah, et personne assurément ne fut tenté de violer la consigne sans nécessité.