Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran (Assollant)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Illustrations par Alphonse de Neuville.
2 volumes
Librairie Hachette et Cie.


Le capitaine Corcoran.

AVENTURES
MERVEILLEUSES MAIS AUTHENTIQUES
DU CAPITAINE
CORCORAN
PAR
A. ASSOLLANT

NEUVIÈME ÉDITION
ILLUSTRÉE DE 25 VIGNETTES DESSINÉES SUR BOIS
PAR A. DE NEUVILLE

PREMIÈRE PARTIE


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1898
Droits de propriété et de traduction réservés
AVENTURES MERVEILLEUSES
MAIS AUTHENTIQUES
DU CAPITAINE CORCORAN

PROLOGUE

I

L’Académie des sciences (de Lyon)
et le capitaine Corcoran.


Ce jour-là, — le 29 septembre 1856, — vers trois heures de l’après-midi, l’Académie des sciences de Lyon était en séance et dormait unanimement. Il faut dire, pour l’excuse de messieurs les académiciens, qu’on leur lisait depuis midi le Résumé succinct des travaux du célèbre docteur Maurice Schwartz, de Schwartzhausen, sur l’empreinte que laisse dans la poussière la patte gauche d’une araignée qui n’a pas déjeuné. Du reste, aucun des dormeurs ne s’était rendu sans combat. L’un, avant d’appuyer ses coudes sur la table et sa tête sur ses coudes, avait essayé d’esquisser à la plume le profil d’un sénateur romain, mais le sommeil l’avait surpris au moment où sa main savante traçait les plis de la toge ; un autre avait construit un vaisseau de ligne avec une feuille de papier blanc, et le doux ronflement qu’il faisait entendre semblait un vent léger destiné à enfler les voiles du navire. Le président seul, penché en arrière et appuyé sur le dossier de son fauteuil, dormait avec dignité, et, — la main sur la sonnette, comme un soldat sous les armes, — gardait une attitude imposante.

Pendant ce temps, le flot coulait toujours, et M. le docteur Maurice Schwartz, de Schwartzhausen, se perdait en considérations infinies sur l’origine et les conséquences probables de ses découvertes. Tout à coup l’horloge sonna trois coups et tout le monde s’éveilla. Alors le président prit la parole :

« Messieurs, dit-il, les quinze premiers chapitres du beau livre dont nous venons d’entendre la lecture contiennent tant de vérités nouvelles et fécondes, que l’Académie, tout en rendant hommage au génie de M. le docteur Schwartz, ne sera pas fâchée, je crois, de remettre à la semaine prochaine la lecture des quinze chapitres suivants. Par là, chacun de nous aura plus de temps pour creuser et approfondir ce magnifique sujet et pour proposer, s’il y a lieu, ses objections à l’auteur. »

M. Schwartz ayant donné son consentement, on se hâta de remettre la lecture à un autre jour et de parler d’autre chose.

Alors un petit homme se leva, qui avait la barbe et les cheveux blancs, les yeux vifs, le menton pointu, et dont la peau semblait collée sur les os, tant il était maigre et décharné. Il fit signe qu’il allait parler, et tout le monde aussitôt garda le silence, car il était de ceux qu’on écoute et qu’on se garde d’interrompre.

« Messieurs, dit-il, notre très-honorable et très-regretté collègue, M. Delaroche, est mort à Suez le mois dernier, au moment où il allait s’embarquer pour l’Inde, et chercher dans les montagnes des Ghâtes, vers la source du Godavery, le Gouroukaramtâ, premier livre sacré des Indous, antérieur même aux Védas, qu’on dit être caché par les indigènes à la vue des Européens. Cet homme généreux, dont le souvenir restera éternellement cher à tous les amis de la science, se voyant mourir, n’a pas voulu laisser son œuvre imparfaite. Il a légué cent mille francs à celui qui voudra se charger de la recherche de ce beau livre, dont l’existence, si l’on en croit les dires des brames, ne peut pas être mise en doute. Par son testament il institue votre illustre Académie son exécutrice testamentaire, et vous prie de choisir vous-mêmes le légataire. Ce choix offre d’ailleurs plus d’une difficulté, car le voyageur que vous enverrez dans l’Inde doit être robuste pour résister au climat, courageux pour braver la dent des tigres, la trompe des éléphants et les pièges des brigands indous ; il doit même être rusé pour tromper la jalousie des Anglais, car la Société royale asiatique de Calcutta a fait d’inutiles recherches et ne voudrait pas laisser à un Français l’honneur de découvrir le livre sacré. De plus, il faut qu’il connaisse le sanscrit, le parsi et toutes les langues vulgaires ou sacrées de l’Inde. Ce n’est donc pas une petite affaire, et je propose à l’Académie de mettre ce choix au concours. »

Ce qui fut fait sur l’heure, et chacun alla dîner.

Les concurrents se présentèrent en foule et briguèrent les suffrages de l’Académie ; mais l’un était faible de complexion, l’autre était ignorant, un troisième ne connaissait des langues orientales que le chinois ou le turcoman, ou le pur japonais. Bref, plusieurs mois s’écoulèrent sans que l’Académie eût fait un choix entre les candidats.

Enfin, le 26 mai 1857, l’Académie étant en séance, on remit au président la carte d’un étranger qui demandait à être admis sur-le-champ.

Sur cette carte était le nom : Le capitaine Corcoran.

« Corcoran ! dit le président. Corcoran ! Quelqu’un connaît-il ce nom-là ? »

Personne ne le connaissait. Mais l’assemblée, qui était curieuse comme toutes les assemblées, voulut voir l’étranger.

La porte s’ouvrit et le capitaine Corcoran parut.

C’était un grand jeune homme de vingt-cinq ans à peine, qui se présenta simplement, sans modestie et sans orgueil. Son visage était blanc et sans barbe. Dans ses yeux, d’un vert de mer, se peignaient la franchise et l’audace. Il était vêtu d’un paletot de laine alpaga, d’une chemise rouge et d’un pantalon de coutil blanc. Les deux bouts de sa cravate, nouée à la colin, pendaient négligemment sur sa poitrine.

« Messieurs, dit-il, j’ai appris que vous étiez dans l’embarras, et je viens vous offrir mes services.

— Dans l’embarras ! interrompit le président d’un air hautain, vous vous trompez, monsieur. L’Académie des sciences de Lyon n’est jamais dans l’embarras, non plus qu’aucune autre académie. Je voudrais bien savoir ce qui embarrasse une société savante qui compte parmi ses membres, j’ose le dire, — mettant à part l’homme qui a l’honneur de la présider, — tant de beaux génies, de belles âmes et de nobles cœurs… »

Ici l’orateur fut interrompu par trois salves d’applaudissements.

« Puisqu’il en est ainsi, répliqua Corcoran, et que vous n’avez besoin de personne, j’ai l’honneur de vous saluer. »

Il fit demi-tour à gauche et s’avança vers la porte.

« Eh ! monsieur, lui dit le président, que de vivacité ! Dites-nous au moins le sujet de votre visite.

— Voici, répondit Corcoran, vous cherchez le Gouroukaramtâ, n’est-ce pas ? »

Le président sourit d’un air ironique et bienveillant à la fois.

« Et c’est vous, monsieur, dit-il, qui voulez découvrir ce trésor ?

— Oui, c’est moi.

— Vous connaissez les conditions du legs de M. Delaroche, notre savant et regretté confrère ?

— Je les connais.

— Vous parlez anglais ?

— Comme un professeur d’Oxford.

— Et vous pouvez en donner une preuve sur-le-champ ?

Yes sir, dit Corcoran. You are a stupid fellow..

— Voulez-vous quelque autre échantillon de ma science ?

— Non, non, se hâta de dire le président, qui n’avait de sa vie entendu parler la langue de Shakespeare, excepté au théâtre du Palais-Royal. C’est fort bien, cher monsieur… Et vous connaissez aussi le sanscrit, je suppose ?

— Quelqu’un de vous, messieurs, serait-il assez bon pour demander un volume de Baghavatâ Pouranâ ? J’aurai l’honneur de l’expliquer à livre ouvert.

— Oh ! oh ! dit le président. Et le parsi ? et l’indoustani ? »

Corcoran haussa les épaules.

« Un jeu d’enfant ! » dit-il.

Et tout de suite, sans hésiter, il commença dans une langue inconnue un discours qui dura dix minutes. Toute l’assemblée le regardait avec étonnement.

Quand il eut fini de parler :

« Savez-vous, dit-il, ce que j’ai eu l’honneur de vous raconter là ?

— Par la planète que M. Le Verrier a découverte ! répondit le président, je n’en sais pas le premier mot.

— Eh bien ! dit Corcoran, c’est de l’indoustani. C’est ainsi qu’on parle à Kachmyr, dans le Népal, le royaume de Lahore, le Moultan, l’Aoude, le Bengale, le Dekkan, le Carnate, le Malabar, le Gandouna, le Travancor, le Coïmbetour, le Maïssour, le pays des Sikhs, le Sindhia, le Djeypour, l’Odeypour, le Djesselmire, le Bikanir, le Baroda, le Banswara, le Noanagar, l’Holkar, le Bopal, le Baitpour, le Dolpour, le Satarah et tout le long de la côte de Coromandel.

— Très-bien ! monsieur. Très-bien ! s’écria le président. Il ne nous reste plus qu’une question à vous faire. Excusez mon indiscrétion. Nous sommes chargés, par le testament de notre regrettable ami, d’une si lourde responsabilité, que nous ne saurions trop…

— Bon ! dit Corcoran. Parlez librement, mais vite, car Louison m’attend.

— Louison ! reprit le président avec dignité. Qui est cette jeune personne ?

— C’est une amie qui me suit dans tous mes voyages. »

À ces mots, on entendit un bruit de pas précipités dans la salle voisine. Puis une porte fut fermée avec un grand fracas.

« Qu’est cela ? demanda le président.

— C’est Louison qui s’impatiente.

— Eh bien, qu’elle attende, continua le président. Notre Académie n’est pas, je suppose, aux ordres de Mme ou Mlle Louison.

— Comme il vous plaira, » dit Corcoran.

Et, prenant un fauteuil que personne n’avait eu la politesse de lui offrir, il s’assit, commodément appuyé pour écouter le discours de l’académicien.

Or, le savant homme était fort en peine pour trouver un exorde, car on avait oublié de mettre sur la table de l’eau et du sucre, et chacun sait que le sucre et l’eau sont les deux mamelles de l’éloquence. Pour réparer cet oubli impardonnable, il tira le cordon de la sonnette.

Mais personne ne parut.

« Ce garçon de salle est bien négligent, dit-il enfin ; je le ferai renvoyer. »

Et il sonna deux fois, trois fois, cinq fois, mais toujours inutilement.

« Monsieur, dit Corcoran qui eut pitié de son martyre, ne sonnez plus. Ce garçon se sera pris de querelle avec Louison et aura quitté la salle.

— Avec Louison ! s’écria le président. Mais cette jeune personne est donc d’un bien mauvais caractère ?

— Non. Pas trop mauvais. Mais il faut savoir la prendre. Il aura voulu la brusquer. Elle est si jeune, elle se sera emportée, probablement.

— Si jeune ! Quel âge a donc Mlle Louison ?

— Cinq ans tout au plus, dit Corcoran.

— Oh ! à cet âge-là, il est facile d’en venir à bout.

— Je ne sais pas. Elle égratigne quelquefois, elle mord…

— Mais, monsieur, dit le président, il n’y a qu’à la transporter dans une autre salle.

— C’est difficile, répliqua Corcoran. Louison est volontaire ; elle n’est pas habituée à se voir contrariée. Elle est née sous les tropiques, et ce climat brûlant a excité encore l’ardeur naturelle de son tempérament…

— Voyons, dit le président, c’est assez causer de Mlle Louison. L’Académie a quelque chose de plus important à faire. Je reviens à notre interrogatoire. Vous êtes d’une santé robuste, monsieur ?

— Je le suppose, répliqua Corcoran. J’ai eu deux fois le choléra, une fois la fièvre jaune, et me voilà. J’ai mes trente deux dents et quant à mes cheveux, touchez vous-même et voyez s’ils ressemblent à une perruque.

— C’est bien. Et vous êtes vigoureux, j’espère ?

— Euh ! dit Corcoran, un peu moins que mon défunt père, mais assez pour ma consommation journalière. »

En même temps, il regarda autour de lui, et, voyant que la fenêtre était scellée de gros barreaux de fer, il prit d’une main l’un des barreaux et, sans effort apparent, il le tordit comme un bâton de cire rouge ramolli par le feu.

« Diable ! voilà un vigoureux gaillard, s’écria un des académiciens.

— Oh ! répliqua Corcoran d’un air tranquille, ceci n’est rien. Mais si vous me montrez un canon de 36, je m’engagerai volontiers à le porter sur la montagne de Fourvières. »

L’admiration des assistants commençait à devenir de l’épouvante.

« Et, continua le président, vous avez vu le feu, je suppose ?

— Une douzaine de fois, dit Corcoran. Pas davantage. Dans les mers de la Chine et de Bornéo, vous savez, un capitaine marchand doit toujours avoir quelques caronades à bord pour se défendre des pirates ?

— Vous avez tué des pirates ?

— À mon corps défendant, répliqua le marin, et deux ou trois cents tout au plus. Oh ! je n’étais pas seul à la besogne, et sur ce nombre, je n’en ai guère tué plus de vingt-cinq ou trente pour ma part. Mes matelots ont fait le reste. »

À ce moment, la séance fut interrompue.

On entendit dans la salle voisine le bruit d’une et de plusieurs chaises, qu’une personne inconnue venait de renverser.

« C’est insupportable ! s’écria le président. Il faut voir ce que c’est.

— Quand je vous disais qu’il ne fallait pas impatienter Louison ! dit Corcoran. Voulez-vous que je l’amène ici pour la calmer ? Elle ne peut pas vivre sans moi.

— Monsieur, répliqua assez aigrement un académicien, quand on a chez soi un enfant morveux, on le mouche ; ou quinteux, on le corrige ; ou criard, on le met au lit ; mais on ne l’amène pas dans l’antichambre d’une société savante !

— Vous n’avez plus de questions à faire ? demanda Corcoran sans s’émouvoir.

— Pardon ! une encore, monsieur, dit le président en raffermissant sur son nez ses lunettes d’or avec l’index de la main droite. Êtes-vous ?… voyons, vous êtes brave, fort et bien portant, cela se voit. Vous êtes savant, et vous nous l’avez prouvé en nous parlant couramment l’indoustani, qu’aucun de nous ne comprend ; mais, voyons, êtes-vous… comment dirai-je ?… fin et rusé, car vous savez qu’il faut l’être pour voyager chez ces peuples perfides et cruels. Et, quelque désir que l’Académie ait de vous décerner le prix proposé par notre illustre ami Delaroche, quelque passion qu’elle ait de retrouver le fameux Gouroukaramtâ que les Anglais ont cherché vainement dans toute la presqu’île de l’Inde, cependant nous nous ferions un cas de conscience d’exposer une vie aussi précieuse que la vôtre, et…

— Si je suis ou non rusé, interrompit Corcoran, je l’ignore. Mais je sais que mon crâne étant celui d’un Breton de Saint-Malo, et les poignets qui pendent au bout de mes deux bras étant d’une rare pesanteur, et mon revolver étant de bonne fabrique, et mon dirk écossais étant d’une trempe sans pareille, je n’ai encore vu nul être vivant qui ait mis impunément la main sur moi. C’est aux poltrons d’être rusés. Dans la famille des Corcoran, on fait son trou devant soi, comme un boulet de canon, et l’on passe.

— Mais, dit encore le président, quel est donc cet affreux vacarme ? C’est encore, je suppose, Mlle Louison qui s’amuse ? Allez la calmer un instant, monsieur, ou la menacer du fouet, car on n’y peut plus tenir.

— Ici, Louison, ici ! » s’écria Corcoran sans quitter son fauteuil.

À cet appel, la porte s’ouvrit comme enfoncée par une catapulte, et l’on vit apparaître un tigre royal d’une grandeur et d’une beauté extraordinaires. D’un bond, l’animal s’élança par-dessus la tête des académiciens et vint tomber aux pieds du capitaine Corcoran.

« Eh bien ! Louison, eh bien ! ma chère ! dit le capitaine, vous faites du bruit dans l’antichambre, vous dérangez la société ! C’est fort mal ; couchez-vous ! Si vous continuez, je ne vous mènerai plus dans le monde. »

Cette menace parut causer une terrible frayeur à Louison.

II

Comment l’Académie des sciences (de Lyon)
fit connaissance avec Louison.


Mais quelle que fût l’émotion de Louison lorsque le capitaine Corcoran l’eut menacée de ne plus la conduire dans le monde, à coup sûr cette émotion n’approchait pas de celle dont furent saisis les membres de l’illustre Académie des sciences (de Lyon). Et si l’on veut bien réfléchir que leur profession habituelle étant d’être savants et non de jongler avec les tigres du Bengale, peut-être ne leur saura-t-on pas mauvais gré d’avoir eu leur part de faiblesse humaine.

Leur première pensée fut de regarder du côté de la porte et de se précipiter dans la salle voisine, d’où ils comptaient gagner l’antichambre qui aboutit à un bel escalier par où l’on descend dans la rue.

Là, il ne leur serait pas difficile de gagner du terrain, car un bon fantassin, lorsqu’il ne porte sur son dos ni vivres ni bagages, peut faire aisément douze kilomètres à l’heure.

Or, l’académicien le plus éloigné de son domicile n’avait guère plus d’un kilomètre ou deux à mesurer avant d’arriver au but, c’est-à-dire au coin de sa cheminée. Il avait donc de grandes chances d’échapper en quelques minutes à la société de Louison.

Quelque long que semble ce raisonnement lorsqu’on l’écrit sur le papier, il fut fait avec une rapidité si grande et si unanime, qu’en un clin d’œil tous les académiciens se levèrent et voulurent prendre la fuite.

Le président lui-même, bien qu’en toute circonstance il dût donner l’exemple, et qu’en celle-ci il eût montré tout le zèle imaginable, n’arriva pourtant que le dix-neuvième à la porte d’entrée brisée par le choc de Louison.

Mais personne ne s’avisa de franchir le seuil. Louison, qui s’ennuyait d’être enfermée, devina leur dessein, et voulut, elle aussi, prendre l’air.

En un clin d’œil et d’un bond elle passa pour la deuxième fois par-dessus leurs têtes et tomba justement devant M. le secrétaire perpétuel, qui se hâtait de sortir le premier. Cet homme vénérable fit un pas en arrière, et en aurait fait volontiers plusieurs autres, si les pieds de ceux qui le suivaient n’avaient été un obstacle insurmontable.

À la vérité, quand on vit que Louison servait d’avant-garde, tout le monde se hâta de reculer, et le secrétaire perpétuel fut dégagé. Sa perruque seule eut quelques faux plis.

Cependant Louison, toute joyeuse, avait pris le grand trot et se promenait dans la salle d’attente comme un jeune lévrier qui va partir pour la chasse. Elle regardait les académiciens avec des yeux vifs et pleins de malice, et paraissait attendre les ordres du capitaine Corcoran.

L’Académie fut fort indécise. Sortir n’était pas sûr à cause des caprices de Louison. Rester était moins sûr encore.

On se groupait, on se pelotonnait dans un coin de la salle. On entassait fauteuils sur fauteuils pour former une barricade.

Enfin le président, qui était un homme sage, ainsi qu’on a pu en juger par ses discours, émit tout haut l’avis que le capitaine Corcoran ferait honneur et plaisir à tous les membres présents de l’honorable assemblée, s’il consentait à « filer par le chemin le plus direct et le plus court. »

Bien que le mot filer ne fût pas très-parlementaire, Corcoran ne s’en offensa point, sachant bien qu’il est des minutes où l’on n’a pas le temps de choisir ses mots.

« Messieurs, dit-il, je regrette bien vivement que…

— Ne regrettez rien, au nom de Dieu ! et partez ! s’écria le secrétaire perpétuel. Je ne sais ce que votre Louison regarde en moi, mais elle me donne froid dans le dos. »

Effectivement, Louison était fort intriguée. Dans la confusion de la mêlée, M. le secrétaire avait, sans y prendre garde, laissé glisser sa perruque sur son épaule droite ; de sorte que le crâne paraissait tout nu aux yeux de Louison, et ce spectacle nouveau l’étonnait beaucoup.


M. le secrétaire avait laissé glisser sa perruque. (Page 18.)

Corcoran s’en aperçut, et, sans dire un mot, il montra le chemin à Louison et s’avança vers la seconde porte d’entrée.

Mais cette porte était solidement barricadée en dehors. Et, pour comble de malheur, comme elle était en bronze, Corcoran lui-même n’aurait pu l’ébranler. Cependant il fit un effort et donna un tel coup d’épaule, que la porte et la muraille tremblèrent et que la maison tout entière en parut ébranlée. Il allait en donner un second, mais le président l’arrêta.

« Ce serait bien pire, dit-il, si vous faisiez tomber la maison sur nos têtes.

— Que faire ? dit alors le capitaine. Ah ! je vois un moyen… Nous allons passer par la fenêtre. Louison et moi. »

Le président eut un mouvement de générosité.

« Capitaine, dit-il, prenez garde. D’abord, il faut desceller les barreaux de fer. De plus, il y a trente pieds depuis la fenêtre jusqu’au pavé de la rue. Vous allez vous casser le cou. Quant à votre vilain animal…

— Chut ! répondit Corcoran. Ne dites pas de mal de Louison. Elle est très-susceptible. Elle se fâcherait… Quant aux barreaux, c’est peu de chose. »

Et, en effet, il en arracha trois presque sans effort apparent.

« Maintenant, ajouta-t-il, on peut passer. »

À vrai dire, l’Académie était partagée entre la crainte de le voir se casser le cou et le plaisir de dire adieu à Louison.

Corcoran s’assit sur la fenêtre et se disposa à descendre dans la rue en s’aidant des sculptures et des saillies de la muraille. Mais, tout à coup, le président le rappela.

« Eh ! dit-il, capitaine, est-ce que vous allez nous laisser seuls avec Louison ?

— Ma foi ! répliqua Corcoran, il faut bien que quelqu’un passe le premier, et jamais Louison ne sautera si je ne lui donne pas l’exemple.

— Oui, reprit le président ; mais si, quand vous serez descendu, Louison refuse de sauter ?

— Ah ! si le ciel tombait, répliqua Corcoran, bien des alouettes seraient prises. Une dernière fois, faut-il descendre, oui ou non ?

— Faites descendre Louison d’abord, dit le président.

— C’est juste ! reprit Corcoran. Mais si je prends Louison par la peau du cou et si je la jette par la fenêtre, Louison, qui est fantasque, ne m’attendra pas, et se mettra à courir dans les rues, et dévorera peut-être dix ou douze personnes avant que j’aie pu venir à leur secours. Vous ne connaissez pas l’appétit de Louison ! Et justement il est quatre heures, et elle n’a pas fait son lunch. Car elle fait son lunch tous les jours à une heure après-midi, comme la reine Victoria. Sabre et mitraille ! elle n’a pas pris son lunch aujourd’hui ! Ah ! maudite étourderie ! »

Au mot de lunch, les yeux de Louison étincelèrent de plaisir.

Elle regarda l’un des académiciens, brave homme, bien portant, gros, gras, frais et rose, ouvrit et ferma deux ou trois fois les mâchoires et fit claquer sa langue d’un air de satisfaction. De l’académicien, son regard se porta sur Corcoran. Elle paraissait lui demander si le moment était venu de luncher. L’académicien vit ces deux regards et pâlit.

« Allons, dit Corcoran, je reste… Et toi, ma belle, ajouta-t-il en caressant Louison, tiens-toi tranquille. Si tu ne lunches pas aujourd’hui, tu luncheras demain, parbleu ! Il ne faut pas être sur sa bouche. »

Ici Louison gronda légèrement.

« Silence, mademoiselle, dit Corcoran en levant sa cravache. Silence ou vous aurez affaire à Sifflante ! »

Est-ce le discours du capitaine ? est-ce la vue de Sifflante qui calma la tigresse ? Elle se coucha à plat ventre en frottant sa belle tête contre la jambe de son ami en imitant le ron ron des chats.

« Messieurs, dit le président, je vous invite à vous rasseoir. Si la porte est fermée et barricadée c’est sans doute parce que le portier est allé chercher du secours. Prenons patience en l’attendant, et si vous voulez, pour ne pas perdre de temps, examinons sur-le-champ le beau travail de notre savant confrère M. Crochet sur l’origine et la formation de la langue mandchoue.

— Il s’agit bien de mandchou, interrompit en grognant un des académiciens. Je donnerais le mandchou, tous ses composés, tous ses dérivés, et par-dessus le marché le japonais et le thibétain, pour me chauffer à l’heure qu’il est les pieds au coin de mon feu. A-t-on jamais vu un coquin de portier comme celui-là ? Brigand ! je lui casserai ma canne sur les épaules !

— Je crois, suggéra le secrétaire perpétuel, que l’honorable assemblée ne jouit pas tout à fait du calme moral qui est si propre à favoriser les investigations de la science, en sorte qu’il paraîtra peut-être convenable de remettre à un autre jour l’affaire des Mandchous. En revanche, s’il plaisait au capitaine de nous raconter par suite de quelles aventures nous nous trouvons aujourd’hui face à face avec Mlle Louison…

— Oui, reprit le président, capitaine, racontez-nous vos aventures et surtout l’histoire de votre jeune amie. »

Corcoran s’inclina d’un air respectueux et commença son discours en ces termes :

III

D’un tigre, d’un crocodile et du capitaine Corcoran.


« Peut-être avez-vous entendu parler, messieurs, du célèbre Robert Surcouf, de Saint-Malo. Son père était le propre neveu du beau-frère de mon bisaïeul. Le très-illustre et très-savant Yves Quaterquem[1], aujourd’hui membre de l’Institut de Paris, et qui a découvert, comme chacun sait, le moyen de diriger les ballons, est mon cousin germain. Mon grand-oncle Alain Corcoran, surnommé Barberousse était au collège en même temps que feu M. le vicomte François de Chateaubriand, et eut l’honneur, le 23 juin 1782, d’appliquer son poing fermé sur l’œil du vicomte, pendant la récréation, entre quatre heures et demie et cinq heures de l’après-midi. Vous voyez, messieurs, que je suis de bonne maison, et que les Corcoran peuvent lever haut la tête et regarder le soleil en face.

De moi-même j’ai peu de chose à dire. Je suis né une ligne de pêche à la main. Je montais seul dans la barque de mon père à l’âge où les autres enfants connaissent à peine l’alphabet, et quand mon père eut péri en portant secours à un bateau pêcheur en détresse, je m’embarquai sur la Chaste Suzanne, de Saint-Malo, qui allait pêcher la baleine vers le détroit de Behring ; après trois ans de courses vers le pôle nord et le pôle sud, je passai de la Chaste Suzanne sur la Belle-Émilie, de la Belle-Émilie sur le Fier-Artaban et du Fier-Artaban sur le Fils de la Tempête, un brick ailé qui file ses dix-huit nœuds à l’heure, toutes voiles dehors.

— Monsieur, interrompit le secrétaire perpétuel de l’Académie, vous nous avez promis l’histoire de Louison.

— Prenez patience, répliqua Corcoran, la voici. »

Mais un bruit lointain de tambours lui coupa la parole. On battait le rappel.

— Qu’est ceci ? demanda le président avec inquiétude.

— Je devine, répondit Corcoran. C’est le portier effrayé qui a barricadé la porte et qui est allé demander du secours au poste voisin. Poltron, va !

— Parbleu ! dit un académicien, il aurait bien mieux fait de laisser la porte ouverte. Je ne perdrais pas mon temps à écouter l’histoire de Louison.

— Attention ! dit le capitaine. Voici qui devient sérieux. On sonne le tocsin. »

Effectivement le tocsin retentit au clocher le plus voisin, et se communiqua bientôt à tous les autres avec la rapidité de la flamme poussée par le vent.

« Bombes et mitraille ! dit en riant le capitaine. L’affaire sera chaude, ma pauvre Louison, car je vois qu’on va t’assiéger comme une place forte… »

Pour revenir à mon histoire, messieurs, c’était vers la fin de l’année de 1853, j’avais fait construire le Fils de la Tempête à Saint-Nazaire, et je venais de décharger dans le port de Batavia sept ou huit cents barriques de vin de Bordeaux. L’affaire était bonne. Donc, content de moi, de mon prochain, de la divine Providence et de l’état de mes affaires, je résolus un jour de prendre un plaisir qu’on n’a pas souvent sur mer : c’est celui de la chasse au tigre.

Vous n’ignorez pas, messieurs, que le tigre, qui est, d’ailleurs, le plus bel animal de la création, — regardez Louison, — a reçu malheureusement du ciel un appétit extraordinaire. Il aime le bœuf, l’hippopotame, la perdrix, le lièvre ; mais ce qu’il préfère à tout, c’est le singe, à cause de sa ressemblance avec l’homme ; et l’homme, à cause de sa supériorité sur le singe. De plus, il est délicat, il ne mange jamais deux fois du même morceau, et par exemple, si Louison avait dévoré à déjeuner une épaule de M. le secrétaire perpétuel, rien ne pourrait l’obliger à goûter de l’autre épaule à l’heure du lunch. Elle est friande comme un chat d’évêque. (Ici le secrétaire fit la grimace.)

« Mon Dieu, monsieur, continua Corcoran, je sais bien que Louison aurait tort, et que les deux épaules se valent : mais c’est son caractère ; on ne se refait pas. »

Je partis de Batavia, portant mon fusil sur l’épaule, et chaussé de grandes bottes comme un Parisien qui va chercher un lièvre dans la plaine Saint-Denis. Mon armateur, M. Cornélius Van Crittenden, voulait me faire accompagner par deux Malais chargés de dépister le tigre et de se faire manger à ma place, si par hasard le tigre était plus habile que moi. Vous entendez bien que moi, René Corcoran, dont le bisaïeul était l’oncle du père de Robert Surcouf, je me mis à rire en entendant cette proposition. On est Malouin, ou l’on n’est pas Malouin, n’est-ce pas ? Or, je suis Malouin, et, de mémoire d’homme, on n’a jamais entendu parler d’un Malouin mangé par un tigre. Du reste, la réciproque est vraie, et l’on ne sert pas souvent de tigres sur la table des Malouins.

Cependant, comme, après tout, il me fallait des aides pour transporter ma tente et mes provisions, les deux Malais me suivirent, conduisant un chariot.

Je rencontrai d’abord, à quelques lieues de Batavia, une rivière assez profonde qui traversait la forêt des singes, aussi grande et plus peuplée d’animaux carnassiers que le département même de la Seine. C’est dans ces épais fourrés qu’on trouve le lion, le tigre, le boa constrictor, la panthère et le caïman, les plus féroces de toutes les bêtes de la création, — l’homme seul excepté, qui tue sans besoin et pour le plaisir de tuer.

Dès qu’il fut dix heures du matin, la chaleur devint si forte, que les Malais eux-mêmes, accoutumés pourtant à leur propre climat, demandèrent grâce et se couchèrent à l’ombre. Pour moi, je m’étendis dans le chariot, la main sur ma carabine, car je craignais quelque surprise, et dormis profondément.

Un spectacle étrange m’attendait au réveil.

La rivière sur le bord de laquelle j’avais établi mon campement était appelée Mackintosh, du nom d’un jeune Écossais qui était venu chercher fortune à Batavia. Un jour, comme il la remontait en bateau avec quelques amis, un coup de vent jeta son chapeau dans la rivière. Mackintosh étendit le bras pour le ressaisir, mais au moment où il le touchait, une gueule effroyable et qui semblait appartenir à quelque tronc d’arbre flottant sur l’eau se referma sur sa main, la saisit et l’entraîna au fond de l’eau.

Cette gueule était celle d’un caïman qui n’avait pas déjeuné.

On fit d’inutiles efforts pour repêcher Mackintosh et pour le venger ; mais la Providence se chargea de châtier le meurtrier.

La longue-vue de l’Écossais pendait en bandoulière sur sa poitrine. Soit que le caïman fut trop vorace ou trop affamé pour bien distinguer ce qu’il avalait, la longue-vue de Mackintosh se mit, à ce qu’il paraît, en travers du gosier de l’amphibie, de manière qu’il ne put ni avaler tout à fait cet infortuné jeune homme, ni remonter du fond de l’eau à la surface pour respirer plus à l’aise, et qu’il mourut victime de sa gloutonnerie. On le retrouva quelques jours après noyé, étendu sur le rivage, et n’ayant pas lâché Mackintosh.

« Monsieur, interrompit le président de l’Académie, il me semble que vous vous écartez sensiblement de votre sujet ; vous nous aviez promis de nous donner l’histoire de Louison et non pas celle de la longue-vue de monsieur Mackintosh.

— Monsieur le président, répliqua Corcoran avec déférence, je reviens à Louison. »

Il était donc à peu près deux heures de l’après-midi lorsque je fus éveillé tout à coup par des cris horribles. Je me mets sur mon séant, j’arme ma carabine, et j’attends avec patience l’ennemi.

Ces cris étaient poussés par mes deux Malais, qui accouraient tout effrayés, pour chercher un asile sur le chariot.

« Maître ! maître ! dit l’un des deux, voici le seigneur qui s’avance ! Prenez garde !

— Quel seigneur ? dis-je.

— Le seigneur tigre !

— Eh bien, il m’épargnera la moitié du chemin. Voyons donc ce terrible seigneur ! »

Tout en parlant, je sautai à terre et j’allai à la rencontre de l’ennemi. On ne le voyait pas encore, mais on pouvait deviner son approche à la frayeur et à la fuite de tous les autres animaux. Les singes se hâtaient de remonter sur les arbres, et du haut de ces observatoires, lui faisaient des grimaces pour le braver. Quelques-uns même, plus hardis, lui jetaient à la tête des noix de cocos. Pour moi, je ne devinai la direction dans laquelle il marchait qu’au bruit des feuilles qu’il foulait et froissait sous ses pieds. Peu à peu, ce bruit se rapprocha de moi, et comme le chemin était à peine assez large pour laisser passer deux chariots, je commençai à craindre de l’apercevoir trop tard, et de n’avoir pas le temps de l’ajuster, car l’épaisseur du fourré le cachait entièrement.

Heureusement, je reconnus bientôt qu’il devait passer près de moi, mais sans me voir, et qu’il allait tout simplement boire dans la rivière.

Enfin je l’aperçus, mais seulement de profil. Sa gueule était ensanglantée ; il avait l’air satisfait et les jambes écartées, comme un rentier qui va fumer son cigare sur le boulevard des Italiens après un bon déjeuner.

À dix pas de moi, le bruit sec du chien de ma carabine que j’armais parut lui causer quelque inquiétude. Il tourna la tête à demi, m’aperçut à travers un buisson qui nous séparait et s’arrêta pour réfléchir.

Je le suivais de l’œil ; mais pour le tuer d’un coup, il aurait fallu l’ajuster au front ou au cœur et il s’était posé de trois quarts, comme un tigre de qualité qui fait faire son portrait par le photographe.

Quoi qu’il en soit, la divine Providence m’épargna ce jour-là un meurtre déplorable ; car ce tigre, ou plutôt cette tigresse, n’était autre que ma belle et charmante amie, cette douce Louison que vous voyez et qui nous écoute d’une oreille si attentive.

Louison (je puis bien à présent lui donner ce nom) avait déjeuné, comme je vous l’ai dit, et ce fut un grand bonheur pour moi et pour elle. Elle ne pensait qu’à digérer en paix. Aussi, après m’avoir regardé obliquement pendant quelques secondes… tenez, à peu près comme elle regarde à présent le secrétaire perpétuel…

(Ici le secrétaire changea de place et alla s’asseoir derrière le président.)

Elle continua lentement son chemin et s’avança vers la rivière qui coulait à quelques pas de là.

Tout à coup je vis un curieux spectacle. Louison, qui marchait jusque-là d’un air indifférent et superbe, ralentit tout à coup son pas, et, allongeant son beau corps, si long déjà, elle s’avança, en rasant le sol et prenant les plus grandes précautions pour n’être ni vue ni entendue, auprès d’un large et long tronc d’arbre qui était étendu sur le sable, au bord de la rivière Mackintosh.

Je marchais derrière elle, la carabine à l’épaule, toujours prêt à tirer, attendant une occasion favorable.

Mais je fus bien étonné. En approchant du tronc d’arbre, je vis qu’il avait des pattes et des écailles qui brillaient au soleil ; les yeux étaient fermés et la gueule était ouverte.

C’était un crocodile qui dormait sur le sable, au soleil, comme un juste. Aucun rêve ne troublait ce tranquille sommeil. Il ronflait paisiblement, comme ronflent les crocodiles qui n’ont pas de mauvaise action sur la conscience.

Ce sommeil, cette pose pleine de grâce et d’abandon, je ne sais quoi encore, probablement quelque inspiration de l’esprit malin, tout parut tenter Louison. Je vis ses lèvres s’écarter. Elle riait comme un jeune polisson qui va jouer un bon tour à son maître d’école.

Elle avança doucement la patte et l’enfonça tout entière dans la gueule du crocodile. Elle essayait d’arracher la langue du dormeur pour la manger en guise de dessert, car Louison est très-friande ; c’est le défaut de son sexe et de son âge.

Mais elle fut bien sévèrement punie de sa mauvaise pensée.

Elle n’eut pas plutôt touché la langue du crocodile, que la gueule de celui-ci se referma. Il ouvrit les yeux, — de grands yeux couleur vert de mer, que je vois encore, — et regarda Louison d’un air de surprise, de colère et de douleur qu’il est impossible de peindre.

De son côté, Louison n’était pas à la noce. La pauvre chérie se débattait comme un diable entre les dents aiguës du crocodile. Heureusement, elle serrait si fort la langue de celui-ci avec ses griffes, que le malheureux n’osait user de toutes ses forces et lui couper la patte, comme il l’aurait fait aisément si sa langue avait été libre.

Jusque-là le combat était égal, et je ne savais pour qui faire des vœux, car enfin l’intention de Louison n’était pas bonne, et sa plaisanterie était fort désagréable pour son adversaire ; mais Louison était si belle ! Elle avait tant de grâces dans les formes, tant de souplesse dans les membres, tant de variété dans les mouvements ! Elle ressemblait à une jeune chatte, à peine en sevrage, qui joue au soleil sous les yeux de sa mère.

Mais, hélas ! ce n’était pas pour jouer qu’elle se tordait sur le sable en poussant des cris rauques qui faisaient retentir la forêt. Les singes, perchés en sûreté sur les cocotiers, regardaient en riant ce terrible combat. Les babouins montraient Louison aux macaques et lui faisaient, le petit doigt posé sur le nez et la main déployée en éventail, le geste moqueur des gamins de Paris. L’un d’eux même, plus hardi que les autres, descendit de branche en branche jusqu’à six ou sept pieds de terre, et là, se suspendant par la queue, il osa du bout de ses ongles gratter légèrement le mufle de la redoutable tigresse. À cette plaisanterie, tous les babouins poussèrent de grands éclats de rire ; mais Louison fit un geste si prompt et si menaçant, que le jeune babouin qui l’avait essayée n’osa pas la recommencer, et se tint pour très-heureux d’avoir échappé aux dents meurtrières de son ennemie.

Cependant le crocodile entraînait la pauvre tigresse dans la rivière. Elle leva les yeux au ciel, comme pour implorer sa pitié ou le prendre à témoin de son martyre, et les abaissa sur moi par hasard.


Cependant le crocodile entraînait la tigresse dans la rivière. (Page 35.)

Quels beaux yeux ! Quel mélancolique et doux regard où se peignaient toutes les angoisses de la mort ! Pauvre Louison !

Au même instant le crocodile plongea, entraînant Louison sous l’eau. À cette vue je me décidai.

Le bouillonnement de la rivière indiquait les efforts de Louison pour se dégager. J’attendis pendant une demi-minute, la carabine à l’épaule, le doigt sur la détente, l’œil fixe.

Heureusement, Louison, qui est un animal, si vous voulez, mais qui n’est pas une bête, s’était dans son désespoir accrochée fortement à un tronc d’arbre qui pendait sur le bord de l’eau.

Cette précaution lui sauva la vie.

À force de se débattre, elle parvint à élever sa tête au-dessus de la rivière et à se tirer par là du danger le plus pressant, celui de se noyer.

Peu à peu le crocodile lui-même sentit le besoin de respirer, et, moitié de gré, moitié de force, revint avec elle au rivage.

C’est là que je l’attendais. En un clin d’œil son sort fut décidé. L’ajuster, tirer mon coup de carabine, lui envoyer une balle dans l’œil gauche et

lui briser le crâne, ce fut l’affaire de deux secondes. Le malheureux ouvrit la gueule et voulut gémir. Il battit le sable de ses quatre pieds et expira.

La tigresse, plus prompte encore que moi, avait déjà retiré de la gueule de son ennemi sa patte à demi déchirée.

Son premier mouvement, je dois le dire, ne fut pas un témoignage de confiance ou de reconnaissance. Peut-être pensait-elle avoir plus à craindre de moi que du crocodile. Elle essaya d’abord de fuir ; mais la pauvre bête, réduite à trois pattes et presque estropiée de la quatrième, ne pouvait aller bien loin. Au bout de dix pas, je l’atteignis.

Je vous avouerai, messieurs, que je me sentais déjà beaucoup d’amitié pour elle. D’abord je lui avais rendu un grand service, et vous savez qu’on s’attache bien plus à ses amis par les services qu’on leur rend que par ceux qu’on reçoit d’eux. De plus, elle me paraissait d’un très-bon caractère, car la plaisanterie même qu’elle avait voulu faire au crocodile indiquait un naturel porté à la joie ; or, la joie, vous le savez, messieurs, quand elle n’est pas feinte, est le symptôme d’un bon cœur et d’une bonne conscience.

Enfin j’étais seul, en pays étranger, à cinq mille lieues de Saint-Malo, sans amis, sans parents, sans famille. Il me sembla que la société d’un ami qui me devrait la vie, — cet ami eût-il quatre pattes, des griffes redoutables et des dents terribles, — vaudrait toujours mieux que rien.

Avais-je tort ?

Non, messieurs. Et la suite l’a bien prouvé.

Mais, pour ne pas anticiper sur mon histoire, je dois dire que Louison ne me parut pas avoir besoin d’un ami autant que moi.

Quand je m’approchai d’elle, je la vis, ne pouvant se soutenir qu’avec peine sur trois pattes, se coucher sur le dos, et là, attendre mon attaque en désespérée. Elle poussait le cri rauque qui lui est habituel quand elle se met en colère, elle grinçait des dents, elle me montrait ses griffes et semblait prête à me dévorer, ou tout au moins à vendre chèrement sa vie.

Mais je sais apprivoiser les êtres les plus féroces.

Je m’avançai donc d’un air paisible. Je déposai ma carabine sur le sable, à portée de la main, je me penchai sur la tigresse, et je lui caressai doucement la tête comme à un enfant.

D’abord elle me regarda obliquement, comme pour m’interroger. Mais quand elle vit que mes intentions étaient bonnes, elle se remit sur le ventre, lécha doucement ma main, et d’un air triste me présenta sa patte malade. Je sentis à mon tour tout le prix de cette marque de confiance, et je regardai cette patte avec soin. Rien n’était brisé. Les dents du crocodile n’avaient même pas pénétré fort avant, à cause de la manière dont Louison lui serrait la langue.

Je me contentai de laver la plaie avec soin. Je tirai de ma carnassière un flacon d’alcali dont je versai une ou deux gouttes sur la blessure, et je fis signe à Louison de me suivre.


Je versai deux gouttes d’alcali sur la blessure. (Page 41.)

Soit reconnaissance, soit désir d’être pansée avec soin, elle se laissa conduire et me suivit jusqu’au chariot, où les deux Malais qui m’accompagnaient faillirent mourir de peur en l’apercevant. Ils sautèrent à bas du chariot et rien ne put les décider à y remonter.

Le jour suivant nous retournâmes à Batavia. Cornélius van Crittenden fut bien étonné de me voir arriver avec ma nouvelle amie, à qui j’avais donné tout de suite le nom de Louison, et qui me suivait dans les rues comme un jeune chien.

Huit jours après je levai l’ancre, emmenant la tigresse, qui n’a jamais cessé de me tenir fidèle compagnie. Une nuit même, dans les parages de Bornéo, elle m’a sauvé la vie.

Mon brick fut surpris par un temps calme à trois lieues de l’île. Vers minuit, comme mon équipage, composé de douze hommes seulement, s’était endormi, une centaine de pirates malais monta tout à coup à bord et jeta dans la mer le matelot qui tenait le gouvernail.

Ce meurtre fut commis si promptement, que personne n’entendit le moindre bruit et ne put défendre le malheureux matelot.

De là on courut à la porte de ma chambre pour l’enfoncer. Mais Louison dormait à l’intérieur, au pied de mon lit.

Elle s’éveille au bruit, et commence à grogner d’une manière terrible.

En deux secondes je fus debout, un pistolet dans chaque main, ma hache d’abordage entre les dents.

Au même instant, les pirates enfoncent la porte et se précipitent dans ma cabine. Le premier qui s’avança eut la cervelle brisée d’un coup de pistolet. Le second tomba frappé d’une balle. Le troisième fut jeté à terre par Louison, qui, d’un coup de dent, lui brisa la nuque.

Je fendis la tête au quatrième d’un coup de hache, et je montai sur le pont en appelant mes matelots à l’aide.

Pendant ce temps, Louison faisait merveille. D’un bond elle renversa trois Malais qui voulaient me poursuivre. D’un autre bond elle fut au milieu de la mêlée. Ses mouvements avaient la promptitude de l’éclair.

En deux minutes elle tua six des pirates. Les ongles de ses griffes pénétraient comme des pointes d’épée dans la chair de ces malheureux. Quoiqu’elle perdit son sang par trois blessures, elle n’en

paraissait que plus ardente à la bataille et me couvrait de son corps.

Enfin mes matelots arrivèrent, armés de revolvers et de barres de fer. Dès lors la victoire fut décidée. Une vingtaine de pirates furent jetés à l’eau. Les autres s’y jetèrent eux-mêmes pour regagner leurs barques à la nage, et nous ne perdîmes qu’un seul homme, celui qui avait été égorgé d’abord.

Je vous laisse à deviner si Louison fut bien pansée. Depuis cette nuit-là, où elle m’avait payé sa dette, entre elle et moi, c’est à la vie, à la mort. Nous ne nous quittons jamais.

Je vous prie donc, messieurs, d’excuser la liberté que j’ai prise de l’amener jusqu’ici.

Je l’avais laissée dans l’antichambre, mais le portier l’aura vue, aura pris peur, aura fermé la porte, et fait sonner le tocsin pour venir à votre secours.

— Tout ceci, monsieur, dit doucement le président, n’empêche pas que par votre faute, ou par la faute de Mlle Louison et du portier, nous avons passé l’après-midi dans la société d’une bête féroce, et que notre dîner en sera refroidi. »

Ici M. le président de l’Académie des sciences de Lyon fut interrompu par un grand bruit. On entendit les tambours battre, et l’on mit la tête aux fenêtres.

« Dieu soit loué ! s’écria le secrétaire perpétuel, voici la force publique qui arrive. Nous touchons à la délivrance. »

En effet, trois mille personnes remplissaient la place et les rues environnantes. Une compagnie d’infanterie était à l’avant-garde et chargeait ses fusils en face du palais de l’Académie.

Tout à coup un commissaire de police, ceint d’une écharpe tricolore, s’avança, fit signe aux tambours de se taire et dit d’une voix forte :


Tout à coup un commissaire de police… (Page 46.)

« Au nom de la loi, rendez-vous !

— Monsieur le commissaire, cria le président par la fenêtre, il ne s’agit pas de nous rendre, mais d’ouvrir la porte. »

Le commissaire fit signe alors à des ouvriers serruriers, qu’il avait amenés par précaution, de débarrasser la porte d’entrée de tous les obstacles que le portier de l’Académie avait accumulés pour barrer le passage à Louison.

Quand ses ordres eurent été exécutés, l’officier qui commandait la compagnie d’infanterie cria :

« Apprêtez vos armes ! En joue ! »

Et se tint prêt à faire fusiller Louison dès qu’elle paraîtrait.

« Messieurs, dit Corcoran aux académiciens, vous pouvez sortir. Quand vous serez en sûreté, je sortirai moi-même du palais, et Louison ne

quittera la place qu’après moi. N’ayez donc aucune crainte.

— Surtout, capitaine, pas d’imprudence ! » dit le président en lui serrant la main et lui disant adieu.

Les académiciens se hâtèrent de sortir. Louison les regardait d’un œil étonné, et paraissait prête à s’élancer sur leurs traces ; mais Corcoran la retint.

Aussitôt qu’ils furent tous deux seuls dans le palais, Corcoran fit signe à la tigresse de rentrer dans la salle des séances, et s’avança sur le perron pour parler au commissaire.

« Monsieur le commissaire, dit-il, je suis prêt à emmener mon tigre paisiblement, si l’on veut bien me promettre de ne pas lui faire de mal. Nous irons droit au bateau à vapeur qui est sur le Rhône, et je m’engage à enfermer Louison dans ma cabine de manière qu’elle ne pourra gêner ni effrayer personne.

— Non ! non ! à mort le tigre ! cria la foule, qui se réjouissait déjà de la pensée de voir une chasse au tigre.

— Écartez-vous, monsieur, » cria le commissaire.

Corcoran essaya un nouvel effort, mais rien ne put persuader l’inflexible magistrat.

Alors le Malouin parut prendre son parti. Il se pencha vers Louison et l’embrassa tendrement. On eût dit qu’il lui parlait à l’oreille.

« Voyons, dit l’officier, toutes ces tendresses sont-elles finies ? »

Corcoran le regarda d’un air qui n’annonçait rien de bon.

« Je suis prêt, dit-il enfin, mais ne tirez pas, je vous prie, avant que je sois hors de portée. Je ne veux pas avoir la douleur de voir mon unique ami assassiné sous mes yeux. »

On trouva sa demande raisonnable, et quelques personnes commencèrent même à s’intéresser au sort de Louison. Corcoran eut donc toute liberté de descendre l’escalier. Louison, tapie derrière la porte de la salle, le regardait s’éloigner, mais ne montrait pas la tête et semblait soupçonner le danger qui la menaçait. Il y eut un moment de terrible attente.

Tout à coup Corcoran, qui avait déjà dépassé la compagnie d’infanterie, se retourna brusquement et cria trois fois :

« Louison ! Louison ! Louison ! »

À ce cri, à cet appel, le tigre fit un bond terrible et tomba au pied de l’escalier.

Avant que l’officier eût ordonné de faire feu, Louison s’élança d’un second bond par-dessus la tête des soldats et se mit à suivre au grand trot le capitaine Corcoran.

« Tirez ! tirez donc ! » criait la foule épouvantée. Mais l’officier fit désarmer les fusils. Pour atteindre le tigre, on aurait tué ou blessé cinquante personnes. On se contenta donc de suivre Corcoran et Louison jusqu’au port, où ils s’embarquèrent paisiblement, suivant la promesse du capitaine.

Le lendemain, le capitaine Corcoran arriva à Marseille, et attendit les instructions de l’Académie des sciences de Lyon. Ces instructions, rédigées par le secrétaire perpétuel lui-même, étaient dignes de passer à la postérité la plus reculée ; mais un malheureux accident obligea plus tard le capitaine à les jeter au feu, de sorte qu’on est réduit à en deviner le contenu par le récit même des actions du célèbre Malouin. Au reste, il suffira de dire qu’elles étaient dignes de la savante Académie qui les avait envoyées et de l’illustre voyageur à qui elles étaient destinées.


IV


Lord Henri Braddock, gouverneur général de l’Indoustan, au colonel Barclay, résident, attaché à la personne d’Holkar, prince des Mahrattes, à Bhagavapour, sur la Nerbuddah.
Calcutta, 1er janvier 1857

« On m’informe de divers côtés qu’il se prépare quelque chose contre nous, qu’on a surpris des signes mystérieux échangés entre les indigènes, à Luknow, à Patna, à Bénarès, à Delhi, chez les Radjpoutes et jusque chez les Sikhs.

« Si quelque révolte venait à éclater et à gagner les pays des Mahrattes, l’Inde entière serait en feu dans l’espace de trois semaines. C’est ce qu’il faut éviter à tout prix.

« Vous aurez donc soin, aussitôt la présente reçue, d’obliger, sous un prétexte quelconque, Holkar à désarmer ses forteresses et à remettre dans nos mains ses canons, ses fusils, ses munitions et son trésor. Par là, il sera hors d’état de nuire, et son trésor nous servira d’otage dans le cas où, malgré nos précautions, il voudrait faire quelque tentative désespérée. Justement, les coffres de la Compagnie sont vides, et ce renfort d’argent viendrait fort à propos.

« S’il refuse, c’est parce qu’il a de mauvais desseins, et dans ce cas, il ne doit mériter aucun pardon. Vous irez prendre aussitôt le commandement des 13e, 15e et 31e régiments d’infanterie européenne, que sir William Maxwell, gouverneur de Bombay, mettra sous vos ordres avec quatre ou cinq régiments de cavalerie indigène et d’infanterie cipaye. Vous ferez le siège de Bhagavapour, et, quelques conditions que vous demande Holkar, vous ne le recevrez qu’à discrétion. Le meilleur serait qu’il pérît dans l’assaut, comme Tippoo Saheb, car la Compagnie des Indes n’a que trop de ces vassaux indociles, et nous serions délivrés de l’ennui de faire une pension à des gens qui nous détesteront jusqu’à la fin des siècles.

« Au reste je m’en rapporte à votre prudence ; mais hâtez-vous, car on commence à craindre une explosion, et il faut ôter d’avance aux insurgés (s’il doit y avoir insurrection) leurs chefs et leurs armes.

« Braddock, gouverneur général. »


Le colonel Barclay, résident anglais,
au prince Holkar.
Bhagavapour, 18 janvier 1857.

« Le soussigné se fait un devoir de prévenir Son Altesse le prince Holkar qu’il est venu à sa connaissance que ledit prince a fait donner cinquante coups de bâton à son premier ministre Rao, sans qu’aucune action, connue du soussigné, ait pu valoir un traitement aussi cruel ;

« Le soussigné doit aussi prévenir Son Altesse que, à plusieurs reprises, des charrettes pesamment chargées sont entrées pendant la nuit dans la forteresse de Bhagavapour, et que, à divers indices sur lesquels il ne croit pas nécessaire de s’expliquer, il a cru reconnaître des amas d’armes, de vivres et de munitions, ce qui est contraire aux traités et ne peut qu’exciter les justes soupçons de la très-haute et très-puissante Compagnie des Indes ;

« En conséquence et après avoir pris les ordres du gouverneur général, le soussigné, — sans vouloir dépouiller le prince Holkar d’une autorité contre laquelle s’élève cependant tout le pays, — le soussigné, dis-je, veut bien pour cette fois fermer l’oreille à des rapports peut-être trop fidèles, et, pour offrir au prince Holkar une éclatante occasion de se justifier, se contentera aujourd’hui de demander à Son Altesse qu’elle remette ses armes, ses canons, ses fusils et son trésor particulier aux mains du soussigné, qui les enverra à Calcutta, où le gouverneur général gardera le tout provisoirement, jusqu’à ce qu’il ait acquis la preuve certaine de l’innocence d’Holkar.

« En outre, ledit prince Holkar est invité à remettre aux mains du soussigné sa fille unique Sita, qui sera conduite à Calcutta avec une suite nombreuse, et qui recevra tous les honneurs dus à son rang.

« Moyennant quoi Son Altesse conservera éternellement la bienveillante protection de la très-haute et très-puissante Compagnie des Indes.

« Colonel Barclay. »


Le prince Holkar au colonel Barclay, résident.

« Le soussigné se fait un devoir d’inviter le colonel Barclay à sortir immédiatement de Bhagavapour, s’il ne veut avoir la tête coupée avant vingt-quatre heures par ordre du soussigné. »

Le colonel Barclay à lord Henri Braddock,
gouverneur général.
« Mylord,

« J’ai l’honneur d’envoyer à Votre Seigneurie une copie de la lettre que, suivant vos instructions, j’ai adressée au prince Holkar, et de la réponse dudit Holkar.

« Je pars à l’instant même pour Bombay, où je vais, conformément aux ordres de Votre Seigneurie, prendre le commandement du corps d’armée qui doit réduire Holkar à la raison.

« Agréez, mylord, etc.

« Colonel Barclay. »

Or, six semaines environ après que les lettres qu’on vient de lire eurent été échangées entre le seigneur Holkar, le colonel Barclay et lord Henri Braddock, Holkar était assis, tout pensif, sur un tapis de Perse, au sommet de la plus haute tour de son palais que baigne la Nerbuddah, et regardait mélancoliquement la haute cime des monts Vindhyâ, contemporains de Brahma. À côté de lui se tenait sa fille unique, la belle Sita, qui cherchait à lire dans les yeux de son père toutes ses pensées.


Holkar était assis sur un tapis de Perse. (Page 57.)

Holkar était un noble vieillard, de pure race indoue, et le descendant de ces princes mahrattes qui ont disputé la possession de l’Inde aux Anglais.

Par une exception assez rare, ses aïeux avaient échappé à la conquête des Persans et des Mogols, et gardaient derrière leurs montagnes la foi de Brahma. Holkar lui-même se vantait de descendre en droite ligne du célèbre Rama, le plus illustre des anciens héros et le vainqueur de Ravana. C’est en l’honneur de cette glorieuse origine qu’il avait donné à sa fille le nom de Sita.

Il avait autrefois combattu les Anglais. Son père avait été tué dans la bataille, et lui, bien jeune encore, avait gardé son héritage à condition de payer tribut. Pendant trente ans, il avait espéré se venger un jour ; mais sa barbe avait blanchi, ses deux fils étaient morts sans postérité, et il ne songeait plus qu’à vivre en paix et à laisser sa principauté à sa fille unique, la belle Sita.

Il était environ cinq heures du soir. On n’entendait aucun bruit dans Bhagavapour, la capitale d’Holkar. Les sentinelles veillaient à leur poste, les yeux fixés sur l’horizon. Les soldats, accroupis sur leurs talons, jouaient aux échecs sans dire un seul mot. Quelques officiers à cheval, armés de longs cimeterres, parcouraient les rues et veillaient au maintien de l’ordre. Sur leur passage, tout le monde s’inclinait en silence. Une tristesse mortelle semblait avoir envahi Bhagavapour. Holkar lui-même était abattu. Il voyait venir la tempête. Il

savait depuis longtemps que les Anglais voulaient le dépouiller, et il se désespérait en songeant à l’avenir de sa fille. Résigné pour lui-même à la volonté de Brahma, prêt à rentrer dans le grand Être et à retrouver la « Substance Éternelle, » il ne pouvait se résoudre à laisser Sita sans appui.

« Que la volonté de Brahma s’accomplisse ! » dit-il enfin en répondant à sa pensée intérieure.

« Mon père, dit la belle Sita, à quoi songez-vous ? »

On chercherait vainement entre le cap Comorin et les monts Himalaya une jeune fille plus charmante que Sita. Elle était droite comme un palmier, et ses yeux étaient comme la fleur du lotus. De plus, elle avait quinze ans à peine, ce qui est, dans l’Inde, l’âge de la suprême beauté.

« Je pense, dit Holkar, que maudit est le jour où je t’ai vue naître, toi, la joie de mes yeux et mon dernier amour sur la terre, puisque je vais mourir en te laissant aux mains de ces barbares roux !

— Mais, dit Sita, n’avez-vous aucun espoir de vaincre ?

— Et quand j’aurais cet espoir, crois-tu que je pourrais le donner à mes soldats ? La vue seule de ces hommes impurs, qui dévorent la vache sacrée et qui se repaissent de viande crue et de sang, épouvante nos brahmines. Ah ! pourquoi ne suis-je pas mort avec mon dernier fils ? Je n’aurais pas vu la ruine de tout ce qui m’est cher.

— Vous m’oubliez, dit Sita en se levant et entourant de ses bras le cou du vieillard.

— Je ne t’oublie pas, ma chère fille, mais je crains tout pour toi ; et pour tes frères je ne craignais que la mort… J’ai reçu aujourd’hui la nouvelle que le colonel Barclay s’avance dans la vallée de la Nerbuddah avec une armée. Il est à sept lieues d’ici, c’est-à-dire à deux jours de marche ; car cette race pesante traîne avec elle tant d’animaux, de fourrages, de chariots, de canons et de munitions de toute espèce, qu’elle ne fait jamais plus de deux ou trois lieues par jour. Malheureusement, je n’ose leur livrer bataille le long de la rivière, n’étant pas assez sûr de mon armée. Je soupçonne ce misérable Rao de vouloir me trahir. Si j’en ai la preuve, le misérable me payera cher sa trahison !… Mais… continua-t-il en regardant avec une longue-vue l’horizon, que signifie ce steamer que j’aperçois au détour de la rivière ? Serait-ce déjà l’avant-garde de Barclay ? »

Au même instant, un coup de canon retentit : c’était un artilleur de la forteresse qui faisait feu sur le bateau à vapeur et qui l’avertissait de s’arrêter. Le boulet passa par-dessus le bateau et s’enfonça en sifflant dans la rivière.

À ce signal, le capitaine du bateau à vapeur arbora le drapeau tricolore et s’avança, sans riposter, vers le rivage. Les Indous, étonnés, ne cherchèrent pas à contrarier sa manœuvre, et le capitaine Corcoran (car c’était lui) mit pied à terre et s’avança d’un air assuré vers la porte du fort. Un sergent et quelques soldats voulurent croiser la baïonnette et lui barrer le passage ; mais Corcoran, sans répondre à leurs questions et à leurs menaces (quoi qu’il entendît très-bien la langue du pays), se retourna lentement et appliqua à ses lèvres un sifflet qui était suspendu à sa ceinture.


Arrivée du capitaine Corcoran à Bhagavapour. (Page 65.)

Le coup de sifflet retentit, aigu comme la pointe d’une épée, et fit frémir tous les assistants. Mais leur frémissement devint de l’épouvante lorsqu’une magnifique tigresse se montra sur le pont du bateau et répondit au coup de sifflet par un « ronron » formidable.

« Ici, Louison ! » cria Corcoran.

Et il siffla pour la seconde fois.

À ce second appel, Louison bondit hors du bateau à vapeur et se trouva sur la rive, où déjà Corcoran avait fait amarrer son bateau. Une minute après, les officiers, les soldats, les canonniers, les fantassins, les curieux, les hommes, les femmes et les petits enfants avaient pris la fuite dans toutes les directions et laissé là Corcoran, excepté un malheureux chef de poste, celui-là même qui avait fait tirer le coup de canon, et que notre ami le capitaine venait de saisir par la nuque.

« Lâchez-moi, disait l’Indou en se débattant de toutes ses forces ; lâchez-moi, ou je vais appeler la garde !

— Et toi, dit Corcoran, si tu fais un pas sans ma permission, je vais te donner pour souper à Louison. »

Cette menace rendit le pauvre officier plus docile et plus doux qu’un agneau.

« Hélas ! dit-il, seigneur tout-puissant que je ne connais pas, retenez votre tigresse, ou je suis un homme mort ! »

Effectivement, Louison, privée depuis longtemps de chair fraîche, tournait autour de l’Indou d’un air affamé. Elle le trouvait appétissant, ni trop jeune, ni trop vieux, ni trop gras, ni trop maigre, mais tendre, dodu et bien à point.

Heureusement Corcoran le rassura.

« Quel est ton grade ? demanda-t-il.

— Lieutenant, seigneur, répondit l’Indou.

— Mène-moi au palais du prince Holkar.

— Avec votre… amie ? demanda l’Indou qui hésitait.

— Parbleu ! répliqua Corcoran, crois-tu que je rougis de mes amis quand je vais à la cour ?

— Ô Brahma et Bouddah ! pensait le pauvre Indou, quelle fâcheuse idée ai-je eue de faire tirer un coup de canon sur ce bateau à vapeur qui ne pensait à rien ! Quel besoin avais-je de demander son nom à ce passant qui ne me disait rien ? Ô Rama, héros invincible, prête-moi ta force et ton arc pour que je perce Louison de mes flèches, ou prête-moi ton agilité pour que je puisse prendre mes jambes à mon cou et trouver un asile dans ma maison.

— Eh bien, dit Corcoran, as-tu terminé tes réflexions ? Louison s’impatiente.

— Mais, seigneur, répliqua l’Indou, si je vous mène au palais du prince Holkar avec une tigresse sur vos talons, — ou plutôt, hélas ! sur les miens, — Holkar vous fera couper le cou.

— Le crois-tu ? demanda Corcoran.

— Si je le crois, seigneur ! si je le crois ! Mais le prince Holkar ne fait jamais sa prière du soir sans avoir fait empaler cinq ou six personnes dans la journée.

— Ah ! ah ! cet Holkar me plaît… Je me décide ; nous verrons lequel de lui ou de moi empalera l’autre.

— Mais, seigneur, il commencera par moi, certainement.

— Ah ! que de raisons ! Marche devant, ou je mets Louison à tes trousses. »

Cette menace rendit le courage à l’Indou. Après tout, il n’était pas bien sûr qu’Holkar le fit empaler, tandis qu’il voyait à six pouces de distance les dents et les griffes de Louison.

Il adressa donc intérieurement une dernière prière à Brahma, « Père de tous les êtres, » et marcha d’un pas rapide vers la porte du palais. Corcoran le suivait de près, et Louison, toute joyeuse, bondissait à côté de son maître comme un lévrier caressant.

Grâce à cette double escorte, Corcoran entra sans peine dans le palais. Tout le monde s’écartait sur son passage. Mais lorsqu’il fut arrivé au pied de la tour où le prince Holkar était assis avec sa fille, l’Indou refusa d’aller plus loin.

« Seigneur, dit-il, si je monte avec vous, ma mort est certaine. Avant que j’aie pu dire un seul mot pour me justifier, Holkar me fera couper la tête ; et vous-même, seigneur, si vous persistez dans ce dessein téméraire, vous ferez bien…

— Bon ! bon ! répliqua Corcoran, Holkar n’est pas si méchant qu’on le dit, et j’en suis sûr, il ne refusera rien à mon amie Louison. Pour toi, c’est autre chose. Va-t’en, poltron !

— Seigneur, dit humblement l’Indou, aucune tête ne va aussi bien à mes épaules que la mienne propre, et s’il plaisait à ce grand prince de l’abattre, je ne connais aucun onguent qui pût la recoller… Que Brahma et Bouddah soient avec vous ! »

En même temps il s’enfuit.

Corcoran ne chercha pas à le retenir et monta sans s’arrêter les deux cent soixante marches qui conduisaient à la terrasse d’où le prince Holkar contemplait en silence la vallée de la Nerbuddah.

Louison précédait son maître et parut la première sur la terrasse.

À cette vue, la belle Sita poussa un cri de frayeur et le prince Holkar se leva brusquement, prit à sa ceinture un pistolet et fit feu sur Louison.

Heureusement la balle frappa sur le mur, s’aplatit et ricocha sur Corcoran, qui suivait de près son amie et qui reçut une légère contusion à la main.

« Vous êtes vif, seigneur Holkar ! s’écria le capitaine sans s’étonner de l’accident. Ici, Louison ! »

Il était temps de retenir la tigresse, qui allait bondir sur son ennemi et le mettre en pièces.

« Ici, mon enfant ! continua Corcoran. Là, c’est bien !… Couchez-vous à mes pieds !… Très-bien !… Et maintenant, allez, en rampant, présenter vos respects à la princesse… Ne craignez rien, madame, Louison est douce comme un agneau… Elle va vous demander pardon de vous avoir effrayée… Va, Louison, va, ma chérie, demander pardon à cette belle princesse… »

Louison obéit, et Sita, rassurée, la caressa doucement de la main, ce qui parut flatter beaucoup la tigresse.

Cependant Holkar se tenait toujours sur la défensive.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec hauteur. Comment avez-vous pénétré jusqu’ici ? Suis-je déjà trahi par mes propres esclaves et livré aux Anglais ?

— Seigneur, répliqua Corcoran d’un ton doux, vous n’êtes pas trahi ; et s’il est une chose dont je remercie Dieu, après la bonté qu’il a eue de me faire Breton et de m’appeler Corcoran, c’est surtout de ne m’avoir pas fait Anglais. »

Holkar, sans lui répondre, prit un petit marteau d’argent et frappa sur un gong.

Personne ne parut.

« Seigneur Holkar, dit Corcoran en souriant, personne n’est à portée de vous entendre. À la vue de Louison, tout le monde a pris la fuite. Mais rassurez-vous. Louison est une fille bien élevée et qui sait se conduire… Et maintenant, seigneur, quelle trahison craignez-vous ?

— Si vous n’êtes pas Anglais, répliqua Holkar, qui êtes-vous et d’où venez-vous ?

— Seigneur, dit Corcoran, il y a dans ce vaste univers deux espèces d’hommes, ou, si vous le voulez, deux races principales, — sans compter la vôtre, — c’est le Français et l’Anglais, qui sont l’un à l’autre ce que le dogue est au loup, ce que le tigre est au buffle, ce que la panthère est au serpent à sonnettes. Ce sont deux races affamées, l’une de louanges, l’autre d’argent, — mais toutes deux également batailleuses et prêtes à se mêler des affaires d’autrui sans y être invitées. J’appartiens à la première de ces deux races. Je suis le capitaine Corcoran.

— Quoi ! dit Holkar, vous êtes ce célèbre capitaine qui commandait le brick du Fils de la Tempête ?…

— Célèbre ou non, dit le Breton, je suis ce capitaine Corcoran.

— Et c’est vous, demanda encore Holkar, qui avez, surpris près de Singapore par deux cents pirates malais et n’ayant avec vous que sept hommes d’équipage, jeté ces brigands à la mer ?

— C’est moi, dit Corcoran. Où donc avez-vous lu cette histoire ?

— Dans le Bombay-Times. Car ces coquins d’Anglais sont instruits les premiers de tout ce qui se fait sur l’Océan, et même ils avaient pendant quelque temps essayé de faire croire que ce Corcoran était un Anglais.

— Un Anglais ! Moi ! s’écria le capitaine avec indignation.

— Oui, mais l’erreur n’a pas duré longtemps. On pendit, comme vous devez le savoir, une douzaine de ces coquins de Malais… Mais un treizième échappa pendant qu’on le conduisait à la potence, se glissa dans les rues de Singapore, y resta caché quelque temps et trouva moyen de s’embarquer sur un bateau chinois, d’où il passa à Calcutta, et de Calcutta il est venu chercher un asile ici. C’est un Indou musulman. C’est lui qui a raconté par quelle aventure il s’était rencontré face à face avec vous, et… tenez… le voici… »

En effet, un esclave paraissait en ce moment sur le seuil de la terrasse. C’était un homme assez grand, bien fait et même beau à la manière des Européens, mais avec des membres un peu grêles et qui indiquaient plus d’agilité que de force.

À la vue de Corcoran et surtout de Louison qui poussa un rugissement formidable, l’esclave parut prêt à fuir, mais Holkar le rappela.

« Ali ! dit-il.

— Seigneur !

— Regarde bien cet étranger au teint blanc. Le connais-tu ? »

Ali s’avança d’un air indécis ; mais à peine eut-il regardé Corcoran, qu’il s’écria :

« Maître, c’est lui !

— Qui ? lui !

— Le capitaine ! Et c’est elle ! ajouta-t-il en montrant la tigresse… Seigneur, seigneur, ne me perdez pas !

— Bon ! dit gaiement Corcoran, est-ce que nous avons de la rancune, Louison et moi ? Va, mon brave, tu aurais pu être pendu ; tu as su retirer à temps ta tête du nœud coulant qui déjà serrait ton cou. Je ne t’en veux pas ; et le prince Holkar a bien fait de te prendre à son service, s’il aime les gens de sac et de corde.

— Mais, dit Holkar, d’où vient ce désordre que je vois d’ici dans les rues de Bhagavapour ? Qu’est-ce que tous ces cris que j’entends, ces coups de fusil et ces roulements de tambour ?

— Seigneur, dit Ali, c’est pour vous en avertir que je suis venu ici sans y être appelé. Quand le capitaine Corcoran a mis pied à terre sur le quai, on a cru que c’était un envoyé des Anglais. Votre ancien ministre Rao a répandu le bruit que vous aviez été tué d’un coup de pistolet et que l’armée anglaise était à deux lieues de la ville. Il a soulevé une partie des troupes et parle de ses droits à la couronne.

— Ah ! le traître ! dit Holkar. Je vais le faire empaler.

— En attendant, il assure qu’il a l’appui des Anglais, et il a commencé le siège du palais.

— Ah ! ah ! fit Corcoran, la situation devient intéressante. »

Jusque-là la belle Sita avait gardé le plus profond silence ; mais en voyant le danger que courait son père, elle s’élança au-devant du capitaine Corcoran, et lui prenant les mains :

« Ah ! seigneur ! dit-elle en pleurant, sauvez-le !

— Parbleu ! dit Corcoran, il ne sera pas dit que j’aurai résisté aux prières et aux larmes de deux si beaux yeux !… Seigneur Holkar, pouvez-vous me faire donner un revolver et une cravache ?… Avec ces deux armes, je réponds de tout et en particulier du traître Rao.

Ali se hâta d’apporter le revolver et la cravache. Puis le prince, Corcoran et Ali descendirent les marches de l’escalier, pendant que la belle Sita, prosternée, invoquait pour ses défenseurs la protection de Brahma.

Un petit nombre de soldats défendaient l’entrée du palais et paraissaient près de céder à l’effort de la foule. Trois régiments de cipayes assiégeaient les portes et faisaient entendre des cris séditieux. Rao à cheval les commandait et les excitait à tenter l’assaut. Les balles sifflaient de tous côtés et les rebelles amenaient des canons pour enfoncer les portes. Corcoran jugea qu’il n’y avait pas une minute à perdre.

« Ouvrez les portes ! dit-il, je réponds de tout. »

L’air assuré du capitaine rendit la confiance à son hôte. Il fit ouvrir les portes, et cette action étonna tellement les cipayes, qui craignaient un piège, qu’ils reculèrent instinctivement. La fusillade cessa aussitôt et un grand silence se fit sur la place.

Corcoran demanda d’une voix forte :

« Où est le seigneur Rao ?

— Me voici, répliqua Rao qui s’avança à cheval, suivi de son état-major. Est-ce que Holkar se rend à discrétion ?

— Parbleu ! dit Corcoran, voilà un impudent drôle ! »

En même temps, il siffla légèrement.

À ce coup de sifflet, Louison parut.

« Ma chérie, dit Corcoran, va me cueillir ce coquin sur son cheval ; ne lui fais aucun mal. Prends-le délicatement entre la mâchoire supérieure et l’inférieure, sans le casser ni le déchirer, et apporte-le-moi ici… Tu m’entends bien, chérie ?… »

Et du geste, il désignait le malheureux Rao.

Aussitôt celui-ci voulut tourner bride ; malheureusement son cheval se cabra et se mit à ruer. Les chevaux de l’état-major ne montrèrent pas plus de calme. Les officiers généraux tournèrent le dos promptement et se mirent à galoper en désordre au travers des rangs de l’infanterie, de peur d’être confondus par Louison avec le traître Rao.

Celui-ci aurait bien voulu suivre cet exemple, mais le destin ne le permit pas. Déjà Louison avait bondi sur la croupe de son cheval. Elle saisit le malheureux par la ceinture et sauta à terre en le désarçonnant. Puis, comme un chat qui tient dans sa gueule une souris, et qui ne veut pas la tuer tout de suite, elle le déposa à demi évanoui aux pieds du capitaine.


Elle saisit le malheureux par la ceinture. (Page 75.)

« C’est bien, mon enfant, dit affectueusement Corcoran… Je te donnerai du sucre à souper… Ali, désarme-moi ce vieux coquin et garde-le prisonnier, pendant que je vais parler à ces imbéciles. »

Puis, s’avançant, cravache en main, à cinq pas du premier rang des cipayes, dont les fusils étaient chargés et prêts à faire feu :

« Est-il quelqu’un de vous, dit-il, qui veuille être pendu, ou empalé, ou décapité, ou écorché vif, ou livré à Louison… Personne ne répond ? »

En effet, la frayeur était générale. La seule vue du capitaine, qui semblait tomber du ciel, étonnait les superstitieux Indous. Les griffes et les dents de Louison les effrayaient encore davantage. Et enfin pourquoi et pour qui se révolter, Rao étant aux mains d’Holkar ?

Aussi tout le monde s’empressa de crier « Vive le prince Holkar ! »

« C’est bien ! dit Corcoran. Je vois que vous êtes restés fidèles à votre prince légitime… Maintenant désarmez-moi les trois colonels, les trois lieutenants colonels et les trois majors…

— C’est bien… attachez-leur les pieds et les mains et couchez-les sur ce pavé… C’est parfait… Et vous, mes enfants, retournez tranquillement

dans vos casernes, et si j’entends dire qu’un seul de vous a murmuré, je le donnerai pour déjeuner à Louison… Bonne nuit, mes enfants ; et nous, seigneur Holkar, allons souper. »

V


La table était dressée dans une cour intérieure, près d’un jet d’eau qui rafraîchissait l’air sous la voûte étoilée du ciel. Holkar, sa fille aux yeux de lotus et le capitaine Corcoran étaient seuls assis à la mode européenne. Une vingtaine de serviteurs servaient et desservaient autour d’eux. Les convives mangeaient en silence avec la gravité des souverains d’Asie.

À côté d’eux, Louison, couchée entre son maître et la belle Sita, recevait d’eux sa nourriture et promenait de l’un à l’autre ses regards caressants.

Sita, reconnaissante du service rendu et fière de l’obéissance de la tigresse, la traitait comme un lévrier favori, lui prodiguant le sucre et les flatteries ; et Louison, trop intelligente pour ne pas comprendre les bonnes intentions de Sita, lui témoignait sa reconnaissance en remuant doucement la queue et en allongeant voluptueusement le cou lorsque la jeune fille posait sa main sur la tête de sa nouvelle amie.

Enfin Holkar fit un signe ; les esclaves se retirèrent et le laissèrent seul avec sa fille et Corcoran.

« Capitaine, dit Holkar en tendant la main à celui-ci, vous venez de sauver ma vie et mon trône. Comment pourrai-je vous en témoigner ma reconnaissance ? »

Corcoran leva la tête d’un air étonné.

« Seigneur Holkar, dit-il, le service que je vous ai rendu est si peu de chose, qu’en vérité nous ferons mieux, vous et moi, de n’en rien dire. Dans tous les cas, la meilleure part en revient à Louison, qui a montré dans toute cette affaire un tact et une délicatesse qu’on ne saurait trop louer. Elle avait mal déjeuné. Elle avait faim. Elle était, quoique tigresse, d’une humeur de dogue. Vous veniez de tirer sur elle un coup de pistolet… Je ne vous le reproche pas. C’est l’effet d’une erreur bien excusable… Vous l’aviez manquée ; elle aurait pu ne faire de vous qu’une bouchée. Elle a su contenir son appétit, réprimer ses passions brutales. C’est beaucoup, si vous songez à la mauvaise éducation qu’elle avait reçue dans les forêts de Java… Sur ces entrefaites, un coquin ameute vos cipayes, ce qui, entre nous, ne me paraît pas difficile, et les lance contre vous. Là-dessus, vous voulez sortir du palais et vous faire égorger comme un poulet ; mais Louison devine votre dessein ; elle s’élance, elle saisit le malheureux Rao par derrière, aux environs de la ceinture… (hélas ! je crains bien qu’il ne puisse plus jamais s’asseoir) et elle le dépose à vos pieds… Franchement, s’il y a un bienfaiteur ici, c’est Louison. Pour moi, je n’ai fait que suivre le chemin tracé par elle.

— Seigneur Corcoran, dit la belle Sita, je vous dois la vie et l’honneur. Je ne l’oublierai jamais. »

Et elle tendit la main au capitaine, qui la prit et la baisa avec respect.

« Je sais, capitaine, dit Holkar, que vous êtes d’une nation généreuse et que vous ne faites point payer vos services ; mais ne puis-je à mon tour vous être utile en rien ?

— Utile, cher seigneur ! s’écria Corcoran ; mais vous m’êtes tout à fait nécessaire… Savez-vous que je suis venu chercher ici un vieux manuscrit dont la seule pensée fait tressaillir de joie tous les docteurs de France et d’Angleterre ! Savez-vous que l’Académie des sciences de Lyon a fait les frais de mon voyage, de sorte que Louison et moi nous voyageons dans l’intérêt de la science, sous la protection du gouvernement français ; que nous avons des lettres de recommandation pour tous les hauts fonctionnaires du gouvernement anglais dans l’Inde, et que j’ai pour vous-même une lettre du célèbre sir William Barrowlinson, président de la Geographical, colonial, statistical, geological, oregraphical, hydrographical and photographical Society, dont le siège est à Londres, dans Oxford street, 183 ! Tenez, la voici. »

En même temps, il tira de son portefeuille une lettre fermée par un large cachet rouge, orné des armoiries du savant baronnet et de sa devise, qui date (il l’assure du moins) de son grand-père, compagnon d’armes de Guillaume le Conquérant : Regi meo fidus.

(Et, en effet, sir William Barrowlinson avait mille raisons d’être fidèle à son roy, comme l’annonçait la devise, car ledit roi avait fait dudit Barrowlinson, dès l’âge de vingt ans, l’un des plus grands seigneurs de la Compagnie des Indes, et avait accumulé sur lui de tels honoraires et des fonctions si importantes, que, si une déplorable gastrite ne s’était pas jetée au travers et n’avait pas entravé l’avancement de sir William, on l’aurait vu, vers trente-deux ou trente-trois ans, vice roi de l’Inde, c’est-à-dire maître à peu près absolu de cent millions d’hommes. Mais la gastrite le força de retourner en Angleterre avec une pension viagère de trois cent mille francs. Moyennant quoi, il fut membre du Parlement, traduisit tant bien que mal quinze ou dix-huit pages des Védas, fit continuer la traduction sous son nom par un secrétaire, daigna présider la Geographical, colonial, statistical, orographical, hydrographical and photographical Society et devint membre correspondant de l’Institut de France.)

C’est de ce puissant seigneur que venait la lettre de recommandation présentée au prince Holkar par le capitaine Corcoran. Elle était conçue en ces termes :

Londres… 1857.

« Le soussigné, sir William Barrowlinson, a l’honneur de prévenir Son Altesse le prince Holkar du passage d’un jeune savant français, M. Corcoran, qui se propose, sur les indications de l’Académie des sciences de Lyon et sur les nôtres, de rechercher le manuscrit original du Ramabagavattanâ, qu’on croit avoir été déposé vers les sources de la Nerbuddah, dans un asile que Son Altesse le prince Holkar (c’est du moins l’avis du soussigné) doit connaître mieux que personne. Le soussigné ose se flatter que les relations intimes de bonne amitié et de bon voisinage qui ont toujours existé et qui ne cesseront jamais d’exister (du moins c’est la ferme espérance du soussigné) entre Son Altesse Sérénissime le prince Holkar et la très-haute, très-sublime, très-puissante et très-invincible Compagnie des Indes, engageront Son Altesse à favoriser par tous les moyens possibles les recherches scientifiques dont le capitaine Corcoran a été chargé par l’Académie des sciences de Lyon et avec l’autorisation de Sa très-gracieuse et très-noble Majesté Victoria, première du nom, souveraine des trois royaumes unis d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande.

« À cet effet, le soussigné, sir William Barrowlinson, président de la Geographical, colonial, statistical, geological, orographical, hydrographical and photographical Society, se fait un devoir de prier Son Altesse Sérénissime de mettre à la disposition dudit capitaine tous les moyens matériels, tels que chevaux, éléphants, palanquins, ouvriers, cavaliers, sowars, cipayes, et généralement tous les instruments dont il croira avoir besoin pour son expédition ; — s’engageant, ledit sir William Barrowlinson, tant en son nom qu’au nom de l’Académie des sciences de Lyon, à couvrir les frais et rembourser les sommes dont Son Altesse pourra, grâce à sa complaisance, créditer le jeune et savant voyageur.

« Le soussigné croit devoir, en outre, prévenir Son Altesse que la mission du capitaine Corcoran (il en répond sur son honneur) est et demeurera étrangère à la politique.

« Enfin le soussigné a la confiance que le gentleman qu’il demande respectueusement la permission de présenter à Son Altesse, fera de toute manière honneur à la noble nation dont il est citoyen, à la nation glorieuse qui le protège, à la science qu’il sert, à l’illustre et savante assemblée qui l’envoie, au soussigné qui le recommande.

« C’est dans ces sentiments que le soussigné se rappelle respectueusement et affectueusement au souvenir de Son Altesse, espérant que le temps n’a pas affaibli l’amitié dont le prince Holkar a bien voulu autrefois favoriser le soussigné, et dont le soussigné a gardé et gardera éternellement au fond du cœur le plus reconnaissant souvenir.

« Sir William Barrowlinson, baronnet, M. P. »

Dès que le prince Holkar eut terminé sa lecture, il tendit la main à Corcoran et lui dit :

« Mon cher ami, entre nous il n’est plus besoin de ces lettres, et celle de sir William Barrowlinson, dans les termes où j’en suis aujourd’hui avec les Anglais, ne vous aurait pas rendu grand service, si je ne savais d’ailleurs qui vous êtes et si je n’avais vu avec quel courage vous m’avez sauvé la vie. Par malheur, le colonel Barclay est en marche, je le sais, sur Bhagavapour, et, si je l’ignorais, la trahison déclarée de Rao me l’aurait appris ce soir ; en sorte que je ne puis pas vous aider beaucoup dans vos recherches. Je crains même que mon amitié ne vous nuise auprès des anglais.

— Seigneur Holkar, dit le capitaine, ne vous occupez ni de moi ni des Anglais. Si le colonel Barclay me traite autrement qu’en ami, fût-il au milieu de trente régiments, il apprendra de quelle pesanteur est ma main quand elle frappe. N’ayez donc aucun souci de moi ; peut-être, au contraire, pourrai-je vous servir et faire votre paix…

— Faire ma paix avec ces barbares ! s’écria Holkar dont les yeux brillèrent de fureur. Ils ont tué mon père et mes deux frères ; ils ont pris la moitié de mes États et pillé l’autre ; par le resplendissant Indra, dont le char traverse le firmament et porte la lumière aux extrémités les plus reculées de l’univers, s’il ne fallait que donner mes trésors et ma vie pour jeter le dernier de ces barbares roux au fond de la mer, je n’hésiterais pas une minute ; oui, je le jure, et j’irais dès aujourd’hui rejoindre comme mes aïeux la Substance éternelle et incorruptible.

— Et tu me laisserais seule sur la terre ! interrompit la belle Sita avec un accent de doux reproche.

— Ah ! pardonne, mon enfant chérie, dit le vieillard en serrant sa fille sur son cœur. Le nom seul de ces Anglais me cause de l’horreur. Je prie le capitaine de m’excuser…

— Faites, mon cher hôte, dit Corcoran, et ne vous gênez pas pour maudire les Anglais. Pour moi, excepté sir William Barrowlinson, qui m’a paru un fort brave homme, bien qu’un peu prolixe dans ses explications, je ne fais pas plus de cas d’un Anglais que d’un hareng saur ou d’une sardine à l’huile. Je suis Breton et marin, c’est tout dire. Entre la race saxonne et moi, il n’y a pas de tendresse perdue.

— Ah ! vous me faites plaisir, capitaine, dit Holkar ; j’avais peur d’abord que vous ne fussiez de leurs amis, et quand je pense à l’avenir qu’ils réservent à ma pauvre Sita, mon sang bout de fureur dans mes vieilles veines, et je voudrais couper la tête de tous les Anglais qui sont dans l’Inde… Mais n’en parlons plus, et toi, ma chère Sita, pour calmer cet emportement, lis-moi, je te prie, quelques passages de l’un de ces beaux livres qui ont célébré la gloire et charmé les loisirs de nos ancêtres.

— Veux-tu, dit Sita, que je te lise un passage du Ramayana, et les plaintes si touchantes du roi Daçaratha, lorsque, étant à son lit de mort, il s’affligeait de n’avoir pas près de lui Rama, son fils chéri, ce héros invincible, et qu’il s’accusait lui-même d’avoir mérité ce châtiment des dieux pour avoir commis dans sa jeunesse un meurtre involontaire ?

— Eh bien, lis, » répliqua Holkar.

Aussitôt Sita se leva, alla chercher le livre et lut :

« J’arrivai sur les rives désertes de la rivière Carayou où m’attirait le désir de tirer sur une bête, sans la voir, au bruit seul, grâce à ma grande habitude des exercices de l’arc. Là, je me tenais caché dans les ténèbres, mon arc toujours bandé en main, près de l’abreuvoir solitaire où la soif amenait, pendant la nuit, les quadrupèdes habitants des forêts.

« Alors, j’entendis le son d’une cruche qui se remplissait d’eau, bruit tout semblable au bruit que murmure un éléphant. Moi, aussitôt d’encocher à mon arc une flèche perçante, bien empennée, et de l’envoyer rapidement, l’esprit aveuglé par le destin, sur le point d’où m’était venu ce bruit.

« Dans le moment que mon trait lancé toucha le but, j’entendis une voix jetée par un homme qui s’écria sur un ton lamentable : « Ah ! je suis mort ! Comment se peut-il qu’on ait décoché une flèche sur un ascète de ma sorte ? À qui est la main si cruelle qui a dirigé son dard contre moi ? J’étais venu puiser de l’eau pendant la nuit dans le fleuve solitaire. À qui donc ai-je fait ici une offense ? »

« Il dit, et moi, à ces lamentables paroles, l’âme troublée et tremblant de la crainte que m’inspirait cette faute, je laissai échapper les armes que je tenais à la main. Je me précipitai vers lui, et je vis, tombé dans l’eau, frappé au cœur, un jeune infortuné, portant la peau d’antilope et le djatâ des panthères.

« Lui, profondément blessé, il fixa les yeux sur moi, comme s’il eût voulu me consumer par le feu de sa rayonnante sainteté :

« Quelle offense ai-je commise envers toi, dit-il, Kchatriya, moi solitaire, habitant des bois, pour mériter que tu me frappasses d’une flèche, quand je voulais prendre ici de l’eau pour mon père ? Les vieux auteurs de mes jours, sans appui dans la forêt déserte, ils attendent maintenant, ces deux pauvres aveugles, dans l’espérance de mon retour. Tu as tué par ce trait seul et du même coup trois personnes à la fois, mon père, ma mère et moi : pour quelle raison ?

« Va promptement, fils de Raghon, va trouver mon père et raconte-lui cet événement fatal, de peur que sa malédiction ne te consume, comme le feu dévore un bois sec ! Le sentier que tu vois mène à l’ermitage de mon père ; hâte-toi de t’y rendre, mais avant retire-moi vite la flèche. »

« Voilà en quels termes me parla ce jeune homme. À sa vue j’étais tombé dans un extrême abattement.

« Ensuite, hors de moi, je retirai à contre-cœur, mais avec un soin égal en mon désir extrême de lui conserver la vie, cette flèche entrée dans le sein du jeune ermite ; mais à peine mon trait fut-il ôté de la blessure, que le fils de l’anachorète, épuisé de souffrances, et respirant d’un souffle qui s’échappait en douloureux sanglots, eut quelques convulsions, roula ses yeux et rendit le dernier soupir.

« Alors je pris sa cruche, et je me dirigeai vers l’ermitage de son père.

« Là, je vis ses deux parents, vieillards infortunés, aveugles, n’ayant personne qui les servit, et semblables à deux oiseaux les ailes coupées. Assis, désirant leur fils, ces deux vieillards affligés s’entretenaient de lui.

« Comme il entendit le bruit de mes pas, l’anachorète m’adressa la parole : « Pourquoi as-tu tardé si longtemps, mon fils ? ta bonne mère, et moi aussi, nous étions affligés d’une si longue absence. Si j’ai fait, ou même si ta mère a fait une chose qui te déplaise, pardonne et ne sois plus désormais si longtemps, en quelque lieu que tu ailles. Tu es le pied de moi, qui ne peux marcher ; tu es l’œil de moi, qui ne peux voir ; mais pourquoi ne me parles-tu pas ? »

« À ces mots, m’étant approché doucement de ce vieillard, les mains jointes, la gorge pleine de sanglots, tremblant et d’une voix que la terreur faisait balbutier :

« Je suis un Kchatriya, lui dis-je. On m’appelle Daçaratha, je ne suis pas ton fils, je viens chez toi parce que j’ai commis un forfait épouvantable. » Et je lui racontai le meurtre du jeune anachorète.

« À ces paroles, le vieillard demeura un instant comme pétrifié ; mais quand il eut repris l’usage de ses sens :

« Si, devenu coupable d’une mauvaise action, me dit-il, tu ne me l’avais confessée d’un mouvement spontané, ton peuple même en eût porté le châtiment, et je l’eusse consumé par le feu d’une malédiction !

« Ce crime eût bientôt précipité Brahma de son trône, où il est cependant fermement assis. Dans ta famille, le paradis fermerait ses portes à sept de tes descendants et à sept de tes ancêtres.

« Mais tu as frappé celui-ci à ton insu, c’est pour cela que tu n’as pas cessé d’être. Allons, cruel ! conduis-moi au lieu où ta flèche a tué cet enfant, où tu as brisé le bâton d’aveugle qui servait à me guider ! »

« Alors, seul, je conduisis les deux aveugles à ce lieu funèbre, où je fis toucher à l’anachorète comme à son épouse le corps gisant de leur fils.

« Impuissants à soutenir le poids de ce chagrin, à peine ont-ils porté la main sur lui que, poussant l’un et l’autre un cri de douleur, ils se laissent tomber sur leur fils étendu par terre. La mère, baisant le pâle visage de son enfant, se met à gémir, comme une tendre vache à qui l’on vient d’arracher son jeune veau.

« Yadjnadatta, ne te suis-je pas, disait-elle, plus chère que la vie ? Comment ne me parles-tu pas au moment où tu pars, auguste enfant, pour un si long voyage ? Donne à ta mère un baiser maintenant, et tu partiras après que tu m’auras embrassée ; est-ce que tu es fâché contre moi, ami, que tu ne me parles pas ? »

« Et le père affligé, et tout malade même de sa douleur, tint à son fils mort, comme s’il était vivant, ce triste langage, en touchant çà et là ses membres glacés :

« Mon fils, ne reconnais-tu pas ton père, venu ici avec ta mère ? Lève-toi maintenant. Viens, prends, mon ami, nos cous réunis dans tes bras. Qui désormais nous apportera des bois la racine et le fruit sauvage ? Et cette pénitente aveugle, courbée sous le poids des années, ta

mère, mon fils, comment la nourrirai-je, moi qui suis aveugle comme elle ?

« Ne veuille donc pas encore t’en aller de ces lieux : demain tu partiras, mon fils, avec ta mère et moi. »

Ici la belle Sita interrompit sa lecture. Holkar l’écoutait d’un air pensif. Corcoran lui-même se sentait ému et regardait avec admiration le visage doux et charmant de la jeune fille.

Cependant il était déjà minuit, et Holkar allait congédier son hôte, lorsqu’Ali entra dans la cour et, sans dire une parole, s’avança vers son maître, les mains élevées en forme de coupe.

« Qui est là ? Que veux-tu ? demanda Holkar.

— Puis-je parler ? » répliqua l’esclave en désignant Corcoran d’un regard.

Celui-ci allait se retirer par discrétion, mais Holkar le retint.

« Restez, dit-il, vous n’êtes pas de trop. Et toi, parle vite.

— Seigneur, dit Ali, il vient d’arriver un message de Tantia Topee.

— De Tantia Topee ! s’écria Holkar, dans les yeux de qui brilla une lueur de joie. Qu’il vienne ! »


C’était un fakir à demi-nu. (Page 97.)

Le messager entra dans la cour. C’était un fakir, à demi nu, de la couleur du bronze, et dont la physionomie impassible semblait ne connaître ni la douleur ni le plaisir.

Il se prosterna devant Holkar et attendit en silence que celui-ci lui eût donné l’ordre de se relever.

« Qui es-tu ? dit Holkar.

— Je m’appelle Sougriva.

— Brahmine, ou non ?

— Brahmine. C’est Tantia Topee qui m’envoie.

— Quel est le signe de ta mission demanda Holkar.

— Le voici, » répondit le fakir.

En même temps il retira, de la pagne qui lui servait de vêtement, une sorte de mouchoir bizarrement découpé, sur lequel étaient tracés des mots sanscrits.

« Ah ! Ah ! s’écria Holkar après avoir regardé le mouchoir avec attention, le moment approche.

— Oui, dit le fakir. L’affaire doit être commencée dès aujourd’hui à Meerut.

— Capitaine, dit Holkar, vous m’aviez dit que vous n’aimiez pas les Anglais ?

— Je ne les déteste pas non plus, dit Corcoran, mais je ne me soucie guère de ce qui peut leur arriver.

— Eh bien ! capitaine, avant peu vous verrez du nouveau, et le colonel Barclay pourrait bien tourner bride avec son armée avant la fin du mois.

— En vérité ! dit Corcoran, et c’est de ce moricaud que vous tenez ces nouvelles ?

— Oui, dit Holkar. Ce moricaud est un homme sûr qui sert de messager à mon ami Tantia Topee.

— Et qu’est-ce que votre ami Tantia Topee ?

— Je vous le dirai demain. Le colonel Barclay ne sera pas ici avant trois jours ; nous avons donc encore deux jours de liberté. Demain, si vous voulez, nous irons à la chasse du rhinocéros. Le rhinocéros est un gibier de prince, et l’on n’en trouverait peut-être pas deux cents dans toute l’Inde. Au revoir, capitaine.

— À propos, dit Corcoran, qu’avez-vous fait de ce Rao ? Ne voulez-vous pas le faire juger ?

— Rao ! dit Holkar. Il est jugé, capitaine. Avant souper, j’ai donné des ordres pour qu’il fût empalé.

— Peste ! s’écria Corcoran, vous êtes expéditif, seigneur Holkar.

— Mon ami, dit Holkar, aussitôt pris, aussitôt empalé ; c’est ma maxime. Ne voudriez-vous pas que j’eusse assemblé une Cour de justice comme celle de Calcutta ? Avant que le procureur eût parlé, que l’avocat eût répliqué, que les juges eussent délibéré, les Anglais seraient peut-être entrés dans Bhagavapour et auraient sauvé la vie à ce coquin, leur complice. Non, non, il s’est laissé prendre ; il paye pour tous.

— Après tout, dit Corcoran en étendant les bras, car il avait une grande envie de dormir, je n’en parlais que par curiosité. Au revoir, seigneur Holkar. »


Il alla tranquillement se coucher. (Page 102.)

Et suivant Ali qui lui montrait le chemin, il alla tranquillement se coucher.

VI


Mais il était décidé que le brave capitaine ne dormirait pas tranquillement cette nuit-là, car à peine était-il étendu sur son lit, lorsqu’un grand bruit se fit entendre. Corcoran se leva, s’appuya sur un coude, siffla légèrement Louison et lui dit tout bas :

« Attention ! Louison ! Debout, paresseuse ! »

Louison le regarda à son tour, prêta l’oreille, remua la queue doucement pour faire voir qu’elle avait compris l’appel du capitaine, se leva lentement sur ses pattes, alla droit à la porte de la chambre, écouta encore et revint tranquillement vers Corcoran, comme si elle avait attendu ses ordres.

« Bien ! dit celui-ci, je t’entends, ma chérie. Tu veux dire que le danger n’est pas pressant ? Tant mieux, car j’aimerais à dormir un peu. Et toi ? »

La tigresse écarta légèrement ses lèvres surmontées de moustaches plus rudes que la pointe des épées : c’était sa manière de sourire.

Enfin des pas se firent entendre dans la galerie, et Louison retourna vers la porte ; mais le danger ne lui parut sans doute pas digne d’elle, car elle revint se coucher aux pieds de son maître. On frappa à la porte.

Corcoran se leva à demi vêtu, prit son révolver et alla ouvrir. C’était Ali qui venait l’éveiller.

« Seigneur, dit celui-ci d’un air effrayé, le prince Holkar vous prie de descendre. Il est arrivé un grand malheur. Rao, qu’on croyait empalé, a corrompu ses gardiens, et a pris la fuite avec eux.

— Tiens, dit Corcoran, il n’est pas bête, ce Rao ! »

Et tout en parlant, il finissait de s’habiller.

« Eh bien, seigneur, dit Ali, Son Altesse croit qu’il va rejoindre les Anglais, qui sont déjà dans le voisinage. Sougriva les a rencontrés.

— C’est bien, montre-moi le chemin. Je te suis. »

Holkar était assis sur un magnifique tapis de Perse et paraissait absorbé par ses réflexions. À l’entrée du capitaine, il leva la tête et lui fit signe de venir s’asseoir à côté de lui. Puis il ordonna aux esclaves de se retirer.

« Mon cher hôte, dit-il enfin, vous connaissez le malheur qui m’arrive ?

— On me l’a dit, répondit Corcoran. Rao s’est échappé ; mais ce n’est pas un malheur, cela. Rao est un coquin qui est allé se faire pendre ailleurs.

— Oui, mais il a emmené avec lui deux cents cavaliers de ma garde, et tous ensemble sont allés rejoindre les Anglais.

— Hum ! Hum ! fit Corcoran d’un air pensif.

Et comme il vit que Holkar était fort abattu par cette trahison, il jugea nécessaire de lui rendre le courage.

« Eh bien, après tout, dit-il en souriant, ce sont deux cents traîtres de moins. Bonne affaire ! Aimeriez-vous mieux qu’ils fussent avec vous dans Bhagavapour, tout prêts à vous livrer au colonel Barclay ?

— Et dire, s’écria Holkar, qu’une heure auparavant j’avais reçu de si bonnes nouvelles !

— De votre Tantia Topee ?

— De lui-même ; écoutez-moi, capitaine… après le service que vous m’avez rendu hier au soir, je ne puis plus avoir de secret pour vous… Eh bien, l’Inde tout entière est prête à prendre les armes.

Pour quoi faire ?

— Pour chasser les Anglais.

— Ah ! dit Corcoran, comme je comprends cette idée ! Chasser les Anglais !… c’est-à-dire, seigneur Holkar, que s’ils étaient dans ma vieille Bretagne comme ils sont ici, je les prendrais un par un, au collet et à la ceinture, et je les jetterais à la mer pour engraisser les marsouins ! Chasser les Anglais ! mais j’en suis, seigneur Holkar, moi aussi j’en suis et je vous donnerai un bon coup de main… Bon ! j’oublie mes fonctions scientifiques et la lettre de sir William Barrowlinson… et ma promesse de ne pas me mêler de politique tant que je serai entre les monts Himalaya et le cap Comorin. C’est égal, c’est une fameuse idée… Et de qui vient-elle cette idée ?

— De tout le monde, répondit Holkar, de Tantia Topee, de Nana-Sahib, de moi, de tout le monde enfin…

— De tout le monde ! s’écria le Breton en riant. J’en étais sûr… et vous dites qu’on va les mettre dehors ?

— Nous l’espérons du moins, dit Holkar, mais j’ai peur de ne pas en être témoin. Ce Rao, il y a trois mois encore, mon premier ministre, a prévenu le colonel Barclay, dans l’espérance d’obtenir, pour prix de sa trahison, mes États et ma fille. J’ai eu quelque soupçon de l’histoire et je lui ai fait donner cinquante coups de bâton… Voilà comment l’affaire s’est engagée…

— Comment ! ce hideux magot espérait devenir votre gendre ! demanda Corcoran indigné.

— Oui, dit Holkar, ce fils de chienne, qui a eu pour père un marchand parsi de Bombay, voulait épouser la fille du dernier des Raghouides, la plus noble race de l’Asie. »

Il faut avouer que le capitaine, qui jusque-là ne s’intéressait pas beaucoup au récit d’Holkar, commença à devenir très attentif.

Dès lors il n’eut plus qu’un désir, celui de rattraper Rao et de l’asseoir sur un pal… Aspirer à la main de Sita !… la plus belle fille de l’Inde !… un ange de grâce, de beauté, de candeur !… Ce Rao n’échapperait au pal que pour rencontrer la potence.

Telles furent les réflexions du capitaine. Et si vous vous étonnez de l’intérêt qu’il prenait à une jeune fille dont, la veille, il ne connaissait encore ni la figure ni le nom, je vous dirai qu’il était homme de premier mouvement, qu’il adorait les aventures (sans être un aventurier), et qu’il ne lui déplaisait pas de protéger une jeune et belle princesse opprimée, et surtout opprimée par les Anglais.

« Seigneur Holkar, dit-il enfin, il n’y a qu’un parti à prendre, remettre à un autre jour notre chasse au rhinocéros et poursuivre Rao jusqu’à la mort. Le coquin ne doit pas être bien loin.

— Hélas ! dit Holkar, j’y avais pensé, mais il a huit heures d’avance sur nous, et il aura rejoint sans doute l’armée anglaise… Faisons mieux… ne retardons rien… mes ordres pour la chasse sont donnés. Nous allons partir vers six heures, car c’est l’heure où le soleil se lève, et plus tard la chaleur est insupportable. Nous laisserons ma fille au palais, sous bonne garde, car Rao pourrait avoir des intelligences dans la place, et nous reviendrons vers dix heures… Pendant ce temps Ali restera au palais, et Sougriva ira chercher des nouvelles et rôder dans le voisinage.

— Mais, dit Corcoran, qui nous force à chasser le rhinocéros aujourd’hui, si vous craignez quelque danger ?

— Mon cher hôte, répliqua Holkar, le dernier des Raghouides ne veut pas périr, s’il doit périr, enfumé et caché dans son palais comme un ours dans sa tanière. Ce n’est pas l’exemple que m’a donné mon aïeul Rama, le vainqueur de Ravana, prince des démons.

— Eh bien, dit Corcoran, qui ne pouvait s’empêcher d’avoir des pressentiments fâcheux, voulez-vous au moins que je laisse à votre fille un garde du corps plus sûr et plus redoutable qu’Ali et que toute la garnison de Bhagavapour ?

— Quel est cet ami si sûr et si redoutable ?

— Louison, parbleu ! »

En même temps la tigresse, qui vit qu’on parlait d’elle, se dressa debout sur ses pattes de derrière et appuya ses pattes de devant sur les épaules de Corcoran.

Sita arriva en ce moment.

« Ma chère enfant, dit Holkar, nous irons demain à la chasse du rhinocéros…

— Avec moi ? interrompit la jeune fille.

— Non, tu resteras au palais. Ce traître Rao peut courir la campagne avec ses cavaliers, et je ne veux pas t’exposer à une rencontre…

— Mais, mon père, dit Sita, qui se promettait évidemment les plaisirs de la chasse, je monte très-bien à cheval, vous le savez, et je ne vous quitterai pas un instant.

— Peut-être, ajouta Corcoran, serait-elle plus en sûreté avec nous… Je vous promets de veiller sur elle, et si Rao vient à portée, je le remettrai aux dents de Louison.

— Non, dit le vieillard, une rencontre est toujours hasardeuse… et j’aime mieux accepter l’offre que vous m’avez faite de Louison.

— Comment ! monsieur, dit Sita en frappant des mains avec joie, vous me donnez Louison pour toute la journée ?

— Je vous la donnerais pour toujours, répliqua le Breton, si je pouvais croire qu’elle voulût se laisser donner ; mais elle est un peu capricieuse et n’a jamais voulu écouter que moi… Çà, Louison, vous n’êtes plus à moi, jusqu’à mon retour… Vous veillerez sur cette belle princesse… si quelqu’un lui parle, vous grognerez ; si quelqu’un lui déplaît, vous en ferez votre déjeuner. Si elle veut se promener dans le jardin, vous l’accompagnerez, et vous la regarderez en tout temps comme votre maîtresse et souveraine… connaissez-vous bien tous vos devoirs ? »

Louison regardait alternativement son maître et Sita, et poussait de petits cris de joie.

« Vous m’avez compris, continua Corcoran. Montrez-le en vous couchant aux pieds de la princesse et en lui baisant la main. »

Louison n’hésita pas. Elle se coucha et répondit aux caresses de Sita en lui léchant les mains de sa langue un peu rude.

« Un tel gardien, dit Corcoran, vaut un escadron de cavalerie pour la vigilance et le courage ; quant à l’intelligence, il n’y a personne qui l’égale… elle ne commet jamais aucune indiscrétion… elle n’aime pas les vaines flatteries… elle sait distinguer ses vrais amis de ceux qui ne veulent que la tromper ; elle n’est pas friande, et la moindre viande crue lui suffit… Enfin elle a un tact particulier pour reconnaître les gens, et je l’ai vue cent fois me débarrasser des questions indiscrètes par un seul rugissement poussé à propos.

— Seigneur Corcoran, dit Sita, il n’y a pas de trésor qui puisse payer une telle amitié. Mais je l’accepte en échange de la mienne. »

Pendant qu’on délibérait, le jour était venu. Corcoran baisa une dernière fois le front de Louison, s’inclina respectueusement devant Sita et monta à cheval avec Holkar, suivi d’une troupe de quatre ou cinq cents hommes. Louison les regarda partir avec regret, mais enfin elle parut se résigner. Sur l’appel de Sita, elle rentra dans le palais, et, nonchalamment couchée sous la vérandah, elle attendit, comme la princesse, le retour des chasseurs.

VII

La chasse au rhinocéros.


Par malheur, Louison, malgré toutes ses belles qualités, était du sexe auquel les tigres doivent leurs mères, en sorte qu’elle n’eut pas plutôt vu disparaître à l’horizon la troupe des chasseurs et respiré le délicieux parfum des forêts que lui apportait la brise, qu’elle eut envie de partir au triple galop et de rejoindre le capitaine Corcoran, laissant là le palais et ses fonctions de garde du corps, dont elle ne devinait pas l’importance.

En deux mots, elle était capricieuse, vaniteuse, légère et amoureuse du plaisir. Peut-être rêvait-elle aussi de chasser le rhinocéros ; c’est ce qu’on n’a jamais su, car parmi ses défauts elle n’avait pas celui de raconter ses pensées au premier venu.

Quoi qu’il en soit, elle bâilla si fortement, s’étira dans tous les sens avec tant de langueur, et commença même de petits rugissements qui laissaient voir un ennui si profond, que Sita, malgré tout son désir de la garder près d’elle, commença à s’inquiéter de ce voisinage, et finit par lui rendre la liberté.

À peine la porte du palais était-elle ouverte lorsque la tigresse s’élança d’un bond, franchit la haie qui séparait le jardin du reste de la ville, passa par-dessus la tête du factionnaire épouvanté, traversa deux ou trois rues, renversa, sans dire gare, deux ou trois douzaines de bourgeois paisibles qui flânaient devant leurs boutiques, et arriva enfin à la porte principale de Bhagavapour, où les soldats du poste se gardèrent bien de l’arrêter, et lui rendirent les mêmes honneurs qu’à un officier supérieur, car ils se hâtèrent de rentrer dans leur caserne et de saisir leurs fusils pour faire une décharge générale, à laquelle Louison ne daigna pas répondre.

Tout en courant, elle ne négligeait pas de prendre des informations, regardant avec attention la piste des chevaux, et levant le nez en l’air, comme un bon chien de chasse qui cherche le gibier.

Pendant ce temps, le prince Holkar et le capitaine Corcoran étaient en chasse, et quoiqu’ils eussent bien des sujets d’inquiétude, ils causaient fort gaiement et semblaient ne penser qu’au rhinocéros.

« Avez-vous chassé quelquefois le rhinocéros ? demanda Holkar au Breton.

— Jamais, répondit l’autre. J’ai chassé le tigre, l’éléphant, l’hippopotame, le lion, la panthère ; mais le rhinocéros est un animal inconnu pour moi. Je ne l’ai jamais rencontré, même dans les ménageries.

— C’est un gibier très-rare et très précieux, dit Holkar. Il est fort grand, lorsqu’il a atteint toute sa croissance. J’en ai vu deux ou trois qui n’avaient guère moins de six pieds de haut et de douze ou quinze pieds de long.

« Le rhinocéros est lourd, massif, il a la peau rugueuse et plus dure qu’une cuirasse, la tête courte, les oreilles droites et mobiles comme celles du cheval, le museau tronqué et surmonté d’une corne qui est son arme principale. Vous verrez avant une heure comme il s’en sert. Si nous sommes heureux dans cette chasse, ce qui n’est pas bien sûr, car sa peau est à l’épreuve de la balle, et il est plus robuste que tous les autres animaux, y compris même les éléphants, je vous promets à dîner un bifteck de rhinocéros, ce qui n’est pas à dédaigner. On n’en mange qu’à la table des princes… »

Tout en causant, Holkar et Corcoran arrivèrent à un carrefour qui se trouvait à l’entrée de la forêt.

Ce carrefour portait le nom de Carrefour des Quatre Palmiers.

« Arrêtons-nous ici, dit Holkar en descendant de cheval. Nos chevaux ne supporteraient ni la vue, ni l’odeur, ni le choc du rhinocéros ; nous allons monter sur des éléphants. »

En effet, un relai d’éléphants tout préparés et harnachés d’avance attendait les principaux chasseurs.

« À quoi sert, demanda le capitaine, cet homme qui est là sur le devant et presque sur les oreilles de l’éléphant ?

— C’est le conducteur, répliqua Holkar. Lui seul peut se faire entendre et obéir de l’animal.

— Et cet autre, continua le capitaine, qui se tient respectueusement derrière moi, et semble attendre mes ordres ?

— Mon cher hôte, c’est celui qui doit être mangé.

— Mangé par qui ? Je n’ai pas faim, et ce n’est pas le déjeuner que vous m’avez réservé, je pense ?

— Mangé par le tigre, capitaine.

— Par le tigre ! Quel tigre ? Nous allons à la chasse du rhinocéros, je pense, et non à celle du tigre.

— Mon cher ami, dit Holkar en riant, c’est un usage anglais que nous avons adopté, et qui est excellent, comme vous allez voir. Les Anglais ont remarqué que l’on fait souvent dans nos forêts des rencontres auxquelles on ne s’attend pas, — celle d’un tigre, par exemple, ou d’un jaguar, ou d’une panthère. Or, cet animal qui se lève de grand matin, comme nous, qui a faim comme nous et plus que nous, qui vit de sa chasse et qui n’a pas d’autre moyen d’existence, attend souvent le voyageur au coin d’un sentier, dans l’espérance de déjeuner… De plus, comme il n’aime pas à attaquer les gens en face, il saute presque toujours sur eux par derrière, au moment où on l’attend le moins, et vous emporte dans la jungle pour vous dévorer à son aise.

Or les Anglais, qui sont des gens très-sensés, très-prudents, vrais gentlemen, et qui regardent leur peau comme plus précieuse aux yeux de l’Éternel que celle de tous les autres individus de la race humaine, — les Anglais, dis-je, ont inventé de mettre à califourchon sur l’éléphant, quand ils vont à la chasse ou à la promenade, outre le cornac chargé de conduire l’animal, un pauvre diable qui doit servir de proie au tigre, si par hasard quelque malheureux rôde dans les environs, car enfin, disent-ils, il n’est pas juste qu’un gentleman s’expose à être mangé comme un pauvre diable, et la divine Providence a dû créer les pauvres diables pour les faire manger à la place des gentlemen.

N’est-ce pas admirablement raisonné, mon cher ami, et ne serez-vous pas bien aise vous-même que ce garçon, qui est là derrière, serve de bifteck au tigre au lieu de vous ?

— Ma foi non ! dit Corcoran, et je le prie de descendre tout de suite et de retourner à Bhagavapour par le chemin le plus court. Si je dois servir de pâture à quelqu’un, homme ou bête, ce ne sera pas, je l’espère, sans m’être défendu, et… Mais que veut dire ceci ? »

Les éléphants élevaient leurs trompes et donnaient des signes d’une violente frayeur. Bientôt même les cornacs annoncèrent qu’ils n’en étaient plus maîtres.

« Ceci veut dire, répondit Holkar, qu’il y a près d’ici dans la jungle une chose que nous ne voyons pas encore, mais qui doit être fort dangereuse, à en juger par l’épouvante de nos éléphants. Tenez-vous prêt, capitaine, et regardez autour de vous. »

Au même instant les chevaux se cabrèrent avec violence, plusieurs cavaliers de l’escorte furent jetés par terre, et les éléphants prirent la fuite, malgré tous les efforts de leurs conducteurs.

C’est Louison qui était cause de tout ce désordre. Elle arrivait au grand galop, franchissant les fossés, les haies, les broussailles, avec la vitesse d’une locomotive lancée à toute vapeur.

À cette vue chacun mit la main à ses armes, mais Corcoran rassura tout le monde :

« Eh ! n’ayez peur de rien, dit-il, c’est ma chère Louison… C’est vous, mademoiselle, ajouta-t-il en la regardant d’un air qu’il voulait rendre sévère, que venez-vous faire ici ? »

Louison ne répondit pas, mais remua la queue d’une manière très-significative.

« Oui, je le vois bien… vous vous ennuyiez au palais… mademoiselle voulait chasser le rhinocéros. Eh bien ! à bas, Louison, je n’aime pas ces manières si familières quand on est en faute… n’est-ce pas ?… oui, je le lis dans vos yeux… Voyons, venez avec moi, suivez la chasse, soyez sage, et tâchez de n’effrayer personne. »

Ravie de cette permission et d’un accueil si favorable, Louison ne tarda pas à se faire pardonner son arrivée subite, et devint en peu de temps l’amie intime de toute l’escorte d’Holkar, bêtes et gens, ou du moins personne n’osa lui témoigner le plaisir qu’on aurait eu d’apprendre qu’elle était enfermée dans une bonne et solide cage, à quinze cents lieues marines de Bhagavapour.

Bientôt après, les cris des rabatteurs annoncèrent qu’on avait retrouvé la piste du rhinocéros, et qu’il allait déboucher bientôt par un sentier à l’entrée duquel se trouvaient plusieurs des chasseurs, et entre autres Holkar et le capitaine Corcoran.

En effet, l’animal ne tarda pas à paraître, poursuivi par les traqueurs qui jetaient des pierres sans lui faire, d’ailleurs, aucun mal. Ces pierres, si grosses qu’elles fussent, rebondissaient sur son épaisse cuirasse, comme des boulettes de mie de pain sur le casque d’un carabinier. Il s’avançait au petit trot sans paraître ému ou intimidé par le nombre de ses adversaires.

« Attention ! rangez-vous, dit Holkar, le voici. Le seul endroit où vous puissiez le blesser est l’œil ou l’oreille, et vous ne pouvez le frapper que par côté, car de face il est partout à couvert. »

Il avait à peine fini de parler lorsqu’une décharge générale de coups de fusil se fit entendre. Plus de soixante balles frappèrent à la fois le corps de l’animal sans entamer sa peau. Corcoran seul avait réservé son feu, et bien lui en prit.

Le rhinocéros, ébranlé enfin ou irrité par cette attaque, leva la tête, et se précipitant avec une promptitude et une roideur épouvantables, alla frapper de sa corne l’éléphant que montait Corcoran.

Sous ce choc imprévu, l’éléphant blessé chancela et essaya de saisir son ennemi avec sa trompe pour l’enlever de terre et le briser contre un arbre ou un rocher ; mais le rhinocéros ne laissait aucune prise, et, d’un second coup de corne qui pénétra jusqu’au cœur, il renversa l’éléphant, qui tomba lourdement à terre comme un chêne déraciné.

En même temps le rhinocéros se dégagea de son adversaire et s’élança pour frapper Corcoran, qui venait d’être renversé comme sa monture.

La situation du capitaine était terrible. Les plus braves chasseurs n’osaient s’approcher, lui-même avait le pied engagé dans les harnais de l’éléphant et ne pouvait se tenir debout.

« À moi, Louison ! » cria-t-il.

Heureusement la tigresse n’avait pas attendu cet appel. Elle suivait la chasse en amateur, et semblait venue seulement pour juger des coups. Mais dès qu’elle vit le danger où se trouvait son ami, elle s’élança d’un bond, tourna autour du rhinocéros, le saisit par les oreilles et le maintint presque immobile malgré tous ses efforts.

Grâce à ce prompt secours, Corcoran put se dégager et se trouva debout en face de son ennemi.

« Bravo ! ma Louison, dit-il. Tiens-le bien… c’est cela… attends, laisse-moi chercher l’endroit vulnérable… Ah ! le voici… »

En même temps, il plaça le bout du canon de sa carabine dans l’oreille du rhinocéros et fit feu. L’animal, blessé à mort, eut une convulsion suprême, fit un effort qui rejeta Louison à quinze pas de là, sur les épaules de l’un des chasseurs, et tomba roide mort.

« Mon cher hôte, dit Holkar, vous avez tous les bonheurs, et je donnerais la moitié de mes États pour posséder un ami aussi attaché, aussi fidèle, aussi brave et aussi adroit que Louison… Pour aujourd’hui la chasse est terminée. Demain nous vous trouverons peut-être quelque chose de meilleur… En route. »

On releva le rhinocéros, on le plaça sur un chariot, et l’on reprit le chemin de Bhagavapour.

Pendant ce temps Louison recevait les remercîments de son maître et témoignait par ses bonds la joie qu’elle avait eue de le sauver.

Cependant le retour ne fut pas aussi gai qu’on s’y attendait. Chacun semblait avoir le pressentiment de quelque grand malheur. Corcoran, sans le dire, se reprochait d’avoir consenti à cette chasse ; Holkar se reprochait encore davantage de l’avoir proposée et tous deux craignaient pour Sita.

Tout à coup, à une demi-lieue environ de Bhagavapour, du haut d’une colline d’où l’on voyait la vallée de Nerbuddah et la ville, on aperçut une épaisse fumée qui s’élevait des faubourgs, et l’on entendit un bruit confus, lointain et sourd, où dominaient le tonnerre de l’artillerie, la fusillade et les cris des femmes et des enfants.

« Seigneur Holkar, dit Corcoran, entendez-vous et voyez-vous ? Bhagavapour brûle ou a été prise d’assaut. »

À cette vue, Holkar pâlit.

« Et ma fille, s’écria-t-il, ma pauvre Sita ! »

En même temps il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval et partit au grand galop. Corcoran le suivit avec une vitesse égale. Le reste de l’escorte, quoique lancé à toute bride, demeura fort loin en arrière.

Ils arrivèrent à la porte la plus voisine et voulurent interroger un officier.

« Seigneur, dit-il à Holkar, j’ignore ce qui s’est passé. Le feu s’est déclaré dans cinq ou six endroits à la fois, et jusque dans le palais de Votre Altesse, mais… »

Il allait continuer, Holkar ne l’écoutait plus.

« Dans mon palais ! » s’écria-t-il, et piquant des deux, il s’élança avec plus de furie que jamais dans cette direction. Sans dire un mot, Corcoran le suivait, et Louison courait à côté d’eux.

Tout était en désordre dans le palais. Sur les marches du grand escalier on voyait de larges flaques de sang répandu. Des cadavres étaient étendus dans les galeries. Presque tous les serviteurs d’Holkar étaient morts.


Les escaliers et les galeries étaient jonchés de cadavres. (Page 123.)

À cette vue le vieillard s’arracha les cheveux.

« Hélas ! dit-il, où est Sita ? »

Tout à coup Ali parut. Il avait reçu un coup de poignard dans la poitrine, mais le coup n’était pas mortel.

« Ali ! Ali ! qu’as-tu fait de ma fille ? demanda Holkar d’une voix éclatante.

— Seigneur ! s’écria Ali en se prosternant, faites grâce à votre esclave. Ils l’ont enlevée !

— On a enlevé ma fille ! dit Holkar, et toi, face de chien, tu n’as rien fait pour la sauver ! malheureux ! Où est-elle ? Qui l’a enlevée ? Parle, mais parle donc !

— Seigneur, dit Ali, c’est Rao. Il avait des intelligences dans le palais. La princesse a été saisie par des hommes embusqués qui ont poignardé la plupart de vos serviteurs, et qui l’ont emportée malgré ses cris et ses pleurs dans un bateau tout prêt. Ils l’ont transportée sur la rive opposée du fleuve, où Rao les attendait avec ses cavaliers, et tous ensemble sont partis, on ne sait dans quelle direction, car ils avaient eu la précaution d’amarrer à l’autre rive toutes les barques, de sorte qu’on n’a pas pu les poursuivre. »

Holkar, accablé par son malheur, n’écoutait plus rien ; mais Corcoran, quoique vivement ébranlé par ce coup inattendu, ne songeait qu’aux moyens de reprendre Sita.

« Et, dit-il, d’où vient cette fumée que nous avons aperçue au-dessus de Bhagavapour ?

— Hélas ! Seigneur Corcoran, répondit Ali, ces bandits, pour assurer le succès de leur crime, avaient mis le feu dans cinq ou six quartiers de la ville ; mais on l’a bientôt éteint.

— Eh bien, dit Corcoran, il faut aller à la nage chercher des barques sur la rive opposée, et nous nous mettrons à la poursuite des ravisseurs.

— Seigneur capitaine, le mal est encore plus grand que vous ne croyez, dit Ali. Nous venons d’apprendre en même temps que l’avant-garde de l’armée anglaise est à cinq lieues d’ici, et c’est probablement ce qui donne à ce misérable Rao l’audace de venir nous braver jusque dans Bhagavapour. Déjà l’on a vu un détachement de cavalerie dans les environs.

— Eh ! qu’ils viennent maintenant ! s’écria Holkar désespéré, qu’ils prennent ma ville, mon trésor et ma vie. J’ai perdu ma fille chérie, qui seule donnait du prix à tout cela. J’ai tout perdu. »

Corcoran lui prit la main et d’un ton ferme :

« Soyez homme, mon hôte, dit-il, et reprenez courage. Votre fille est enlevée ; mais elle n’est ni morte, ni déshonorée. Nous la retrouverons, je vous le garantis. Ah ! pourquoi Louison n’est-elle pas restée près d’elle ?… ce n’est pas elle qu’on aurait poignardée, effrayée ou corrompue comme ces malheureux esclaves… Ce qui devait arriver est arrivé… Holkar, je vous quitte.

— Vous me quittez ! Et dans quel moment !

— Mon cher hôte, je vous pardonne cet injuste soupçon. Je vais poursuivre le misérable Rao, le prendre et de ma propre main le pendre au premier arbre du chemin.

— Oui, vous avez raison, dit Holkar ranimé par l’espérance de retrouver sa fille, et je vais partir avec vous.

— Non ! Restez ici ! dit Corcoran, restez pour diriger les recherches et pour tenir tête aux Anglais qui vont assiéger votre ville. Moi, que rien ne retient, je vais chercher Sita et vous la ramener, je l’espère… Allons, Louison, ma chère, c’est par ta faute que nous l’avons perdue : c’est à toi de la retrouver… Va, cherche… »

En même temps il prit le voile de Sita, encore tout parfumé des senteurs de l’iris, et le fit flairer à la tigresse.

« C’est elle, c’est Sita qu’il faut retrouver, dit Corcoran, cherche ! »

En même temps des bateliers qui s’étaient jetés à la nage ramenèrent le bateau même dans lequel on avait placé Sita. Sans hésiter, Louison s’embarqua avec son maître, un cheval et deux bateliers.

Corcoran, après avoir traversé la Nerbuddah, prit terre avec Louison et lui présenta de nouveau le voile de Sita. Ce second appel fait à l’intelligence de la tigresse fut parfaitement entendu, et sans hésiter elle s’engagea dans un sentier peu fréquenté qui aboutissait à une vaste clairière où il était aisé, aux piétinements qui avaient marqué le sol, de reconnaître le passage d’une troupe nombreuse de cavaliers.

De là, elle prit une route assez large et assez bien entretenue. Corcoran suivait toujours la tigresse au grand trot de son cheval.

À une lieue plus loin, Louison retrouva un morceau de la robe de Sita qui s’était sans doute accroché au buisson, et le désigna d’un coup d’œil aux regards du capitaine. Celui-ci mit pied à terre, ramassa le précieux débris, le plaça sur son cœur, et continua sa route.

Enfin il entendit le bruit d’une troupe de cavaliers qui s’avançaient de son côté, et il espéra retrouver tout de suite Sita et son ravisseur. Mais il s’était trompé. C’était un escadron du 25e régiment de cavalerie anglaise qui battait la campagne.

Corcoran fit signe à Louison de rester immobile et s’avança à la rencontre des nouveaux venus.

« Qui vive ? cria l’officier d’une voix forte.

— Ami ! répondit Corcoran.

— Qui êtes-vous ? » demanda l’officier anglais.

Cet officier était un grand jeune homme aux cheveux et aux favoris roux, aux épaules larges, qui avait tout l’air d’un excellent cavalier, d’un vigoureux boxeur et d’un bon joueur de cricket.

« Je suis Français, dit Corcoran.

— Que faites-vous ici ? » demanda l’officier.

Le ton impérieux et brusque de l’Anglais ne plut pas au Breton, qui répondit sèchement :

« Je me promène.

— Monsieur, dit l’Anglais, je ne plaisante pas. Nous sommes en pays ennemi, et j’ai droit de savoir qui vous êtes.

— C’est trop juste, répliqua Corcoran. Eh bien, je suis venu chercher ici le fameux manuscrit des lois de Manou, le Gouroukamtâ, qu’on m’a dit être caché au fond d’un temple inconnu. Pourriez-vous m’indiquer où il est ? »

L’Anglais le regarda d’un air indécis, ne sachant si Corcoran parlait sérieusement ou se moquait de lui.

« Vous avez sans doute des papiers qui attestent votre identité ? demanda-t-il.

— Connaissez-vous ce cachet ? dit Corcoran.

— Non.

— Eh bien, c’est celui de sir William Barrowlinson, directeur de la Compagnie des Indes et président de la Geographical, colonial, orographical, and photographical Society, et que vous devez connaître sans doute.

— Si je le connais ! c’est lui qui m’a fait obtenir ma commission de lieutenant dans l’armée des Indes.

— Eh bien, reprit Corcoran, ceci est une lettre de recommandation que ce gentleman…

— Ce baronnet, voulez-vous dire, interrompit l’officier.

— Ce baronnet, — si cela vous plaît davantage, — m’a donnée pour le gouverneur général de Calcutta.

— C’est bien, dit l’officier. Et d’où venez-vous ?

— De Bhagavapour.

— Ah ! vous avez vu le rebelle Holkar ? Eh bien, est-il prêt à se soumettre ? est-il prêt à se battre ?

— Monsieur, dit Corcoran, vous en jugerez mieux que moi quand vous serez plus près de Bhagavapour.

— Mais a-t-il au moins une armée nombreuse et bien disciplinée ?

— Je n’entends rien à ces choses-là… Et maintenant, messieurs, voulez-vous, je vous prie, me laisser continuer ma route ?

— Patience, monsieur, dit l’officier ; qui nous dit que vous n’êtes pas un espion d’Holkar ? »

Corcoran regarda froidement et fixement l’Anglais.

« Monsieur, dit-il, si vous étiez en rase campagne seul avec moi, peut-être seriez-vous plus poli.

— Monsieur, dit l’Anglais à son tour, je ne m’inquiète pas d’être poli, mais de faire mon devoir. Suivez-nous au quartier général.

— J’allais vous prier de m’y conduire, » dit le Breton.

Et, en effet, il pensa que le meilleur moyen de voir où l’on avait transporté Sita était d’aller au quartier général de l’armée anglaise, où certainement Rao avait dû chercher un asile.

« Mais, ajouta-t-il, vous voudrez bien me permettre d’amener un ami.

— Assurément, monsieur, dit l’Anglais, tous les amis qu’il vous plaira amener. »

Corcoran siffla ; au même instant Louison parut. Voir Corcoran, se précipiter et le rejoindre fut l’affaire d’un instant. Les chevaux de l’escadron, saisis d’une terreur presque insurmontable, s’agitèrent pour échapper à leurs cavaliers et courir à travers la plaine.

Quant aux cavaliers, aussi émus que leurs chevaux, mais retenus par l’honneur militaire, ils eurent beaucoup de peine à ne pas prendre la fuite.

Cependant ils firent assez bonne contenance.

« Monsieur, dit l’officier, la plaisanterie est un peu forte… Où avez-vous choisi cet ami-là ?

— Je m’étonne de votre étonnement, répliqua le Breton. Vous autres, Anglais, qui croyez connaître tous les genres de sport, vous courez après les chevaux, les chiens, les renards, les coqs et toutes les bêtes de la création… moi, je préfère les tigres… chacun son goût… Est-ce que vous auriez peur d’un pareil compagnon, par hasard ?

— Monsieur, dit l’Anglais en colère, un gentleman anglais n’a peur de rien ; mais je me demande si la société d’un tigre est bien convenable pour un gentleman.

— Louison se fait peut-être en ce moment la même question, dit à son tour Corcoran, et se demande si la société d’un gentleman anglais est bien convenable pour elle. Mais enfin, faisons régulièrement les choses. Monsieur le lieutenant, quel est votre nom ?

— John Robarts, monsieur, répondit l’Anglais d’un ton rogue et gourmé.

— Très-bien, continua Corcoran. Attention, Louison ! Je vous présente le très-honorable John Robarts, lieutenant au 25e des hussards de la reine… vous entendez… et vous aurez soin de ne mettre sur lui ni la dent ni la griffe, excepté dans le cas de légitime défense…

— Monsieur, dit l’Anglais, aurez-vous bientôt terminé cette inconvenante comédie !

— Et à vous, lieutenant John Robarts, dit Corcoran sans s’émouvoir, j’ai l’honneur de présenter miss Louison, ma meilleure amie… Maintenant, capitaine, s’il vous plaît de trouver que j’ai manqué de respect envers votre uniforme, je suis votre homme et tout prêt à vous en rendre raison ici même.

— C’est bon, monsieur, dit Robarts, nous verrons cela plus tard… En route, et suivez-nous.

Le voyage ne fut pas long.

À un quart de lieue de là se trouvait le camp anglais, au bord d’une petite rivière qui se jette un peu plus loin dans la Nerbuddah. Les chevaux, les soldats, les vivandières et tout l’attirail qui accompagne une armée dans l’Inde étaient groupés dans un désordre pittoresque.

John Robarts, accompagné de Corcoran et de Louison, entra dans la tente du colonel Barclay.

VIII

Conversation émouvante de Louison et du capitaine
Corcoran avec le colonel Barclay.


Le colonel Barclay, qui faisait ce jour-là les fonctions de brigadier général, était l’un des plus braves officiers de toute l’armée des Indes. Il avait gagné fort péniblement tous ses grades, et n’avait jamais cessé, soit en paix, soit en guerre, d’être employé dans les missions les plus difficiles. Tantôt commandant un régiment sur la frontière, tantôt surveillant, avec le titre de résident, les démarches, le gouvernement et les préparatifs des princes tributaires de la Compagnie comme Holkar, il possédait la confiance des soldats, et il connaissait à fond tous les ressorts de la politique anglaise dans l’Inde. Mais n’étant frère, oncle, ou fils ou neveu d’aucun des directeurs de la Compagnie, il ne recevait que les missions rebutantes ou périlleuses.

C’est à ce titre qu’on l’avait chargé d’attaquer Holkar.

S’il réussissait, on tenait tout prêt un général de parade, bien apparenté, qui devait venir prendre le commandement de l’armée et recueillir le fruit de la victoire de Barclay. De là, chez le colonel, une mauvaise humeur continuelle et un juste ressentiment contre les favoris de la très-haute et très-puissante Compagnie des Indes, qui ne l’empêchait pas néanmoins de remplir rigoureusement tous ses devoirs militaires.

Lorsque John Robarts entra dans sa tente, le vieux Barclay se retourna et dit :

« Qu’y a-t-il de nouveau, Robarts ?

— Nous avons fait une capture importante, colonel. C’est un Français, qui est, je crois, l’espion d’Holkar.

— C’est bien. Faites entrer.

— Mais, dit Robarts, il n’est pas seul.

— C’est bien. Faites entrer aussi les autres et mettez deux factionnaires à la porte de la tente.

— Mais, colonel…

— Faites ce que je vous dis, et ne répliquez pas.

— Après tout, pensa Robarts, puisqu’il ne veut pas entendre mes explications, c’est son affaire. »

Et faisant signe à Corcoran :

« Entrez ! » dit-il.

Corcoran entra, précédé de Louison, qui, sur un geste, alla se coucher à ses pieds. Elle était cachée par la table qui séparait Corcoran du colonel Barclay.

Celui-ci, le dos tourné, affectait de ne pas voir et de ne pas entendre Corcoran. Par suite de cette affectation, il ne s’aperçut pas de la présence de Louison.

Il y eut un instant de silence. Corcoran, voyant que le colonel ne lui parlait pas et ne lui disait pas de s’asseoir, s’assit sans y être invité, prit un livre sur la table et feignit de lire avec attention.

Enfin Barclay s’aperçut que le prisonnier n’était pas de ceux qu’on intimide aisément, et se retournant vers lui :

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voix brève.

— Français.

— Votre nom ?

— Corcoran.

— Votre profession ?

— Marin et savant.

— Qu’appelez-vous savant ?

— Je cherche le manuscrit des lois de Manou pour le compte de l’Académie des sciences de Lyon.

— Où alliez-vous quand on vous a rencontré ?

— À la recherche d’une jeune fille qu’un brigand a enlevée à son père.

— Est-ce une Indienne ou une Anglaise ?

— C’est la fille d’Holkar, prince des Mahrattes.

Le colonel Barclay regarda Corcoran d’un œil défiant.

« Quel intérêt prenez-vous aux affaires d’Holkar ? demanda-t-il.

— Je suis son hôte, répondit Corcoran d’un ton ferme.

— Bien ! dit Barclay. Avez-vous quelque papier qui vous recommande ? »

Corcoran tendit la lettre de sir William Barrowlinson.

« C’est bien ! dit Barclay après l’avoir lue. Je vois que vous êtes un gentleman. Vous pouvez rassurer Holkar sur le sort de sa fille. Elle est dans mon camp. Rao l’y a conduite, il y a deux heures à peine. C’est un otage précieux pour nous ; mais on ne lui a fait et on ne lui fera aucun mal. L’honneur de l’armée anglaise en répond. D’ailleurs, Rao lui-même la respecte, car il doit l’épouser, c’est le prix de son concours…

— Dites plutôt de son infâme trahison.

— Comme il vous plaira, je ne tiens pas aux mots… Et maintenant, monsieur Corcoran, si vous voulez voir vous-même la belle Sita et annoncer à son père qu’elle est saine et sauve et dans des mains loyales, je ne m’y oppose pas. Je vais la faire appeler.

— Je n’osais pas vous le demander, colonel, et je vous remercie de me l’avoir offert. »

Le colonel frappa sur un gong. John Robarts parut aussitôt. Il attendait avec impatience et curiosité la fin de l’entretien. Il fut très-surpris de voir Corcoran paisiblement assis près de la table, en face du colonel, et Louison entre les deux, cachée au colonel par le tapis qui recouvrait la table.

« Robarts, dit Barclay, allez chercher miss Sita, et amenez-la ici avec tous les égards qu’un gentleman anglais doit à une dame de la plus haute naissance.

— Mais, colonel… répondit Robarts, qui voulait prévenir Barclay de la présence de Louison.

— Vous n’êtes pas encore parti, monsieur ? » dit Barclay avec un flegme hautain.

Robarts, forcé d’obéir, sortit la tête basse.

« Vous ne connaissez pas la vallée de la Nerbuddah, monsieur ? demanda Barclay du ton d’un touriste qui vante la beauté d’un paysage. C’est un pays enchanteur. On y trouve des sites mille fois plus beaux que dans les Alpes ou dans les Pyrénées… Vous pouvez m’en croire, monsieur, car j’y ai vécu neuf ans, sans autre société que les pierres des montagnes et les espions qui me rendaient compte de toutes les actions d’Holkar… Ah ! monsieur, quel ennuyeux métier que celui de recevoir, d’analyser, de classer et d’apprécier des rapports de police. Si vous êtes un peu géologue comme moi… Êtes-vous géologue ? — Non. — Tant pis… La géologie, c’est ma passion favorite… Ah ! si vous aviez été géologue, quelles bonnes parties nous aurions faites ensemble dans huit jours, car il ne me faudra pas plus de huit jours pour renverser Holkar. Cela vous contrarie peut-être à cause de votre amitié pour lui. C’est bien, n’en parlons plus… J’espère, monsieur, que vous me ferez l’honneur de dîner aujourd’hui avec moi. »

Corcoran s’excusa de ne pouvoir accepter cette invitation.

« Bon ! Vous craignez de faire un mauvais dîner… Je vois ce que c’est… Mais rassurez-vous… Nous avons d’excellent vin de France, et des pâtés de France, et des puddings d’Angleterre, et tout ce que le globe terrestre produit de délicat et d’exquis pour le plaisir des gentlemen… Allons, est-ce dit ?

— Colonel, dit Corcoran, je regrette de ne pouvoir accepter une offre si cordiale, mais je suis pressé de rassurer Holkar.

— Rassurer Holkar, cher monsieur ! Vous n’y pensez pas ! Je vous tiens ; je vous garde. Vous écrirez à Holkar, cela suffira. Croyez-vous que je vais vous laisser retourner dans le camp ennemi après que vous avez vu le mien ?… Je vous rendrai la liberté quand nous aurons pris Bhagavapour.

— Et si vous ne le prenez jamais, colonel ? demanda Corcoran, qui commençait à s’indigner d’être traité en prisonnier de guerre.

— Si nous ne le prenons jamais, répliqua le colonel, eh bien, vous n’y rentrerez jamais, c’est moi qui vous le dis, quand l’Académie des sciences de Lyon et toutes les académies qui sont sous le soleil devraient renoncer à lire le manuscrit des lois de Manou…

— Colonel, dit Corcoran, vous violez le droit des nations !

— Plaît-il ? » demanda Barclay.

Au même instant Sita parut, et sa présence apaisa la querelle, qui commençait à devenir très-vive.

« Ah ! s’écria-t-elle en regardant Corcoran avec des yeux pleins de joie, je savais bien que vous viendriez me chercher jusqu’ici ! »

Cette première parole remplit d’une joie immense le cœur du capitaine Corcoran. C’est donc sur lui qu’elle avait compté ! c’est de lui qu’elle attendait son salut !

Mais ce n’était pas le moment de s’expliquer. D’ailleurs Corcoran craignait à tout moment que l’entrée de Robarts ou de quelque autre importun de l’état-major n’empêchât l’exécution du projet de délivrance qu’il venait de combiner.

« Colonel, dit-il enfin, vous refusez de me rendre la liberté ?

— Je refuse, dit Barclay.

— Vous gardez contre toute justice la princesse Sita, enlevée à son père par un coquin dont vous voulez faire son mari ?

— Vous m’interrogez, je crois ! dit Barclay d’un air hautain, et il avança la main pour frapper sur le gong.

— Eh bien donc, s’écria Corcoran en se levant, qu’il en soit ce que le ciel aura décidé. »

Et avant que Barclay eût pu appeler personne, Corcoran saisit le gong, le mit hors de portée, tira de sa poche un revolver, et couchant en joue le colonel, il s’écria :

« Si vous appelez, je vous brûle la cervelle. »

Barclay se croisa les bras d’un air de mépris.

« Ai-je affaire à un assassin ? dit-il.

— Non, répliqua Corcoran ; car si vous appelez, je serai tué, et, dans ce cas, c’est moi qui serai l’assassiné et vous qui serez l’assassin. Ce sont deux rôles également fâcheux… Faisons un traité, si vous voulez…

— Un traité ! dit Barclay. Je ne traite pas avec un homme que j’ai reçu en gentleman, presque

en ami, et qui m’en récompense en menaçant de m’assassiner.

— Encore ce mot-là, colonel ! dit Corcoran. Eh bien, ne faisons aucun traité, aussi bien n’en ai-je pas besoin. Debout, Louison ! »


La tigresse se leva et se montra. (Page 145.)

À ces mots, la tigresse se leva et se montra pour la première fois aux yeux étonnés de Barclay. Mais l’étonnement fit bientôt place à la frayeur.

« Louison, continua Corcoran, tu vois bien monsieur le colonel… S’il fait un pas hors de la tente avant que la princesse et moi nous soyons en selle, je te le livre. »

La menace de Corcoran était fort sérieuse et Barclay le voyait bien. Il se décida à capituler.

« Enfin que voulez-vous ? demanda-t-il.

— Je veux, dit Corcoran, qu’on m’amène ici vos deux meilleurs chevaux. Nous monterons à cheval, la princesse et moi. Quand nous aurons dépassé les limites du camp, je sifflerai. À ce signal, la tigresse viendra me rejoindre, et alors vous serez libre de lancer sur nous toute votre cavalerie, y compris M. le lieutenant John Robarts, du 25e de hussards, avec qui j’ai un petit compte à régler. Est-ce une affaire convenue ?

— C’est convenu, dit Barclay.

— Et ne comptez pas manquer impunément à la foi jurée, ajouta Corcoran, car Louison, qui est plus intelligente que beaucoup de chrétiens, s’en apercevrait tout de suite et vous étranglerait en un clin d’œil.

— Monsieur, dit Barclay avec hauteur, vous pouvez avoir confiance dans l’honneur d’un gentleman anglais. »

Et en effet, sans quitter sa tente, il ordonna à Robarts de faire seller, brider et amener deux beaux chevaux ; il regarda Corcoran et Sita se mettre en selle, reçut d’un air impassible le salut d’adieu qu’ils lui firent, et attendit patiemment que le coup de sifflet eût retenti.

Mais alors, et aussitôt que Louison, qui faisait des bonds prodigieux et qui épouvantait tout le camp, eut pris le même chemin que Corcoran, il cria :

« Dix mille livres sterling pour celui qui me ramènera cet homme et cette femme vivants ! »

À ces mots, tout le camp fut en rumeur. Tous les cavaliers se hâtèrent de brider leurs chevaux, sans prendre la peine de les seller, de peur de perdre du temps. Quant aux fantassins, ils couraient déjà sur la trace des fugitifs et semblaient avoir des ailes.

Seul, le lieutenant Robarts, tout en bridant son cheval comme les autres, hasarda cette remarque séditieuse :

« Pourquoi donc le colonel Barclay les a-t-il laissés fuir, s’il tenait tant à les reprendre ? »

À quoi le colonel répliqua en infligeant à l’orateur des arrêts d’un mois.

C’est bien fait. Quand le chef a fait une sottise, c’est aux subordonnés de se taire. Il est toujours dangereux d’avoir plus d’esprit que son chef.

IX

Au galop ! Au galop ! Hurrah !


Pendant que la moitié de la cavalerie anglaise partait au galop, à la poursuite de Corcoran et de la belle Sita, le capitaine galopait aussi sur la route de Bhagavapour, ayant à ses côtés la fille d’Holkar et l’intrépide Louison.

Tous trois fort bien montés, les deux premiers sur les meilleurs chevaux du colonel Barclay, et Louison sur ses pattes, franchissaient avec la vitesse d’un train express les plaines, les collines, les vallées, et commençaient déjà à espérer d’échapper à leurs ennemis, lorsqu’un obstacle terrible, imprévu et presque insurmontable se dressa sur leur route.

Tout à coup Corcoran aperçut un groupe de cinq ou six habits rouges qui venaient à cheval au-devant de lui.

C’étaient des officiers anglais qui avaient quitté le camp pour aller chasser, et qui revenaient tranquillement, suivis d’une trentaine de serviteurs indiens et de plusieurs chariots chargés de gibier et de provisions.

À cette vue Corcoran et Sita firent halte, et Louison s’assit gravement sur ses pattes de derrière, toute prête à délibérer, puisqu’on assemblait le conseil.

Le capitaine n’aurait pas hésité s’il avait été seul ; il aurait hardiment tenté l’aventure et passé au travers de cette petite troupe avec Louison ; mais il craignait de hasarder sur un coup de dés la vie ou la liberté de Sita.

Peut-être Corcoran pensa-t-il aussi qu’il aurait mieux fait de rechercher, comme on l’en avait prié, le manuscrit des lois de Manou que de se mettre au service du pauvre Holkar, dont la cause paraissait tout à fait désespérée ; mais il rejeta bientôt cette réflexion comme indigne de lui.

Cependant Sita le regardait avec une terrible anxiété.

« Eh bien, capitaine, qu’allons-nous faire ? demanda-t-elle.

— Êtes-vous décidée à tout ? répliqua Corcoran.

— Je le suis, dit Sita.

— Il s’agit, vous le savez, de passer par force ou par ruse. J’essayerai de la ruse, mais si les Anglais s’en aperçoivent, il faudra en tuer trois ou quatre ou périr. Êtes-vous prête ? Ne craignez-vous rien ?

— Capitaine, dit Sita en levant les yeux au ciel, je ne crains que de ne plus voir mon père et de retomber dans les mains de cet infâme Rao.

— Eh bien, dit alors le Breton, nous sommes sauvés. Mettez votre cheval au petit trot, sans affectation. Cela lui donnera le temps de souffler…, et tenez-vous prête. Quand je dirai : Brahma et Vishnou ! il faudra piquer des deux. Louison et moi nous ferons l’arrière-garde. »

Les trois fugitifs étaient alors dans une vallée assez large arrosée par le Hanouvéry, ruisseau profond qui va rejoindre la Nerbuddah.

Les deux pentes de la vallée sont couvertes de jungles et de gros palmiers où se cache tout le gros gibier de l’Inde, — les tigres y compris. Aussi n’est-il pas aisé de quitter le grand chemin et de s’enfoncer dans les rares sentiers, car on peut à tout moment se rencontrer nez à mufle avec les plus redoutables de tous les carnassiers, sans parler de ces terribles serpents dont le poison est foudroyant comme le curare ou l’acide prussique.

Cependant les officiers anglais s’avançaient au petit trot, d’un air nonchalant, comme des gens qui n’ont aucun ennemi à craindre ou à poursuivre. Ils avaient bien dîné, ils fumaient des cigares de la Havane, et commentaient paisiblement les articles du Times.

Ils ne parurent pas s’occuper de Corcoran, qui avait l’habit et la mine flegmatique d’un civilian, c’est-à-dire d’un employé civil de la Compagnie des Indes, mais ils furent éblouis de la rare beauté de Sita.

Quant à Louison, ils furent d’abord étonnés, mais comme ils étaient Anglais et sportsmen, ils comprirent bien vite ce genre d’excentricité, et l’un d’eux fut même tenté d’acheter la tigresse.

« Venez-vous du camp, monsieur ? demanda-t-il à Corcoran.

— Oui, répliqua le Breton.

— Eh bien, a-t-on des nouvelles d’Angleterre ? Les lettres de Londres devaient arriver à midi.

— Elles sont arrivées en effet, répondit Corcoran.

— Que dit-on dans le West-End ? continua l’Anglais. Est-ce toujours lady Suzan Carpeth qui tient la corde dans Belgrave-square ? ou bien a-t-elle cédé la place à lady Margaret Cranmouth ?

— À vous dire le vrai, — répliqua le Breton, qui ne voulut pas, de peur d’exciter des soupçons, paraître se soucier peu de lady Suzan ou de lady Margaret, — je crains que miss Belinda Charters ne l’emporte bientôt sur ces deux dames.

— Oh ! oh ! dit le gentleman étonné. Miss Belinda Charters ! quelle est cette beauté nouvelle dont je n’ai jamais entendu parler ?

— Cher monsieur, dit Corcoran, cela n’est pas étonnant. M. William Charters est un gentleman qui a amassé en Australie, dans le commerce de la laine et de la poudre d’or, soixante-quinze ou quatre-vingts millions de francs et qui…

— Soixante-quinze ou quatre-vingts millions ! s’écria le gentleman bavard et curieux. C’est une jolie somme !

— Oui, ajouta le Breton, et vous concevez que miss Belinda Charters, qui d’ailleurs est la beauté même, ne manque pas de soupirants ! Au revoir, messieurs… »

Et il allait s’éloigner avec Sita et Louison, lorsque le gentleman le rappela.

« Monsieur, excusez, je vous prie, mon indiscrétion ; mais je dois vous avertir que vous êtes en pays ennemi, et que vous hasardez beaucoup en suivant cette route.

— Je vous remercie de cet avis, monsieur.

— Les éclaireurs d’Holkar battent la campagne, et vous pourriez être enlevé par eux.

— Ah ! ah ! En vérité ! Eh bien, je serai prudent. »

Et Corcoran allait continuer sa route ; mais l’Anglais, qui paraissait décidé à ne pas le lâcher avant le coucher du soleil, essaya encore de le retenir.

« Vous êtes sans doute, monsieur, employé au service de la Compagnie ?

— Non, monsieur, je voyage pour mon plaisir. »

Le gentleman s’inclina respectueusement sur sa selle, persuadé qu’un homme qui va de l’Europe dans l’Inde pour son seul plaisir devait être un fort grand seigneur et pour le moins un lord, ou un membre influent de la Chambre des communes.

Il allait encore ouvrir la bouche, mais Corcoran l’interrompit. Il entendait derrière lui le bruit des cavaliers qui le poursuivaient et qui allaient l’atteindre.

« Excusez-moi, dit-il, je suis pressé.

— Au moins, reprit l’Anglais, vous me permettrez bien de vous offrir un cigare.

— Je ne fume pas en présence des dames, » répliqua Corcoran impatienté.

La conversation avait lieu en anglais, et le Breton connaissait fort bien cette langue ; malheureusement, l’ennui de se voir arrêté par un bavard et de perdre des moments si précieux lui fit oublier son rôle, et il prononça ces dernières paroles en français.

« Mais, par le diable ! s’écria l’officier, vous êtes Français, monsieur, et non pas Anglais ! Que faites-vous sur cette route, et à cette heure ?

Le moment décisif approchait. Corcoran jeta un coup d’œil sur Sita pour l’avertir de se tenir prête pour la fuite.

Celle-ci avait les yeux fixés sur un des Indiens qui suivaient l’escorte et qui conduisaient les chariots anglais. Corcoran regarda du même côté et s’aperçut avec étonnement que l’Indien et la fille d’Holkar échangeaient, sans mot dire, des signes d’intelligence.

En regardant l’Indien avec plus d’attention, il reconnut Sougriva, ce brahmine qui avait été envoyé à Holkar par Tantia Topee.

Au reste, il n’eut pas beaucoup de temps pour réfléchir, car les dix officiers anglais l’entourèrent, et celui qui avait déjà parlé, ajouta :

« Monsieur, en attendant que votre présence dans le pays d’Holkar soit expliquée, vous êtes notre prisonnier.

— Prisonnier ! dit Corcoran. Vous voulez rire, messieurs. Place donc, ou je vous tue ! »

En même temps il tira de sa poche un revolver et l’arma en un clin d’œil.

Aussi prompt que lui, l’Anglais s’arma d’un revolver, et tous deux allaient faire feu à bout portant, lorsqu’un incident inattendu décida la victoire.

Au bruit sec des deux revolvers qu’on armait, Louison comprit qu’on allait se battre. Elle bondit brusquement sur la croupe du cheval de l’Anglais, qui se cabra et désarçonna son cavalier ; grand bonheur pour celui-ci et pour notre ami Corcoran, car à la distance où les deux adversaires étaient l’un de l’autre, les deux cervelles risquaient de sauter ensemble, comme les bouchons de deux bouteilles de vin de Champagne.

Cependant l’Anglais tira son coup de pistolet, mais la balle, détournée de son but par le bond prodigieux de Louison, emporta le chapeau d’un autre gentleman qui s’était avancé pour saisir Corcoran.

« Brahma et Vishnou ! » cria tout à coup celui-ci.

À ce signal, Sita donna un coup d’éperon à son cheval, qui partit lancé comme une flèche. Corcoran la suivit en écartant rudement de la main un Anglais qui voulait le retenir ; et Louison, voyant ses deux amis en fuite, s’élança sur leurs traces. À peine eut-on le temps de tirer sur eux cinq ou six coups de pistolet, dont un seul blessa le cheval de Corcoran.

Quant aux cipayes indiens qui conduisaient le chariot et qui étaient armés comme leurs maîtres, pas un ne bougea, soit pour aider Corcoran, soit pour le faire prisonnier.

Un seul, le brahmine Sougriva, à qui tous paraissaient obéir, fit faire aux chariots une manœuvre assez singulière, qui retarda pendant trois ou quatre minutes la poursuite des Anglais. Il feignit de vouloir détourner le chariot qui occupait la tête de la colonne, et, dans son empressement, il le fit verser en travers du chemin.

Aussitôt les autres Indiens, comme s’ils avaient obéi à un mot d’ordre, quittèrent leurs chariots et vinrent se grouper autour de celui qui était renversé, remplissant l’étroit passage, enchevêtrant leurs chariots et leurs chevaux de trait l’un dans l’autre, et forçant les Anglais à s’arrêter devant ce mur vivant d’hommes et d’animaux.

Au même instant arrivaient les cavaliers partis du camp pour courir à la poursuite des fugitifs. En tête galopait le bouillant John Robarts.

« Avez-vous vu le capitaine ? s’écria John Robarts.

— Quel capitaine ?

— Eh ! le maudit Corcoran que le ciel confonde ! Barclay est dans une colère épouvantable. Il s’est laissé jouer comme un enfant, mais il n’en veut pas convenir, et il a promis dix mille livres sterling à celui qui lui ramènera le capitaine Corcoran et la fille d’Holkar.

— Comment s’écria l’un des gentlemen, c’était la fille d’Holkar et nous ne l’avons pas deviné ! Je l’avais prise, à demi cachée sous son voile, pour une jeune miss anglaise qui fait le voyage de l’Inde en compagnie de son futur mari.

— Allons ! allons ! En route ! dit l’impatient Robarts. Mille guinées à celui qui arrivera le premier. »

À ces mots, une ardeur magique s’empara de tous les cœurs. À coups de fouet, on força les Indiens de ranger le long du chemin leurs attelages disloqués, et l’on courut au triple galop sur les traces des fugitifs.

Le jour baissait rapidement, suivant l’usage des tropiques, et la poursuite était d’autant plus vive qu’elle ne pouvait pas durer très longtemps.

X

À l’assaut ! À l’assaut !


De son côté, Corcoran ne s’endormait pas.

Il galopait à côté de Sita, maudissant la sotte curiosité de l’Anglais qui lui avait fait perdre un temps si précieux.

Cependant il espérait que l’approche de la nuit, l’éloignement du camp anglais, et quelque accident heureux, peut-être la rencontre de l’avant-garde d’Holkar, lui donneraient le loisir de regagner Bhagavapour. Ce qui le fâchait le plus, c’était d’être obligé de fuir.

« Fuir devant des Anglais ! pensait-il, quelle honte ! Que dirait mon père s’il me voyait ! Pauvre père, qui n’a jamais rencontré un Anglais sans lui proposer une partie de boxe, ou de savate, ou de quelque autre divertissement semblable à ceux qui réjouissent ces gentlemen !… Et moi, je galope devant eux, et tout à l’heure, au lieu de prendre ce maudit bavard à la cravate et de le jeter dans le fossé, comme j’en avais envie et comme c’était mon devoir, je n’ai pensé qu’à lui laisser croire que j’étais un goddam comme lui ! c’est à se briser la tête contre la muraille. »

Pendant ces réflexions, il s’aperçut tout à coup que son cheval faiblissait, que le galop se ralentissait et, malgré les coups d’éperon, se changeait en simple trot. Il se retourna et vit que sa botte était couverte de sang. Son cheval avait reçu une balle dans le flanc.

Ce nouveau malheur n’abattit pas le courage du Breton.

Il se hâta de mettre pied à terre.

« Que faites-vous ? demanda Sita. Est-ce le moment de faire halte ? Les Anglais sont sur nos traces.

— Ce n’est rien, dit Corcoran, mon cheval est blessé par la décharge que ces lâches coquins ont faite sur nous il y a un instant… Sita, si vous voulez fuir, partez seule, Louison vous accompagnera et vous défendra…

— Oui, dit Sita, mais qui me défendra de Louison ?… »

Corcoran parut frappé de cette réflexion.

« C’est vrai ! dit-il, Louison n’a pas dîné ; il est déjà tard. Je ne crains rien pour vous sans doute, mais je ne répondrais pas de votre cheval, ou peut-être Louison irait-elle chercher sa proie dans le voisinage.

— Capitaine, dit Sita en descendant de cheval, je reste avec vous ; quel que soit le sort qui vous attend, nous le partagerons ensemble…

— Ah ! dit Corcoran avec joie, voilà qui tranche toutes les difficultés ! Qu’ils viennent, maintenant, tous les Anglais, et John Robarts, et Barclay, et les colonels, et les capitaines, et les majors, et tous les habits rouges de la création ! »

En même temps, il chercha dans les fontes des selles des deux chevaux, et trouva deux revolvers tout chargés ; celui qu’il avait à la ceinture était le troisième, et Corcoran avait des cartouches dans ses poches.

« Nous avons des armes et des munitions, dit-il, pour trente ou quarante coups de feu, et comme je compte bien ne tirer que de près et à coup sûr, je crois que tout ira bien… Venez avec moi, Sita ; et toi, Louison, va devant comme un éclaireur, et regarde s’il n’y a pas quelque ennemi caché dans la jungle »

Le plan de Corcoran était très-simple. De la route où il était, il apercevait à quelque distance une petite pagode indienne abandonnée, à laquelle paraissait aboutir un sentier assez large tracé dans la jungle. C’est là qu’il voulait chercher un asile. Entrer dans la pagode, en refermer la porte sur eux, et barricader l’entrée avec des poutres qui se trouvaient par hasard dans le voisinage et percer les meurtrières à travers la porte, ce fut pour les fugitifs l’affaire d’un instant.

Louison regardait ces préparatifs avec étonnement. Elle était même un peu mécontente. Cela se comprend ; elle adorait le grand air, les prairies, les vastes forêts, les hautes montagnes ; elle n’aimait pas à être enfermée, et surtout elle ne comprenait pas qu’on prit tant de peine pour s’enfermer soi-même. Aussi Corcoran prit soin de lui expliquer les raisons de sa conduite.

« Louison, ma chérie, lui dit-il, il n’est pas temps de vous livrer à vos caprices et de courir les champs, suivant votre détestable habitude… si vous aviez rempli votre devoir ce matin, nous ne serions pas, vous et moi, à l’heure qu’il est, enfermés sans souper dans une méchante pagode où il n’y a pas le moindre gibier… vous avez fait le mal, ma chérie… il faut le réparer d’une façon éclatante. Donc, attention !… tenez-vous derrière cette fenêtre ouverte, et si quelque gentleman essaye de l’escalader, je vous le livre, ma chérie… »

Ayant donné ces ordres, que Louison promit d’exécuter ponctuellement, du moins on pouvait le deviner à la vivacité de son regard, et à la manière affectueuse dont elle remuait la queue et entr’ouvrait ses lèvres, Corcoran se retourna vers Sita pour l’encourager.

« Oh ! ne prenez pas la peine de me rassurer, capitaine, dit-elle en lui tendant la main. Ce n’est pas pour ma vie que je crains…, c’est pour vous, qui allez donner la vôtre avec tant de générosité, et pour mon père qui ne survivrait pas, je le sais, au désespoir de me voir entre les mains des Anglais. Mais, ajouta-t-elle, les yeux brillants de fierté, soyez sûr que la fille d’Holkar ne sera pas reprise vivante par ces barbares aux cheveux roux. Ou je serai libre avec vous, ou je mourrai. »

Et elle tira de sa ceinture un petit flacon qui contenait un de ces poisons subtils dont l’Inde est remplie.

« Voilà, dit-elle, ce qui me sauvera de la servitude et du déshonneur d’épouser ce traître Rao. »

Comme elle finissait de parler, Corcoran entendit un bruit léger comme le sifflement du cobra capello, ce terrible serpent de l’Inde. Il se leva brusquement, mais Sita lui fit signe de se rasseoir.

À ce sifflement succéda le cri du colibri, puis un bruit de feuilles froissées.

« Qu’est cela ! dit Corcoran.

— Ne craignez rien. C’est un ami, répliqua Sita, je reconnais ce signal. »

En effet, après un court instant, une voix d’homme chanta doucement ces vers du Ramayanâ, par lesquels le roi Djanaka présente la belle Sita la Vidéhaine, sa fille, à Rama, son fiancé :

« … J’ai une fille, belle comme les déesses et douée de toutes les vertus ; elle est appellée Sita, et je la réserve comme une digne récompense à la force. Très-souvent des rois sont venus me la demander en mariage, et j’ai répondu à ces princes : Sa main est destinée en prix à la plus grande vigueur… »

Sita se leva alors, et récita, comme une réponse à la question qui lui venait du dehors, les belles paroles que la Vidéhaine adresse dans le poème de Valmiki à Rama, son époux, lorsque, par la perfidie de Kékegi, ce héros invincible fut envoyé en exil et privé du trône :

« … Ô toi, de qui les beaux yeux ressemblent aux pétales du lotus, pourquoi ne vois-je pas le chasse-mouche et l’éventail récréer ton visage, qui égale en splendeur le disque plein de l’astre des nuits ?… »

— Ouvrez ! cria alors la voix du dehors. Ouvrez je suis Sougriva ! »

Corcoran lui tendit la main par-dessus la fenêtre, et quand l’Indou, s’accrochant aux saillies du mur, fut parvenu jusqu’à cette main, le robuste Breton l’enleva comme une plume, et le déposa dans l’intérieur de la pagode.

À peine arrivé, Sougriva se prosterna devant la fille d’Holkar.

« Relève-toi, dit Sita. Où sont les Anglais ?

— À cinq cents pas d’ici.

— Ils nous cherchent toujours ?

— Oui.

— Et ils ont retrouvé nos traces ?

— Oui. L’un des deux chevaux que vous montiez s’est abattu, frappé d’une balle. Ils en ont conclu que vous deviez être dans le voisinage.

— Et toi, qu’as-tu fait ? »

L’Indou se mit à rire silencieusement.

« J’ai fait verser en travers de la route le chariot que je conduisais. Les autres coolies en ont fait autant. C’est un quart d’heure de gagné. »

Ici, Corcoran s’aperçut que la figure de Sougriva était ensanglantée.

« Qui t’a fait cela ? demanda-t-il.

— Le seigneur John Robarts, répliqua l’Indou. Quand il a vu le chariot verser, il m’a donné un coup de cravache. Mais je le retrouverai, oh ! oui, je le retrouverai avant trois jours, ce chien d’Anglais !

— Sougriva, dit la belle Sita, mon père te donnera la récompense que tu as si bien méritée…

— Oh ! dit l’Indien, je ne donnerais pas ma vengeance pour tous les trésors du prince Holkar… Mais elle est proche, je le sais. »

Et comme il voyait quelque doute dans le regard de Corcoran :

« Seigneur capitaine, dit-il, vous êtes des nôtres, puisque vous êtes l’ami d’Holkar. Avant trois mois il n’y aura plus un Anglais dans l’Inde.

— Oh ! oh ! dit Corcoran, J’ai entendu déjà bien des prophéties, et celle-là n’est pas plus sûre que toutes les autres.

— Sachez donc, dit Sougriva, que tous les cipayes de l’Inde ont fait serment d’exterminer les Anglais, et que le massacre a dû commencer il y a cinq jours à Meerut, à Lahore et à Bénarès.

— Qui te l’a dit ?

— Je le sais. Je suis le messager de confiance de Nana-Sahib, le rajah de Bithoor.

— Mais ne crains-tu pas que j’avertisse les Anglais ?

— Il est trop tard, répliqua l’Indou.

— Mais, reprit Corcoran encore, qu’es-tu venu faire ici ?

— Seigneur capitaine, répliqua Sougriva, je vais partout où je pourrai nuire aux Anglais. Je ne voudrais pas que Robarts mourût d’une autre main que la mienne… »

À ces mots, il s’interrompit tout à coup.

« J’entends le bruit des chevaux qui trottent dans le sentier, dit-il, c’est la cavalerie anglaise qui arrive. Tenez-vous bien, car l’assaut sera rude.

— Bon ! bon ! dit Corcoran, je ne suis pas à ma première affaire… Toi, charge les armes, et vous, Sita, invoquez pour nous la protection de Brahma. »

Quelques instants après, cinquante ou soixante cavaliers entourèrent la pagode et apprêtèrent leurs armes en silence. Tous les autres étaient rertournés au camp.

Robarts, qui commandait le détachement, s’avança et dit d’une voix forte :

« Rendez-vous, capitaine, où vous êtes mort !

— Et si je me rends, répliqua Corcoran, serai-je libre avec la fille d’Holkar ?

— Par le diable ! cria Robarts, vous êtes en notre pouvoir… allez-vous nous dicter des conditions ? Rendez-vous et vous aurez la vie sauve, voilà tout ce que je puis vous promettre.

— Eh bien, dit Corcoran, faites ce qu’il vous plaira. Je ferai de mon mieux. Et maintenant, commencez ! »

À ce signal, les Anglais mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux à des arbres et se préparèrent à enfoncer la porte de la pagode avec les crosses de leurs carabines.

Au premier coup de crosse, la porte trembla et chancela sur ses gonds.

« Vous l’avez voulu, dit Corcoran ; qu’il soit fait suivant votre plaisir !

En même temps, il tira un premier coup de revolver par la fenêtre laissée entr’ouverte.

Un Anglais tomba, frappé mortellement.

Aussitôt Corcoran s’effaça contre le mur, et ce fut un grand bonheur pour lui, car à peine l’eut-on aperçu qu’on tira sur la fenêtre quinze ou vingt coups de carabine. Aucun ne l’atteignit.

« Mes enfants, dit-il, vous jetez votre poudre aux moineaux. Voici comment il faut viser. »

Et d’un second coup, il blessa un autre des assaillants.

À ce coup de revolver, les Anglais ripostèrent par une seconde décharge, qui fit aussi peu de mal à Corcoran que la première.

« Gentlemen, dit-il, vous ne faites rien ici que casser des vitres. N’allez-vous pas essayer quelque chose de plus sérieux ? »

C’était bien l’intention des Anglais.

Pendant que le gros de la troupe tiraillait contre la porte et la fenêtre de la pagode, cinq ou six cavaliers étaient allés chercher un tronc d’arbre dans le voisinage et l’apportaient en triomphe.

« Diable ! ça devient sérieux, » pensa Corcoran.

Il se tourna vers Sougriva et lui dit.

« La porte va être enfoncée ; c’est clair. On donnera l’assaut… Personne ne sait ce qui peut arriver. Emmène Sita dans quelque coin de la pagode à l’abri des balles. »

Sita, pleine d’admiration pour le courage de Corcoran, voulait rester à côté de lui, mais Sougriva l’emmena malgré elle et la cacha dans une encoignure.

Pendant ce temps, Louison ne disait rien.

L’intelligente bête devinait tous les désirs et toutes les pensées de Corcoran. Elle savait qu’on lui avait confié la garde de la fenêtre, et rien n’aurait pu la détourner de ce devoir. Du reste, suivant sa consigne, elle se taisait, et restait couchée à plat ventre, les pattes étendues, réfléchissant et attendant.

Cependant le tronc d’arbre qu’on avait apporté fut dirigé à grand renfort de bras contre la porte de la pagode. Dès le premier coup, la porte faillit s’écrouler. Au second, l’un des battants fut enfoncé et laissa ouvert un espace qui pouvait suffire au passage d’un homme.

Corcoran vit que le danger pressait, et laissant à Louison le soin de garder la fenêtre, il se précipita vers la brèche. Il était temps, car déjà un Anglais montrait sa tête rousse et avait engagé ses épaules dans l’ouverture. Heureusement, le passage était encore un peu étroit.

Quand l’Anglais vit approcher Corcoran, il voulut tirer sur lui un coup de carabine, mais il était tellement gêné par les battants de la porte, qu’il n’eut pas le temps d’ajuster et de faire feu. Corcoran, au contraire, libre et maître de ses mouvements, appuya le canon de son revolver sur le crâne de l’Anglais et lui brûla la cervelle.

Puis, comme il n’avait guère de munitions, il attira de son côté le cadavre de l’Anglais, lui prit sa giberne, ses cartouches, sa carabine, et, renfort plus précieux encore, une gourde d’eau-de-vie dont il avait grand besoin.

Cela fait, il replaça l’Anglais devant la porte pour refermer la brèche et attendit.

Cependant les assiégeants s’impatientaient.

Ils ne s’étaient pas attendus à rencontrer une résistance aussi sérieuse ; ils avaient déjà deux morts et un blessé, et ils craignaient de faire des pertes plus considérables.

« Si nous mettions le feu à la pagode ? » conseilla un lieutenant.

Heureusement, John Robarts n’entendait pas de cette oreille.

« Le colonel Barclay, dit-il, a promis dix mille livres sterling si on lui ramène vivante la fille d’Holkar. Mais nous n’avons rien à gagner si elle périt… Allons ! encore un effort, mes garçons ! Est-ce qu’un Français tiendrait en échec la vieille Angleterre ?.. Si vous n’entrez point par la porte, entrez au moins par la fenêtre ! »

On obéit aussitôt. Pendant que la moitié de la troupe continuait à tirailler au travers de la porte, l’autre moitié se précipita vers la fenêtre, qui était à douze pieds du sol.

Trois ou quatre soldats faisant la courte échelle à un sergent, celui-ci mit la main sur le bord de la fenêtre, s’enleva à la force des poignets et d’un élan vigoureux s’assit sur la fenêtre.

À cette vue, ses camarades crièrent :

« Hurrah ! »

Mais le pauvre diable n’eut pas le temps de crier à son tour, car à peine avait-il ouvert la bouche, lorsque Louison se dressa debout sur ses pattes de derrière, appuya ses pattes de devant sur le bord de la fenêtre, saisit avec les dents le cou du malheureux sergent, le brisa et le rejeta sur ses camarades épouvantés.

Jusque-là, l’on avait oublié Louison ; l’exploit de la tigresse refroidit singulièrement l’ardeur des cavaliers.

« Après tout, dit un officier, que faisons-nous là ? Nous devrions être au camp. Si Barclay a laissé échapper la fille d’Holkar, c’est à lui de réparer sa faute et de la rattraper s’il peut… Nous sommes là cinquante, occupés à canarder un gentleman que nous ne connaissons pas, qui ne nous avait fait aucun mal et qui ne nous en ferait aucun si nous consentions à le laisser tranquille. Franchement, cela n’a pas le sens commun.

— Barclay veut reprendre la fille d’Holkar, dit John Robarts, et Barclay doit avoir ses raisons. Je ne partirai pas sans avoir rempli ma mission.

— Eh bien, répliqua l’autre, rien ne presse. Nous prendrons la fille d’Holkar et son chevalier aussi aisément et bien plus commodément demain qu’aujourd’hui. La nuit va venir… Faisons seulement bonne garde, la main sur nos armes ; soupons et dormons. Corcoran n’a pas de vivres. Il sera bientôt forcé de se rendre. »

Le calcul était assez juste, et Corcoran, qui entendait la délibération, était inquiet de l’avenir.

Il vit les Anglais s’éloigner un peu de la pagode, mais sans la perdre de vue, poser des sentinelles de distance en distance et s’asseoir pour souper, car les coolies indous les avaient suivis à distance avec des chariots et venaient de déballer l’argenterie, les pâtés de venaison, les viandes froides et les bouteilles de claret.

Cette vue redoublait le supplice de Corcoran et lui tordait les entrailles, car il avait à peine déjeuné le matin, et la journée avait été remplie de tant d’événements, qu’il ne lui était pas resté une minute pour penser au dîner.

Mais ce n’était rien encore auprès de l’inquiétude qu’il avait pour sa chère Sita, élevée jusqu’ici dans le luxe et l’abondance d’un palais, et qui se trouvait tout à coup réduite aux extrémités de la fatigue et de la faim.

Un sujet d’alarme encore plus redoutable était Louison.

Certes, la tigresse était une amie dévouée ; mais son appétit était encore plus grand que son dévouement.

Et qui pouvait le lui reprocher ? Le ventre n’est-il pas, suivant les physiologistes, le maître et le souverain de la nature entière ? Peut-on reprocher à une pauvre tigresse, à peine frottée de civilisation, de ne pas être maîtresse de ses passions et de son appétit, quand on voit tous les jours de très-grands princes, élevés avec soin par de savants gouverneurs et nourris dès l’enfance de la sagesse des philosophes, manquer d’une façon éclatante à tous les préceptes de la morale et de la philosophie !

Corcoran s’inquiétait donc, et avec raison, de l’avenir. Il voyait les yeux de Louison se tourner avec convoitise sur le malheureux Sougriva et il craignait un accident irréparable.

Cependant il n’avait guère que le choix des victimes, car Louison voulait souper à tout prix ; elle s’agitait, elle bondissait sans motif et sans but apparent. Évidemment, elle avait faim.

Enfin Corcoran prit son parti.

« Ma foi, pensa-t-il, il vaut mieux qu’elle soupe d’un Anglais que de ne pas souper du tout ou de souper de mon malheureux ami Sougriva. »

Sur cette pensée, il appela l’Indou.

« As-tu faim ? demanda Corcoran.

— Oh ! oui.

— As-tu des vivres ?

— Non.

— Veux-tu souper ? »

Sougriva le regarda comme s’il ne comprenait pas.

« Oui, j’entends bien, dit Corcoran. Tu demandes où est le souper. Eh bien, regarde. »

Et, de la main, il lui montra les Anglais qui déjà étaient assis sur des tapis et qui avaient commencé à manger.

« Mon ami, continua Corcoran, Louison va sortir. Elle saisira une sentinelle. L’autre criera. On courra aux armes. Tu te glisseras adroitement dans l’herbe, tu prendras le souper des Anglais et tu l’apporteras ici le plus vite qu’il te sera possible. Comprends-tu maintenant ? Moi, si c’est nécessaire, je ferai une sortie les armes à la main pour protéger ton retour… C’est une affaire décidée ?…

— C’est décidé, » dit le brahmine.

Louison reçut à son tour ses instructions, que Corcoran lui donna à voix basse, plus par gestes que par paroles.

Au reste, la tigresse était si intelligente, qu’elle devina tout de suite le but de sa sortie ; elle se

coula joyeusement par la porte entre-bâillée, et fut suivie de Sougriva.

Les Anglais, ne s’attendant pas à une sortie et se fiant d’ailleurs au nombre, n’étaient pas sur leurs gardes et buvaient joyeusement. La lune, qui s’était déjà levée, éclairait pleinement tous ces mouvements.


La sentinelle anglaise veillait. (Page 177.)

Le factionnaire qui veillait devant la porte de la pagode, était à dix pas environ de l’ouverture. En deux bonds, Louison sauta sur lui, le désarma d’un coup de griffe et lui ouvrit la tête avec ses dents.

À ce bruit, au cri du factionnaire mourant, tous les Anglais prirent leurs armes et se mirent à chercher l’ennemi. La vue de Louison fit reculer un instant les plus braves. Mais pendant ce temps, Sougriva, qui était presque nu, suivant la coutume des Indous, profitait du désordre et de l’obscurité, se glissait à plat ventre jusqu’au lieu du festin, se hâtait d’empiler le pain, la viande et quelques bouteilles de vin, et revenait sans avoir été vu.

Pour attirer d’un autre côté l’attention des Anglais, Corcoran tira par la fenêtre deux coups de revolver qui n’atteignirent personne. On lui répondit par une décharge de quarante coups de carabine. Les balles s’aplatirent sur le mur de la pagode. Aussitôt Sougriva traversa en courant l’espace de cinquante pas environ qui le séparait de la porte, et se glissa à travers l’ouverture avec son butin.

La sortie avait admirablement réussi, mais Louison ne voulait pas rentrer. C’est en vain que le capitaine faisait entendre son sifflement habituel ; Louison tenait son Anglais et ne voulait pas lâcher prise.

Les autres Anglais firent sur elle une décharge générale, mais à distance et dans l’obscurité ; car aucun d’eux ne voulait se hasarder la nuit à tirer à bout portant sur un tel adversaire. Corcoran frémit. Outre la tendresse réciproque qui l’unissait à Louison, c’est d’elle surtout qu’il attendait son salut.

XI

Sortie des assiégés.


Il y eut un moment de pénible anxiété. Louison avait poussé un rugissement sourd en recevant la décharge et s’était aplatie le ventre contre terre. Était-elle morte ou blessée ? ou feignait-elle de l’être pour rendre la sécurité à ses ennemis ? Corcoran regardait par la fenêtre et ne distinguait rien. De leur côté, les Anglais ne paraissaient pas fort rassurés. Postés en cercle autour de la pagode, à cinq ou six pas l’un de l’autre, ils rechargeaient leurs carabines, tout prêts à faire feu de nouveau.

Tout à coup un cri de détresse retentit dans le silence de la nuit. Louison, rampant dans les ténébres, avait forcé la ligne des chasseurs, renversé l’un d’eux, l’avait saisi par devant, et, enfonçant ses dents au plus profond de la cuisse de l’Anglais, le rapportait à sa gueule vers la pagode.

Aussitôt Corcoran se précipita vers la brèche, fit lâcher prise à Louison, sur qui personne n’osait tirer, de peur de blesser ou de tuer l’homme qu’elle emportait, et fit rentrer Louison, en rendant au malheureux sa liberté.

Mais le pauvre diable ne fut pas d’abord très-sensible à la générosité du vainqueur, car il avait la cuisse broyée par les dents de la tigresse, et il était évanoui.

« Messieurs, cria Corcoran après l’avoir dépouillé de sa carabine, de son revolver et de ses munitions, vous pouvez venir reprendre votre ami. Il n’est que blessé.

— Chien de Français ! cria John Robarts, qui envoya aussitôt chercher le blessé par deux de ses compagnons et le fit transporter en sûreté, chien de Français, sont-ce là des armes et des alliés dignes d’un gentleman ?

— Mais, chien d’Anglais ! répliqua Corcoran, pourquoi êtes-vous cinquante ou soixante contre moi ? Et pourquoi venez-vous me fusiller, quand je ne demande qu’à vivre en paix avec vous et avec la terre entière ? »

Tout en parlant il réparait la brèche faite à la porte, et entassait, avec le secours de Sougriva, tout ce qui pouvait servir à former une barricade.

« Or ça, dit ensuite Corcoran, voyons si le vin de ces hérétiques est bon… C’est du claret… Remercions Brahma et Wichnou… Je craignais que ce ne fût une bouteille de pale ale de la fabrique de M. Alsopp… Dieu soit loué ! Le pâté est excellent… mangez, Sita… Et toi, Sougriva, ne ménage rien. Demain matin nous serons tués ou délivrés…

— Seigneur capitaine, dit Sougriva, ayons bonne espérance…, je viens de faire une découverte.

— Laquelle ?

— Tout à l’heure, en cherchant une planche pour boucher cette maudite brèche qu’ils ont faite à la porte d’entrée, j’ai senti que je mettais le pied sur une trappe.

— Eh bien ?

— Seigneur capitaine, cette trappe doit conduire à quelque souterrain, et le souterrain a peut-être une issue sur la campagne. Dans ce cas, nous sommes sauvés.

— Sauvés, dis-tu ?… Toi, oui ; mais Sita, non. Tu vois bien que la pauvre enfant est à bout de forces et hors d’état de marcher…

— Seigneur, si je trouve le souterrain comme j’ai trouvé la trappe, et si ce souterrain aboutit, comme je l’espère, en rase campagne, Holkar sera averti dès le milieu de la nuit. »

Corcoran se leva aussitôt.

Sougriva ne s’était pas trompé. Sous la trappe, qu’il souleva avec beaucoup de peine, derrière l’autel de Wichnou, se trouvait un escalier de trente marches.

« Descends seul, dit Corcoran, il faut que je veille. »

Par bonheur, il avait dans sa poche un briquet et il parvint à allumer un des cierges de l’autel. Sougriva le prit et descendit avec précaution. Au bout de quelques minutes il revint.

« Le souterrain est un corridor, dit-il, et ce corridor aboutit à une grille, à cent pas d’ici, derrière le bivouac des Anglais. Je suis sûr maintenant d’arriver à Bhagavapour, si quelque tigre ne rôde pas sur la route.

— Souviens-toi, dit Corcoran, que si la nuit est tranquille, la matinée sera orageuse, et dis à Holkar de se hâter.

— Sougriva, ajouta la belle Sita, dis à mon père, Holkar, que sa fille est sous la garde du plus brave et du plus généreux des hommes. Et vous, capitaine, dormez un instant, c’est à moi de veiller sur nous… »

Sougriva se prosterna, éleva ses mains en forme de coupe et partit.

Corcoran, resté seul avec la fille d’Holkar, s’assit près d’elle et lui dit :

« Chère Sita, je me souviendrai longtemps du bonheur que je goûte ce soir près de vous…

— Seigneur Corcoran, répondit la princesse, il me semble que j’ai toujours vécu ainsi, et que ma vie passée, si paisible et si douce, n’était qu’un rêve auprès de ce que j’ai vu et senti depuis hier.

— Et qu’avez-vous senti ? demanda le Breton.

— Je ne sais, répondit-elle naïvement. J’ai eu peur. J’ai cru qu’on voulait me tuer. J’ai cru que je me tuerais moi-même pour échapper à cet infâme Rao ; j’ai espéré vivre, en vous retrouvant dans le camp anglais, et j’en ai été sûre quand j’ai vu avec quel courage et quel sang-froid vous aviez bravé tous les dangers. »

Corcoran souriait en écoutant ces paroles naïves.

« Quelle fille charmante ! pensait-il, et qu’il vaut mieux passer la nuit dans cette pagode en causant paisiblement de Brahma, de Siva et de Wichnou (malgré la présence des Anglais et leurs carabines), que de chercher sottement le propre manuscrit du seigneur Manou, le plus sage des Indiens, et celui que respecte le plus l’Académie des sciences de Lyon… Ah ! il n’est rien de tel au monde que de sauver les belles princesses ou de donner sa vie pour elles. »

Pendant ces réflexions le sommeil venait. Le danger ne paraissait pas d’ailleurs très-grand, à cause de la fatigue des Anglais.

Enfin Louison veillait, ou si elle dormait c’était d’un œil, comme les chats, ses cousins germains ; et l’autre œil, à demi ouvert, distinguait les plus petits objets dans l’épaisseur des ténèbres. Enfin, à défaut de ses yeux, ses oreilles entendaient jusqu’au moindre son.

C’est pourquoi, voyant que tout était tranquille, et que Sita elle-même succombait à la fatigue, Corcoran s’étendit sur une natte et dormit jusqu’au jour.

XII

Donnez-moi cet Anglais. — Que veux-tu en faire ?
— Le pendre. — Bien volontiers.


Pendant qu’à l’intérieur de la pagode et à l’extérieur tout le monde dormait, excepté Louison et deux factionnaires, Sougriva, suivant toujours le corridor souterrain, arriva à la grille. Mais là, on ne voyait point de serrure.

Il chercha longtemps par quel moyen on pouvait sortir, et enfin, à force de tâtonner, il poussa du pied une petite statuette qui représentait Brahma sans pieds ni mains, soutenant l’univers sur ses épaules.

La statuette grinça légèrement, tourna sur elle-même, et la grille s’ouvrit. Aussitôt Sougriva éteignit son cierge, referma sans bruit la grille, se glissa dans les broussailles et disparut pendant quelques instants.

Il avait son projet. Il fit avec précaution le tour du bivouac des Anglais qui dormaient négligemment, se fiant à la vigilance des deux factionnaires.

En rampant comme un serpent dans les jungles, il fut aperçu par l’un des coolies indiens. Celui-ci allait donner l’alarme, mais Sougriva lui fit, avec deux doigts levés de la main droite, un signe cabalistique.

Aussitôt l’autre garda le silence.

Sougriva cherchait deux choses : un cheval pour remplir son message, et John Robarts pour lui couper la tête.

Par bonheur, ce gentleman dormait paisiblement près du bivouac à demi éteint, au milieu de dix ou douze autres gentlemen dont les bras et les jambes étaient enchevêtrés de la plus pittoresque façon.

Sougriva tenait son ennemi ; mais s’il l’avait tué, toute la troupe se serait éveillée et sa mission aurait été manquée. Il consentit donc, pour le moment, à prendre patience, se promettant bien d’ailleurs de retrouver John Robarts un jour ou l’autre.

Puis il détacha avec précaution un des chevaux qui étaient entravés, lui remit sa bride, accrochée négligemment à un arbre voisin, et pour empêcher le bruit, lui enveloppa les pieds avec des morceaux d’une couverture de feutre qui se trouva là par hasard. Ensuite il s’éloigna lentement du bivouac en tenant son cheval par la bride.

Pendant ce temps le coolie indien, qui ne le perdait pas de vue, s’approcha de lui et lui dit à voix basse :

« Quel jour ?

— Bientôt ! répondit Sougriva.

— Où vas-tu ?

— Au camp d’Holkar.

— Veux-tu que je te suive ?

— C’est inutile. Reste ici ; quand j’aurai besoin de toi, je t’avertirai. La grande nouvelle arrivera avant une semaine.

— Que Siva en soit louée ! » répliqua l’Indou. Là-dessus il retourna à son poste, se coucha tranquillement près de ses camarades, et Sougriva, se mettant en selle, partit au pas d’abord, puis au petit trot, puis, quand il crut être assez loin des Anglais, au grand galop, se dirigeant vers Bhagavapour.

Il n’eut, grâce au ciel, aucun accident sur la route, et ne rencontra même personne.

Comme on s’attendait à une bataille entre Holkar et les Anglais, tous les habitants des villages situés entre le camp anglais et Bhagavapour avaient abandonné leurs maisons de peur du pillage, du meurtre, de l’incendie et de tous les autres exploits qui assaisonnent habituellement la guerre et marquent le passage des héros.

Dès que Sougriva fut arrivé aux avant-postes, on l’interrogea avec curiosité.

« Avant tout, dit-il, où est Holkar ? »

On le conduisit au palais.

Le malheureux prince était à demi couché sur un tapis, mais il ne dormait pas. Depuis l’enlèvement de sa fille il n’avait eu qu’une seule pensée, et dans son désespoir il avait failli se poignarder lui-même ; mais le désir de la vengeance le soutenait encore.

« Qui es-tu ? dit-il en soulevant sa tête appesantie. Quel nouveau malheur viens-tu m’annoncer ?

— Seigneur Holkar, dit le messager ; reconnaissez-moi. Je suis Sougriva, l’ami de Tantia Topee et le vôtre.

— Ah ! Tantia Topee ! Il arrivera trop tard !… Et d’où viens-tu, Sougriva ?

— Du camp anglais.

— Tu as vu les Anglais ! s’écria Holkar ranimé par la colère. Où sont-ils ? que font-ils ? C’est à eux que je dois la perte de ma fille, de ma pauvre Sita ! »

De grosses larmes coulèrent des yeux du vieillard.

« Seigneur, dit Sougriva, votre fille est retrouvée.

— Où est-elle ? Entre les mains du colonel Barclay, ou de cet infâme Rao ?

— Elle est en sûreté, seigneur, du moins pour le moment. Ce brave Français, votre hôte, l’a retrouvée et l’a prise sous sa garde. »

En même temps Sougriva fit en peu de mots le récit de la fuite de Corcoran et de Sita.

« Il n’y a pas un moment à perdre pour les secourir, dit-il en terminant. Demain matin les Anglais peuvent recevoir du renfort, et alors il faudrait livrer une véritable bataille dont le succès est incertain.

— Bien ! dit Holkar. Appelle Ali ! »

Ali, qui veillait, le sabre nu, derrière la porte, entra sur-le-champ.

« Ali, dit le prince, fais sonner le boute-selle pour la cavalerie. Qu’avant une demi-heure tout le monde soit prêt à partir. »

En un clin d’œil l’ordre fut exécuté ; la trompette retentit dans les rues de la ville. Les cavaliers se rassemblèrent, et l’on se hâta de harnacher l’éléphant favori d’Holkar.

« C’est celui sur lequel elle aimait à monter, dit le malheureux père… Toi, Sougriva, prends un cheval et sers-nous de guide.

— Au moins, seigneur, dit l’Indou, en échange du service que je vous rends, vous m’accorderez une grâce.

— Dix ! cent ! mille ! la moitié de mes États si tu me fais retrouver ma fille ! s’écria Holkar.

— Non, seigneur, je n’ai pas tant d’ambition. Ce que je veux, c’est la vie du lieutenant John Robarts.

— Tu veux sauver ce Feringhee.

— Moi ! s’écria Sougriva en riant d’un rire sauvage, le sauver ! Que je sois à jamais privé de la vue de Wichnou, si j’ai pensé à sauver un Anglais !

— Oh ! alors, c’est facile, dit Holkar. Je te le donne, et dix autres avec lui. »

En même temps, pendant qu’on achevait les préparatifs du départ, il fit quelques questions à Sougriva sur la force et la position de l’armée anglaise.

« Seigneur, dit l’Indien, j’ai tout vu. Avant-hier au soir, je sortis de Bhagavapour afin de rendre visite au 21e régiment de cipayes, où j’ai des amis et des intelligences. Comme j’étais sous l’habit d’un mendiant, aucun des habits rouges ne s’occupa de moi. On me laissa tranquillement errer dans le camp, et réciter mes prières à Wichnou. C’est alors que je pus parler à plusieurs cipayes, dont l’un est sergent et affilié à notre conspiration. Ah ! seigneur, c’est un plaisir de voir comme ils haïssent et méprisent ces maudits Anglais !… Tout en eux est horrible ! Leurs blasphèmes, leur voracité, leur habitude de manger des mets consacrés, leur impiété, les sermons de leurs prêtres, la brutalité des chefs, la sévérité de la discipline… Croiriez-vous, seigneur, qu’ils font fouetter des brahmines, des hommes de haute caste, comme de jeunes enfants ?…

« Enfin, en quelques heures, je fus au courant de tout, je donnai le mot d’ordre à tout le monde, et j’allais partir, lorsque je vis arriver au camp la princesse Sita, votre fille, enlevée par ce traître Rao. »

À ce souvenir, Holkar poussa un profond soupir.

« Oh ! dit-il, quand je pense que j’ai tenu ce misérable à mes genoux, que je pouvais le faire empaler, et que je ne l’ai pas fait ! Partons ! » ajouta-t-il.

En même temps il se mit en selle et s’élança au grand trot, suivi de deux régiments de cavalerie.

Comme la distance qui séparait Bhagavapour de la pagode où Corcoran soutenait un siège était à peine de trois lieues de France, Holkar arriva un peu après le point du jour sur le champ de bataille.

XIII

La toilette du capitaine.


Dès cinq heures du matin la fraîcheur de la nuit avait éveillé tout le monde, et Corcoran le premier.

Il se leva, chargea ses armes avec soin, alla droit à la fenêtre où Louison était toujours étendue, indécise entre la veille et le sommeil, étendit les bras en bâillant et regarda l’horizon.

Il n’y avait pas un nuage au ciel ; les étoiles seules brillaient encore d’un vif éclat avant de disparaître. La lune était déjà couchée.

À quelque distance, un ruisseau, qui tombait en cascade dans les rochers, faisait entendre le seul bruit qu’il y eût alors dans tout le pays.

Toute la nature semblait pacifique, et les hommes eux-mêmes, qui s’étiraient lentement les bras, ne paraissaient avoir aucune envie de se battre.

Mais le bouillant John Robarts en jugea autrement.

Ce gentleman avait rêvé toute la nuit aux dix mille livres sterling promises par le colonel Barclay. Il avait quelque part, en Écosse peut-être, d’autres disent en Angleterre, — oui, c’est en Angleterre, je m’en souviens maintenant, — à trois lieues de Cantorbéry, une tante rousse et laide.

Mais cette tante rousse et laide avait une fille blonde et jolie, la propre cousine de John Robarts, miss Julia, et cette cousine jouait du piano. Oh ! jouer du piano, quel talent ! Et entendre des jeunes filles blondes qui jouent du piano, quelle félicité !

Mais revenons à la cousine de John Robarts. Miss Julia chantait des chansons admirables et des romances sans fin, où la lune, les petits oiseaux, les hirondelles, les nuages, les sourires et les larmes jouaient le premier rôle, — tout comme dans nos admirables romances françaises, — ce qui fait qu’elle pensait toute la journée aux moustaches rousses de John Robarts, qui de son côté, pensait trois fois par semaine aux yeux bleus de Julia.

De cette coïncidence des pensées naquit, comme on devait s’y attendre, une sympathie réciproque.

Mais comme miss Julia était une héritière de quinze mille livres sterling, et comme Mme Robarts, tante de John, calculait fort bien, et comme elle savait que John n’avait pas un shilling vaillant en dehors du prix de son grade, mais qu’en revanche il devait cinq ou six cents livres sterling à son tailleur, son bottier, son passementier et ses autres fournisseurs, — John fut mis poliment à la porte du cottage délicieux où miss Julia passait ses jours en compagnie de sa mère.

De désespoir, John demanda à passer dans l’Inde, espérant y faire fortune, comme Clive, Hasting et tous les nababs.

Il obtint aisément cette faveur, grâce à la protection de sir Richard Barrowlinson baronnet, dont nous avons déjà parlé, et l’un des directeurs de la compagnie.

Mais quoique John Robarts fut très-brave, il n’avait pas encore trouvé l’occasion de montrer son courage, et il en était réduit à désirer que tout l’Indoustan prît feu, afin que lui, Robarts, eût le plaisir d’éteindre l’incendie et d’égaler la gloire d’Arthur Wellesley, duc de Wellington. De là vient qu’il battait la campagne soir et matin avec tant d’ardeur, espérant toujours rencontrer le trésor nécessaire pour acheter le délicieux cottage qu’on voit près de Cantorbéry, — Robarts House, — et, avec le cottage, la jeune propriétaire.

De là vient qu’il courut avec tant d’ardeur sur les traces de Corcoran et de Sita.

Aussi fut-il sur pied en même temps que Corcoran.

« Allons, debout ; paresseux ! Inglis ! Witworth ! levez-vous ! Le soleil va paraître. Barclay nous attend, et nous ne pouvons pas retourner au camp les mains vides. »

Son ardeur finit par éveiller tout le monde.

Chacun fit ses ablutions selon la mode ordinaire. On tira des porte-manteaux toutes sortes de peignes, de brosses, de savons et d’objets de parfumerie, et l’on fit sa toilette au grand jour, sous les yeux de Corcoran.


Préparatifs de combat de Sir John Robarts. (Page 196.)

Ce spectacle, qui aurait dû réjouir les yeux du Breton, le rendait de fort mauvaise humeur.

« Sont-ils heureux, ces goddam, pensait-il, de pouvoir faire leur toilette comme à l’ordinaire, et de se tenir prêts à paraître devant les dames… Pour moi, je suis fagoté comme un chien crotté sur ma parole. Mes habits sont couverts de poussière, mes cheveux sont entortillés l’un dans l’autre comme les phrases d’un roman de Balzac, et je dois avoir une mine hâve, pâle et fatiguée comme si j’avais peur ou comme si je m’ennuyais ! Sita va s’éveiller tout à l’heure au bruit des coups de fusil, et, si par malheur je suis tué, il ne lui restera de moi que le souvenir d’un grand malpeigné… Mais comment faire ? comment éviter ce malheur ?

Il la regarda quelque temps d’un air attendri.

« Qu’elle est belle ! se disait-il. Elle rêve sans doute qu’elle est dans le palais de son père, et qu’elle a cent esclaves à son service… Pauvre Sita ! qui m’aurait dit avant-hier matin que j’aurais tant de bonheur à donner ma vie pour une femme ?… Est-ce que je l’aime ?… Bah ! à quoi cela me servirait-il ?… Allons, j’aurais mieux fait de chercher paisiblement le manuscrit des lois de Manou. »

Tout à coup, en regardant par la fenêtre, il lui vint une idée.

Les Anglais avaient déjà terminé leur toilette et allaient remettre leurs peignes et leurs brosses dans les porte-manteaux, lorsque Corcoran tira son mouchoir de sa poche et fit signe au factionnaire de s’approcher.

Celui-ci vint sous la fenêtre.

« Appelez M. John Robarts, dit Corcoran, j’ai une demande importante à lui faire. »

John Robarts s’approcha tout joyeux, croyant tenir ses dix mille livres sterling.

« Eh bien, dit-il d’un air de triomphe, vous voulez capituler, capitaine ? Je savais bien que vous en viendriez là, tôt ou tard. Au reste, je ne vous ferai pas de trop dures conditions. Ouvrez seulement la porte, remettez-nous la fille d’Holkar et suivez-nous… Je suis sûr que Barclay vous remettra en liberté en vous priant seulement de vous rembarquer pour l’Europe… Au fond, Barclay est bon diable. »

Corcoran souriait.

« Ma foi, dit-il, mon cher Robarts, je suis bien aise de vous voir, vous et Barclay, dans ces dispositions ; mais ce n’est pas cela dont il s’agit pour le moment. Vous avez ici-bas toutes vos aises, un clair ruisseau, des domestiques pour cirer vos bottes et battre vos habits. Seriez-vous assez bon pour me prêter…

— Parbleu ! dit John Robarts, à qui l’aventure parut plaisante, tout ce que vous voudrez. »

Et il lui porta lui-même son nécessaire de voyage.

« Quant à la capitulation, ajouta-t-il…

— Oh ! oh ! dit Corcoran, je vous demande un quart d’heure de trêve pour réfléchir et prendre un parti.

— Rien n’est plus raisonnable, reprit l’Anglais… Et, tenez, capitaine, vous me plaisez, je ne sais pourquoi, car vous avez fait dévorer cette nuit par votre tigre un de mes meilleurs amis, ce pauvre Waddington.

— Vous savez, répliqua Corcoran, que ce n’est

pas ma faute, si Louison en a mangé. Cette pauvre bête n’avait pas encore dîné.

— Rendez-vous, répondit Robarts. On ne vous fera aucun mal, non plus qu’à la fille d’Holkar… Est-ce que vous croyez que je fais la guerre aux femmes ?… Est-ce que les Français font la guerre aux femmes ?…

— Mon cher Robarts, dit le Breton, ne dépensons pas en des conversations inutiles le quart d’heure de trêve que vous m’avez accordé. »

Robarts s’éloigna. Aussitôt Corcoran commença sa toilette, qui fut assez sommaire, comme on pense, car il veillait toujours sur les Anglais, de peur de surprise.

Mais ses craintes étaient vaines. Personne n’essaya de l’attaquer par trahison.

Enfin ses préparatifs étaient terminés. Il regarda sa montre, le délai fixé expirait. Il voulut du moins, avant de mourir, dire un dernier adieu à la fille d’Holkar.

Quand il s’approcha d’elle, Sita ouvrit les yeux :

« Où suis-je ? » demanda-t-elle d’un air étonné. Puis, reconnaissant la pagode et se rappelant les événements de la veille :

« Ah ! dit-elle, mon rêve valait bien mieux… j’étais à Bhagavapour, sur le trône de mon père… vous étiez à mes côtés…

— Sita, chère Sita, je suis sûr que Sougriva a tenu sa promesse et que votre père va venir à votre secours… Puisse-t-il arriver assez tôt pour vous délivrer ! Mais s’il m’arrivait quelque… accident…

— Oh ! ne parlez pas ainsi, Corcoran, je sais, je suis sûre que vous serez vainqueur… Mon songe me l’a dit, et les songes ne sont pas menteurs…

— Eh bien, dit Corcoran, jurez-moi que vous garderez de moi un éternel souvenir.

— Je jure, dit Sita, que je vous… »

Elle s’arrêta et reprit en rougissant :

« … Que je ne vous oublierai jamais ! »

Corcoran qui craignait de s’attendrir, courut à la fenêtre.

Déjà Robarts s’impatientait.

« Eh ! capitaine, disait-il, la trêve est expirée, la fête va commencer. Il faut que nous soyons de retour au camp avant dix heures du matin, et il est déjà six heures.

— Je suis prêt. » cria Corcoran.

Et, en effet, il l’était, car il s’effaça très à propos pour éviter une grêle de balles qui tomba tout autour de lui. Les balles s’aplatirent contre le mur sans blesser personne.

Mais, comme les Anglais, pour l’ajuster, étaient forcés de se mettre à découvert, Corcoran mit Robarts en joue, et tira. Le coup partit : la balle fit un trou dans le chapeau de Robarts, et lui enleva une mèche de cheveux.

Robarts recula instinctivement et chercha un abri derrière l’arbre le plus voisin.

« Mon ami, lui cria Corcoran, voilà comment il faut viser quand on s’en mêle, je n’ai voulu que trouer votre chapeau. »

Tout à coup un incident tragique faillit mettre fin à l’assaut et introduire l’ennemi dans la place.

Un des Anglais, se glissant rapidement le long du mur, essaya de passer par la brèche ouverte la veille, et comme Corcoran avait mal barricadé l’entrée, faute de matériaux suffisants, l’Anglais aurait pénétré par là dans la pagode, et, suivant toute apparence, aurait mis fin au combat en frappant le Breton par derrière.

Heureusement, Louison veillait. Cachée derrière le battant de la porte, elle attendait l’Anglais. Tout à coup, d’un violent effort il poussa la barricade, renversa deux ou trois planches mal assujetties et pénétra à moitié dans la place, mais la tigresse le renversa d’un seul coup de patte et le mordit si furieusement à la gorge qu’il rendit le dernier soupir.

Cette vue et le goût du sang avaient mis Louison en appétit, et elle aurait peut-être sacrifié le plaisir de combattre au déjeuner, si un coup de sifflet de Corcoran ne l’eût rappelée à son poste.

Il commençait à s’inquiéter. Aucune nouvelle d’Holkar. Sougriva avait-il rempli sa mission ?

Avec cela, ses munitions s’épuisaient.

Dès que Corcoran se montrait à la fenêtre, il était comme une cible pour quarante ou quarante-cinq carabines dont le feu protégeait ceux qui faisaient manœuvrer la poutre ; la grande porte allait céder tout entière. Les gonds étaient à demi descellés.

Corcoran, à travers l’ouverture, tira dans la masse des assaillants cinq coups de revolver. Aux malédictions qui s’élevèrent, il vit bien que les coups avaient porté ; mais sa position n’en devenait pas meilleure.

« Montez vite l’escalier ! cria-t-il à Sita, et ne vous effrayez de rien. »

Elle obéit. Lui-même la suivit aussitôt. Louison faisait l’arrière-garde.


Siège de l’escalier. (Page 204.)

Il était temps, la porte s’écroula avec un fracas immense, et par la brèche ouverte entrèrent à la fois tous les assaillants.

Mais leur surprise fut grande lorsqu’ils virent Louison seule à découvert sur l’escalier. Derrière elle on entendait le bruit du revolver que Corcoran rechargeait dans l’ombre, car l’escalier était tortueux et cachait Corcoran aux regards.

« Dieu me damne ! s’écria Robarts en fureur, c’est un nouveau siège à faire. Rendez-vous, capitaine ! toute résistance est impossible.

— Le mot impossible n’est pas français.

— Si l’on vous prend de force, vous serez fusillé.

— Fusillé ! soit, dit le Breton. Et si je vous prends, moi, je vous couperai les oreilles.

— Apprêtez les armes ! » cria Robarts.

Les soldats obéirent.

« Chère Sita, dit Corcoran, montez, je vous prie, quelques marches de plus, les balles pourraient frapper le mur et ricocher sur vous. »

Lui-même donna l’exemple et fut bientôt suivi de Louison. De cette façon, grâce à la construction de l’escalier, ils se trouvèrent à l’abri des balles, et quant à un combat corps à corps dans un espace aussi resserré, tout l’avantage était évidemment pour Corcoran et Louison.

Mais un événement inattendu changea la face des affaires.

Tout à coup un soldat anglais, qui était resté dehors pour empêcher la fuite de Corcoran, entra brusquement dans la pagode en criant :

« Voici l’ennemi qui arrive !

— Quel ennemi ! demanda Robarts. C’est le colonel Barclay qui nous envoie du renfort.

— C’est Holkar, j’ai vu leurs drapeaux. »

Effectivement on entendait le galop pesant de la cavalerie.

« Que le diable l’emporte ! pensa Robarts. Voilà dix mille livres sterling jetées à l’eau, sans compter ce qu’Holkar nous réserve. »

Et tout haut :

« Hors d’ici tous ! À cheval ! »

Toute la troupe se hâta d’obéir.

« Et maintenant, dit Robarts, sabre en main et chargeons cette canaille ! En avant pour la vieille Angleterre ! »

Puis il s’avança au grand trot dans la direction d’Holkar.

XIV

Comment l’assiégeant devint l’assiégé.


Quoique les deux troupes fussent fort inégales en nombre, les chances du combat étaient assez partagées.

Outre que la cavalerie anglaise, toute composée d’Européens, était fort supérieure dans les luttes d’homme à homme à la cavalerie d’Holkar, la disposition du terrain ne permettait pas à Holkar d’envelopper les Anglais et d’user de l’avantage du nombre.

La pagode était située sur une éminence, au milieu d’un jungle épais, qui s’élevait fort au-dessus de la taille d’un homme ordinaire, et au travers duquel il était impossible à un cavalier de pénétrer.

Trois chemins tracés à travers le jungle, aboutissaient à cette éminence, et ces chemins, assez étroits, étaient faciles à défendre. Une fois engagée dans ces défilés, la cavalerie d’Holkar se trouvait face à face avec les Anglais, et l’issue du combat dépendait du courage individuel plus que du nombre des combattants.

Holkar frémissait de rage en voyant ces obstacles que la nature et la disposition du terrain lui opposaient.

Au reste, le premier choc des deux cavaleries n’était pas fait pour lui donner grande confiance. Les Indiens soutinrent assez bien la première décharge ; mais quand ils virent les Anglais, — John Robarts en tête, — s’avancer sur eux au grand trot, le sabre nu, et prêts à les mettre en pièces, rien ne put retenir les fuyards.

Ils tournèrent bride sur le champ et revinrent sur la route de Bhagavapour. Là, Holkar les rallia, et leur montrant le petit nombre des Anglais, leur rendit la confiance et l’audace.

John Robarts, emporté par son ardeur, voulut pousser plus loin son avantage et crut mettre ses ennemis en déroute ; mais arrivé sur la grande route, à l’entrée d’une vaste plaine où Holkar pouvait l’envelopper sans peine, il changea de dessein et revint sur ses pas au petit trot.

Holkar le poursuivit mollement.

Sougriva s’approcha de lui.

« Je n’entends rien, dit Holkar. Est-ce que Corcoran aurait péri, ou bien serait-il prisonnier avec ma fille ?

— Seigneur, dit Sougriva, je vais m’en assurer. À coup sûr, votre fille est vivante, car les Anglais ont trop d’intérêt à la garder pour toucher à un seul cheveu de sa tête, et quant au capitaine, je l’ai vu à l’œuvre, et la balle qui doit le tuer n’est pas encore fondue. »

Comme il finissait de parler, on entendit une grande clameur poussée par les Anglais. C’était Corcoran qui s’échappait de la pagode, précédé de Louison et de la belle Sita. Le Breton faisait l’arrière-garde.

En voyant les Anglais sortir de la pagode, il s’était bien douté de l’arrivée d’Holkar ; mais comme il n’avait pas grande confiance dans la valeur des malheureux Indous, il n’espérait pas être délivré de vive force. Avant de rien tenter, il voulut consulter Sita.

« Nous sommes à cinq cents pas de votre père, dit-il, voulez-vous le rejoindre à tout prix ? »

Pour toute réponse, elle se tint prête à le suivre.

« Faites bien attention ! dit Corcoran, la bataille est commencée, et les balles ne connaissent personne, je vais lancer Louison en avant dans le chemin de gauche qui est à peine gardé… À la vue de Louison, les cinq ou six cavaliers qui sont là en éclaireurs s’écarteront, vous ne pouvez en douter… Vous suivrez Louison, et moi je vous suivrai. »

Et, en effet, profitant de la distraction des Anglais, dont toute l’attention était tournée du côté d’Holkar, tous trois traversèrent heureusement l’espace découvert qui les séparait du jungle, s’engagèrent dans les broussailles, et guidés par le bruit des coups de feu, rejoignirent sains et saufs Holkar et sa cavalerie.

En revoyant sa fille délivrée, Holkar, plein de joie, la serra dans ses bras, et se tournant vers Corcoran :

« Ah ! capitaine, dit-il, comment ferai-je pour m’acquitter envers vous ?

— Seigneur Holkar, répliqua le Breton, aussitôt que vous aurez quelque loisir je vous prierai de chercher avec moi le fameux manuscrit des lois de Manou que l’Académie de Lyon redemande à cor et à cri : mais aujourd’hui nous avons d’autres affaires. Si vous m’en croyez, nous allons faire retraite vers Bhagavapour. L’armée anglaise doit être en marche, à l’heure qu’il est, sous le commandement du colonel Barclay ; il ne faudrait pas beaucoup de temps à un officier plus actif pour nous couper la retraite… Partez, et partez vite !…

— Et vous ? demanda Holkar.

— Oh ! moi, c’est autre chose… Si vous voulez me laisser un de vos deux régiments, je vous promets d’enfermer John Robarts dans la pagode et de l’enfumer comme un renard. Ah ! il voulait me fusiller, ce gentleman ! Eh bien, je vais, moi, lui apprendre à vivre. »

Cette idée plut beaucoup à Holkar.

« Capitaine, dit-il à Corcoran, c’est à vous d’accompagner Sita, et à moi de couper la gorge à John Robarts !

— En toute autre occasion, j’accompagnerais Sita avec plaisir ; mais aujourd’hui, je n’en ferai rien… Robarts m’a provoqué, je suis tout à Robarts !

— Eh bien ! dit Holkar, je reste.

— Au moins, ajouta Corcoran, envoyez des éclaireurs au-devant des Anglais, afin d’être prévenu de leur arrivée. »

Et, en effet, Sougriva fut chargé, avec une trentaine de cavaliers, de surveiller les mouvements de l’ennemi.

« Maintenant, dit Corcoran, que Sita monte dans son palanquin, et que l’éléphant soit retenu sous bonne garde, hors de la portée des balles, et en avant sur ce maudit Robarts ! »

Animés par l’exemple d’Holkar et du capitaine qui marchaient au premier rang, les Indous s’avancèrent assez fièrement à la rencontre de l’ennemi. Celui-ci, de son côté, fit retraite.

John Robarts, dès l’arrivée d’Holkar, avait envoyé un soldat qui devait rejoindre le colonel Barclay et l’avertir du danger de son lieutenant.

Dès qu’il vit que Corcoran s’était échappé, il devina que sa position allait devenir très-critique. Aussi, sans attendre d’y être forcé, John Robarts chercha un asile dans la pagode qui avait servi de forteresse à Corcoran.

Il répara tant bien que mal les brèches que sa propre troupe avait faites. Il releva et referma la porte, entassant des meubles de toute espèce pour la barricader.

Quand les soldats d’Holkar parurent, quarante-trois carabines anglaises se montrèrent à travers les meurtrières et firent une décharge générale. Il y eut quelques morts et dix blessés parmi les Indous, et ce début fâcheux refroidit un peu leur ardeur.

« Je promets mille roupies, dit Holkar, au premier qui mettra le pied dans la pagode. »

Mais cette offre ne tenta personne. Les malheureux Indous se voyaient exposés, sans abri, à un feu terrible. Au contraire, l’ennemi était à couvert.

« Voyons, dit Corcoran à Holkar, il faut donner l’exemple, car ces pauvres diables ont une peur terrible d’aller voir Brahma et Wichnou face à face. »

Il mit pied à terre, et, suivi d’une vingtaine d’hommes, alla ramasser le tronc d’arbre qui avait déjà servi aux Anglais contre lui. Il le poussa comme un bélier contre la porte de la pagode, qui céda du coup et fut à demi renversée sur la barricade qui la soutenait par derrière.

À cette vue, les Indous poussèrent un cri de joie ; mais cette joie fut courte, car les carabines anglaises s’abaissèrent de nouveau dans la direction des assaillants, et cette fois à une si courte distance, que les plus braves s’arrêtèrent n’osant franchir cette redoutable brèche.

Corcoran, qui vit leur hésitation, se hâta de commander le feu ; mais une double décharge enveloppa les combattants d’un nuage de fumée. Cinq Anglais étaient renversés, morts ou mourants. Dix ou douze Indous avaient eu le même sort. Le reste, découragé par ce mauvais succès, inclinait visiblement vers la retraite. Holkar lui-même paraissait indécis.

« Ah ! pensa le Breton en soupirant, si j’avais seulement avec moi deux ou trois bons matelots du Fils de la Tempête, comme nous monterions tout de suite à l’abordage ! mais avec ces poules mouillées, il n’y a rien à faire. Encore, dit-il à Holkar, si vous aviez amené un canon !

— Mais, répliqua Holkar, si nous mettions le feu à la pagode ? Qu’en dites-vous ?

— J’aurais aimé, dit Corcoran, oui, j’aurais aimé à prendre vivant ce gentleman mal élevé qui voulait me faire fusiller… Enfin ! puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, grillons-le. »

Aussitôt les Indous se hâtèrent de couper les herbes sèches du jungle et de les entasser tout autour de la pagode. Mais, au moment où l’un d’eux y mettait le feu, on entendit quelques coups de fusil dans le lointain.

À ce bruit, Corcoran et Holkar prêtèrent l’oreille.

« Laissez là ces Anglais et votre vengeance, dit le Breton, et reprenons au grand trot le chemin de Bhagavapour ; ces coups de feu doivent venir de l’avant-garde de Barclay. »

Au même instant Holkar donna ordre de tourner bride, de revenir sur la grande route, de se former en bataille et d’attendre là les événements.

XV

Comment Louison s’étendit à la manière des chats
sur le dos du puissant Scindiah, aux pieds de la
belle Sita.


Sougriva ne tarda guère à paraître, chaudement poursuivi par l’avant-garde du colonel Barclay.

Celui-ci, qui déjà levait son camp pour marcher sur Bhagavapour, avait appris avec un étonnement mêlé d’indignation le danger qui menaçait Robarts, et avait pris les devants avec sa cavalerie pour venir au secours de son lieutenant.

Sougriva, en essayant de résister à la charge impétueuse des Anglais, avait perdu la moitié de sa troupe, et regagnait Holkar à grand’peine, car les Anglais ne lui laissaient aucun repos.

Cependant, à la vue des deux régiments d’Holkar disposés en ordre de bataille et paraissant les attendre de pied ferme, l’élan de la cavalerie anglaise se ralentit.

À l’ordonnance et à la fermeté des cavaliers d’Holkar, le colonel Barclay reconnut sans peine que le commandement devait être entre les mains d’un officier plus exercé ou plus habile que le dernier des Raghouides. Aussi fit-il ses dispositions pour déborder l’aile droite des Indous, tourner leur centre et les prendre entre deux feux. Si son projet réussissait, Holkar, coupé de Bhagavapour, sa capitale et sa forteresse principale, serait mis en déroute, et ce seul coup pouvait terminer la guerre ; chose d’autant plus importante pour le colonel Barclay, qu’on n’aurait pas le temps de lui enlever le fruit de sa victoire, et de donner à un autre la gloire d’une expédition si prompte et si bien menée. De son côté, Corcoran réfléchissait profondément. Il voyait sans peine que, excepté lui et peut-être Sougriva, personne n’était en état de commander les troupes d’Holkar. Le vieux prince n’avait jamais été un grand guerrier, bien qu’il fût brave. Il manquait de ce sang froid que donne la nature ou l’habitude des batailles. De plus, il était troublé par l’idée du danger où sa fille allait retomber par son imprudence, à lui Holkar ; enfin il avait la plus grande confiance dans son ami Corcoran.

« Seigneur Holkar, dit le Breton, nous avons fait une faute très-grave : vous en assiégeant cette maudite pagode et ce coquin de Robarts (que le ciel confonde), et moi en vous laissant faire.

— Ne vous excusez pas, répondit Holkar ; c’est moi qui suis un vieux fou de risquer la liberté de ma fille et mon trône pour le plaisir de brûler quarante ou cinquante Anglais.

— N’en parlons plus, interrompit le Breton ; ne parlons jamais du passé, pensons à l’avenir. Rien n’est perdu, si vos cavaliers veulent tenir ferme. Vous, seigneur Holkar, prenez le commandement de la droite. Vous aurez en face la cavalerie des cipayes, parmi lesquels Sougriva a des amis qui l’aideront peut-être au moment décisif. Je garde pour moi la gauche, où je vois que le colonel Barclay veut porter tout son effort, car c’est là qu’il a réuni le régiment européen… Vous, ne vous laissez jamais entourer, et allez hardiment… Si vous êtes tourné, ne vous effrayez pas, et ne lâchez pas pied. Dans tous les cas, la retraite est assurée.

— Et ma fille ? dit le vieillard.

— Qu’elle monte sur son éléphant et qu’elle fasse lentement sa retraite sur Bhagavapour sous la garde de Sougriva. Il ne s’agit pas pour nous de gagner une bataille sur la cavalerie anglaise, mais de faire bonne contenance et de regagner Bhagavapour sans désordre. Si nous tardions trop longtemps, l’infanterie du colonel Barclay aurait le temps d’arriver, et nous serions enveloppés et taillés en pièces. Demain, avec toutes nos forces, nous pourrons présenter la bataille à forces égales, et, ce jour-là, je réponds de la victoire. Allons, Holkar, quand on s’est mis dans le danger par sa faute il faut en sortir par un coup de vigueur. Sabre en main, corbleu ! et souvenez-vous que votre aïeul Rama aurait avalé dix mille Anglais comme un œuf à la coque. »

Puis, se tournant vers la belle Sita qui était déjà montée sur son éléphant :

« Sita, dit Corcoran, je vous laisse Louison. Aujourd’hui elle connaît ses devoirs et saura les remplir comme il faut. Louison ! voici votre maîtresse… Vous lui devez respect, amour, fidélité, obéissance… Si vous y manquez un seul jour, notre amitié est rompue… »

Mais l’éléphant de Sita ne voulait pas du voisinage de Louison. Il regardait de travers la tigresse et l’écartait avec sa trompe. Louison, qui n’était pas patiente, pouvait à la fin s’irriter. Corcoran jugea nécessaire de la calmer.

« Ma chérie, dit-il, quand vos bonnes qualités seront connues de tout le monde aussi bien que de moi, Scindiah (c’était le nom de l’éléphant) vous fera le meilleur accueil ; mais il faut faire connaissance.

De son côté, Sita, qui avait beaucoup d’empire sur son favori Scindiah, le força de contracter alliance avec la tigresse, et même fit monter celle-ci dans le palanquin. Louison se coucha aux pieds de la princesse en se pelotonnant joyeusement et mollement comme un chat angora. De temps en temps, le gros Scindiah tournait sa tête énorme pour regarder Sita, et paraissait jaloux de la faveur dont jouissait Louison.

C’est après avoir pris tous ces arrangements, et forcé Sita de partir avec son escorte, que Corcoran, libre de tout soin, ne pensa plus qu’à couvrir la retraite, car il ne voulait pas livrer bataille ce jour-là.

Le temps pressait, les Anglais allaient charger. Barclay, après avoir laissé respirer ses chevaux, essoufflés d’une course trop précipitée, donna le signal de l’attaque.

Le premier choc de la cavalerie anglaise fut si impétueux, qu’elle traversa la première ligne de Corcoran et se préparait à enfoncer la seconde ; mais le Breton avait placé un escadron en embuscade derrière un pli de terrain. Dès que la cavalerie anglaise eut dépassé l’embuscade, Corcoran la chargea en flanc avec cet escadron, et y jeta le désordre. Les Indous, ralliés et ramenés au combat, repoussèrent à leur tour les Anglais. Corcoran donnait partout l’exemple, et ne s’épargnait pas. De son côté, Barclay, étonné d’une résistance à laquelle il ne s’attendait pas, excitait ses soldats à bien faire.

Dans le fort de la mêlée les deux chefs se reconnurent.

« Monsieur Corcoran, dit Barclay, voilà comme vous cherchez le manuscrit des lois de Manou. Si je vous prends, vous serez fusillé, monsieur le savant !

— Colonel Barclay, si je vous prends, vous serez pendu !

— Pendu ! moi ! un gentleman ! s’écria Barclay furieux. Pendu ! »

Et il tira un coup de revolver sur Corcoran. Celui-ci fut légèrement blessé à l’épaule.

« Maladroit ! dit-il. Voici qui est plus sûr. »

Et il tira à son tour ; mais le colonel fit cabrer à propos son cheval, qui reçut la balle dans le poitrail, et, rendu fou de douleur, emporta son maître hors de la mêlée.

Les escadrons anglais firent lentement leur retraite. Ils étaient mollement poursuivis, Corcoran redoutant toujours l’arrivée de l’infanterie de Barclay.

Mais à l’autre extrémité du champ de bataille la fortune était moins favorable. La gauche des Anglais était défendue par le traître Rao, qui avait rejoint l’armée anglaise avec les déserteurs d’Holkar.

Holkar résista vaillamment, et même il serait venu à bout de Rao, lorsqu’un renfort inattendu fit pencher la balance contre les Indous.

Ce renfort n’était autre que la petite troupe de John Robarts, qui, voyant la retraite de Corcoran et d’Holkar, était sortie de la pagode, avait repris ses chevaux et, guidée par la fusillade, venait se jeter dans la mêlée.

Aussitôt les soldats d’Holkar commencèrent à reculer, lentement d’abord, puis en désordre, et à se pelotonner autour de l’éléphant de Sita, qui continuait sa route vers Bhagavapour. Là, le combat devint terrible. Les cipayes au service de la compagnie des Indes, conduits par John Robarts, montrèrent un grand acharnement. Les cavaliers d’Holkar, n’espérant presque plus atteindre Bhagavapour, combattaient avec fureur.

Enfin Holkar fut renversé de son cheval par un coup de sabre et tomba sous les pieds de Scindiah.

Sita poussa un cri de douleur.

Aussitôt le sage et grave Scindiah saisit délicatement avec sa trompe le pauvre Holkar et le déposa dans le palanquin à côté de sa fille. Puis, comprenant le danger que courait sa chère maîtresse, il opposa sa masse énorme au flot des fuyards et des assaillants. Autour de lui éclatait la fusillade ; mais lui, impassible comme un dieu, écartait avec sa trompe les ennemis les plus avancés, ou les foulait aux pieds, et recevait une pluie de balles sans en être ébranlé.

D’un autre côté, la vue de Louison épouvantait les plus braves. La cuirasse naturelle de Scindiah et les griffes puissantes de la tigresse étaient pour Holkar et Sita un formidable rempart.

Mais enfin ils allaient céder au nombre. Déjà le brave Sougriva, commandant de l’escorte, renversé sous son cheval mort, venait d’être fait prisonnier. Holkar, grièvement blessé, ne pouvait plus donner d’ordres ; et les Indous commençaient à fuir, lorsque Corcoran, regardant autour de lui, courut au secours de son aile droite en danger et surtout de l’infortunée Sita.

Jusque-là il n’avait pensé qu’à faire sa retraite en bon ordre ; mais quand il vit Sita près de retomber aux mains de ses ravisseurs, il se sentit transporté de fureur, et, rassemblant autour de lui ses meilleurs cavaliers, il se précipita avec toute sa troupe sur le malheureux Rao, rompit sa cavalerie et le mit dans une déroute complète. Il jeta à terre d’un coup de pointe Rao lui-même, qui tomba mourant sous les pieds des chevaux, et il allait délivrer Sougriva, mais John Robarts et le petit nombre d’Anglais qui le suivaient, tout en reculant devant la charge irrésistible de Corcoran, se retirèrent assez fièrement et sans être entamés.


Corcoran perça d’un coup de pointe le traître Rao. (Page 224.)

Dans leur retraite ils emmenaient Sougriva

prisonnier les mains liées derrière le dos. À cette vue, Corcoran se jeta avec quelques cavaliers sur John Robarts et ses compagnons, et il commençait déjà à couper avec son sabre les liens de Sougriva ; mais il fut bien étonné d’entendre celui-ci lui dire à voix basse :

« Que faites-vous, capitaine ?… Ne voyez-vous pas que je vais chercher des renseignements ?… Vous me reverrez dans trois ou quatre jours, et j’espère alors vous apprendre de bonnes nouvelles. »

En même temps, il jeta un regard de travers sur John Robarts, qui revenait à toute bride pour reprendre son prisonnier.

« Ma foi, pensa Corcoran, ce brave Indou fait la guerre comme moi, en amateur, pourquoi l’en empêcher ? Et que m’importe que Robarts soit pendu ou meure d’un coup de sabre dans la bataille ? Il faudrait être casuiste pour en voir la différence. »

Sur cette réflexion, il laissa aller Sougriva et rejoignit le puissant Scindiah, qui s’avançait d’un pas grave et majestueux, ne se hâtant pas plus que s’il eût défilé à la parade.

Louison marchait à côté de lui, moins gravement, sans doute, car elle avait un caractère plus capricieux et plus gai, mais gardant néanmoins sa part de gloire, et fière d’avoir, elle aussi, contribué au salut de l’empire.

Corcoran couvrait la retraite et commandait l’arrière-garde, qui fut d’ailleurs très-peu inquiétée. En se rapprochant de Bhagavapour, le colonel Barclay craignait un piège, et, de peur de s’engager dans quelque embuscade, il fit halte à une lieue de la ville.

Il avait d’ailleurs besoin d’infanterie et d’artillerie pour entamer un siège régulier. Ce n’est pas que la place fût très-forte. Ses remparts dataient du temps où les ancêtres d’Holkar, princes de la confédération des Mahrattes, tenaient tête à la cavalerie tartare de Tamerlan.

Depuis ce temps, on avait creusé des fossés plus profonds, réparé quelques brèches, garni de canons les vieilles tours et les murailles.

Enfin, telle qu’elle était, Holkar résolut de défendre la place contre les Anglais, et Corcoran, plein de confiance dans son génie et dans les paroles de Sougriva, osa promettre qu’il en ferait lever le siège. Sa première précaution fut de faire remonter la Nerbuddah à son propre brick, le Fils de la Tempête, et de le cacher dans un coude du fleuve, afin d’en ôter la possession aux Anglais et de pouvoir à son gré passer sur l’une ou l’autre rive.

XVI

Comment le brave Bérar fut mécontent des caresses
du chat aux neuf queues.


Dès le lendemain du combat, le colonel Barclay, rejoint par ses canons et son infanterie, essaya de brusquer l’assaut, croyant n’avoir affaire qu’à un rempart dont les pierres, renversées par l’artillerie, combleraient le fossé et laisseraient une brèche praticable.

Mais il avait compté sans la vigilance et l’habileté de Corcoran. Celui-ci, dans un duel d’artillerie qui dura environ deux heures, démonta une vingtaine de canons anglais et mit le feu aux caissons de munitions. L’explosion fit périr deux ou trois cents Anglais et cipayes, et Barclay vit bien qu’il faudrait faire un siége régulier.

Il ouvrit donc la tranchée ; mais les cipayes sont des ouvriers médiocres, plus agiles que robustes. Les Européens, accablés par la chaleur du climat et déjà malades de la fièvre, faisaient peu de besogne. De plus, ils étaient découragés par les fréquentes sorties de Corcoran.

Celui-ci, grâce à son brick, dont le tirant d’eau était peu considérable, allait et venait à volonté, passant de l’une à l’autre rive de la Nerbuddah, employant ses douze matelots et son second à manœuvrer tantôt le brick et tantôt l’artillerie des remparts.

Grâce à ce puissant auxiliaire, il bravait impunément les Anglais, les harcelait avec un corps de cavalerie, ou bien descendait la Nerbuddah avec quelques compagnies d’infanterie portées sur des barques légères, et commençait à faire craindre au colonel Barclay d’être forcé de lever le siége de Bhagavapour, faute de vivres et de munitions.

Mais le courage et l’activité de Corcoran ne pouvaient l’emporter sur la discipline et la fermeté inébranlable des Anglais. Après un siège qui avait déjà duré quinze jours, le capitaine, mal secondé par ses soldats indous, ne pouvait plus douter du destin de Bhagavapour et d’Holkar. Déjà l’on commençait dans la ville à prévoir le dernier assaut et à désirer une capitulation. En l’absence de Corcoran, les soldats d’Holkar paraissaient prêts à se révolter et à livrer la ville au colonel Barclay.

Un soir enfin, les Anglais ayant terminé leurs tranchées et mis en position leurs batteries, commencèrent à canonner si vivement la porte de la ville du côté de la rivière, que le mur s’écroula et qu’une large brèche livra passage aux assaillants. Holkar, encore souffrant de sa blessure, tint conseil avec Corcoran en présence de Sita.

« Mon ami, dit Holkar, tout est désespéré. La brèche a plus de quinze pas de long, et nous aurons un assaut cette nuit ou demain. Que faut-il faire ?

— Ma foi, répondit Corcoran, je ne vois guère que trois partis à prendre : ou capituler… »

Holkar fit un geste d’horreur.

« Très-bien ! continua le Breton… Vous ne voulez être prisonnier des Anglais à aucun prix… Et pourtant, seigneur Holkar, la Compagnie des Indes est composée de philanthropes qui seront heureux de vous faire une pension pour assurer la tranquillité de vos vieux jours : trois ou quatre mille francs de rente, par exemple…

— J’aimerais mieux mourir, dit Holkar.

— Vous avez raison, et ce premier parti ne vaut rien. Le second est de monter sur mon brick, le Fils de la Tempête, avec Sita, d’emporter vos diamants, votre or et tout ce que vous avez de plus précieux, de descendre la rivière pendant la nuit, de traverser la mer des Indes avant que les Anglais aient eu le temps d’y prendre garde, de passer en Égypte et de vous embarquer tout doucement à Alexandrie sur le bateau à vapeur l’Oxus, dont mon ami Antoine Kerhoël est capitaine, et qui fait la traversée d’Alexandrie à Marseille.

— Partez avec Sita, interrompit Holkar, capitaine, je vous confie ma fille, ce que j’ai de plus cher au monde… Pour moi, je reste… Le dernier des Rhagouides doit être enseveli sous les ruines de sa capitale. Je mourrai les armes à la main, comme Tippoo-Saëb, mais je ne fuirai pas.

— Allons donc ! s’écria Corcoran, voilà ce que j’attendais ! Restons ici, et faisons à ces coquins d’Anglais un tel accueil, qu’aucun d’eux ne puisse retourner à Londres pour le raconter aux badauds de son pays… Mais pour n’avoir aucune inquiétude, il faut d’avance embarquer Sita sur mon brick. Ali l’accompagnera… S’il arrive quelque malheur, elle sera du moins en sûreté.

— Capitaine, dit Sita d’une voix émue, croyez-vous que je veuille vivre sans mon père et… »

Elle allait ajouter : Et sans vous ; mais elle se reprit et ajouta : « Ou nous périrons, ou nous vaincrons ensemble.

— Parbleu ! dit le capitaine, les Anglais n’ont qu’à se bien tenir. »

Comme il sortait pour se rendre sur la brèche, un cipaye parut, demandant à lui parler.

« Qui es-tu ? demanda le Breton ; quel est ton nom ?

— Bérar.

— Qui t’envoie ?

— Sougriva.

— La preuve ?

— Voyez cet anneau.

— Et que dit Sougriva ?

— Il vous envoie cette lettre. »

Corcoran ouvrit la lettre et lut :

« Seigneur capitaine, Bérar, l’ami qui vous portera cette lettre, est sûr ; il déteste les Anglais autant que vous-même… Demain matin à cinq heures, on donnera l’assaut. J’ai entendu la conversation du colonel Barclay et du lieutenant Robarts. Aucun des deux ne me croyait si près de lui… Il est arrivé de grandes nouvelles du Bengale. La garnison cipaye de Meerut a pris les armes et tiré sur ses officiers européens. De là, elle est allée à Delhi, où elle a proclamé le dernier Grand Mogol. On a massacré cinq ou six cents Anglais… Ce sont ces nouvelles qui ont décidé Barclay à tout risquer pour le succès de l’assaut. Le gouverneur de Bombay lui mande de finir à tout prix avec Holkar et de revenir. Si l’assaut de demain ne réussit pas, la retraite est décidée. De mon côté, je ne suis pas resté inactif. J’ai pris les dépêches sur la table du colonel Barclay, et je les ai fait lire à cinq ou six de mes amis cipayes, qui ont répandu la nouvelle dans tout le camp. Vous jugerez de l’effet. Je regrette de ne pas être avec vous sur la brèche ; mais je vous serai plus utile au camp. Ayez bonne espérance et attendez-vous à tout.

« Sougriva »

Corcoran étonné regarda le messager.

« Et comment as-tu franchi les lignes anglaises ? » demanda-t-il avec quelque défiance.

L’Indien lui répondit :

« Qu’importe, puisque me voilà ?

— Quelle raison as-tu d’abandonner les Anglais ? Est-ce qu’ils te payent mal ?

— Très-bien, au contraire.

— Es-tu mal nourri ?

— Je me nourris moi-même, et j’achète ma provision de riz, pour qu’aucune main impure n’y puisse toucher.

— Es-tu maltraité ? As-tu reçu quelque injure ? »

Le cipaye se découvrit les reins et montra d’affreuses cicatrices.

« Ah ! je comprends, dit Corcoran ; c’est l’égratignure du chat aux neuf queues. Tu as reçu le fouet ?

— Cinquante coups, répondit le cipaye. Je me suis évanoui au vingt-cinquième, on a continué de frapper, on m’a mis pour trois mois à l’hôpital et j’en suis sorti il y a cinq semaines.

— Qui est-ce qui t’a fait donner le fouet ? demanda encore le capitaine.

— C’est le lieutenant Robarts… Mais celui-là, je m’en charge. Sougriva et moi, nous ne le quittons pas d’une minute.

— Voilà un major bien gardé ! pensa Corcoran.

« Et, ajouta-t-il tout haut, que fait Sougriva dans le camp anglais ? Il est donc libre ?

— Sougriva, dit le cipaye, a glissé entre leurs doigts. Quand on l’eut fait prisonnier, Robarts, qui l’avait reconnu, voulut le faire pendre ; mais pendant qu’on assemblait le conseil de guerre, il a parlé au factionnaire cipaye qui le gardait à vue. L’autre l’a laissé échapper et a déserté avec lui. Vous jugez de la colère du lieutenant. Il voulait fusiller tout le monde ; mais le colonel Barclay l’a apaisé. Sougriva est revenu le soir même, déguisé en fakir, et s’est fait reconnaître des cipayes ; mais aucun ne veut le livrer, et si les Anglais voulaient le pendre, on se révolterait.

— Allons, tout va bien, » dit Corcoran, et, après être rentré au palais et avoir donné ces bonnes nouvelles à Holkar, il retourna sur le rempart.

Au même moment, il vit dans les ténèbres une ombre se glisser au fond du fossé par la brèche : c’était le cipaye Bérar qui rentrait au camp anglais. Bérar fit un signe mystérieux au factionnaire cipaye qui gardait la tranchée et passa tranquillement.

Il faut avouer, pensa Corcoran, que le colonel Barclay a de singuliers soldats, et qui gagnent bien leur argent ! »

XVII

Destinée finale du lieutenant Robarts, du 21e de hussards.


La nuit ne fut troublée par aucune alerte. De part et d’autre, on se préparait à l’assaut du lendemain par un repos et un silence absolus. Les sentinelles des deux partis étaient si voisines l’une de l’autre qu’elles auraient pu facilement entrer en conversation. En apparence, tout était tranquille.

Mais dans la partie du camp anglais occupée par les cipayes, on aurait pu entendre des mots d’ordre échangés à voix basse, loin de l’oreille des officiers européens. Sougriva se glissait sous les tentes et portait partout ses ordres mystérieux.

Enfin le jour parut. Un coup de canon donna le signal de l’assaut, et une première colonne de soldats anglais servant d’avant-garde escalada la brèche, la baïonnette au bout du fusil.

Au même instant, une fusillade épouvantable les accueillit de front et sur les flancs ; cinq ou six pièces de canons chargées à mitraille firent une large trouée dans leurs rangs ; une rangée de bombes, caché au fond du fossé par les soins de Corcoran, éclata tout à coup sous leurs pieds. La moitié de la colonne fut détruite en un clin d’œil. Les autres redescendirent rapidement la brèche et rentrèrent dans la tranchée.

À ce spectacle, Corcoran, qui commandait le bataillon de brèche, ne put s’empêcher de rire, et les soldats d’Holkar, qui n’avaient fait presque aucune perte, se sentirent ranimés et pleins de courage.

Quant au capitaine, debout sur la brèche, tranquille et souriant comme s’il eût été au bal, il avait l’œil à tout, et, sans s’abuser sur la portée de ce premier succès, il attendait avec confiance la seconde attaque. À côté de lui, se tenait le vieil Holkar, plein d’enthousiasme. Derrière eux, Louison se promenait d’un air grave et joyeux, sans effrayer personne, grâce à l’exacte et sévère discipline que Corcoran lui avait imposée depuis longtemps. Bien plus, son intelligence, qui lui faisait deviner et prévenir tous les désirs de son maître, inspirait aux soldats d’Holkar un respect superstitieux.

Il y eut un quart d’heure d’attente.

« Auraient-ils déjà renoncé à l’assaut ? demanda Holkar.

— Non, répliqua Corcoran ; mais je suis inquiet de ce silence. Louison ! »

À cet appel, la tigresse tendit l’oreille comme pour mieux entendre l’ordre du capitaine.

« Louison, ma chère, dit Corcoran, il s’agit d’avoir des nouvelles. Qu’est-ce qui se passe là-bas dans la tranchée ?… Vous ne le savez pas ?… Eh bien, allez vous en informer… Vous comprenez… Vous allez entrer dans la tranchée, vous cueillerez délicatement entre vos deux mâchoires le premier Anglais venu, — un officier, si c’est possible, — et vous me l’apporterez délicatement. Surtout de la prudence, de la célérité et de la discrétion ! »

Tout ce discours avait été accompagné de gestes très-clairs, et Louison baissait la tête après chaque phrase pour marquer qu’elle avait compris. Elle partit comme une flèche, franchit la brèche d’un bond et tomba dans le fossé ; d’un autre bond elle s’élança sur le glacis, et en quelques secondes elle se trouva dans l’intérieur de la tranchée, où les Anglais, réunis et ralliés, se préparaient à un second assaut.

Le premier qui se trouva à la portée de Louison était un lieutenant du 25e de ligne, le brave James Stephens, de Cartridge-House, dans le comté de Durham. D’un coup de patte elle le renversa. D’un coup de dent elle le saisit dans ses mâchoires et se mit à courir vers la brèche.

L’action de Louison avait été si prompte et si imprévue, que personne n’eut le temps de s’y opposer, et la tigresse franchit la brèche et déposa son gibier aux pieds de Corcoran en le regardant d’un air intelligent et doux qui signifiait :

« Eh bien, mon cher maître, n’ai-je pas bien fait mon devoir ? »

Malheureusement, Louison, un peu pressée et craignant de laisser échapper sa proie, avait serré si fort la ceinture du malheureux gentleman, que ses dents avaient pénétré jusqu’aux poumons et que, au moment où le lieutenant James Stephens, de Cartridge-House fut déposé sur le sol, il était mort.


Le lieutenant James Stephens était mort. (Page 240.)

« Pauvre garçon ! dit Corcoran. Louison, qui n’est pas forte en anatomie, n’a pas vu qu’elle le serrait trop fort… Allons, c’est à recommencer… Louison, ma chérie, vous avez commis une erreur grave. Vous avez traité cet Anglais comme un beefsteak cuit à point ; il fallait le traiter comme un gentleman et l’apporter vivant… Allons, repartez, et tâchez d’être plus heureuse cette fois. »

La tigresse comprit parfaitement le reproche de Corcoran et repartit, la tête basse, honteuse de s’être si maladroitement trompée.

Cette fois, le gentleman qu’elle apporta était si délicatement saisi et si peu endommagé par ses dents et ses griffes, qu’elle l’aurait offert sans blessure à Corcoran, si les Anglais n’avaient eu la malheureuse idée de faire sur Louison une décharge générale. Une balle destinée à la tigresse entra à deux pouces de profondeur dans la cervelle du gentleman, ce qui mit fin à sa vie et à ses malheurs, s’il était infortuné, ce que j’ignore.

Après ce second essai, Corcoran vit bien qu’il était impossible d’avoir des renseignements précis sur les mouvements de l’ennemi ; mais un grand bruit se fit bientôt entendre sur un autre point des remparts qui était mal gardé. Cent cinquante ou deux cents Anglais environ venaient d’escalader la muraille, et avaient pénétré dans la ville. Déjà les soldats d’Holkar fuyaient devant ce nouvel ennemi en jetant leurs armes.

« Seigneur Holkar, dit Corcoran, demeurez sur la brèche. Je vais au-devant de ceux-là. Vous, restez ici ! si vous laissez forcer le passage, tout est perdu, nous n’avons plus qu’à périr. »

En même temps, il prit avec lui un bataillon parmi ceux qui gardaient la brèche, et marcha contre les Anglais qui avaient escaladé la muraille.

Sa première précaution fut de renverser les échelles dans le fossé pour empêcher qu’on ne vînt à leur secours. Puis il fit barricader une rue profonde dans laquelle ils étaient entrés, afin d’en faire un cul-de-sac infranchissable. Par bonheur la rue était fort étroite, et ce travail fut terminé en quelques secondes. Puis il commença à refouler l’ennemi de divers côtés dans cette rue, et amenant à son extrémité trois canons de campagne, il les fit charger à mitraille et somma les Anglais de se rendre.

Ceux-ci voulaient forcer le passage à la baïonnette. Aussitôt Corcoran fit tirer sur eux à mitraille. En un clin d’œil la rue fut remplie de morts et de blessés.

Pendant qu’on rechargeait les canons, Corcoran fit une seconde sommation. Cette fois, il fallut se rendre. Quatre-vingts Anglais restaient seuls debout sur deux cents qui avaient pénétré dans Bhagavapour.

Mais Corcoran n’eut pas le temps de jouir de son triomphe. Un grand tumulte de cris et de gémissements lui fit craindre quelque catastrophe. Il se hâta de retourner vers la brèche, et, sur son chemin, il rencontra deux ou trois cents fuyards.

« Halte ! cria Corcoran d’une voix terrible. Où courez-vous ?

— Seigneur capitaine, dit un des fuyards, Holkar est blessé à mort. Les Anglais ont passé par-dessus la brèche ! Sauve qui peut !

— Sauve qui peut ! s’écria Corcoran. Misérable, tourne ton visage à l’ennemi ou je te brûle la cervelle, à toi et à tous ces lâches coquins ! »

À cette menace, le malheureux Indou retourna sur la brèche, ne se sentant pas le courage d’affronter la colère du Breton. Les autres suivirent son exemple, et, plus par excès de peur que par aucun autre sentiment, firent face à l’ennemi.

Au reste, la nouvelle n’était que trop vraie. Une colonne ennemie mêlée d’Anglais et de cipayes, avait recommencé l’assaut, et bien que le prince Holkar eût vaillamment combattu, le sort de la journée paraissait décidé. Déjà les vainqueurs entraient dans les maisons du faubourg et commençaient à piller.

Holkar, blessé quinze jours auparavant, avait reçu une balle dans la poitrine et se sentait près de mourir. Entouré d’un petit groupe de soldats fidèles, il était couché sur un tapis qu’on avait apporté en toute hâte. Un chirurgien indou étanchait le sang de sa blessure.

« Ah ! mon ami, s’écria-t-il en apercevant Corcoran, Bhagavapour est pris. Sauvez ma chère Sita !

— Rien n’est perdu ! dit Corcoran, et vous vivrez, et qui mieux est, vous vaincrez ! Du courage, Holkar, et la journée est à nous ! »

À ces mots, ralliant autour de lui les Indous, il referma la brèche, intercepta les communications entre le camp anglais et la colonne ennemie qui était entrée dans Bhagavapour, et lançant ses meilleures troupes à la poursuite de celle-ci, il garda la brèche lui-même en attendant les événements.

Son espérance ne fut pas trompée. Les Anglais, se voyant si peu nombreux et enfermés dans la ville, eurent peur d’être faits prisonniers ; ils revinrent sur leurs pas, et forçant le passage à travers les rangs des Indous, qui ne leur opposèrent aucune résistance, ils reprirent leur poste dans la tranchée.

Mais au même moment, un événement inattendu décida la victoire en faveur de Corcoran.

On vit tout à coup s’élever une épaisse fumée au-dessus du camp, derrière les Anglais. Puis on entendit une fusillade terrible. Les cipayes, conduits par Sougriva, avaient mis le feu aux tentes, chargé le colonel Barclay par derrière, tiré sur leurs propres officiers, encloué les canons des batteries, mis le feu aux caissons et jeté tout le camp dans un terrible désordre.

À cette vue, Corcoran jugea le moment favorable. Il se mit à la tête de trois régiments d’Holkar et fit une sortie. À cheval, sans uniforme, habillé de blanc, suivant son habitude, il s’avançait le sabre en main pour charger l’ennemi.

Le colonel Barclay était un vieux soldat qu’on

pouvait surprendre, mais non pas ébranler. Sans s’étonner de la trahison des cipayes, il rassembla autour de lui les deux régiments européens, et commença sa retraite en bon ordre. Il commandait lui-même la cavalerie et couvrait l’arrière-garde. Sa haute et fière contenance inspirait aux Indous le respect et la crainte.

Corcoran eut peur de quelque retour de fortune et ne voulut pas pousser plus loin sa victoire. Il se contenta de le harceler pendant une demi-heure, et revint à Bhagavapour, en faisant observer ses mouvements par la cavalerie.

Holkar mourant l’attendait. Près du vieillard était assise la belle Sita, qui soutenait sur ses genoux la tête défaillante de son père.

« N’y a-t-il plus d’espoir, chère Sita ? demanda à demi-voix le capitaine.

Holkar devina plutôt qu’il n’entendit la question.

« Non, mon cher ami, dit-il. Je vais mourir. Le dernier des Raghouides sera mort en combattant, comme tous ses aïeux, et je n’aurai pas vu l’ennemi triomphant dans le palais d’Holkar. Mais ma fille, ma fille…

— Mon père, dit Sita, ne vous inquiétez pas de moi. Brahma veille sur toutes ses créatures !

— Mon ami, reprit le vieillard, je vous lègue Sita. Vous seul pouvez la défendre et la protéger. Vous seul peut-être le voudrez. Soyez son mari, son protecteur et son père. Elle vous aime, je le sais, et vous… »

Corcoran ne put que serrer en silence la main du vieillard, mais ses yeux disaient assez à Sita qu’elle était aimée.

Holkar fit appeler les principaux officiers de l’armée.

« Voici mon successeur, dit-il, mon fils adoptif et l’époux de Sita. Je lui laisse mes États, et je vous ordonne de lui obéir comme à moi-même. »

Tout le monde obéit sur-le-champ. En quelques jours, Corcoran, par son courage et sa générosité, s’était concilié tous les cœurs.

Vers la fin du jour, Holkar mourut après avoir fait célébrer le mariage de sa fille suivant les rites de Brahma. Corcoran fut aussitôt proclamé prince des Mahrattes, et dès le lendemain se mit à la poursuite des Anglais, en laissant à la fille d’Holkar le soin de rendre les derniers devoirs à son père.


Vers la fin du jour, Holkar mourut. (Page 250.)

Sur la route que suivait l’armée anglaise, on ne voyait que cadavres abandonnés sans sépulture. Les cipayes, embusqués dans les jungles, faisaient un feu de tirailleurs très-incommode et massacraient tous les traînards. Tout à coup, à un détour du chemin, Corcoran aperçut de loin un objet bizarre qui ressemblait à un pendu.

En se rapprochant, il reconnut que le pendu portait un habit rouge et des épaulettes.

Plus près encore, il reconnut que le pendu était M. John Robarts, lieutenant des hussards de la reine Victoria.


Fin tragique de John Robarts, lieutenant des hussards de la reine. (Page 253.)

Il se tourna vers Sougriva, qui était à cheval à côté de lui, et lui dit :

« Mon cher Sougriva, le destin t’enlève ta proie. John Robarts est pendu ! »

Sougriva sourit avec satisfaction.

« Savez-vous, dit-il, qui est-ce qui l’a pendu ?

— Toi, peut-être ?

— Oui, seigneur capitaine.

— Hum ! dit Corcoran. C’était bien assez de le tuer. Tu es un peu trop vindicatif, mon cher ami.

— Ah ! dit l’Indou, si j’avais eu le temps de prolonger son supplice ! mais nous étions pressés, Bérar et moi. Nous l’avions suivi pas à pas jusqu’ici pendant toute la nuit dernière. Nous étions cinq. Bérar a tué son cheval d’un coup de fusil. Robarts est tombé par terre ; nous l’avons ramassé sans peine ; il avait la jambe cassée. Il a tiré un coup de revolver qui n’a tué personne, mais qui a blessé l’un de nos camarades. Nous lui avons lié les mains derrière le dos, et Bérar, lui ôtant son habit, lui a appliqué cinquante coups de fouet, juste le même nombre qu’il avait reçu lui-même par ordre de ce gentleman.

— Diable ! dit Corcoran, vous avez de la mémoire. Et qu’a dit le gentleman, comme tu l’appelles ?

— Rien. Il roulait des yeux féroces. On aurait dit qu’il voulait nous dévorer tous ; mais il n’a pas ouvert la bouche.

— Et, après cela, qu’en avez-vous fait ?

— Quand Bérar l’eut fouetté, c’était mon tour de le pendre. Je lui passai, avec l’aide de mes amis, la corde autour du cou, et je l’ai pendu en coupant la corde trois ou quatre fois, afin qu’il se sentît mourir. Enfin il est mort, et je suis retourné à Bhagavapour.

— Ma foi, dit Corcoran qui était un philosophe, il a été écrit que « celui qui se sert de l’épée périra par l’épée. » Je plains ce pauvre Robarts, mais c’était un mauvais caractère, et il n’a pas tenu à lui que je n’eusse une balle dans la cervelle. Qu’on l’enterre convenablement, et n’en parlons plus. »

XVIII

Comment le dividende de la Compagnie des Indes
se trouva réduit à rien par l’industrie de Corcoran,
ce qui fit gémir plusieurs gros actionnaires.


Cependant le colonel Barclay, quoique vivement pressé par les Mahrattes victorieux, ne voulait pas que sa retraite se changeât en déroute. Il reculait lentement, faisant toujours face à l’ennemi, et trouva enfin un asile dans une forteresse qui appartenait à son ami Rao et qui dominait en partie le cours de la Nerbuddah. Sa petite armée était maintenant réduite à trois régiments européens, car les cipayes avaient pris la fuite ou s’étaient déclarés pour le capitaine Corcoran. La Nerbuddah, faisant un coude comme la Seine entre le pont de la Concorde et Saint-Denis, entourait de deux côtés la forteresse qui était située sur une éminence et défendue par une nombreuse artillerie.

Au moment où le capitaine Corcoran venait de reconnaître les abords de la forteresse et allait faire ouvrir la tranchée, un officier anglais se présenta en parlementaire.

Sougriva, toujours avide de vengeance, demandait qu’on fît feu sur lui et qu’on n’accordât aucun quartier à l’ennemi ; mais Corcoran se fit amener l’Anglais.

Celui-ci se présenta d’un air rogue. C’était le fameux capitaine Bangor qui s’était signalé dans la guerre contre les Sikhs, et qui avait fusillé de sang-froid, après la victoire, tous ses prisonniers. En récompense de ce glorieux exploit, la Compagnie des Indes lui avait donné de l’avancement et une somme de vingt mille roupies (environ quatre-vingt mille francs).


Celui-ci se présenta d’un air rogue. (Page 256.)

Corcoran le reçut avec sa politesse habituelle.

« Monsieur, dit l’Anglais, le colonel Barclay m’envoie vous offrir la paix.

— Fort bien, répliqua Corcoran. La paix est une belle chose, surtout si les conditions sont bonnes.

— Monsieur, elles sont fort au-dessus de ce que vous pouviez espérer, » dit Bangor.

Ce début fit sourire le Breton.

« Le colonel Barclay, continua Bangor, vous offre la vie et la liberté, pour vous et vos compagnons européens (si vous en avez) ; il ne s’oppose

même pas à ce que vous emportiez vos bagages et une somme d’argent qui ne pourra pas dépasser cent mille roupies…

— Ah ! ah ! dit Corcoran, le colonel est bien bon, et je vois qu’il a songé au solide. Voyons la conclusion.

— La conclusion, dit Bangor, c’est qu’on voudra bien oublier la violation du droit des gens que vous avez commise en faisant la guerre à la Compagnie des Indes, vous, citoyen d’une nation neutre et amie, et que vous livrerez en vous retirant, les clefs de Bhagavapour aux troupes anglaises.

— Est-ce tout ? demanda Corcoran.

— J’oubliais l’une des conditions principales, répliqua l’Anglais. Le colonel Barclay exige que vous remettiez entre ses mains la tigresse apprivoisée que vous menez partout avec vous, et qui est destinée (après qu’on l’aura empaillée convenablement) à faire l’ornement du British-Museum. »

À ces mots Corcoran se tourna vers Louison qui écoutait la conversation en silence :

« Louison, dit-il, ma chérie, entends-tu ce Goddam ? Il veut te faire empailler. »

Au mot « empailler » Louison poussa un rugissement qui fit frémir Bangor jusque dans la moelle des os.

« Apparemment, ajouta Corcoran, vous voulez la faire fusiller d’abord ? »

L’Anglais n’eut que la force de faire un signe affirmatif. Le mot « fusiller » fit bondir Louison comme si elle avait reçu trois balles dans le cœur. Elle regarda Bangor avec de tels yeux qu’il désespéra de manger jamais du bifteck, et qu’il craignit de devenir bifteck lui-même.

« Monsieur, dit-il d’un air troublé, souvenez-vous de ma qualité de parlementaire. Le droit des gens…

— Le droit des gens, répliqua Corcoran, n’est pas le droit des tigres, et Louison, si vous l’agacez encore avec votre British-Museum et votre manie d’empailler, mettra dans trois minutes votre squelette au Tigrish-Museum.

— L’Angleterre vengerait ma mort, dit Bangor avec hauteur, et lord Palmerston…

— Bah ! bah ! Louison se soucie de Palmerston comme d’une noix vide. Mais pour revenir à votre affaire, retournez vers le colonel Barclay, dites-lui que je connais sa situation, que toute bravade est inutile, qu’il n’a de vivres que pour huit jours, que ses trois régiments européens sont réduits, je le sais, à dix-sept cents hommes, que mon brick le Fils de la tempête, armé de vingt-six gros canons lui ferme la Nerbuddah, que vous êtes hors d’état de vous faire jour dans nos rangs, que s’il tarde, il sera forcé de se rendre à discrétion et qu’alors je ne réponds de la vie d’aucun de mes prisonniers…

— Monsieur, dit Bangor d’un air confidentiel, je suis autorisé à vous offrir jusqu’à un million de roupies si vous voulez partir avec la fille d’Holkar et abandonner les Mahrattes à leur sort.

— Et vous, dit Corcoran, si vous persistez une minute de plus à me proposer une trahison, je vous fais empaler net. Portez mes compliments au colonel Barclay, et dites-lui que je l’attends dans une heure au bord de la rivière pour traiter avec lui. Passé ce temps, je ne le recevrai plus qu’à discrétion. »

Il fallut se contenter de cette offre et partir.

Barclay, qui n’avait fait des propositions si insolentes que pour cacher sa détresse, s’adoucit lorsqu’il vit que Corcoran était instruit de tout. Il accepta l’entrevue demandée et marcha au-devant du vainqueur, à cent pas de la forteresse.

« Colonel, lui dit le Breton en lui tendant la main, vous avez eu tort de vous brouiller avec moi, vous le voyez ; mais il n’est jamais trop tard pour réparer sa faute.

— Ah ! vous acceptez mes conditions ! répliqua joyeusement Barclay. J’en étais sûr. Au fond, que pouvez-vous espérer de cette canaille qui vous plantera là au premier échec ? Un million de roupies, d’ailleurs, c’est une forte somme et qu’on ne trouve pas sous tous les pavés. Voilà votre fortune faite, et même, si vous voulez, je pourrai vous indiquer un bon placement chez White, Brown and Co, à Calcutta. C’est une maison sûre qui a gagné vingt millions dans les cotons et qui vous donnera quinze pour cent de votre argent. C’est là que je compte mettre ma part de butin après la prise de Bhagavapour.

— Ah ! c’est là, dit Corcoran en riant, que vous comptez… ? Eh bien, mon cher colonel, il faudra compter deux fois. En deux mots, je vous offre tout juste ce que vous m’avez offert, c’est-à-dire la permission de vous retirer avec armes et bagages. De plus, vous reconnaîtrez l’indépendance du royaume d’Holkar et vous vivrez en paix avec le nouveau roi son successeur.

— Holkar est mort ! s’écria Barclay étonné.

— Sans doute. Ne le saviez-vous pas ?

— Et quel est son successeur ?

— Moi-même, colonel. C’est moi qu’on appelle depuis hier Corcoran-Sahib, ou, si vous aimez mieux, le seigneur Corcoran. Mon avancement est rapide, n’est-ce pas ? Et quand j’ai quitté Marseille avec Louison, il y a cinq mois, je ne me doutais guère que j’allais devenir roi des Mahrattes ; mais enfin c’est la volonté divine que je fasse le bonheur de mes semblables et que je porte la couronne, et je vais tout comme un autre prendre la célèbre devise « Dieu et mon droit. »

— Parlons à cœur ouvert, dit Barclay. Vous êtes Français ; vous devez connaître l’Angleterre et sa puissance. Vous ne pensez pas sans doute, comme la plupart de ces moricauds, que Brahma et Vichnou vont descendre de l’Empyrée pour jeter les Anglais à la mer. Vous savez parfaitement que derrière les dix-sept cents soldats européens qui me restent se trouve la toute-puissante Compagnie des Indes, dont le siége est à Londres, et qui peut envoyer à Calcutta, cent, deux cent, trois cent, six cent mille hommes, si cela devient nécessaire. Quel que soit votre courage (et je reconnais que nous ne pourrions jamais rencontrer un plus intrépide adversaire), vous êtes donc sûr de périr. Eh bien, ne périssez pas. Soyez roi, si c’est votre envie. Régnez, gouvernez, administrez, légiférez ; nous ne vous ferons aucun mal. Bien plus, nous vous aiderons ; j’en prends l’engagement au nom de la Compagnie. Vos ennemis seront les nôtres, et nos soldats seront à votre service.

— Grand merci, répondit Corcoran. Je ne crains personne, et vos soldats ne me serviraient à rien.

— Réfléchissez !… On a toujours besoin de quelqu’un, et surtout de la Compagnie des Indes. »

Corcoran garda le silence pendant quelques instants.

« Et à quel prix, dit-il enfin, m’offrez-vous votre alliance ? Car, vous ne faites rien pour rien.

— Je n’y mets que deux conditions, dit l’Anglais. L’une est que vous payerez vingt millions de roupies par an à…

— Mon ami, interrompit Corcoran, vous avez un grand défaut. Vous ne parlez jamais que d’argent. J’ai connu à Saint-Malo un huissier qui vous ressemblait comme une goutte d’eau à une autre. Il était long, maigre, sec, triste, dur, et il ne parlait aux gens que pour vider leur porte-monnaie.

— Monsieur, répliqua Barclay d’un air digne et offensé, l’huissier dont vous parlez n’avait pas derrière lui toute l’Angleterre.

— Parbleu ! si toute l’Angleterre se tient derrière vous, toute la France se tenait derrière lui, et surtout la gendarmerie qui était comme son auréole. Je l’ai entendu quelquefois au tribunal crier : « Silence ! » d’une voix si forte et si imposante, que vous l’auriez pris au premier coup d’œil pour l’empereur Charlemagne…

— Monsieur, dit Barclay impatienté, laissons là s’il vous plaît vos histoires de Saint-Malo, l’empereur Charlemagne et les huissiers. Voulez-vous, oui ou non, payer à la Compagnie un tribut annuel de vingt millions de roupies ?

— Si je les paye, répliqua Corcoran, qui me les remboursera ? Mes économies (non compris mon brick) tiendraient dans le creux de ma main.

— Qui vous parle de vos économies présentes ? Doublez, triplez l’impôt, c’est votre peuple qui payera.

— Et s’il se révolte ? S’il refuse de payer ?

— Eh bien ! nous viendrons à votre secours.

— Cela mérite réflexion, dit Corcoran.

Au fond, ses réflexions étaient déjà faites, ou plutôt il n’avait pas eu besoin d’en faire, mais il voulait voir le fond du sac de l’Anglais.

« Quelle est la seconde condition ? » continua-t-il.

Le colonel parut d’abord hésiter un peu ; puis d’un air dégagé :

« Écoutez, cher monsieur. J’ai confiance en vous, oui, pleine confiance, je vous jure, et s’il ne tenait qu’à moi… Mais enfin, la Compagnie voudra qu’on lui donne des garanties. Par exemple, un officier anglais qui résiderait près de vous, qui serait votre ami, qui…

— Qui surveillerait toutes mes actions, et qui en rendrait compte au gouverneur général, n’est-ce pas ? dit Corcoran avec un sourire. Cet ami guetterait le moment de me tordre le cou ; comme vous l’avez fait pour Holkar. Vous appelez cela un ami ; moi je l’appelle un espion…

— Monsieur ! s’écria Barclay.

— Ne vous fâchez pas. Je suis un vrai marin, moi, et un homme mal élevé : j’appelle les choses par leur nom… En deux mots comme en cent, je ne veux rien de vous. Je garde mes roupies, gardez votre espion… je veux dire votre ami.

— Monsieur, dit Barclay, il est encore temps de traiter. Un premier succès vous éblouit ; mais vous n’espérez pas sans doute résister seul à toute l’Angleterre. Faites votre paix, croyez-moi. »

Il parlait encore lorsque les cavaliers d’Holkar amenèrent un courrier intercepté qui portait une dépêche au camp anglais. Corcoran rompit le cachet et lut tout haut ce qui suit :


Lord Henry Braddock, gouverneur général
de l’Hindoustan, au colonel Barclay.

« Le colonel Barclay est averti que la révolte des cipayes vient de gagner le royaume d’Oude. Lucknow a proclamé le fils du dernier roi, un enfant de dix ans. Sa mère est régente. Sir Henry Lawrence est assiégé dans la forteresse. Presque toute la vallée du Gange est en feu. IL faut faire la paix avec Holkar, n’importe à quel prix, et rejoindre sir Henry Lawrence. Plus tard, on règlera les vieux comptes. »

Signé : Lord Henry Braddock.

Barclay était consterné. Il tendit la main pour prendre la dépêche.

« Prenez, dit Corcoran. Vous connaissez, sans doute mieux que moi la signature de lord Henry Braddock. »

Le colonel regarda longtemps le papier. Il était moins touché de son propre danger que de celui de ses compatriotes. Il voyait l’empire anglais dans l’Inde s’écrouler en quelques jours sous les efforts des cipayes, et il était désespéré de n’y pouvoir pas porter remède. Enfin, après un long silence, il se tourna vers Corcoran et lui dit :

« Je n’ai plus rien à cacher. La paix est faite si vous le voulez. Je ne vous demande que de ne pas troubler notre retraite.

— Accordé.

— Quant aux frais de la guerre…

— Vous les payerez, interrompit brusquement Corcoran. Je sais bien qu’il est dur de dépenser son argent quand on a cru prendre celui du prochain ; mais vous en serez quittes pour réduire le dividende des actionnaires de la très-haute, très-puissante et très-glorieuse Compagnie des Indes ; ou, s’il vous est trop pénible de diminuer le dividende, vous distribuerez une portion du capital. C’est un usage très-connu de plusieurs des plus illustres Compagnies de France et d’Angleterre.

— Vous êtes le plus fort, dit Barclay. Que votre volonté se fasse et non la mienne. Faut-il ajouter au traité que la Compagnie des Indes reconnaît le successeur d’Holkar ?

— Comme il vous plaira ; mais je ne m’en soucie guère. Si je suis le plus fort, je sais bien que les Anglais seront mes amis jusqu’à la mort ; et si la fortune change, ils essayeront de me pendre pour se venger de la frayeur que je leur cause. Laissons donc de côté les mensonges diplomatiques et vivons en bons voisins si nous pouvons.

— Par le ciel ! s’écria l’Anglais, vous avez raison ; vous êtes le plus loyal et le plus sensé gentleman que j’aie jamais connu ; et je suis fier, oui, en vérité, je suis fier et heureux de vous serrer la main. Adieu donc, seigneur Corcoran, puisqu’à présent vous êtes roi légitime, et au revoir.

— Que Dieu vous conduise, colonel, dit le Malouin, et ne revenez jamais, si ce n’est en ami. Louison, ma chérie, donne la patte au colonel. »

Dès le soir même, le traité fut rédigé et signé. Le lendemain, les Anglais se mirent en marche vers l’Oude, suivis jusqu’à la frontière par la cavalerie de Corcoran.

XIX

Conversation philosophique et intéressante sur les
devoirs de la royauté chez les Mahrattes.
Oraison funèbre d’Holkar.


Quinze jours après le départ des Anglais, Corcoran était rentré dans sa capitale. Il jouissait paisiblement avec la belle Sita des fruits de sa prudence et de son courage. Toute l’armée d’Holkar s’était empressée de le reconnaître comme souverain légitime, et les zémindars (gouverneurs de district) obéissaient sans répugnance apparente au gendre et au successeur du dernier des Raghouides.


Triomphe de Corcoran. (Page 269.)

« Or çà, dit-il un matin au brahmine Sougriva dont il avait fait son premier ministre, ce n’est pas tout de régner ; il faut encore que mon règne serve à quelque chose, car enfin les rois n’ont pas été mis sur terre uniquement pour déjeuner, dîner, souper, et prendre du bon temps. Qu’en dis-tu, Sougriva ?

— Seigneur, répondit Sougriva, ce n’était pas d’abord le dessein de Brahma et de Wichnou, lorsqu’ils créèrent les rois.

— Mais d’abord, crois-tu que la royauté vienne en droite ligne de ces deux puissantes divinités ?

— Seigneur, répliqua le brahmine, rien n’est plus probable. Brahma qui a créé tous les êtres, les lions, les chacals, les crapauds, les singes, les crocodiles, les moustiques, les vipères, les boas constrictors, les chameaux à deux bosses, la peste noire et le choléra morbus, n’a pas dû oublier les rois sur sa liste.

— Il me semble, Sougriva, que tu n’es pas trop respectueux pour cette noble et glorieuse partie de l’espèce humaine.

— Seigneur, répliqua le brahmine qui éleva ses mains en forme de coupe, ne m’avez-vous pas fait promettre de dire la vérité ?

— C’est juste.

— Si vous préférez que je mente, rien n’est plus aisé.

— Non, non, il n’est pas nécessaire. Mais tu m’accorderas bien au moins que tous les rois ne sont pas aussi désagréables et aussi nuisibles que la peste et le choléra. Holkar, par exemple… »

Ici Sougriva se mit à rire en silence à la manière des Indous et montra deux rangées de dents blanches.

« Voyons, continua Corcoran, que peux-tu reprocher à celui-là ? N’était-il pas de noble race ? Sita m’assure qu’il est le propre descendant de Rama fils de Daçaratha et le plus intrépide des hommes.

— Assurément.

— N’était-il pas brave ?

— Oui, comme le premier soldat venu.

— N’était-il pas généreux ?

— Oui, avec ceux qui le flattaient ; mais la moitié de son peuple aurait crevé de faim devant la porte du palais sans qu’il fît autre chose pour ses pauvres diables que leur dire : « Dieu vous assiste ! »

— Au moins tu m’avoueras qu’il était juste.

— Oui, quand il n’avait aucun intérêt à prendre le bien d’autrui. Moi qui vous parle, je l’ai vu couper des têtes après dîner pour son plaisir et pour la digestion.

— C’étaient sans doute des têtes de coquins qui l’avaient bien mérité.

— Probablement, à moins que ce ne fussent d’honnêtes gens dont le visage lui déplaisait. Et, tenez, voulez-vous connaître à fond le vieil Holkar ? quel trésor vous a-t-il laissé en mourant ?

— Quatre-vingt millions de roupies[2], outre les diamants et les pierreries.

— Eh bien, de bonne foi, croyez-vous qu’un roi qui se respecte doive être si riche ?

— Peut-être était-il économe, dit Corcoran.

— Économe, vous le connaissez bien ! reprit amèrement Sougriva. Il a pendant quarante ans dépensé des milliards de roupies pour satisfaire les plus sottes fantaisies qui puissent venir à l’esprit d’un sectateur de Brahma ; il bâtissait des palais par douzaines, — palais d’été, palais d’hiver, palais de toute saison ; il détournait des rivières pour avoir des jets d’eau dans son parc ; il achetait les plus beaux diamants de l’Inde pour en orner la poignée de son sabre, et il avait des sabres par centaines ; il faisait venir des esclaves des cinq parties du monde ; il nourrissait des milliers de bouffons et de parasites, et il faisait empaler quiconque avait essayé de lui dire la vérité.

— Mais enfin où prenait-il l’argent ?

— Où il est, c’est-à-dire dans les poches des pauvres gens, et de temps en temps il faisait couper la tête à un zémindar pour s’emparer de sa succession. C’est même la seule chose populaire qu’il ait jamais faite, car le peuple qui hait les zémindars plus que la mort, était vengé de sa servitude par leur supplice.

— Comment ! dit Corcoran, cet Holkar que je prenais à cause de sa barbe blanche et de son air vénérable et doux pour un vertueux patriarche digne contemporain de Rama et de Daçaratha, c’était le scélérat que tu dis ? à qui se fier, grand Dieu !

— À personne, répondit sentencieusement le brahmine, car il n’est pas un homme sur cent qui ne soit prêt à commettre des crimes dès qu’il aura le pouvoir absolu. On n’y arrive pas dès le premier jour, ni même dès le second ou le troisième, mais on glisse sur la pente, insensiblement. Connaissez-vous l’histoire du fameux Aurengzeb ?

— Probablement, mais dis toujours.

— Eh bien, c’était le quatrième fils du Grand Mogol qui régnait à Delhi. Comme il était d’une piété, d’une vertu et d’une sagesse à toute épreuve, son père l’associa de son vivant à l’empire et le nomma d’avance son successeur. Dès qu’Aurengzeb en fut là, sa piété fondit comme le plomb dans le feu, sa vertu se rouilla comme le fer dans l’eau, et sa sagesse s’enfuit comme une gazelle poursuivie par les chasseurs. Son premier acte fut d’enfermer son père dans une prison ; le second, de couper la tête à ses frères ; le troisième, d’empaler leurs amis et leurs partisans ; puis comme son père quoique prisonnier le gênait encore, il l’empoisonna ; et ne croyez pas que Brahma ou Wichnou l’aient jamais foudroyé ou qu’ils aient même contrarié ses desseins ! Brahma et Wichnou qui l’attendaient sans doute ailleurs, l’ont comblé de richesses, de victoires et de prospérités de toute espèce ; il est mort à l’âge de quatre-vingt huit ans, honoré comme un Dieu, et sans avoir eu même une seule fois la colique.

— Parbleu ! dit Corcoran, il faut avouer que si tous les princes de ton pays ressemblent au pauvre Holkar et à l’illustre Aurengzeb, vous avez bien tort de les regretter et de combattre les Anglais qui vous en débarrassent.

— Je ne suis pas de votre avis, répliqua Sougriva, car les Anglais mentent, trompent, trahissent, oppriment, pillent et tuent aussi bien que nos propres princes, et il n’y a aucune chance de leur échapper. Supposez que le colonel Barclay succède à Holkar, il sera dix fois plus insupportable, car d’abord, il prendra notre argent comme faisait le défunt, et de plus, nous n’avons aucun profit à l’assassiner. S’il était tué, on nous enverrait de Calcutta un second Barclay aussi féroce et aussi affamé que le premier. Holkar au contraire avait toujours peur d’être égorgé, et cette peur lui donnait quelquefois du bon sens et de la modération. Enfin il savait qu’un brahmine de haute caste comme moi est d’une naissance égale à celle des rois et il se gardait bien de nous insulter, tandis que l’Anglais brutal (je l’ai vu à Bénarès) nous donne des coups de fouet pour se faire place dans la foule, et entre tout botté sans crainte de la souiller, dans la sainte pagode de Jaggernaut, où le héros Rama lui-même ne serait pas entré sans avoir subi les sept pénitences et les soixante-dix purifications. »

Pendant ce discours Corcoran réfléchissait profondément.

« J’aurais mieux fait, pensa-t-il, d’épouser Sita et de chercher sans retard le fameux Gouroukamta que d’accepter ainsi sans réflexion l’héritage d’Holkar ; mais enfin, le vin est tiré, il faut le boire. Il faudrait que je fusse bien malheureux pour n’être pas plus honnête homme que mon prédécesseur ou que le glorieux Aurengzeb. D’ailleurs, j’ai cru deviner, quand Barclay m’a quitté, que ce rancuneux Anglais, qui m’en veut de l’avoir mis à la porte de Bhagavapour, voudra tôt ou tard prendre sa revanche et reviendra avec une armée. Il faut être beau joueur et l’attendre de pied ferme. Qui vivra, verra. »

Puis se retournant vers Sougriva :

« Mon ami, dit-il, Louison et moi, nous ne sommes pas de ces gens qu’un rien effraye, et si outre le royaume d’Holkar, on nous offrait la Chine, l’Indo-Chine, la presqu’île de Malacca et tout l’Afghanistan à gouverner, nous n’en serions pas plus embarrassés. Je te montrerai dès demain que le métier de roi n’est pas difficile.

— Seigneur, s’écria Sougriva en réunissant ses mains en coupe au-dessus de sa tête, seigneur Corcoran, héros à la grande science, au visage clair et brillant, aux yeux plus beaux que la fleur du lotus bleu, que Brahma vous donne le bonheur d’Aurengzeb et la sagesse des Daçarathides ! »


XX

Suite du précédent.


Deux jours plus tard on afficha dans les rues de Bhagavapour et dans toutes les villes du royaume la proclamation suivante :


« Le roi Corcoran à la noble, puissante et invincible nation Mahratte.

« Il a plu à l’être éternel, immortel, incorruptible et juste de faire rentrer dans son sein le glorieux Holkar après qu’il eut chassé devant lui ces barbares roux qui étaient venus d’Angleterre pour tuer les fidèles sectateurs de Brahma, emporter leurs trésors et emmener leurs femmes et leurs enfants en esclavage.

« Il a plu également au glorieux Holkar de m’adopter pour son fils et de me donner pour femme sa propre fille, ma bien-aimée Sita, la dernière descendante du noble Rama, le héros invincible, vainqueur de Ravana et des démons noctivagues.

« Mon dessein est de me rendre digne de cet honneur en gouvernant le royaume suivant la loi sacrée des Védas et les conseils des sages brahmines, de ne laisser aucun crime impuni, de protéger le faible, de mettre ma main sur la tête de la veuve et sur l’orphelin. »


Proclamation de Corcoran. (Page 279.)

Après ce préambule, Corcoran appelait d’abord tous les zémindars à Bhagavapour ; de plus, il invitait tous les Mahrattes à élire trois cents députés (un par cinquante mille habitants) qui seraient chargés de faire des lois, d’examiner les dépenses publiques, de signaler tous les abus et d’indiquer le remède. Corcoran-Sahib (le seigneur Corcoran) ne se chargeait que de l’exécution des lois. Tout homme âgé de vingt ans était électeur et éligible.

Ce dernier article déplut à Sougriva.

« Quoi ! dit-il. Est-ce qu’un paria impur pourra siéger à côté d’un brahmine !

— Pourquoi non ?

— Mais s’il me touche, il faudra me purifier dans les eaux sacrées de la Nerbuddah.

— Eh bien, tu prendras un bain. On n’en saurait jamais trop prendre.

— Mais…

— Aimerais-tu mieux être touché par un Anglais ? »

Sougriva fit un geste de répugnance et d’horreur.

« Tu n’as que le choix entre ces deux souillures, dit Corcoran.

— Seigneur, reprit Sougriva, croyez-moi, n’insistez pas. Vous vous en trouverez mal. On vous quittera aussi vite qu’on vous a pris et le colonel Barclay reviendra et prendra votre place.

— Mon ami, dit le Breton, je ne suis pas un roi légitime, moi. Mon père n’était fils ni de Raghou ni du grand Mogol. Il était pêcheur de Saint-Malo. À la vérité, il était plus fort, plus brave et meilleur que tous les rois que j’ai connus ou dont l’histoire a parlé, et il était citoyen français, ce qui est à mes yeux supérieur à tout ; mais enfin ce n’était qu’un homme. Aussi avait-il les sentiments d’un homme, c’est-à-dire qu’il aimait ses semblables, et qu’il n’a jamais commis une action méchante ou basse. C’est le seul héritage que j’aie reçu de lui, et je veux le garder jusqu’à la mort. Le hasard m’a permis de donner à Holkar et à vous tous un fort coup de main pour battre les Anglais — ce qui était peut-être ma vocation naturelle ; le même hasard m’a donné pour femme ma chère Sita, la plus belle et la meilleure des filles des hommes, ce qui fait de moi depuis quinze jours un puissant monarque. Mais malgré l’exemple du fameux Aurengzeb que tu me citais hier, ma royauté de fraîche date ne m’a pas tourné la cervelle. J’ai tout autant de plaisir à courir le monde sur mon brick, ne connaissant d’autre maître que moi-même, qu’à gouverner tout l’empire des Mahrattes. Si je consens à tenir le sceptre, c’est à condition de rendre justice aux parias comme aux brahmines et aux paysans comme aux zémindars. Si l’on veut m’en empêcher je déposerai ma couronne dans un coin et je partirai emmenant Sita que j’aime plus que le soleil, la lune et les étoiles. Après cela, vous vous arrangerez avec Barclay comme vous pourrez. Qu’il vous ruine et vous empale, c’est votre affaire. J’aime les hommes jusqu’à me dévouer pour eux, mais non pas malgré eux.

— Plus je vous entends, dit Sougriva, plus je crois que vous êtes la onzième incarnation de Wichnou, tant vos discours sont pleins de sens et de raison.

— Si je suis le dieu Wichnou, répliqua le Breton en riant, tu me dois obéissance. Fais donc afficher ma proclamation, et prépare une vaste salle pour les représentants du peuple mahratte, car je veux dans trois semaines, jour pour jour, ouvrir mes états généraux. »

Louison, qui écoutait cet entretien, sourit. Elle comptait bien avoir sa place à la droite du trône où devaient s’asseoir Corcoran-Sahib et la belle Sita. Peut-être aussi flairait-elle les nouveaux et terribles dangers que son ami allait courir.

XXI

De l’amie que Corcoran donna au sage brahmine
Lakmana, et des devoirs de l’amitié.


Car tout n’était pas fini. La plupart des zémindars n’avaient subi qu’avec peine leur nouveau maître. Plusieurs d’entre eux avaient aspiré à la main de Sita et à l’héritage d’Holkar. Tous auraient désiré demeurer indépendants, chacun dans sa province et perpétuer leur tyrannie comme au bon temps de l’ancien roi. Cependant aucun n’osa prendre les armes contre Corcoran. On le craignait et on le respectait. Beaucoup de gens du peuple le prenaient, comme l’avait dit Sougriva, pour la onzième incarnation de Wichnou ; et Louison dont les fortes griffes avaient accompli des exploits si merveilleux passait pour la terrible Kali, déesse de la guerre et du carnage, dont nul ne peut soutenir les regards. On se prosternait sur son passage les mains réunies en coupe dans les rues de Bhagavapour et on lui rendait des honneurs presque divins.

Un seul homme crut le moment favorable pour s’emparer du trône et faire périr Corcoran par trahison.

C’était un des principaux zémindars mahrattes, brahmine de haute naissance, nommé Lakmana, qui croyait descendre du frère cadet de Rama et avoir des droits à l’empire d’Holkar. Du vivant même de ce dernier il avait plusieurs fois essayé de se rendre indépendant et de nouer des intrigues avec le colonel Barclay ; mais après la défaite des Anglais il fut le premier à s’empresser auprès de Corcoran-Sahib, à se prosterner devant lui et à protester de son dévouement.

Au fond, il n’attendait qu’une occasion favorable pour démasquer sa trahison et soulever le peuple. Il réunissait dans sa maison tous les mécontents ; il se plaignait qu’on eût violé la loi sacrée de Brahma en donnant la couronne d’Holkar à un aventurier d’Europe ; il prêchait le retour aux anciennes mœurs ; il accusait Corcoran de porter des bottes faites de cuir de vache (ce qui était vrai d’ailleurs et passait pour un sacrilège horrible aux yeux des Mahrattes) ; enfin il armait ses forteresses, garnissait leurs remparts d’artillerie, et faisait de tous côtés des provisions de poudre et de boulets.

Sougriva s’en aperçut et voulait qu’on lui coupât la tête avant qu’il eût le temps de devenir dangereux ; mais Corcoran s’y refusa.

« Seigneur, dit le fidèle brahmine, ce n’est pas ainsi qu’en agissait votre glorieux prédécesseur Holkar. Au moindre soupçon, il aurait fait donner cent coups de bâton sur la plante des pieds de ce traître.

— Mon ami, dit le Breton, Holkar avait sa méthode, qui ne l’a pas empêché, comme tu vois, d’être trahi et de périr. Moi, j’ai la mienne, c’est à Brahma de prévenir les crimes ; il est sûr de son fait ; il ne risque pas de condamner un innocent ; mais les hommes ne doivent punir le crime qu’après qu’il est commis. Sans cette précaution, on s’exposerait à des méprises abominables et à des remords affreux.

— Au moins faudrait-il surveiller ce Lakmana.

— Qui ? Moi ! J’irais créer une police, prendre à mon service les plus infâmes coquins de tout le pays, m’inquiéter de mille détails, toujours craindre la trahison ! Je ferais épier et suivre cet homme qui peut-être ne pense à rien ! J’empoisonnerais ma vie de défiance et de soupçons !

— Mais, seigneur, dit Sita qui était présente, songez qu’à tout moment Lakmana peut vous assassiner. Tenez-vous sur vos gardes, et si ce n’est pour vous, cher seigneur, dont les yeux ont la couleur et la beauté du lotus bleu, que ce soit du moins pour moi, qui vous préfère à toute la nature, au ciel même et aux palais resplendissants du sublime Indra, père des dieux et des hommes. »

En parlant ainsi, les yeux mouillés de larmes, elle se jeta dans les bras de Corcoran. Il la serra tendrement sur son cœur, la regarda un instant et dit :

« Tu le veux, ma Sita, douce et charmante créature à qui je ne peux rien refuser, tu le veux ! Vous le voulez tous deux ! Eh bien, j’y consens, et je vais mettre ce terrible Lakmana sous une surveillance telle qu’il maudira à jamais le jour où il forma le dessein de m’ôter ma couronne… Louison ! Ici, Louison !… »

La tigresse s’approcha d’un air caressant et vint frotter doucement sa belle tête sur les genoux de Corcoran. Ses yeux épiaient avec attention les yeux de son ami et cherchaient à deviner sa pensée.

« Louison, ma chérie, dit-il, fais bien attention à ce que je vais te dire. J’ai besoin de toute ton intelligence. »

La tigresse agita sa queue puissante et redoubla d’attention.

« Il y a dans Bhagavapour, continua le Breton, un homme que je soupçonne de mauvais desseins. S’il est ce que je crois, c’est-à-dire s’il médite quelque trahison, je te charge de m’avertir. »

Louison tourna successivement son mufle rose garni de fortes moustaches vers les quatre points cardinaux, cherchant sans doute où était le traître et offrant d’en faire justice.

« Pour que tu ne te trompes pas, je vais le faire appeler… Sougriva, va le chercher toi-même et amène-le ici de gré ou de force. »

Sougriva se hâta de porter ce message, et reparut bientôt après, suivi du séditieux brahmine. Celui-ci était un homme de taille moyenne ; ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites étaient pleins de flamme et de haine contenue ; ses pommettes saillantes et ses oreilles écartées à la manière des Tartares et de tous les grands carnassiers annonçaient l’instinct de la ruse et de la destruction.

Il ne parut pas surpris de l’appel de Corcoran, et, dès les premiers mots, il jura qu’il avait toujours regardé celui-ci comme son vrai maître et seigneur. Il répondit au témoignage accusateur de Sougriva par des serments de fidélité qui ne persuadèrent pas le Breton. Sa défiance redoubla lorsque Sougriva qui avait fait secrètement main-basse sur les papiers du brahmine montra tout d’un coup, par un coup da théâtre inattendu, les preuves d’une conspiration qui se tramait dans l’ombre et dont Lakmana était le chef véritable. Il s’agissait d’assassiner Corcoran à la prochaine fête de la déesse Kaly.

Le brahmine demeura stupéfait. Toutes ses menées étaient découvertes. Il était sans défense aux mains de son ennemi, et il n’attendit plus que la mort ; mais c’était bien mal connaître la générosité du Breton.

« Je pourrais te faire pendre, dit Corcoran, mais je te méprise et je te laisse la vie. D’ailleurs, quelque coupable que tu sois, tu n’as pas eu le temps ou le pouvoir d’exécuter le crime ; c’est assez pour que je t’épargne. Je ne te ferai même aucun mal. Je ne te prendrai ni ton palais, ni tes roupies, ni tes canons, ni tes esclaves. Je ne t’enfermerai pas, je ne te mettrai pas hors d’état de nuire ; tu pourras courir, conspirer, crier, maudire, calomnier, insulter ; c’est ton droit ; mais si tu prends les armes contre moi, si tu cherches à m’assassiner, tu es un homme mort. Je te donne dès aujourd’hui un ami qui ne te quittera jamais et qui m’avertira de tous tes projets. Il est discret, car il est muet. Il est incorruptible, car il a des mœurs frugales, et, excepté le sucre, il n’aime rien de ce qui séduit les autres hommes. Quant à l’effrayer, c’est impossible. Son courage et son dévouement sont au-dessus de tout… En deux mots, c’est Louison. »

À ces mots, Lakmana devint pâle de terreur et trembla de tous ses membres.

« Seigneur Corcoran, dit-il, ayez pitié de moi. Je… — Ne crains rien, dit le Breton, si tu m’es fidèle, Louison sera ton amie. Si tu conspires, elle, qui sait tout, l’apprendra bientôt et me le dira, ou mieux encore, d’un coup de griffe, elle mettra fin à la conspiration et au conspirateur… Louison, ma belle, donne à Sougriva une preuve de ta sagacité. Quelle est la perle de ce monde sublunaire ? »

Louison se coucha aux pieds de Sita en la contemplant avec tendresse.

« Très-bien, reprit Corcoran. Et maintenant, regarde ce brahmine. Est-ce un homme à qui l’on peut se fier, oui ou non ? »

La tigresse s’approcha lentement du brahmine, le flaira d’un air de mépris et regarda Corcoran avec des yeux dont l’expression n’était pas douteuse.

« Tu vois, Sougriva, dit le Breton, elle me fait signe qu’elle a senti une odeur de coquin, et qu’elle a des nausées… Louison, ma chérie, voilà votre homme ; vous le suivrez, vous l’escorterez, vous l’observerez, et, s’il trahit, vous l’étranglerez. »

À ces mots, il congédia le brahmine qui sortit tout effrayé du palais. Derrière lui, marchait Louison avec une gravité admirable. On voyait qu’elle était chargée de veiller au salut de l’État.

XXII

De quel traître Louison fut victime.
Épouvantable catastrophe.


La générosité méprisante de Corcoran ne toucha pas le cœur endurci de Lakmana. Il continua de conspirer dans l’ombre, mais il renonça au projet qu’il avait formé d’abord de tenter une révolte à main armée dans les rues de Bhagavapour. La société de Louison, dont il parvenait rarement à se débarrasser, l’empêchait de se concerter aisément avec les autres conspirateurs. Il n’était pas éloigné de croire que la tigresse avait, par une permission spéciale de Brahma, le pouvoir de lire dans son cœur et de deviner toutes ses pensées.

Cependant, il avait publiquement fait transporter dans sa maison cinq ou six tonneaux de poudre qu’il disait remplis de vin. Louison, quoique très-curieuse, ne pouvait pas pénétrer ce mystère, et Sougriva lui-même croyait que le brahmine se contentait de remplir sa cave. Plusieurs fois même il en fit la plaisanterie à Lakmana, qui, sans s’émouvoir, lui promit de lui faire goûter avant peu de jours ce vin exquis. C’était, disait-il, du Château-Margaux de la première qualité.

Pendant qu’il feignait de rire et de ne songer qu’aux festins, il préparait secrètement une terrible catastrophe. Il avait fait déblayer un vieux souterrain de cent pas de long qui, de sa maison, communiquait par des détours connus de lui seul avec une cave abandonnée du palais d’Holkar. C’est dans cette cave, placée au-dessous de la grande salle où devait se tenir la première réunion du parlement mahratte, que Lakmana avait fait placer par deux serviteurs fidèles ses six tonneaux de poudre. Lui-même, pendant une absence momentanée de Louison, qui allait souvent voir Corcoran au palais, disposa la mèche fatale destinée à mettre le feu aux poudres et à faire sauter avec Corcoran et Sita les plus puissants seigneurs du pays mahratte et tous ceux qui pouvaient lui disputer le trône.

Louison, toute spirituelle et pénétrante qu’elle était, ne découvrit rien de tout ce manège. Pendant les trois quarts de la journée, elle faisait son devoir en conscience suivant pas à pas le brahmine et le regardant d’un œil soupçonneux. Lui, au contraire, toujours doux et caressant, cherchait à gagner ses bonnes grâces. Il avait pensé d’abord à l’empoisonner ; mais Louison se défiait de ses offres, et Corcoran lui avait d’ailleurs interdit de dîner en ville, ce qui gênait un peu la tigresse. Son seul défaut était la gourmandise. On n’est pas parfaite.

Lakmana, voyant qu’elle était sur ses gardes, essaya de la conduire hors de Bhagavapour dans l’espérance que la vue des grandes forêts tenterait Louison, et qu’elle reprendrait à jamais sa liberté. Louison le suivit avec plaisir et autant qu’il voulut dans les jungles et dans les montagnes, mais elle revint toujours au gîte avec lui.

Cependant il fallait à tout prix s’en débarrasser. Un matin il la conduisit dans la forteresse d’Ayodhyâ, à dix lieues de Bhagavapour, qui était son apanage et dont la garnison n’obéissait qu’à lui. Au sommet de la tour principale, qui domine la vallée de la Nerbuddah et d’où l’on aperçoit la plus grande partie de la chaîne bleue des Ghâtes, se trouve une chambre dont le plancher tout entier, sauf un étroit espace, n’est qu’une vaste trappe. C’est par là que le brahmine précipitait ses ennemis dans des oubliettes d’une profondeur de soixante pieds.

Lakmana, toujours suivi de son inséparable Louison, ouvrit la porte de cette chambre. La tigresse, curieuse comme toutes les femmes et la plupart des chattes, ennuyée d’ailleurs de l’obscurité profonde de l’escalier qu’elle venait de grimper à la suite du brahmine, n’eut pas plutôt aperçu la fenêtre ouverte d’où l’on apercevait ce paysage délicieux, sans égal dans l’univers, qu’elle oublia sa prudence ordinaire et se précipita dans la chambre. Mais, hélas ! c’est là que l’attendait le traître Lakmana.

La trappe dont il venait de pousser le ressort, céda tout à coup sous le poids de notre pauvre amie qui tomba, sans pouvoir s’accrocher à rien, dans un précipice effroyable. À peine eut-elle le temps de pousser un cri et un rugissement et d’invoquer la justice divine contre le perfide brahmine. Sa chute produisit un bruit mat, pareil à celui d’une grappe de raisin qu’on écraserait contre un mur. Il se pencha sur l’ouverture, écouta un instant, n’entendit plus rien et poussa, quoique seul, un bruyant éclat de rire, qui dut faire frissonner au fond des enfers Lucifer lui-même, son cousin-germain.


Il se pencha sur l’ouverture. (Page 298.)

Puis il referma la porte, redescendit l’escalier, monta en litière, escorté de quelques esclaves, feignit de se diriger vers Bombay, afin qu’on crût qu’il avait cherché un asile chez les Anglais, quitta

secrètement sa litière dès que la nuit fut venue et rentra dans Bhagavapour et dans sa maison sans être vu de personne.

Tout était prêt. Il avait fait périr le seul témoin de ses actions dont il dut craindre le témoignage ou les griffes, et le jour du crime approchait. Corcoran, occupé d’autres soins et le croyant parti pour Bombay, se félicitait d’une fuite qui le dispensait de punir un conspirateur. Mais un sentiment amer se mêlait à cette satisfaction. Il s’étonnait de ne pas revoir Louison, autrefois si exacte à lui faire sa cour, surtout à l’heure du dîner. Il craignait qu’elle n’eût pas pu résister à l’attrait de la vie sauvage et de la liberté. Il l’accusait d’ingratitude. Hélas ! Pauvre Louison ! Il ne connaissait pas l’infâme trahison dont elle avait été victime. Bien moins encore savait-il où trouver son lâche assassin.

Enfin arriva le jour fixé pour la réunion des représentants du peuple Mahratte. Une foule innombrable remplissait les rues et les places de Bhagavapour. Six cent mille Indous, venus de trente lieues à la ronde bénissaient le nom de Corcoran Sahib et de la belle Sita, la dernière descendante des Raghouides.

Tous deux, montés sur l’éléphant Scindiah, vêtus d’habits d’or et d’argent, ornés de diamants et de pierreries d’une valeur inestimable, s’avançaient majestueusement dans la foule prosternée qui admirait la jeunesse, la force et le génie de Corcoran et l’incomparable et douce beauté de Sita. Quand ils eurent, suivis de tous les députés du peuple, rendu hommage dans la grande pagode de Bhagavapour au resplendissant Indra, l’Être des êtres, père des dieux et des hommes, ils revinrent en grande pompe vers le palais où Corcoran s’assit sur son trône, ayant à ses côtés la fille d’Holkar et en face de lui l’assemblée.

Lakmana, caché derrière les persiennes de sa maison vit passer le cortége et frémit de rage. La mèche qui devait mettre le feu aux poudres et faire sauter le roi et le parlement tout entier était déjà prête. Il ne restait plus qu’à l’allumer, et elle devait brûler pendant sept cents secondes, car Lakmana ne voulait pas s’ensevelir dans son crime. À côté de lui était son complice, un malheureux esclave qui n’avait pas osé refuser son concours à ce crime horrible, de peur d’être poignardé lui-même par le traître Lakmana.

Le brahmine attendit encore un quart d’heure afin que l’assemblée tout entière eût le temps de prendre place dans le palais. Puis, lentement, sans remords, il alluma la mèche.


Il alluma la mèche. (Page 302.)

XXIII

Conclusion de cette admirable histoire.


Pendant que l’assassin mettait la dernière main à ses préparatifs, Corcoran se leva d’un air majestueux et dit :

« Représentants de la glorieuse nation Mahratte.

« Si je vous ai convoqués aujourd’hui, contre l’usage des rois mes prédécesseurs, c’est pour remettre en vos mains le pouvoir dont Holkar mourant m’a investi par droit d’adoption.

« Je n’ai pas désiré le trône. Je ne veux m’y asseoir que de votre consentement. Je ne veux pas régner par le droit de la force, mais par votre libre élection. »

(Tout le peuple cria : « Vive à jamais Corcoran-Sahib ! Qu’il règne sur nous et sur nos enfants ! » ) Il reprit :

« Tous les hommes naissent égaux et libres ; mais comme leur force à tous n’est pas égale, il faut intervenir quelquefois entre eux pour protéger les faibles et faire respecter la loi. C’est le devoir que vous me chargez de remplir. Vous, faites les lois suivant la justice, et respectez la liberté.

« Mes prédécesseurs levaient par force deux cent mille soldats. Je ne les imiterai pas. Je ne veux garder sous les drapeaux que dix mille hommes, — tous soldats volontaires. Cela suffit pour maintenir l’ordre. Mais je veux donner des armes à toute la nation afin qu’elle puisse défendre sa liberté contre les Anglais s’ils reviennent, ou contre moi si j’abuse de mon autorité.

« L’impôt était de cent millions de roupies. Vous verrez vous-mêmes l’an prochain à quelle somme il faut le réduire. Pour moi, avec le trésor particulier d’Holkar, je veux payer moi-même cette année tous les services publics. Ce sera mon présent de joyeux avènement au peuple Mahratte. J’ai tout calculé. Trente millions de roupies suffisent et au delà à tous les besoins de l’État. »

À ces mots tout le monde se récria d’admiration. Les députés pleuraient de tendresse. En aucun temps, chez aucun peuple on n’avait vu le roi payer ainsi pour la nation.

Sougriva osa blâmer Corcoran de sa générosité.

« Je sais bien ce que je fais, dit le Breton. Crois-tu que je me soucie beaucoup des millions d’Holkar, si durement extorqués à son peuple ? Sita, qui est meilleure que moi, ne regrette pas l’usage que j’en fais. D’ailleurs, je suppose, pour beaucoup de raisons, que je n’ai pas longtemps à régner, et je suis bien aise de rendre le métier si difficile que personne n’ose ou ne puisse prendre ma place après moi. »

Cependant le bruit des applaudissements s’était apaisé, et Corcoran allait continuer son discours, lorsqu’un grand tumulte se fit entendre à la grande porte d’entrée : on vit tout le monde s’écarter et donner des marques d’une frayeur épouvantable.

Déjà Sougriva s’avançait pour connaître la cause de ce désordre, lorsqu’au milieu du passage laissé vide, Louison s’avança lentement, couverte de sang et portant dans sa gueule le corps inanimé de Lakmana.

À cette vue, tout le monde poussa un cri d’horreur, et Corcoran lui-même parut étonné.

Louison déposa sur les marches du trône le brahmine qui ne donnait plus aucun signe de vie, et faisant signe à son maître de le suivre, reprit le chemin par lequel elle était venue. Déjà l’on murmurait dans la foule et l’on parlait de lui tirer des coups de fusil pour venger la mort du brahmine, mais le Breton devina l’intention de la tigresse, et cria qu’elle était innocente et qu’elle allait en donner la preuve.

En effet, elle le conduisit tout droit à la maison de Lakmana, descendit dans le souterrain et montra les tonneaux de poudre, la traînée, la mèche éteinte et un homme dangereusement blessé qui avait le ventre ouvert d’un coup de griffe. C’était le complice du brahmine, et il raconta lui-même ce qui s’était passé.

Louison n’était pas morte en tombant dans les oubliettes de la tour d’Ayodhya. Elle était tombée comme tombent les chats et les tigres, sur ses pattes, et elle était demeurée étourdie de la chute et presque évanouie au fond de cet affreux précipice, pavé de rochers et d’ossements humains. Dès que Lakmana fut parti, elle reprit ses sens et s’orienta de son mieux. Par malheur, il n’y avait ni porte ni fenêtre, si ce n’est à une hauteur de soixante pieds. Encore en était-elle séparée par la funeste trappe qui avait causé son malheur.

Mais Louison n’était pas de ceux qui se désespèrent et qui n’attendent leur salut que du ciel et du hasard. Pendant trois jours et trois nuits sans se lasser, elle creusa la terre et le rocher avec ses ongles et ses griffes, n’ayant pour toute nourriture qu’une demi-douzaine de rats, ce qui lui fit faire la grimace, car elle était délicate et même un peu petite-maîtresse ; elle n’aimait que les fleurs, les

parfums, et les animaux des forêts. Cependant elle vécut, c’était l’essentiel, et fit enfin son trou sous terre comme une taupe. Après trois jours de travail acharné, elle revit la lumière du soleil si chère à tous les vivants, et se trouva libre à vingt pas environ des remparts d’Ayodhya.

On juge aisément de quelle ardeur de vengeance elle était animée. Elle courut tout d’un trait à Bhagavapour, et sans s’occuper des détails de la fête, elle enfonça d’un choc enragé la porte de la maison de Lakmana, chercha partout le brahmine, et le découvrit dans le souterrain, juste au moment où il allait en sortir après avoir allumé la terrible mèche.

Le voir, bondir sur lui, le renverser d’un coup de griffe, l’achever d’un coup de dent, et blesser son complice fut l’affaire de quelques secondes. Dans la lutte, la mèche s’éteignit (nouveau bonheur !) et Louison très-fière de son exploit, quoiqu’elle n’en connût pas tout le prix, se montra, comme on l’a vue plus haut dans l’assemblée, et avertit le peuple de Bhagavapour du danger qu’il avait couru.


Fêtes du couronnement. (Page 311.)
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Est-il besoin maintenant de continuer ce récit, de mentionner la joie publique, le couronnement de Corcoran et de Sita, et toutes les splendeurs dont ce couronnement fut suivi ? On devine assez que Louison ne fut pas oubliée dans les actions de grâces que le peuple tout entier rendit à Brahma et à Wichnou, et l’on supposa, plus que jamais, que la déesse Kaly avait pris la forme d’une tigresse pour se montrer aux hommes.


FIN DU PREMIER VOLUME.

AVENTURES
MERVEILLEUSES MAIS AUTHENTIQUES
DU CAPITAINE
CORCORAN
PAR
A. ASSOLLANT

NEUVIÈME ÉDITION
ILLUSTRÉE DE 25 VIGNETTES DESSINÉES SUR BOIS
PAR A. DE NEUVILLE

DEUXIÈME PARTIE


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1898
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AVENTURES MERVEILLEUSES
MAIS AUTHENTIQUES
DU CAPITAINE CORCORAN
DEUXIÈME PARTIE

I

Comment fut découvert le fameux Gouroukaramta.


Six mois après les combats dont on a vu le récit dans la première partie de cette véridique histoire, le capitaine Corcoran, devenu maharajah du pays des Mahrattes, jouissait en paix du fruit de sa sagesse et de ses victoires. Au reste, rien ne fera mieux juger de son bonheur que la lettre suivante, qu’il écrivit vers ce temps-là à M. le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences (de Lyon), pour lui rendre compte des courses qu’il avait faites dans les montagnes des Ghâtes et dans les vallées de la Nerbuddah et du Godavéry, à la recherche du fameux Gouroukaramta.


LE MAHARAJAH CORCORAN ler,
À M. le Président de l’Académie des sciences (de Lyon.)
Bhagavapour, le 11 octobre 1858.
L’an deuxième de notre règne et le quatre cent trente-trois mil sept cent dix-neuvième de la huitième incarnation de Vichnou
« Monsieur,

« Je prie l’illustre Académie d’excuser le retard que j’ai mis à lui communiquer le résultat des recherches qu’elle a bien voulu me confier. Le Gouroukaramta est enfin retrouvé, et j’ai le plaisir de vous envoyer aujourd’hui une copie exacte de ce fameux manuscrit dont l’existence, au dire des plus savants brahmines, remonte à vingt-cinq mille ans avant l’ère chrétienne. Pour moi, sans vouloir imposer au public mon propre sentiment, j’ai de fortes raisons de croire qu’il est antérieur de huit cents ans au déluge et qu’il fut déposé par Noé, dans son tiroir, au moment où le saint patriarche emballait à la hâte, dans l’Arche, ses habits, sa femme, ses fils, ses filles et un couple de tous les animaux qui vivaient en ce temps-là sur la terre.

« Diverses circonstances ont retardé de quelques mois la découverte et l’envoi du Gouroukaramta ; — une entre autres, qui peut-être ne vous paraîtra pas indigne d’intérêt, car elle me permet de servir désormais plus puissamment les intérêts de la science.

« Il a plu à l’Éternel de faire de moi un pasteur des peuples. À coup sûr, rien n’était plus loin de moi que la pensée de gouverner qui que ce soit, excepté mon équipage et mon brick ; mais Dieu ne m’a laissé de choix qu’entre ces deux extrémités : régner sur les Mahrattes ou me faire fusiller par les Anglais. L’Académie comprendra que je ne pouvais pas hésiter, et j’ai la confiance qu’elle approuvera ma conduite. De mon côté, je mets à son service quinze mille fantassins, douze mille cavaliers, douze cents canons et un budget qui montait à quatre cents millions de francs sous mon prédécesseur, et que j’ai réduit à cent vingt millions (malgré cette réduction, je fais des économies sur mon budget, comme M. Gladstone sur le sien).

« L’Académie, j’ose l’espérer, sera bien aise d’apprendre que mon amie Louison, dont l’intelligence, le courage, les dents et les griffes m’ont tiré plus d’une fois du péril, vit aujourd’hui bien portante et gaie dans mon palais. Vous lirez dans le Moniteur de Bhagavapour (dont j’ai l’honneur de vous adresser la collection) l’histoire de ses exploits héroïques et de l’intrépidité sans égale qu’elle montra le jour du dernier assaut. Monsieur Horatius Coclès n’a rien fait de plus beau lorsqu’il arrêta les Étrusques à l’entrée du pont du Tibre.

« Je serais heureux, monsieur le président, si vous vouliez bien accepter les insignes de l’ordre de la Tigresse, que j’ai institué pour perpétuer la mémoire de Louison. Ces insignes sont une croix enrichie de diamants et un ruban bleu, que je vous envoie sous ce pli. Les diamants n’ont pas grande valeur : — sept cent mille francs tout au plus ; — mais je sais, monsieur, que vous attachez plus de prix à cette marque de l’estime de ma chère Louison qu’à des pierreries. Un philosophe tel que vous ne doit pas être traité comme un prince ou un banquier.

« Le second du brick le Fils de la Tempête, que j’ai fait amiral de la flotte mahratte, est chargé de vous raconter de vive voix toutes nos aventures. Ce n’est pas un savant homme et je ne crois pas qu’il connaisse grand’chose en dehors de la lecture, de l’écriture, du sextant et de la boussole ; mais pour la manœuvre il n’a pas son pareil, et si quelqu’un des membres de l’Académie voulait me faire l’honneur de visiter mes États, Kaï Kermadeuc a ordre de le prendre à son bord et de le traiter comme moi même.

« Veuillez agréer, monsieur le président, et communiquer à messieurs les académiciens l’expression de la respectueuse admiration de votre tout dévoué,

Corcoran Ier,
Empereur de la Confédération mahratte,

« P. S. Louison, à qui je viens de lire ces quelques lignes, me charge de la rappeler à votre souvenir. »

Cette lettre fut remise au président de l’Académie pendant la séance, et il se hâta d’en donner connaissance au public et de faire appeler Kaï Kermadeuc, le commandant du Fils de la Tempête.


Kaï Kermadeuc s'avança (Page 5.)

Celui-ci s’avança en se dandinant sur ses jambes, comme un pommier agité par le vent. C’était un vieux marin, basané, goudronné, qui avait doublé trois fois le cap Horn et neuf fois le cap de Bonne-Espérance, et qui avait horreur de la terre autant que les chats ont horreur de l’eau froide.

Comme il roulait son chapeau dans ses doigts de l’air embarrassé d’un écolier qui sait mal sa leçon, le président crut devoir venir à son secours.

« Rassurez-vous ; mon brave homme, dit-il avec bonté, et expliquez-nous, s’il vous plaît, les commissions dont Sa Majesté le maharajah des Mahrattes vous a chargé pour l’Académie.

— Pour lors, dit Kermadeuc d’une voix tonnante qui fit trembler les vitres, pour lors, voici la question. Mon capitaine, qui est l’empereur dont vous parlez, étant parti sur son brick le Fils de la Tempête, qui file dix-huit nœuds à l’heure par un temps calme, arriva, cinq semaines après, dans le pays du seigneur Holkar, un particulier fort âgé et plein de roupies, qui avait querelle avec les Anglais pour la raison de ce qu’il refusait de leur donner sa fille et ses roupies. Pour lors, le capitaine Corcoran regarde la fille, qui était belle comme une sainte vierge, et dit : Je suis français ! Pour lors, il prend sa cravache et tape sur les Anglais pendant que sa Louison (sa tigresse, messieurs, sauf votre respect) leur tordait le cou comme à des canards. Voyant cela, l’homme âgé meurt, laissant sa fille, son royaume, ses roupies et ses moricauds au capitaine qui, du coup devient empereur. N’est-ce pas ce qu’il pouvait faire de mieux ? »

Tous les assistants convinrent que Corcoran avait, en effet, pris le meilleur parti, et le secrétaire perpétuel, qui était curieux, demanda de quelle manière avait été conquis le fameux Gouroukaramta.

« Pour lors, répliqua Kermadeuc, c’est bien simple. Quand le capitaine fut devenu majesté, et riche, et marié à son goût, il commença à s’ennuyer. — Je lui dis : Capitaine, vous n’êtes pas heureux. Est-ce que ce serait la faute à madame Sita ? (Vous savez, messieurs, le mariage ne réussit pas à tout le monde, et moi qui vous parle, quand madame Kermadeuc n’est pus contente, j’ouvre la porte et je file vivement, oh ! mais vivement, et sans chercher mon chapeau.) Mais il paraît que je m’étais trompé, car il me répondit : « Kermadeuc, mon vieux camarade, Sita est une femme qui n’a pas sa pareille au monde, ni dans la lune, ni dans le pays du Turc et du Moscovite… — C’est égal, capitaine, vous aviez tout à l’heure votre figure vent debout ; je m’y connais, ça n’est pas naturel. » Il me tourna le dos sans rien dire, preuve que j’avais touché juste. Mais dix jours plus tard tout était changé. Il me fit venir un matin. — On vient de m’avertir que le Gouroukaramta est caché dans le temple de Pandara. Veux-tu remonter la rivière avec moi ? — Quand vous voudrez, mon capitaine. Et, sans vous commander, aurons-nous beaucoup de passagers sur mon brick ? — Deux seulement, Louison, que tu connais, et moi. — C’est dit. Nous partons le soir même, et nous remontons le long des monts Vindhya. À droite et à gauche de la rivière on ne voyait plus que de noires forêts. De temps en temps on entendait le rugissement des tigres, le pas lourd des éléphants ou le sifflement du cobra capello. Pour vous consoler, le soleil vous rôtit pendant le jour et les moustiques vous mordent pendant la nuit. Le matin j’avais les lèvres enflées comme des boudins, et mon nez ressemblait à une vitelotte. Enfin, suffit ; nous arrivons dans un village où l’on ne voyait que des fakirs. Le fakir, messieurs, vous savez ce que c’est : — un particulier qui a fait vœu de ne se laver et de ne se brosser jamais.

« Pour lors, tous ces fakirs étaient accroupis autour de leur temple lorsque nous arrivâmes. Pas un d’eux ne leva la tête et ne dit un mot de politesse. Voyant ça, le capitaine siffla Louison, qui sauta légèrement à terre, comme une jolie fille qui va au bal. Au premier bond de la tigresse, qui pourtant ne fit de mal à personne, tous ces endormis se réveillèrent, et furent debout en un clin d’œil, — où je vis bien qu’aucun d’eux n’était paralytique, car ils se sauvèrent tous ensemble dans le temple en criant : Voici Baber Sahib (voici le seigneur Tigre) ! et en implorant Siva.

« Louison allait les suivre, mais le capitaine la retint, pour ne pas les effrayer davantage, et alla droit au plus fakir de la bande, c’est-à-dire au plus sale et au plus déguenillé. C’était un vieux à barbe blanche, qui paraissait très-respecté de tous les autres. Pour lors, le capitaine se met à lui parler dans son patois, qui est, à ce qu’on m’a dit depuis, une très-belle langue et faite pour les savants. Ce qu’ils se dirent, je ne l’ai pas entendu ; mais j’ai vu les gestes. Le capitaine insistait toujours pour avoir son Gouroukaramta ; l’autre refusait toujours. Tout à coup voilà Louison qui s’impatiente, se dresse debout sur ses pattes de derrière et appuie ses pattes de devant sur les épaules de Corcoran ; histoire de se faire caresser, la câline. Voyant ça, le fakir tombe à genoux, s’écrie que la volonté de Dieu se déclare, que le capitaine est la dixième incarnation de Vichnou, qu’il est prédit dans ses livres que Vichnou doit venir sur la terre avec un tigre apprivoisé ; puis il va chercher son manuscrit et le met dans les mains du capitaine, qui le regardait sans sourciller et sans paraître étonné, comme s’il eût fait le Vichnou toute sa vie. »


Découverte du Gouroukaramta (Page 11.)

Ce récit naïf eut le plus grand succès ; le président félicita Kermadeuc de la part qu’il avait prise à cette glorieuse expédition, et trois jours après on lisait le récit de la séance dans tous les grands journaux de Paris.

En revanche, les journaux anglais déclarèrent unanimement que ce Corcoran était un misérable aventurier, bandit de profession, qu’il avait dérobé le précieux manuscrit du Gouroukaramta à un voyageur anglais dans les montagnes des Ghâtes, et qu’il avait fait alliance avec Nana-Sahib pour assassiner tous les Anglais de l’Inde.

Les journaux allemands se partagèrent entre deux camps. Les uns assurèrent que la découverte du Gouroukaramta n’était pas nouvelle ; à les entendre, ce livre était depuis longtemps publié ; le docteur Cornelius Gunker, de Berlin, l’avait eu dans les mains ; le docteur Hauffert, de Gœttingue, en préparait depuis longtemps une traduction ; le professeur Spellart, d’Iéna, écrivait un commentaire sur son origine probable. L’autre camp déclara nettement que le manuscrit était faux, que la copie envoyée par Corcoran était l’œuvre de son imagination ; qu’il n’avait lui-même jamais vu ni le Gouroukaramta, ni l’Inde ; que les philologues français étaient faits tout au plus pour nouer et dénouer les cordons des souliers des philologues allemands ; que cette nation vaniteuse et légère qui habite entre le Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées et l’océan Atlantique, était incapable de rien écrire ou dire qui fût utile et bon ; qu’elle ne saurait jamais que danser et faire l’exercice à feu ; que si par hasard quelqu’un de ses citoyens avait un peu plus de sens et de jugement que les autres, il le devait à son origine germanique, étant nécessairement né en Lorraine ou en Alsace ; qu’il fallait, par conséquent, reprendre ces deux provinces allemandes, frauduleusement détachées de la grande patrie d’Arminius, et qu’enfin le sabre allemand, la pensée allemande, la critique allemande, la sagesse allemande et la choucroute allemande (bien entourée de saucisses) étaient au-dessus de tout.

À quoi un journal français très-connu répliqua en prenant à témoin les immortels principes de 1789, et un autre en profita pour réclamer la liberté des mers et la « neutralisation des détroits, » ce qui acheva d’éclaircir la question si vivement controversée de l’origine du Gouroukaramta.

Pendant ce temps, Corcoran vivait heureux à Bhagavapour et gouvernait paisiblement ses peuples ; mais un évènement imprévu troubla sa vie et, comme on le verra dans le prochain chapitre, altéra la tendre amitié qui l’unissait à Louison.

II

Première escapade de Louison.


Un matin, Corcoran était assis dans le parc à l’ombre des palmiers. C’est là qu’il tenait son conseil et qu’il rendait la justice aux Mahrattes, comme saint Louis à Vincennes ou Déjocès le Mède en son palais d’Ecbatane. Près de lui, la belle Sita lisait et commentait les divins préceptes du Gouroukaramta.

Tout à coup Sougriva parut. On n’a pas oublié sans doute que Sougriva était ce courageux brahmine qui avait aidé si puissamment Corcoran à vaincre les Anglais. En récompense, il était devenu son premier ministre.

Sougriva se prosterna devant son maître et devant Sita en élevant ses mains en forme de coupe vers le ciel ; puis, avec la permission de Corcoran, il s’assit sur un tapis de Perse, attendant qu’on le questionnât.

« Eh bien, quelles nouvelles ? demanda Corcoran.

— Seigneur, répondit Sougriva, l’empire est tranquille. Voici les journaux anglais de Bombay. Ils disent de vous tout le mal possible.

— Bons Anglais ! Ils veulent me faire une réputation. Voyons le Bombay Times. »

Il déplia le journal et lut ce qui suit :

« Maintenant que la révolte des cipayes touche à sa fin, il serait peut-être temps de rétablir l’ordre dans le pays des Mahrattes et d’infliger à cet aventurier français le châtiment qu’il mérite.

« On nous apprend que ce vil chef de brigands, soutenu par une bande d’assassins de toutes les nations, l’écume de la terre habitable, commence à s’établir solidement à Bhagavapour et aux environs. Non content d’avoir, par un crime atroce, ôté son royaume et la vie au vieil Holkar, il a, dit-on, eu l’effronterie d’épouser sa fille Sita, la dernière descendante des plus anciens rois de l’Inde, et cette malheureuse femme, qui tremble de subir un jour le funeste sort de son père, est forcée de partager le trône avec le meurtrier d’Holkar. »

— Bravo ! très-bien ! s’écria Corcoran. Cet Anglais débute d’une façon admirable. Ah ! ah ! il paraît qu’en effet ils se croient déjà les plus forts, puisqu’ils commencent à m’insulter… Voyons la suite.

« … Ce n’est pas tout. Ce misérable, qui s’est échappé, dit-on, du pénitencier de Cayenne, où il était enfermé avec quelques milliers de ses pareils, a mis tout le pays des Mahrattes en coupe réglée. Suivi d’une armée nombreuse, il parcourt, pille et rançonne, l’une après l’autre, toutes les provinces du royaume d’Holkar, mettant à feu et à sang tout ce qui ose résister… »

Corcoran jeta le journal.

« Voilà, dit-il, comme on écrit l’histoire. C’est par ces mensonges que lord Braddock, le gouverneur général de l’Inde, se prépare à m’attaquer.

— Seigneur, dit Sougriva, que comptez-vous faire ?

— Moi ! rien du tout. Si lord Braddock était homme à mettre habit bas et à s’aligner avec moi sur le terrain, l’épée à la main, je lui couperais la gorge comme il faut ; mais ce gros milord ne voudra jamais risquer sa peau de seigneur… Il faut le payer de même monnaie. C’est mon Moniteur de Bhagavapour qui sera chargé de répliquer.

— Cher seigneur, interrompit Sita, voudriez-vous descendre à vous justifier ?

— Qui ? moi ! Que Vichnou m’en préserve ! Est-ce qu’on se justifie lorsqu’on est accusé d’avoir tué père et mère ? Mon Moniteur dira que Barclay est un âne que j’ai étrillé durement, que le gouverneur de Bombay est un drôle et un va-nu-pieds, que lord Braddock est un bandit qu’on devrait empaler, et que tous trois tremblent devant moi comme le chevreuil devant le tigre. Qu’il orne ces belles choses de son style indien et qu’il y ajoute tout ce que son imagination lui offrira de plus mortifiant pour ces trois grands personnages. Puisque la presse est libre dans mes États, c’est bien le moins qu’elle me serve à quelque chose contre mes ennemis.

— À ce propos, seigneur, reprit Sougriva, les journaux de Bhagavapour, profitant de la liberté que vous leur laissez, crient tous les jours contre vous.

— Ah ! ah ! Et que disent-ils ?

— Que vous êtes un aventurier, capable de tous les crimes, que vous opprimez le peuple mahratte, et qu’il faut vous jeter par terre.

— Laisse-les dire. Puisque je suis leur maître, il faut bien qu’ils médisent de moi.

— Mais, seigneur, si l’on se révolte ?

— Et pourquoi se révolteraient-ils ? Où trouveraient-ils un meilleur maître ?

— Mais enfin, seigneur, insista Sougriva, s’ils prennent les armes ?

— S’ils prennent les armes, ils violent la loi. S’ils violent la loi, je les ferai fusiller.

— Quoi ! ne ferez-vous aucune grâce ? demanda Sita.

— Aucune pour les chefs. Quand un homme libre viole la loi qui assure sa liberté et celle d’autrui, il est sans excuse, et mérite qu’on en finisse avec lui par la corde, la mitraille ou l’exil. »

Tout à coup Corcoran interrompit la conversation, et, se tournant vers Louison, qui était nonchalamment couchée sur le tapis à côté de Sita :

« Qu’en penses-tu, ma chérie ? » dit-il.

Louison ne répondit pas. Elle ne parut même pas avoir entendu la question. Son regard, d’ordinaire si fin, si intelligent et si gai, errait dans le vide et paraissait distrait.

« Louison est malade, » dit Sita.

Corcoran frappa sur un gong. Aussitôt Ali s’avança. C’était, on s’en souvient, le plus brave et le plus fidèle des serviteurs d’Holkar, et c’est à lui qu’était confiée la garde de Louison.

« Ali, demande Corcoran, est-ce que Louison a perdu l’appétit ?

— Non, seigneur.

— Quelqu’un l’a-t-il maltraitée.

— Seigneur, personne n’oserait.

— D’où vient donc sa distraction ? »

Ali répondit :

« Seigneur, elle sort depuis trois jours du palais dès que le soleil se couche, et elle va errer toute seule dans le parc au clair de la lune.

— Et à quelle heure rentre-t-elle ?

— Quand le soleil se lève. Le premier soir, je voulais tenir les portes fermées, mais elle a commencé à rugir si fortement, que j’ai eu peur qu’elle ne voulût me dévorer, et, par Siva ! je ne suis pas encore las de vivre.

— Au clair de la lune ! dit Corcoran, tout pensif.

— Seigneur, reprit Ali, elle n’est pas tout à fait seule.

— Ah ! ah ! Est-ce que tu vas lui tenir compagnie ?

— Moi ! seigneur, je m’en garderais bien. J’ai voulu la suivre hier au soir ; mais elle n’aime pas qu’on la surveille. Elle s’est retournée si brusquement vers moi, que j’ai couru jusqu’au palais sans m’arrêter.

— Mais enfin, comment sais-tu qu’elle n’était pas seule ?


Louison retrouve son frère. (Page 25.)

— À peine rentré dans le palais, je montai sur le toit en terrasse, et, grâce au clair de lune, j’aperçus la tigresse qui était étendue sur le mur du parc et qui avait l’air d’écouter un discours… Tout à coup, celui que je ne voyais pas prit son élan et sauta sur le mur. Je vis sa tête et ses griffes, car c’était un grand et fort tigre d’une beauté admirable ; mais Louison fut sans doute mécontente, car d’un coup de griffe elle le repoussa et le fit dégringoler dans la fossé. Il ne se tint pas pour battu et continua son discours ; mais il n’osa pas renouveler l’assaut, car le mur a plus de trente pieds de haut, et il avait dû se fouler au moins une patte. Enfin, il se retira en rugissant.

— Ma foi, dit Corcoran, il faudra que je voie cela. »

III

Grande bataille.


Dès le soir même, vers six heures Corcoran se mit à l’affût dans le parc. Par précaution et de peur d’avoir à lutter contre le compagnon de Louison, il prit un revolver.

Il avait tort. Il ne faut jamais se mêler, sans nécessité, des affaires de son prochain, et même de ses plus intimes amis ; au reste, Corcoran fut sévèrement puni de sa curiosité, ainsi qu’on le verra bientôt.

Vers six heures un quart, assis sur le mur, à quelques pas de l’endroit désigné, il entendit un grand bruit de feuilles froissées. C’était l’étranger qui se rendait à son poste, dans le fossé, au pied du mur, et qui annonça tout d’abord sa présence par un rugissement voilé, comme s’il eût voulu (et c’était, en effet, son intention) n’être entendu que de Louison. Celle-ci ne se fit pas attendre. Elle s’élança d’un bond sur le mur, jeta un regard distrait dans le fossé et, sans s’émouvoir de la présence de Corcoran, qu’elle voyait très-bien, écouta le discours du grand tigre.

Il a été longtemps à la mode de croire que les animaux n’avaient qu’un vague instinct et qu’ils ne raisonnaient ni ne sentaient. Descartes l’a dit ; Malebranche l’a confirmé ; tous deux se sont appuyés sur le témoignage de plusieurs illustres philosophes : — ce qui prouve que les savants n’ont pas le sens commun.

Que Malebranche m’explique, si c’est possible, pourquoi le tigre venait régulièrement tous les soirs faire visite à Louison, et quel scrupule de délicatesse empêchait celle-ci de le suivre au fond des bois et de reprendre sa liberté. C’était (qui pourrait en douter ?) l’amitié de Corcoran qui la retenait à Bhagavapour. Ils se connaissaient et s’aimaient depuis si longtemps, que rien ne semblait plus pouvoir les séparer.

Ils se séparèrent pourtant.

La conversation du grand tigre et de Louison devait être intéressante, car elle était fort animée. Corcoran, qui prêtait l’oreille et qui entendait la langue des tigres aussi bien que le japonais et le mandchou, la traduisit à peu près ainsi :

« Ô ma chère sœur aux yeux fauves, qui brillent dans la nuit sombre comme les étoiles du ciel, disait le tigre, viens à moi et quitte cet odieux séjour. Laisse là ces lambris dorés et ce palais magnifique. Souviens-toi de Java, cette belle et chère patrie, où nous avons passé ensemble notre première enfance. C’est de là que je suis venu en nageant d’île en île jusqu’à Singapore, et redemandant ma sœur à tous les tigres de l’Asie. J’ai parcouru depuis trois ans Java, Sumatra, Bornéo. J’ai fouillé toute le presqu’île de Malacca, j’ai interrogé tous ceux du royaume de Siam, dont le pelage est si soyeux et si lustré, tous ceux d’Ava et de Rangoun, dont la voix retentit comme un éclat de tonnerre, tous ceux de le vallée du Gange, qui règnent sur le plus beau pays de la terre. Enfin je te retrouve ! Viens au bord du fleuve limpide, au milieu des vertes forêts. Mon palais, à moi, c’est la vallée immense, c’est la montagne qui se perd dans les nuages, le Gaurisankar, dont nul pied humain n’a foulé les neiges éternelles. Le monde entier est à nous, comme il est à toutes les créatures qui veulent vivre librement sous les regards de Dieu. Nous chasserons ensemble le daim et la gazelle, nous étranglerons le lion orgueilleux et nous braverons le lourd éléphant, ce misérable esclave de l’homme. Notre tapis sera l’herbe fraîche et parfumée de la vallée, notre toit sera la voûte céleste. Viens avec moi. »

En même temps une mélodie étrange, qui avait l’apparence d’un rugissement sauvage, roulait dans son gosier en cascades sonores.

Louison ne se laissa pas émouvoir. D’un coup d’œil expressif elle lui montra Corcoran, ce qui, dans la langue des tigres, signifiait assez clairement : « Mon cher frère à la robe tachetée, j’écoute avec plaisir tes discours, mais il y a des témoins. »

Les yeux du tigre se tournèrent aussitôt vers le Malouin et exprimèrent la plus terrible férocité, ce qui signifiait évidemment :

« N’est-ce que cet importun qui te gêne ? Sois tranquille, je vais t’en débarrasser sur-le-champ. »

Déjà il se ramassait pour prendre son élan et sauter sur le mur. De son côté, Corcoran s’apprêtait à le recevoir avec son revolver…

Au moment même où le grand tigre s’élançait, un autre tigre, que personne n’avait vu ni entendu jusque-là, bondit sur lui, le saisit à la gorge et le fit rouler sur l’herbe. Le premier se releva aussitôt et, d’un coup de sa griffe puissante, entama les entrailles de son ennemi en poussant un rugissement de fureur. Le combat fut quelques instants douteux. Le frère de Louison, quoique surpris, se défendait vaillamment. Leurs forces étaient à peu près égales, et une haine pareille les animait l’un contre l’autre.

Louison les regardait tranquillement, quoiqu’elle ne fût pas indifférente à la querelle ; mais elle avait trop l’orgueil de sa race et de sa famille pour craindre que son frère pût être vaincu et qu’un tigre du Bengale l’emportât sur un tigre de Java.

Cependant la victoire parut se décider contre le frère de Louison. Il roula sur le gazon et poussa un cri de détresse. À ce cri, les yeux de Louison étincelèrent de mépris. Elle poussa un sourd rugissement qui semblait dire :

« Malheureux ! tu fais honte à ta race. »

Ce rugissement rendit la force et le courage au malheureux tigre. Il regarda une dernière fois Louison, donna un coup de dents désespéré à son adversaire et s’élança, en grimpant avec la rapidité de l’éclair, sur un chêne voisin, dans les branches duquel il parut chercher un asile.

L’autre, se croyant maître du champ de bataille, entonna, d’une voix qui ressemblait à un tonnerre lointain, son chant de triomphe.

Mais ce chant fut aussi court que sa victoire. Le vaincu, se glissant d’arbre en arbre jusqu’à un sycomore dont les branches pendaient à peu de distance du vainqueur, bondit tout à coup sur lui et, d’un effort désespéré, le saisit à la gorge et l’étrangla net.

Cette fois, la bataille était terminée, et le grand tigre parut attendre les félicitations de Louison. Celle-ci, charmée du courage de son frère, se décida enfin à sauter à bas du mur et disparut dans les ténèbres.

Corcoran eut d’abord envie de la suivre, mais il réfléchit que la nuit était obscure et pleine de pièges, et qu’il valait mieux attendre le lever du jour. Il rentra donc, très-affligé de la perte de Louison, et s’endormit bientôt, mais d’un sommeil agité.

Le matin, au moment où il sortait du palais, décidé à il lui donner la chasse, il la vit revenir d’un air aussi gai et d’un cœur aussi content que si elle n’avait rien eu à se reprocher.

À cette vue, le Malouin ne fut pas maître de sa colère, et il alla chercher Sifflante, sa fameuse cravache.

Louison demeura stupéfaite. Elle était allée se promener ; quoi de plus naturel ? N’était-elle pas née dans les bois, au bord des grands fleuves ? Avait-elle perdu le droit imprescriptible, antérieur et supérieur, d’aller et de venir ? Elle avait suivi Corcoran comme un ami ; devait-elle le considérer désormais comme un maître ?

Voilà ce que disaient les yeux de la tigresse ; mais le Malouin ne réfléchissait pas que lui-même, en épousant Sita et en la préférant à tout, avait fait quelque chose de semblable et manqué aux devoirs de l’amitié ; il ne songeait, comme c’est l’usage de tous les hommes, qu’aux torts de son amie, et il leva Sifflante sur les épaules de Louison.

Ce geste la remplit d’indignation. Quoi ! c’est ainsi qu’il la traitait ! Le cœur de Louison se gonfla, ses yeux se remplirent de larmes ; elle se rejeta en arrière par un bond si brusque, qu’il fut impossible à Corcoran de la retenir.

Il sentit alors sa faute et voulut la réparer. Il jeta au loin la cravache et voulut prendre la tigresse par la douceur ; il lui fit les appels les plus touchants et protesta que jamais il ne lui infligerait l’odieux châtiment dont elle avait été menacée un instant.

Elle s’approcha, se laissa caresser, écouta en silence les discours de Corcoran, alla baiser la main de Sita et parut avoir tout oublié ; mais il vit bien que quelque chose s’était rompu entre eux, et que la première fleur de leur amitié réciproque était flétrie et desséchée. Il résolut donc de la surveiller plus que jamais et de ne plus la laisser sortir sans lui.

Vers cinq heures du soir, au moment où Louison se préparait à recommencer sa promenade, Corcoran l’enferma dans la grande salle du palais d’Holkar, située au premier étage et qui dominait le parc d’une hauteur de trente pieds. Pour plus de sûreté, il mit le gros éléphant Scindiah en embuscade sous les fenêtres. La jalousie qui animait Scindiah contre Louison (tous deux se disputaient les bonnes grâces de Sita) répondait à Corcoran de sa fidélité.

Rien ne saurait peindre l’indignation de Louison, quand elle se vit enfermée et traitée en prisonnière de guerre. Elle rugissait si terriblement, que le palais en trembla sur sa base, et que les habitants de Bhagavapour se cachèrent dans leurs caves.


Elle rugissait si terriblement que le palais en trembla. (Page 34.)

Corcoran l’entendit et en eut pitié. Sita même implora la grâce de Louison, et ses principaux serviteurs, qui craignaient d’être mis en pièces par la redoutable tigresse, se jetèrent aux pieds du maître pour demander sa liberté.

« Maharajah, dit Ali, seigneur du Bundelkund et de Goualier, cousin germain du soleil et de la lune, neveu des étoiles, favori du tout-puissant Indra qui éclaire les mondes, daigne ordonner que Louison soit relâchée, ou nous sommes perdus. »

Mais Corcoran était de ces hommes qui ne reviennent jamais sur leurs résolutions. Sa tête avait la solidité du fer, et sa volonté l’inflexibilité du granit. Il refusa donc absolument de rendre la liberté à Louison.

Celle-ci, cependant, ne perdait pas courage. Voyant que personne ne viendrait la délivrer, elle bondit tout à coup d’un élan furieux, enfonça l’une des fenêtres de la salle et, toute sanglante, allait prendre la fuite.

Mais un grave accident la retint. Trop pressée de sauter par la fenêtre pour mesurer son élan, elle était tombée, non pas sur le gazon, mais sur le dos de l’éléphant Scindiah, qui était justement chargé d’empêcher toute escapade. Il ne pouvait rien arriver de plus malheureux à la pauvre Louison.

Outre que Scindiah ne l’aimait pas, elle tomba si malencontreusement, elle si adroite en toutes choses, qu’elle se sentit glisser du dos de l’éléphant jusqu’à terre, et par instinct, de peur de se casser le nez, enfonça ses griffes acérées dans les épaules de Scindiah. Par ce moyen elle se retint en équilibre, et un autre saut l’aurait mise à terre ; mais Scindiah la guettait.

Au moment où elle allait s’élancer, l’éléphant la saisit délicatement par le cou avec sa trompe, l’enleva comme une plume, la balança trois fois dans les airs, comme un habile frondeur brandit sa fronde, et la rejeta dans la grande salle du palais.

Corcoran, qui observait cette scène en silence, ne put s’empêcher de rire du tour et de l’adresse de Scindiah. Mais ce rire redoubla la rage de Louison. À peine retombée sur ses pattes, elle reprit son élan, essayant cette fois d’éviter la dangereuse trompe de Scindiah.

Inutile effort ! Scindiah l’attrapa au passage, comme une hirondelle attrape les mouches au vol, la posa délicatement à terre sans la lâcher ni lui faire aucun mal, la souleva lentement pour la regarder, comme s’il avait eu son lorgnon, et tout d’un coup, quoiqu’elle se débattît avec une fureur indescriptible, la rejeta de nouveau dans la grande salle du palais.

Le jeu devenait dangereux et commençait à passer la plaisanterie. Corcoran le sentit, et il allait intervenir pour empêcher un combat où Louison, malgré tout son esprit et son courage, n’avait pas le beau rôle, lorsque l’affaire changea subitement de face par l’arrivée d’un nouveau combattant.

Le grand tigre de la veille était arrivé au rendez-vous une demi-heure plus tôt qu’à l’ordinaire. Il entendit tout à coup les rugissements de Louison et les grondements moqueurs de Scindiah. Inquiet, il s’élança d’un bond sur le mur du parc, vit de loin ce qui se passait, et s’avança en rampant vers le gros éléphant, qui, tout occupé de son jeu, ne s’attendait pas à livrer un nouveau combat.

Mal lui en prit, car Louison, qui de la fenêtre guettait l’arrivée du tigre, ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’elle se prépara de nouveau à le rejoindre.

Elle lui donna du regard le signal de l’attaque et tandis que Scindiah, suivant sa tactique ordinaire, avançait sa trompe pour l’attraper au passage, il sentit tout à coup une douleur aiguë. Le tigre, profitant de ce que Scindiah avait le dos tourné, s’était élancé sur lui sans être vu, et il lui déchirait la queue avec ses griffes. Scindiah se retourna et voulut saisir son ennemi avec sa trompe ; mais Louison, plus prompte que la pensée, profitant de l’occasion, sauta légèrement sur son dos, de là à terre et prit la fuite. Le grand tigre, content d’avoir fait diversion, et délivré sa sœur, ne se soucia plus de la queue de l’éléphant et, ne pensant plus qu’à éviter sa trompe, s’empressa d’imiter l’exemple de Louison.

Déjà tous deux avaient gagné le mur du parc et allaient sauter de l’autre côté, quand Scindiah, honteux d’avoir été trompé, et trop lourd pour rattraper les fugitifs, saisit avec sa trompe une grosse pierre et la lança sur le tigre avec une telle roideur, que s’il l’avait atteint dans le flanc il l’aurait écrasé comme un raisin. Heureusement, il manqua son coup. La pierre ne toucha qu’à peine le tigre à la naissance de la queue, et le culbuta dans le fossé sans lui faire d’autre mal. Quant à Louison, dès qu’elle eut vu Scindiah ramasser la pierre, elle devina son dessein et bondit de l’autre côté du mur avec une agilité extraordinaire. Là, se voyant en sûreté, elle releva, plaignit et consola son compagnon, qui léchait tristement sa blessure, et partit avec lui, bien résolue à ne plus revoir jamais, ni le palais, ni Corcoran, ni même la belle Sita, qui la comblait tous les jours de caresses et de sucreries.

Mais qu’on se rassure. Ce n’est pas ainsi que devait finir l’amitié de Louison et de Corcoran. Le destin devait les rapprocher bientôt dans les plus graves circonstances.

Ce même destin combla quelques mois plus tard les vœux de Corcoran et de Sita. Dieu leur donna un fils aussi beau que sa mère et qui fut appelé Rama, du nom de l’illustre chef de la dynastie de Raghouides, dont Sita était la dernière descendante. La joie des Mahrattes fut au comble ; ils voyaient renaître en lui cette race glorieuse. Pendant trois jours toute la nation célébra par des banquets splendides cet heureux événement. Corcoran, toujours économe pour lui-même, mais généreux pour son peuple, fit seul les frais de ces fêtes et de ces réjouissances publiques. Pour la première fois depuis que le monde est monde, on vit un prince qui donnait de l’argent à ses sujets au lieu de leur en demander. Ce fait même est si merveilleux, qu’il pourrait faire mettre en doute l’authenticité de l’histoire du capitaine Corcoran et la véracité de l’historien, si quinze millions de Mahrattes, témoins oculaires, ne vivaient pour attester le générosité du maharajah, et si l’on ne trouvait la description du banquet dans une correspondance du Bombay Times du 21 octobre 1858. Le correspondant termine son récit par les réflexions qui suivent, et qui montrent bien toute l’inquiétude que des maximes de gouvernement si nouvelles causaient aux journaux anglais de l’Inde.

« On ne peut nier que le maharajah actuel, malgré son origine étrangère, ne soit devenu très-populaire parmi les Mahrattes. Il a diminué l’impôt des cinq dixièmes ; il a supprimé les levées d’hommes que faisaient ses prédécesseurs ; son armée, qui est peu nombreuse et composée seulement de volontaires, manœuvre avec un ensemble et une précision admirables ; il a fait venir de France et payé comptant cent mille carabines rayées, pourvues de sabres-baïonnettes et semblables à celles des tirailleurs de Vincennes ; son artillerie, sans être excellente, est très-légère et très-supérieure à celle que nous pouvons lui opposer dans l’Inde, où, par la négligence, l’incurie et l’incapacité de lord Braddock et de ses prédécesseurs, toutes nos institutions militaires ont misérablement dépéri ; il n’est pas seulement un général habile, ainsi que le colonel Barclay l’a éprouvé à ses dépens, il est le premier soldat de son armée. Ses sujets ont pour lui une sorte d’admiration superstitieuse. Les Indous croient, et il laisse dire, que son corps est impénétrable aux balles et aux poignards. Aussi personne ne serait assez hardi pour se mesurer avec lui, si l’on pouvait avoir envie de conspirer contre sa vie. Sa cravache seule ferait trembler les assassins. Du reste, il est affable, bienveillant, doux avec tout le monde est surtout avec les faibles et les opprimés.

« Quiconque veut pénétrer dans son palais peut le faire à toute heure, sans que les serviteurs repoussent ou interrogent le nouveau venu. Une seule partie du palais est réservée, et c’est celle qu’aucun gentleman ne voudrait montrer, — je veux dire les appartements de la reine ; mais Sita se montre elle-même tous les jours en public, et le peuple peut la voir et lui parler. Je dois même dire que sa beauté merveilleuse et sa bonté, dont on raconte des traits surprenants, ne sont pas les moindres causes de le popularité du maharajah Corcoran.

« Son essai de gouvernement représentatif a beaucoup mieux réussi qu’on ne devait s’y attendre dans un pays habitué jusqu’ici au plus dur esclavage ; ses députés, comme il les appelle, commencent à comprendre leurs intérêts et à les discuter très-passablement. Pour lui, il ne cherche à influencer personne ; il écoute patiemment tout le monde et même les imbéciles, car, disait-il l’autre jour en riant à un Français qui est venu le visiter, ceux-là aussi ont droit de donner leur avis, d’autant mieux qu’ils forment toujours la majorité.

« Un tel homme, devenu, si jeune encore, par un coup de fortune, par son audace et par son génie, chef d’une nation puissante à l’âge où Napoléon Bonaparte lui-même n’était encore qu’un simple officier d’artillerie, est l’ennemi le plus redoutable que nous pussions rencontrer dans l’Inde. Il a tout le génie de Robert Clive et de Dupleix sans leur rapacité. Il n’aime pas l’argent, qui est la grande passion de tous les maîtres de l’Inde ; il sait caresser toutes les classes, flatter tous les préjugés et parler toutes les langues de l’Inde. Ce sont là de grands moyens de plaire à une nation incapable de se gouverner elle-même et qui a toujours eu pour maîtres des étrangers, musulmans ou chrétiens.

« C’est à lord Braddock de surveiller soigneusement cet homme redoutable. S’il faisait venir d’Europe quelques aventuriers déterminés comme lui, s’il augmentait peu à peu son armée déjà très-aguerrie, et s’il faisait appel à tous les mécontents de l’Inde, peut-être mettrait-il en danger notre domination plus facilement que n’ont pu le faire le sanguinaire Nana-Sahib et la reine d’Oude.

« On objectera qu’il aurait pu se joindre aux Cipayes révoltés et qu’il ne l’a pas fait, ce qui est une marque de ses sentiments pacifiques. Sa tranquillité n’était qu’apparente. Il achève ses préparatifs. Quelques-uns de ses émissaires font courir des prophéties dans le peuple : il est dit publiquement dans les tavernes et dans tous les lieux publics que la délivrance de l’Inde est proche, et qu’elle sera due à un homme au teint blanc qui aura passe la mer.

« Si l’on pouvait conclure avec lui une alliance solide, il faudrait le faire, car il n’y a pas d’ami plus précieux ou d’ennemi plus redoutable ; mais on s’y est mal pris : on l’a traité d’abord comme un aventurier, comme un bandit sans feu ni lieu ; on a excité en lui deux passions redoutables : l’ambition et l’amour de la vengeance ; il n’est plus temps aujourd’hui de se fier à lui. Tôt ou tard il nous fera la guerre. Déjà, bien loin de consentir, comme tous les princes de l’Inde, à subir la présence et la tutelle d’un résident anglais, il n’a voulu entretenir avec nous aucune relation d’amitié ou de bon voisinage. Il a donné asile à tous les fugitifs qui craignaient notre vengeance, et lorsqu’on lui a demandé de les livrer, il a répondu qu’un Français ne livrait jamais ses hôtes.

« Tous cela indique assez quels sont ses desseins, et le plus sage serait de le prévenir avant qu’il ait eu le temps de se rendre redoutable. Malgré toute son audace et ses succès, il n’est pas sans sujets d’alarme. Les réformes qu’il a introduites dans l’administration et les lois du peuple mahratte, bien qu’approuvées par son assemblée législative, ont excité la haine des Zémindars, grands propriétaires fonciers qui disposaient de tout avant son arrivée. Il ne serait pas difficile d’exciter leur jalousie et, en leur donnant appui, de renverser le nouveau maharajah. C’est même le seul moyen de prévenir le danger dont nous sommes menacés, et lord Braddock aura ainsi une belle occasion de réparer ses fautes passées et de signaler son administration par un coup d’éclat. »

On voit, par l’article qui précède, quelle opinion avaient de Corcoran ses ennemis les Anglais.

À peu de chose près, ils avaient raison, car le Malouin, sans communiquer son dessein à personne, avait repris le plan de Dupleix et du fameux Bussy, et se proposait de chasser les Anglais de l’Inde ; mais une si grande entreprise ne pouvait pas être exécutée avant cinq ou six ans, et il attendait en silence.

Malheureusement les Anglais le prévinrent, ainsi qu’on va le voir.

IV

Le docteur Scipio Ruskaert.


Un matin, Corcoran avait quitté Bhagavapour, et il visitait avec soin les frontières de ses États, rendant la justice, réformant l’administration, faisant manœuvrer son armée, construire des routes et des ponts, car il était obligé de faire à lui seul tous les métiers.

Sita se trouvait seule dans le palais d’Holkar. À ses pieds, sur le gazon, jouait gracieusement son fils, le petit Rama, âgé de deux ans à peine, mais qui déjà annonçait toute la force de son père et toute la grâce de sa mère. Devant eux, le gros éléphant Scindiah agitait doucement sa trompe pour amuser l’enfant qui riait et, prenant des dragées dans une boîte sur les genoux de sa mère, les mettait dans le creux de la trompe. Scindiah, sans s’étonner, les portait à sa bouche et les faisait craquer sous ses dents.

« Scindiah, mon gros ami, dit Sita, veille bien sur mon petit Rama, et protège-le comme tu me protégeais quand j’étais enfant comme lui. »

L’éléphant inclina sa trompe avec gravité.

« Rama, dit la mère, donne-lui la main. »

Aussitôt l’enfant avança sa petite main délicate et la plaça dans le creux de la trompe de Scindiah, qui le saisit avec précaution et le plaça sur son dos, où le petit Rama se mit aussitôt à danser et à crier de joie.

Puis, sur l’ordre de Sita, il fut remis à terre avec précaution.

« Encore ! encore ! criait Rama.

L’éléphant recommença la même manœuvre et plaça l’enfant sur son cou. Rama, s’accrochant à ses deux longues oreilles, poussait de nouveaux éclats de rire :

« Scindiah ! je veux que tu marches. »

L’éléphant marchait.

« Scindiah ! je veux que tu trottes. »

Et il trottait.

« Scindiah ! je veux que tu galopes. »

Et il faisait au galop le tour du parc.

« Merci, mon gros Scindiah, dit Rama, je t’aime bien. Baisse la tête maintenant. Je veux descendre tout seul. »

Et s’accrochant des pieds et des mains aux longues défenses d’ivoire de l’éléphant, il se laissait glisser doucement jusqu’à terre.

Pendant ces jeux et ces rires, on annonça Sougriva.

« Madame, dit-il à Sita, un étranger d’Europe vient de se présenter au palais. Il se dit Allemand, savant, photographe, et il porte lunettes. Que faut-il en faire ? Mon avis est de le renvoyer ou de le pendre. Il a plus l’air d’un espion que d’un honnête homme.

— Mes ancêtres, dit Sita, n’ont jamais refusé l’hospitalité à personne. Amenez-moi cet étranger. »

L’Allemand fut introduit dans le parc. C’était un homme de haute taille, brun de visage et marqué de le petite vérole. Il avait des lunettes bleues, pour le garantir de la réverbération du soleil sur le sable, disait-il.

« Soyez le bienvenu, dit Sita. Qui êtes-vous ?


Soyez le bienvenu, dit Sita. (Page 49.)

— Madame, répondit l’Allemand, qui parlait assez purement l’hindoustani, je m’appelle Scipio Ruskaert, je suis docteur de l’université d’Iéna, et chargé par la Société géographique de Berlin de faire des études et d’écrire un mémoire sur la composition géologique, la flore et la faune des monts Vindhya. J’ai été attiré ici par la grande réputation de science et de générosité de l’illustre maharajah Corcoran, votre époux. Sa gloire et son génie sont déjà si connus, que… »

L’étranger avait trouvé le côté faible de Sita. Cette femme admirable, et presque unique en son genre, ne pouvait pas entendre de flatterie plus douce que l’éloge de son mari. L’Allemand lui parut aussitôt le meilleur et le plus sincère des hommes. Il admirait Corcoran ; n’était-ce pas assez pour mériter toute confiance ?

Après beaucoup de questions sur l’Europe en général, et sur l’Allemagne et la France en particulier :

« On m’assure, dit Sita, que vous êtes photographe. Qu’est-ce que cela ? »

L’Allemand le lui expliqua, et dit qu’il s’entendait fort bien à faire des portraits.

Autre piège où Sita devait tout naturellement tomber. Quelle femme résiste au plaisir de voir sa propre image et de contempler sa beauté ? Et, d’ailleurs, quel plaisir d’offrir à Corcoran, dès son retour, son portrait et celui de Rama !

En un clin d’œil, l’Allemand dispose ses instruments, sa chambre noire et ses plaques, Sita prit Rama dans ses bras, quoiqu’il se débattît de toutes ses forces, et l’opération commença.

Tout réussit à merveille, et Sita, enchantée du succès de son idée, voulut qu’on donnât l’hospitalité à l’étranger jusqu’au retour de Corcoran.

L’Allemand s’inclina humblement, et allait suivre Sougriva ; un incident fâcheux augmenta les soupçons de l’Indien.

Scindiah, témoin muet de cette scène, ne paraissait pas plus charmé que Sougriva de l’arrivée de l’étranger. Cependant il ne grognait pas et se contentait de lui tourner assez grossièrement le dos, lorsque le petit rama fut pris d’une fantaisie subite.

« Maman, cria-t-il, je veux que tu fasses faire mon portrait en même temps que celui de Scindiah. »

Sita essaya de résister, mais il fallu céder. L’enfant se plaça debout sur le cou de Scindiah, en s’appuyant sur la trompe relevée de l’éléphant, comme un roi sur son sceptre, et l’Allemand braqua son objectif.

Mais, comme tous les photographes, il se croyait un fort grand artiste et voulut donner des conseils à Scindiah, sur le manière de se poser. Scindiah se laissa d’abord poser de face, puis de profil, puis de trois quarts ; puis il revint à sa première pose ; puis voyant qu’on allait encore le mettre de trois quarts, il regarda l’Allemand d’un air qui n’annonçait rien de bon. Scindiah avait ses nerfs et trépignait. Rama, tout fier de se tenir debout et sans broncher à une si grande hauteur (car l’éléphant n’avait pas moins de dix-sept pieds de haut), chantait de toutes ses forces une chanson dont les vers et la musique étaient de sa composition et qui commençait ainsi :

Mon gros bibi,
Mon gros Scindi.
Veux-tu te taire ?
Veux-tu marcher,
Tu promener,
Te balancer,
Te retourner

Pour être photographié ?
Ran tan plan ! ran tan plan !
C’est moi qui monte l’éléphant.

Enfin l’Allemand se décida à prendre Rama de face et Scindiah de profil, et cria le sacramentel : Ne bougeons plus ! Une minute après il enleva la plaque. Par malheur, pendant qu’il la montrait à Rama enchanté de son image, Scindiah, qui le suivait, voulut aussi regarder son portrait, et comme l’Allemand étonné ne crut pas nécessaire de le lui montrer, le vindicatif éléphant alla remplir d’eau sa trompe, revint sournoisement et arrosa le photographe des pieds à la tête.


Ne bougeons plus. (Page 54.)

Rama éclata de rire en voyant la bonne plaisanterie de son gros ami ; Sita, pour consoler l’Allemand, lui fit donner des habits secs et deux mille roupies, puis gronda sévèrement Scindiah, qui paraissait enchanté de sa belle action. Sougriva secoua lentement la tête.

« Madame, dit-il, Scindiah n’a jamais fait de mal à personne, et il se connaît en physionomie. Si le visage de cet étranger lui déplaît, il doit avoir ses raisons pour cela. Dieu veuille que nous n’ayons pas à nous repentir d’avoir reçu chez nous cet Allemand ! Au reste, il faut attendre le retour du maharajah. »

Ce retour ne tarda guère. Cinq jours plus tard, Corcoran entra dans le palais et reçut dans ses bras sa femme et son fils.

Le petit Rama grimpa, suivant son habitude, le long de son père, atteignit sans effort la ceinture, et se plaça enfin jambe de-ci, jambe de-là sur le cou du capitaine, d’où, comme du haut d’un trône, il dominait tous les assistants.

« Papa, demanda-t-il, as-tu vu mon portrait ?

— Quel portrait ? dit Corcoran étonné.

— Le mien et celui de maman. Tu verras comme Scindiah est beau de profil.

— Où donc est le peintre ? demanda Corcoran.

— Cher seigneur, interrompit Sita, c’est un étranger qui est venu en ton absence, et nous a offert ses services. »

Le maharajah fronça légèrement les sourcils

« Qu’on me l’amène, dit-il… Quant à toi, ma douce et charmante Sita, tu ne peux rien faire que de bon ; mais ton âme candide ne croit pas au mal, et l’on peut aisément te surprendre. »

À ce moment l’Allemand entra. Ses lunettes bleues qui cachaient son visage ne plurent pas à Corcoran.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il.

L’autre raconta l’histoire qu’il avait déjà dite à Sita, et ajouta que le glorieux maharajah…

« C’est bon ! c’est bon ! interrompit Corcoran avec une certaine impatience. Je sais d’avance ce qu’on dit aux rois quand on est devant eux, et ce qu’on en dit quand ils ont le dos tourné… D’où vient que vous parlez l’allemand avec un léger accent anglais ?

— Seigneur, répliqua le photographe, ma mère était Anglaise, et moi-même j’ai passé une partie de ma vie en Angleterre. Mais je suis fort connu des frères Schlagintweit, qui voyagent en ce moment dans l’Himalaya ; du docteur Vogel, de Berlin, et du célèbre Humboldt.

— Vous pourriez le prouver ?

— Oui, seigneur, et j’avais même une lettre d’introduction de M. de Humboldt auprès de Votre Majesté ; mais je l’ai perdue dans un naufrage avec beaucoup de livres et de papiers précieux, et il ne m’est resté qu’une lettre de sir Samuel Barrowlinson, de Londres, qui a bien voulu me recommander à vous.

— Oui, je connais beaucoup sir Samuel, dit Corcoran avec un sourire, et, quoique ses lettres de recommandation ne m’aient pas servi à grand’chose, je ferai volontiers honneur à sa signature… Voyons cette lettre. »

Il la prit et la lut avec attention. Sir Samuel Barrowlinson recommandait, en effet, son protégé à Corcoran avec beaucoup de chaleur et le désignait comme un des savants les plus illustres de toute l’Europe, ou du moins comme un de ceux qui le deviendraient bientôt.

« Excusez la sévérité de cet interrogatoire, dit Corcoran ; j’ai le droit de me défier des Anglais, et au premier abord j’ai cru… mais la lettre de sir Samuel me rassure, et je veux désormais vous considérer comme un ami. Vous aurez une maison dans Bhagavapour. N’épargnez rien pour vos recherches. Demandez-moi des éléphants, des voitures, des chevaux, des serviteurs, une escorte et tout ce qu’il vous plaira. Mon palais est le vôtre, et je serai heureux de voir à ma table un illustre savant. »

En même temps il le congédia sans attendre les remercîments dont l’autre allait être prodigue.

« Et toi, Sougriva, continua Corcoran quand l’Allemand fut parti, ne le perds pas de vue. Je ne sais pourquoi,

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.


Du reste, ne lui refuse ni argent ni renseignements, de quelque nature que ce soit. Si c’est un espion, sa trahison en sera plus noire et plus indigne de pardon ; si, au contraire, comme je le souhaite, c’est un honnête homme, je ne veux pas qu’il puisse se plaindre de mon hospitalité. »

Sougriva s’inclina et dit :

« Seigneur, votre volonté sera faite.

— Voilà, se dit Corcoran quand il fut seul, une de ces occasions où ma pauvre Louison aurait fait merveilles. En dix minutes elle aurait reconnu l’espion sous la peau du savant, si c’est réellement un espion. Par Brahma et Vichnou, elle faisait admirablement ma police ; mais où est-elle maintenant ? Dans les bois sans doute, avec son grand nigaud de tigre. Ah ! Louison, Louison, vous n’êtes qu’une ingrate ! »

Il oubliait sa propre ingratitude. Au reste, il était plus près de revoir Louison qu’il ne le croyait.

V

La famille de Louison.



Quelques jours après, l’Allemand était déjà le compagnon inséparable du maharajah. Bon convive, très-gai, plein de belle humeur, il montait parfaitement à cheval, chassait à merveille, discutait théologie, théogonie, cosmogonie, histoire naturelle avec une verve extraordinaire, ne contredisant qu’avec modération, — juste assez pour animer le discours, pas assez pour l’aigrir ; enfin, il était pour le petit Rama d’une complaisance inépuisable : il jouait avec lui à la main chaude, il lui construisait des vaisseaux de guerre en bois et lui montrait la lanterne magique et le diable qui tire la queue du cochon, et le pauvre homme qui tire la queue du diable ; bref, c’était un homme universel, et personne ne pensait plus à le surveiller.

Une occasion se présenta cependant où Corcoran conçut de nouveau quelques soupçons ; mais ce jour-là il lui arriva un événement si heureux et si inespéré que toute inquiétude disparut dans la joie de cet événement.

C’était un matin du mois de janvier 1860. Corcoran partit à cheval pour chasser le rhinocéros. Le docteur Ruskaert l’accompagnait avec une vingtaine de serviteurs chargés de traquer l’animal. Tous deux étaient bien armés et bons cavaliers, de sorte que la chasse du rhinocéros, qui n’est jamais sans danger, à cause de la force prodigieuse du quadrupède, de son aveugle impétuosité et de son impénétrable cuirasse, ne paraissait cependant pas pouvoir mal tourner.

Sita regarda Corcoran partir du haut du perron du palais, et retint avec peine le petit Rama, qui criait et voulait monter sur Scindiah pour chasser, lui aussi, le rhinocéros.

Enfin, les chasseurs disparurent au tournant de la route, et Rama, tout affligé, alla se consoler en montant sur les épaules de Scindiah, après quoi il dit qu’il était plus grand que les plus grands arbres et qu’il décrocherait la lune, s’il voulait.

Mais il ne la décrocha pas, et sa mère l’admira pour avoir dit une si belle chose, comme elle l’admirait quand il avait déjeuné de bon appétit ou quand il se laissait moucher sans crier, ou quand il chantait en criant, ou quand il criait en chantant, ou quand il avait la colique, ou quand il buvait de l’huile de ricin, ou quand il prenait un lavement, ou quand il ne prenait rien. Sita l’admirait toujours, et c’est une bénédiction de Dieu que d’avoir donné aux mères une admiration si constante et si infatigable pour ces petits morveux.

Pour revenir à Corcoran et à son compagnon, ils s’enfoncèrent dans la forêt et allèrent se poster à l’entrée d’un carrefour par où devait passer nécessairement le rhinocéros. Cependant les traqueurs s’avançaient avec de grands cris dans les jungles et jetaient de grosses pierres pour effrayer l’animal et le faire sortir de sa retraite. Tout à coup ces cris changèrent de nature. En cherchant le rhinocéros, ils avaient éveillé un tigre royal de la plus grande espèce, qui dormait tranquillement à l’ombre.

Il se leva lentement, étira ses quatre membres et jeta autour de lui un regard distrait. Il entendit le bruit des tam-tams et, soit qu’il fût effrayé de cette musique étrange, soit, ce qui est probable, qu’il fût amateur de mélodies plus douces et plus harmonieuses, il s’élança tout à coup dans la direction du carrefour et, par bonds immenses, arriva sans être vu jusqu’à Corcoran lui-même. Celui-ci, à cheval, le doigt sur la détente de sa carabine, attendait le rhinocéros et regardait en face de lui. De l’autre côté, le docteur Ruskaert voyait venir le tigre et aurait dû avertir son compagnon ; mais il n’en fit rien ; était-il troublé par la peur, ou plutôt, comme le maharajah le présuma plus tard, aurait-il été bien aise de sa mort ?

Tout à coup un poids énorme tomba sur la croupe du cheval de Corcoran et la fit plier jusqu’à terre. C’était le tigre qui venait l’attaquer par derrière. Comme le Malouin avait le doigt sur la détente, le choc du tigre fit partir en l’air le coup de sa carabine, et il se trouva désarmé. De plus, le cheval blessé mortellement, s’abattit d’une façon si malheureuse que le cavalier demeura immobile, ayant une jambe engagée sous le corps de sa monture. Il s’écria aussitôt :

« À moi ! à moi ! Ruskaert ! Tirez donc ! tirez vite ! »

Mais Ruskaert demeura immobile et attentif, quoiqu’il fût armé et qu’il pût aisément faire feu.


Il donna un coup de crosse sur le mufle du tigre. (Page 64.)

Dans cette situation désespérée, Corcoran ne perdit pas courage. Comme il n’avait pas le temps de prendre son revolver suspendu à sa ceinture, il donna avec la crosse de sa carabine un coup si formidable sur le mufle du tigre, dont il sentait déjà la chaleur sur son cou, que le tigre lâcha prise et recula de douleur.

Ce ne fut qu’une seconde, mais elle suffit à Corcoran pour se dégager et se trouver debout. De la main gauche saisissant son revolver, il allait faire feu sur le tigre qui revenait à la charge, lorsqu’un accident imprévu mit fin au combat.

Tout à coup, un autre tigre, un peu moins grand, mais plus beau que le premier, arriva en bondissant, et, au lieu de secourir son camarade, le saisit à la gorge avec ses dents, le roula à terre et lui administra une correction si sévère que Corcoran lui-même en demeura stupéfait, et que le docteur Scipio Ruskaert en ouvrit des yeux plus grands que des portes cochères.

Ce tigre, ou plutôt cette tigresse au pelage soyeux, lustré, brillant, tacheté, l’avez-vous deviné ? c’était Louison. Quant à l’autre, c’était son frère Garamagrif, qu’elle avait suivi au fond des bois et qu’elle avait épousé suivant la coutume des tigres de Java.

On a parlé beaucoup de la cruauté des tigres, et M. de Buffon, naturaliste qui avait plus de style que de science, a écrit de fort belles choses sur le mauvais caractère de ces animaux ; mais, dites-moi, quelle est la femme qui aurait montré plus d’honneur, plus de vertu, de bonté, de douceur et de sensibilité véritable que Louison ne fit en cette occasion ? Pour moi, je n’en connais pas. Et ce qui n’est pas moins admirable que la générosité de Louison, c’est l’abnégation sublime et la soumission du pauvre tigre, son époux, qui recevait sans rien dire une correction qu’en conscience il n’avait pas méritée ; car enfin il n’avait jamais été, lui, l’ami de Corcoran.

Cependant le Malouin n’eut pas plus tôt reconnu la tigresse, qu’il sentit renaître toute sa tendresse pour cette ancienne amie. Il remit son revolver à sa ceinture et s’écria :

« Louison ! ma chère Louison ! viens dans mes bras ! »

Et elle y vint, car c’était bien sa place.

« Tu vas rentrer avec moi à Bhagavapour, » dit Corcoran.

Cette proposition, à laquelle elle devait pourtant s’attendre, jeta Louison dans un grand embarras. Elle regarda par-dessus son épaule le grand tigre, qui considérait cette scène avec une morne tristesse.

Le pauvre garçon tremblait d’être abandonné.

Corcoran comprit le sens de ce regard.

« Et toi aussi, tu viendras, grand nigaud, dit-il… Allons, c’est décidé, n’est-ce pas ? »

Mais le grand tigre demeurait immobile et morne. Alors Louison s’approcha et miaula à son oreille quelques douces paroles, dont voici probablement le sens :

« Que crains-tu, ami chéri de mon cœur ? Ne suis-je pas avec toi ? »

Le tigre grogna ou plutôt rugit :

« C’est un piège. Je reconnais ce maharajah. C’est celui qui te gardait sous son toit pendant que je m’enrhumais dans le fossé, en te suppliant de revenir dans nos forêts. Chère Louison, crains ses discours enchanteurs. »

Ici Louison parut ébranlée.

« Tu seras libre chez moi, reprit Corcoran, libre et maîtresse comme autrefois. Laisse là ce bourru, ce rustre qui ne peut pas te comprendre, ou, si tu ne veux pas renoncer à lui, emmène-le-moi avec toi. Je le supporterai, je l’aimerai, je le civiliserai à cause de toi. »

On ne sait comment aurait fini l’entretien, si l’arrivée d’un nouveau venu n’avait résolu la question. Ce nouveau venu était un jeune tigre d’une beauté admirable. Il était à peu près gros comme un chien de taille moyenne et paraissait n’avoir pas plus de trois mois. Corcoran devina qu’il était le fils de Louison, et profita de cette découverte pour employer un argument irrésistible et décider la victoire.

Le jeune tigre s’approcha de sa mère par bonds et par sauts, regardant alternativement Louison et Corcoran. Il alla d’abord frotter son mufle roux contre celui de sa mère et, sans étonnement, sans sauvagerie, il fixa avec curiosité ses yeux sur ceux du maharajah.

Celui-ci le prit dans ses bras, le caressa doucement.

« Et toi, petit, dit-il, veux-tu venir avec moi ? »

Le jeune tigre consulta les yeux de sa mère, et y lisant sa tendresse pour Corcoran, rendit au Malouin ses caresses, ce qui décida du sort de toute la famille. Voyant que son fils acceptait la proposition, Louison l’accepta également, et le grand tigre ne put faire autrement que de suivre ce double exemple.

Le Malouin, voyant l’affaire décidée et plein de joie d’avoir retrouvé Louison, ne pensa plus au rhinocéros et donna le signal du départ.

« La journée a mieux fini que je ne l’espérais, dit-il à Ruskaert. Un instant j’ai cru que j’allais devenir la proie des tigres… Mais vous, ajouta-t-il après réflexion, pourquoi n’avez-vous pas tiré quand je vous criais de faire feu ? »

Cette question parut déconcerter un instant Scipio Ruskaert ; cependant il se remit de son trouble.

« J’ai craint de manquer mon coup et de vous tuer au lieu du tigre, dit-il avec assez de sang-froid.

« Hum ! hum ! c’est bien de la prudence, répliqua le Malouin… Voilà qui n’est pas clair, ajouta-t-il en lui-même. Au reste qui vivra verra. »

Le retour à Bhagavapour fut une marche triomphale. Louison faisait des bonds de joie. Le grand tigre la suivait d’un air un peu honteux, tandis que leur jeune héritier, aussi joyeux que sa mère, ne paraissait sensible qu’au plaisir de voir des choses nouvelles, des palais, des rues, des places, des pagodes et les habitations des hommes.

Cependant le Malouin remarqua que Louison, dont il connaissait le bon sens, s’écartait de l’Allemand après l’avoir flairé, et lui paraissait peu sympathique. Il se rappela qu’elle n’aimait pas les traîtres.

On arriva enfin au palais. À la vue de cette famille nouvelle, tous les serviteurs poussèrent des cris de frayeur, et Sita elle-même, à peine rassurée par la présence de Corcoran, se rejeta du côté de Scindiah en portant le petit Rama dans ses bras.

Mais, contre toute attente, Rama seul ne montra aucune crainte. Il s’avança gaiement vers Louison et la caressa de sa petite main comme s’il l’avait connue depuis longtemps. De son côté, la tigresse lui lécha doucement la figure et lui présenta le petit tigre qui, rentrant ses griffes et faisant patte de velours, avait l’air d’un aîné qui caresse son jeune frère.

« Voici ma chère Louison, dit Corcoran, tu la reconnais, Sita ? c’est à elle que nous avons dû plus d’une fois la vie et la liberté. Son mari, ce grand bêta que voilà et qui fait une si piteuse mine, c’est le seigneur Garamagrif ; enfin, voici leur fils, ce jeune garçon joyeux que tu vois bondir et lutter avec Rama, et que nous appellerons Moustache, si tu le veux bien. Et maintenant le baptême est terminé, mes enfants, allons souper. »

La suite ne démentit, pas cet heureux début. Rama et son compagnon, le petit tigre Moustache, furent bientôt une paire d’amis. Ils se livraient, sous la garde et la surveillance de Louison, à tous les jeux de leur âge. Cette surveillance d’ailleurs n’était pas inutile. Rama, peu discipliné, se sentait fils de roi et voulait commander. Moustache, de son côté, se sentait fils de tigre et ne voulait pas obéir : Louison avait bien de la peine à maintenir la paix.


Moustache et Rama, sous la surveillance de Louison, se livraient à tous les jeux. (Page 72.)

Elle avait encore d’autres inquiétudes.

On se souvient de la manière dont elle avait quitté Corcoran deux ans auparavant. Ce départ lui avait attiré une querelle violente avec Scindiah, et elle n’avait pas oublié ses procédés un peu vifs. D’un autre côté, Garamagrif avait emporté avec ses dents un morceau de la queue de l’éléphant ; Scindiah, à son tour, avait failli tuer Garamagrif d’un coup de pierre. De quel œil ces deux guerriers redoutables allaient-ils se revoir ? Toute l’autorité de Corcoran lui-même suffirait-elle à empêcher une bataille sanglante entre ces ennemis mortels ?

Si quelqu’un s’étonne que les animaux tiennent une place si honorable dans mon histoire, tandis que je néglige les marquis, les comtes, les ducs, les archiducs et les grands-ducs, dont le monde est rempli et comme encombré, j’ose dire que mes héros, bien qu’ils ne marchent pas précédés de tambours et de trompettes, ne sont pas moins intéressants que ceux qu’on voit parader à la tête des régiments, et que leurs passions ne sont ni moins vives ni moins violentes. J’irai plus loin. Scindiah, avec sa gravité, son silence, son sang-froid, son impassibilité et sa trompe immense, qui n’était au fond qu’un nez un peu trop allongé, avait une ressemblance prodigieuse avec plusieurs de ces grands et nobles personnages qui règlent le destin des royaumes. Louison, si fine, si légère, si courageuse, si dévouée à ses amis, aurait pu servir de modèle à plusieurs grandes dames, et elle avait assurément autant d’esprit et de bon sens qu’aucun être humain ou inhumain (le seul Corcoran excepté) ; par sa force et son impétuosité sans pareilles, elle en aurait remontré à tous les généraux de cavalerie des temps anciens et modernes ; et si elle avait eu la parole, elle eût commandé la charge et donné l’exemple aussi bien que Murat et Blücher.

Que me reprochez-vous donc ? Sommes-nous si sûrs d’être supérieurs à tous les autres êtres de la création, que nulle histoire ne nous plaise, excepté la nôtre ?

Oui, je préfère le tigre à l’homme. Le tigre est beau, il est fort ; il n’est pas intempérant ou dissolu, il a peu d’amis, mais il les choisit avec soin et ne s’expose pas à les trahir ou à être trahi par eux ; il ne flatte personne ; il aime la solitude, comme tous les philosophes illustres ; il a horreur de l’esclavage pour lui-même et n’a jamais réduit personne en servitude : — enfin, c’est l’une des plus nobles créatures de Dieu.

De quel homme, si ce n’est de mon lecteur, pourrait-on faire le même éloge ?

VI

Où le docteur Ruskaert se dévoile.


Lettre de George-William Doubleface, esq., chef de la police secrète de Calcutta, à lord Henri Braddock, gouverneur général de l’Indoustan.

Bhagavapour, 15 février 1860.
« Mylord,

« Le courrier qui remettra ce rapport à Votre Seigneurie est un homme sûr, et je réponds de sa fidélité.

« Suivant les ordres de Votre Seigneurie, j’ai pris la route de Bhagavapour, et je me suis présenté à la cour du soi-disant maharajah Corcoran avec les lettres de créance que Votre Seigneurie a bien voulu demander pour moi à sir Samuel Barrowlinson. Sous le nom du docteur Scipio Ruskaert, de l’Université d’Iéna, j’ai pénétré sans peine auprès du capitaine Corcoran, qui m’a reçu d’abord avec défiance, je dois l’avouer ; mais bientôt cette défiance, qui paraît, du reste, fort étrangère à son caractère habituel, a fait place à des sentiments meilleurs. Quelle que soit sa pénétration, et je dois dire qu’elle dépasse tout ce qu’on peut imaginer, son insouciance et son intrépidité sont encore supérieures ; aussi n’ai-je rencontré aucun obstacle dans l’accomplissement de la mission dont Votre Seigneurie a bien voulu m’honorer.

« D’abord, il ne m’a pas été difficile d’obtenir la confiance de la reine Sita. La photographie, tout à fait inconnue dans ce pays reculé, m’a servi de passe-port auprès de la fille d’Holkar, qui n’a pas résisté au plaisir de voir son image et celle de son fils, — un marmot de deux ans, — reproduites et tirées à vingt mille exemplaires. Dans tel cas donné, c’est un signalement tout trouvé. Pour cette raison, j’aurais vivement désiré joindre à ma collection le portrait du capitaine Corcoran ; mais il s’est toujours refusé à poser devant moi, et j’ai craint, en insistant trop, de faire naître ses soupçons.

« En revanche, aussitôt qu’il a connu la lettre de sir John Barrowlinson, il s’est empressé de mettre à mon service ses armes, ses roupies, ses chevaux, ses éléphants et de me donner toute facilité d’aller et de venir dans ses États. Grâce à ma connaissance parfaite de la langue hindoustani, j’ai déjà trouvé moyen de recueillir les informations les plus variées et les plus sûres, et je m’empresse d’envoyer sous ce pli à Votre Seigneurie le tableau des forces de terre et de mer du royaume d’Holkar. Je dis : et de mer, car, malgré la répugnance des Indous pour la marine, le capitaine a gardé son brick et l’a fait armer en guerre, soit que, prévoyant le sort que lui réserve Votre Seigneurie, il le garde pour protéger sa fuite, soit qu’il ait, car on doit tout craindre d’un tel homme, quelque raison de compter sur l’appui de ses compatriotes. Votre Seigneurie, dans sa sagesse, appréciera mieux que moi les motifs réels de la conduite de cet aventurier.

« Votre Seigneurie, mylord, est priée de remarquer que l’armée dont elle verra l’énumération sur le tableau ci-joint, n’est pas, comme on pourrait le croire d’après les usages généralement reçus en Orient et en Occident, une armée sur le papier, et que les non-valeurs n’y tiennent aucune place. J’ai eu plus d’une fois occasion de vérifier avec quelle exactitude le capitaine se rend compte de l’effectif réel de ses troupes et de leur instruction, et je dois ajouter qu’il serait fort désirable que les cipayes où les sikhs enrôlés au service de la reine Victoria eussent la discipline et la solidité de ces Mahrattes.

« Une chose a rendu le maharajah très-populaire : c’est se scrupuleuse attention à rendre et à faire respecter la justice. Sous ce rapport il est inflexible, et il a fait pendre quelques centaines de brigands qui ravageaient impunément tout le pays sous l’autorité contestée de son prédécesseur. Plusieurs d’entre eux ont offert des sommes immenses pour racheter leur vie : mais il n’a fait grâce à personne, et il a distribué leurs dépouilles au petit peuple. Votre Seigneurie devinera facilement à quel point cette générosité, qui lui coûte si peu, a fait bénir son nom.

« Ceci me mène tout droit au sujet principal de ce rapport. J’ose espérer que Votre Seigneurie ne me désapprouvera pas, si j’ai cru devoir outrepasser un peu mes instructions.

« L’exécution des principaux brigands a mis fin au brigandage, et la plupart des pauvres diables qui faisaient ce sot métier sont rentrés dans la vie privée. D’autres ont passé la frontière et exercent leurs talents au Bengale, où j’ai eu le plaisir d’en saisir et d’en faire pendre une vingtaine. Parmi ces derniers (je veux dire ceux qui sont au Bengale, et non ceux qui ont été pendus), j’ai eu occasion de remarquer un drôle de la pire espèce, nommé Punth-Rombhoo-Baber, ou plus commodément Baber, ce qui signifie, en langue indoue, Votre Seigneurie ne l’ignore pas, le Tigre. Baber donc, ou le Tigre, s’est signalé, depuis sa naissance, par les exploits les plus brillants. Je n’oserais affirmer qu’il ait tué son père ou sa mère ; mais, à cela près, il a commis toutes sortes de crimes. À quinze ans, sa réputation était faite. Son habileté à se tirer des mains de la justice et de la police est presque fabuleuse. Pour citer de lui un tour qui vaut tous les autres, il a été empalé, et, profitent de l’absence des gardes, il s’est débarrassé de son pal et a traversé le Gange à la nage pendant la nuit pour chercher un asile dans le Goualior. Un autre jour, il fut pendu, mais si mal, que, sans que la corde eût cassé, il continua de respirer. Deux heures plus tard, on le dépendit pour le disséquer, et le docteur Francis Arnolt, chirurgien du 48e de ligne cipaye, allait lui plonger le scalpel dans la poitrine, lorsque Baber eut l’effronterie de se lever, d’arracher le scalpel au docteur étonné, de bondir vers la porte de l’amphithéâtre, de se glisser au travers de quatre ou cinq cents personnes, sans qu’on osât ou qu’on voulut lui mettre la main au collet, et de fuir jusqu’à Bénarès, où je le rencontrai, quand Votre Seigneurie daigna m’envoyer à Bhagavapour.

« Cette rencontre fut providentielle. Quoique j’ose me flatter de connaître à fond ma profession, un aide tel que Baber n’est pas à dédaigner. Par un bonheur extraordinaire, ce coquin croit avoir à se plaindre du capitaine Corcoran, qui l’a chassé du pays des Mahrattes. « Sans lui, dit-il, je vivrais bien tranquille au fond du royaume d’Holkar ; je jouirais paisiblement d’une fortune acquise par tant d’honorables travaux, et je serais heureux sous ma vigne et mon figuier avec ma femme et mes enfants, comme un patriarche. »

« Un motif plus singulier encore, et qui fera sans doute sourire Votre Seigneurie, l’a rendu l’ennemi irréconciliable du maharajah.

« Baber (où l’amour-propre va-t-il se nicher ?) se croit le premier homme de son temps et tout à fait invincible dans l’exercice de sa profession. S’il a subi quelques échecs dans le cours d’une vie déjà longue, ces échecs ne sont pas, dit-il, un effet de la faiblesse de son génie, mais de la sensibilité de son cœur. Deux fois les femmes l’ont trahi et vendu ; mais aujourd’hui, plein d’expérience et de jours, revenu de sa passion aveugle pour un sexe trompeur, il se flatte de ne plus craindre personne, et l’idée d’obtenir du gouvernement anglais sa grâce et trois cent mille roupies (je n’ai pas cru hasarder trop en lui promettant cette somme de la part de Votre Seigneurie), l’idée plus éblouissante encore de prendre mort ou vif le capitaine Corcoran, que tous les Mahrattes regardent comme invincible, et de terminer ainsi sa glorieuse carrière par un magnifique coup d’éclat, tout cela décide Baber à tenter la grande entreprise.

« Quant aux moyens d’exécution, je le connais : on peut s’en fier à lui. Dans sa première jeunesse, il était l’un des chefs les plus redoutables des thugs, et il a commandé longtemps des bandes de cinq à six cents hommes. C’est parmi ses anciens associés qu’il s’est chargé de recruter trente coquins déterminés, dont le moindre a été condamné à mort deux ou trois fois. Trente, c’est assez ; car je ne dois pas dissimuler à Votre Seigneurie que le but de Baber est bien moins de faire prisonnier Corcoran (chose à peu près impossible), que d’en débarrasser le gouvernement anglais, quibuscumque viis, c’est-à-dire n’importe comment.

« Je n’ai pas besoin, mylord, d’informer Votre Seigneurie que, en aucun cas, son nom ne pourra être compromis dans une pareille entreprise, et qu’elle pourra nier hardiment toute participation aux manœuvres du brave Baber. J’ai dû cependant montrer à Baber les pleins pouvoirs, signés de la main de Votre Seigneurie, qui me furent remis au moment de mon départ pour Bhagavapour, car ce gentleman voulait être certain d’obtenir sa grâce et les trois cent mille roupies que je lui ai promises ; mais vous devez bien penser, mylord, que ces papiers précieux n’ont été que montrés et non pas remis à l’honorable M. Baber.

« Au reste, l’exécution de son projet n’est pas très-difficile. La confiance du capitaine Corcoran dans sa popularité est si grande, qu’il n’a pas daigné mettre garnison dans sa capitale. Toute l’armée est distribuée sur la frontière, ainsi que Votre Seigneurie pourra s’en assurer si elle daigne jeter les yeux sur le plan ci-annexé. Il n’y a pas deux cents soldats à Baghavapour ; encore ce sont des soldats de police, dispersés dans les divers quartiers. Le palais est ouvert à tout le monde et à toute heure du jour. La seule garde qui soit à craindre, est composée d’un jeune tigre de trois mois et demi à peine, d’un grand tigre sauvage et de sa mère, cette fameuse Louison qui a donné tant de fil à retordre au colonel Barclay. Ces trois animaux sont doués d’un instinct merveilleux ; mais il est aisé de les surprendre à l’heure de la sieste et de les enfermer.

« Baber et moi, tantôt séparément, tantôt ensemble, nous avons examiné avec soin la disposition du palais et de ses issues, et fait notre plan de campagne. Il me paraît impossible que le soi-disant maharajah puisse s’échapper, quelle que soit sa force physique, qui est vraiment prodigieuse, et quel que soit son sang-froid.

« Si j’ai pris soin, mylord, de ne pas mêler le nom de Votre Seigneurie à ceux de M. Baber et d’autres gentlemen de même farine, je n’ai pas voulu non plus qu’on pût m’attribuer, en cas d’insuccès, une part quelconque de l’affaire. Ce n’est pas que je ne sois toujours prêt à exécuter, concilio manuque, tout ce qu’il plaira à Votre Seigneurie de m’ordonner dans l’intérêt du gouvernement de la Reine, notre gracieuse souveraine ; mais ici il n’est pas nécessaire de pousser si loin le zèle. Grâce au ciel, Baber et ses complices feront tout à eux seuls, et je ne tremperai pas les mains d’un loyal Anglais dans un meurtre que la morale publique réprouve bien que la politique le commande.

« En revanche, je me suis réservé la prise de possession de Bhagavapour au nom de Votre Seigneurie. Je profiterai du trouble qui suivra la mort de Corcoran pour annoncer l’arrivée prochaine de l’armée anglaise. Je connais ce peuple. Corcoran mort, nul n’osera résister, et tous ses desseins périront avec lui. Quant à la veuve et au jeune héritier présomptif, ils seront, comme disent les Français, expropriés pour cause d’utilité publique.

« J’espère que le prochain courrier apportera de bonnes nouvelles à Calcutta, et j’ose, mylord, supplier Votre Seigneurie de croire aux respects les plus profonds

« De son très-loyal, très-obéissant
« et très-dévoué serviteur,
« George-William Doubleface
« (alias Scipio Ruskaert). »

« P. S. Votre Seigneurie ne sera pas étonnée, j’ose le croire, si j’ai dû porter à un million de roupies le crédit qu’elle a daigné m’accorder sur la maison Smith, Henderson and Co, de Bombay. Votre Seigneurie n’ignore pas que les investigations de toute espèce auxquelles je me suis livré par ses ordres coûtent fort cher, et que, de toutes les marchandises connues, la trahison est la plus précieuse, bien qu’elle ne soit pas la plus rare. Outre l’honorable M. Baber et ses amis, j’ai dû acheter vingt-cinq ou trente consciences indoues, et bien que ces consciences païennes ne soient pas tout à fait au même taux que les consciences chrétiennes de messieurs les membres de la chambre des communes, cependant le tarif est encore très-élevé. Du reste, le trésor d’Holkar, auquel le soi-disant maharajah n’a fait qu’une brèche insignifiante, remboursera amplement le gouvernement de Sa Majesté.

« Il est même possible — mais ceci n’est qu’une conjecture dont Votre Seigneurie fera le cas qu’elle jugera convenable — que le gouvernement de Sa Majesté ne soit pas obligé de remplir tous ses engagements envers Baber ; car il est très-vraisemblable, ou que Corcoran surpris se défendra vigoureusement et pourra tuer quelques-uns des assaillants et peut-être Baber lui-même (ce qui éteindrait la créance en même temps que le créancier), ou que le peuple, indigné de l’assassinat de son chef bien-aimé, prendra les armes et se jettera sur les meurtriers, surtout si, comme il est désirable, la veuve du soi-disant maharajah survit à son époux et poursuit implacablement sa vengeance. Dans ce cas, l’économie serait encore plus complète, car aucun de ces gentlemen ne pourrait réclamer sa part de butin, et le gouvernement anglais ne perdrait guère que la somme insignifiante de vingt mille roupies, arrhes nécessaires du marché. Il pourrait même arriver que Sita, ignorant les diverses réflexions qui ont été échangées entre Baber et moi, et se défiant des ministres du défunt maharajah, eût l’idée de me confier le soin de sa vengeance. Dans ce cas, je me verrais obligé de poursuivre les assassins et de ne faire grâce à personne. Plus j’y pense, plus cette dernière solution me paraît la plus vraisemblable et la meilleure.

« 2e P. S. Au moment où j’allais terminer ce trop long rapport, un grand tumulte s’est élevé dans Bhagavapour. J’ai mis la tête à la fenêtre pour voir de quoi il s’agissait. J’ai même cru que Baber, par excès de zèle, venait de commencer l’attaque. C’était une erreur. Le peuple tout entier levait les yeux et les mains vers le ciel et poussait des cris comme à la vue d’un animal extraordinaire. J’ai regardé en même temps que les autres et j’ai vu un ballon d’une forme extraordinaire descendre lentement dans le parc du maharajah. On a jeté l’ancre. J’étais trop loin pour rien distinguer ; mais le peuple se prosterna dans les rues en criant que c’est le resplendissant Indra, dieu du feu, qui vient rendre visite à Vichnou, son confrère, incarné à Bhagavapour dans la personne de Corcoran. Je vais voir cette merveille et savoir quel est cet aéronaute qui joue le rôle du puissant Indra. À coup sûr, cet incident imprévu est fait pour augmenter encore le crédit et la réputation du maharajah. »

VII

Comment Yves Quaterquem, de Saint-Malo,
fut présenté à Scindiah.


Scipion Ruskaert ne s’était pas trompé. C’était bien un ballon qui venait de s’abattre, comme un oiseau de proie, sur la ville de Bhagavapour, et qui excitait la rumeur publique. En un instant, malgré l’apathie invincible des Indous, tout le peuple, saisi de respect, d’admiration et de curiosité, se précipita vers le parc du maharajah, afin de contempler de plus près cet animal singulier et prodigieux.

Mais au moment où l’on allait forcer l’entrée, Louison, qui se promenait tranquillement, s’étonna de ce grand concours de peuple et s’avança vers les Indous comme pour les interroger. En un clin d’œil, la foule disparut, refoulée par la frayeur, dans les rues environnantes, ce qui permit aux serviteurs du palais d’avertir Corcoran.

Celui-ci faisait tranquillement la sieste. À peine éveillé, il s’avança sur le perron du palais en se frottant les yeux. Il voyait descendre du ballon, qui rassemblait à une petite maison très-solide et très-légère et à un aigle aux ailes puissantes, une jeune femme d’une rare beauté et vêtue à la dernière mode de Paris. Un jeune homme de bonne mine lui donnait la main, et dans ce jeune homme Corcoran reconnut avec étonnement son cousin et son ami intime, le célèbre Yves Quaterquem[3] de Saint-Malo, membre correspondant de l’Institut de France.

Le premier mouvement du maharajah fut de s’élancer dans les bras de son ami.

« Ah ! l’heureux hasard ! s’écria Corcoran.

— Hasard ! répliqua le nouveau venu. Point du tout, mon cher… Nous faisons des visites de noces dans la famille. Voici ma femme. »

Et de la main il désigna la jeune femme qui l’accompagnait.

« Par la déesse Lackmi, dont vous êtes la vivante image, s’écria Corcoran en s’inclinant avec respect, si ce n’était un sacrilège de dire qu’on peut être aussi belle que Sita, je le dirais de vous, ma cousine.

— Or çà, dit Quaterquem, trêve aux compliments… Où vais-je mettre ma voiture ? car il me semble, seigneur maharajah, que tu n’as pas de remise assez grande pour la loger.

— Ton ballon ? dit Corcoran. Eh ! parbleu ! nous allons le mettre dans l’arsenal, dont j’ai seul la clef, et mon éléphant Scindiah en gardera l’entrée.

— Avant tout, mon cher ami, dit Quaterquem, sache bien que j’ai les plus fortes raisons pour cacher à tout le monde la forme et le mécanisme intérieur de mon ballon, et ne me donne que des serviteurs aveugles, sourds et muets.

— Par la barbe de mon grand-père ! s’écria Corcoran, Scindiah est le serviteur qu’il te faut. Viens ici, Scindiah. »

L’éléphant, qui rôdait librement dans le parc, s’approcha d’un air curieux, regarda attentivement le ballon, parut chercher le sens de cette masse énorme, et, après un instant de réflexions stériles, éleva sa trompe vers le ciel en fixant ses yeux sur Corcoran.

« Scindiah, mon ami, dit celui-ci, tu m’écoutes, n’est-ce pas, et tu me comprends ? Ce gentleman que tu vois est monsieur Yves Quaterquem, mon cousin et mon meilleur ami. Tu lui dois respect, affection, obéissance. C’est bien entendu, n’est-ce pas ?… Oui… Eh bien, il va te donner la main et tu lui donneras ta trompe en signe d’amitié. »

Scindiah obéit sans se faire prier.

« Quant à cette dame, continua Corcoran, c’est ma cousine, et, avec Sita, la plus belle personne de l’univers. »

Scindiah s’agenouilla devant la dame, lui prit la main délicatement avec sa trompe et la posa sur sa tête en signe de dévouement.

« Maintenant que la présentation est finie, relève-toi, mon ami, prends les cordes du ballon avec ta trompe, tire de toutes tes forces et amène-le dans l’arsenal. »

Ce qui fut fait en quelques minutes, car la force de l’éléphant égalait son intelligence. Puis il fut mis en faction devant la porte de l’arsenal, avec défense absolue de laisser entrer personne.

« Maintenant, dit Corcoran à ses hôtes, allons voir Sita, car je suis marié, mon cher Quaterquem, tout comme toi, et ma femme m’a apporté en dot un royaume assez joli, comme tu vois. »


VIII

Le Maëlstrom.


Sita s’avança au-devant de ses hôtes leur fit l’accueil le plus gracieux. Corcoran les présenta et expliqua en peu de mots les liens de parenté qui l’unissaient à Quaterquem.

« À toi maintenant de parler, dit-il en se tournant vers lui, et de nous dire comment tu nous arrives par le chemin des airs.

— Mon histoire est un peu longue, répliqua Quaterquem, mais je l’abrégerai. La dernière fois que je t’ai vu, c’était à Paris, je crois, dans la rue des Saints-Pères, il y a quatre ans. Je cherchais alors le moyen de diriger les ballons, et j’étais un pauvre diable, vivant de peu, mangeant du pain rassis, buvant l’eau des fontaines publiques, chaussé de souliers percés et vêtu d’un habit dont les coudes riaient de misère. Cependant, à force de chercher à droite, à gauche, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, j’ai fini par résoudre mon fameux problème.


Je mangeais du pain rassis. (Page 93.)

— Ô Christophe Colomb ! s’écria Corcoran, le monde t’appartient ! Nul homme n’a fait autant que toi pour ses semblables.

— Ne te presse pas de m’applaudir, dit Quaterquem. Je ne suis pas aussi bienfaiteur de l’humanité que tu pourrais le croire au premier abord… Aussitôt ma découverte faite, comme la science n’avait plus besoin de moi, je devins amoureux d’Alice, que tu vois et qui nous écoute en souriant… amoureux à en perdre la raison ; j’étonnai la mère, je bravai le père, un vieil Anglais archéologue et grognon, je bousculai le rival, un M. Harrisson ou Hérisson, qui fait le commerce du coton à Calcutta ; je troublai ce pauvre garçon au point qu’il tira un coup de pistolet sur mon futur beau-père, qui lui servait de témoin, croyant tirer sur moi, son adversaire ; je fis tant, que miss Alice Hornsby, ici présente, est devenue ma femme, et ne s’en repent pas, je crois.

— Oh ! cher bien-aimé, non ! s’écria Mme Quaterquem en s’appuyant doucement sur l’épaule de son mari.

— Je pensai d’abord, continua Quaterquem, à publier ma découverte dans l’intérêt du genre humain, et, entre nous, c’était une sotte idée, car le genre humain ne vaut guère qu’on s’occupe de lui ; mais j’eus le bonheur que l’Académie des sciences se moqua de ma découverte, et, sur le rapport de je ne sais quel vieux savant qui avait longtemps cherché la solution du problème sans le découvrir, déclara que j’étais fou à lier. Par bonheur, j’étais déjà marié, et le vieux Cornelius Hornsby, mon beau-père, qui ne m’avait accordé la main de sa fille qu’en échange du brevet d’invention que je devais prendre, et qu’il devait exploiter en France et en Angleterre, s’écria que je l’avais indignement trompé, me rendit ma parole, me donna sa malédiction et jura de ne plus revoir sa fille.

— Pauvre père ! dit Alice.

— Cette fois, Alice et moi, nous avions la bride sur le cou. Alice, un instant ébranlée, reprit bientôt confiance, je construisis mon ballon et j’en adaptai les diverses pièces moi-même, de peur d’indiscrétion, dans un village à cent lieues de Paris ; je m’approvisionnai et je partis un soir avec Alice, décidé à chercher asile dans un pays qui n’eût jamais vu l’ombre d’un académicien ou d’une société savante.

— Et tu as choisi Bhagavapour, cher ami ?

— Ni Bhagavapour, ni aucune autre capitale, ni aucun pays civilisé ou peuplé, répliqua Quaterquem, et voici mes raisons. L’homme, mon cher maharajah, tu le sais mieux que moi, est un vilain animal, hargneux, envieux, gênant, avare, querelleur, poltron, gourmand, dissolu ; surtout il a grand’peine à supporter son voisin. Un sage a dit : Homo homini lupus. J’ai donc cherché le moyen de n’avoir de voisin d’aucune espèce, et pour cela j’ai fait en ballon le tour du globe terrestre. Je ne m’arrêtai, comme tu peux penser, ni à la France, ni à l’Angleterre, ni à l’Allemagne, ni à aucune partie du continent européen. En planant au-dessus des villes et des campagnes, je voyais partout des soldats, des fonctionnaires, des mendiants, des prisons, des hôpitaux, des casernes, des arsenaux et des manufactures, et tout ce que la civilisation traîne derrière elle. La Turquie d’Asie me convenait assez. C’est le plus beau pays et le plus doux climat du globe. Je regardais avec envie les pentes du mont Taurus, et j’étais tenté de construire ma maison sur l’un de ses sommets qui ne sont accessibles qu’aux aigles. Mais là encore j’aurais eu des voisins, et qui pis est, des Turcs. L’Afrique me plaisait beaucoup. Là, dans ces solitudes délicieuses que dépeint le docteur Livingstone, gardés contre toute civilisation par les troupeaux de singes et d’éléphants qui parcourent la forêt immense et vont se baigner dans les eaux bleues du Zambèse, nous aurions pu, comme Adam et Ève, nous créer un paradis terrestre. Un matin, pendant que nous roulions ces pensées en dirigeant notre ballon vers le centre de l’Afrique, nous aperçûmes, à cinq cents pieds au-dessous de nous, la petite ville de Ségo, capitale d’un royaume aussi étendu que la France, et nous vîmes avec la longue-vue un spectacle étrange, épouvantable, que je n’oublierai jamais.

Six mille esclaves des deux sexes étaient rangés, les yeux bandés et les mains liées derrière le dos, au pied de l’enceinte de Ségo, qui est de forme circulaire. Derrière eux se tenait un pareil nombre de soldats, le sabre nu. Ils attendaient les ordres du sultan de Ségo, une sorte de nègre hideux, camard, lippu, lépreux, qui, du haut de son trône, s’apprêtait à donner le signal.

Enfin cet affreux nègre parla. Je n’entendis pas ses paroles, mais je vis le geste, je le vois encore. À cette parole, à ce geste, six mille sabres tombèrent à la fois sur le cou de six mille esclaves et tranchèrent six mille têtes[4]. J’en frémis d’horreur. Alice voulait partir, mais je la priai de rester, m’attendant que cette tragédie sanglante aurait un dénoûment conforme à la justice divine (au besoin j’aurais moi-même contribué à ce dénoûment), et je mis mon ballon en panne au moyen d’un mécanisme de mon invention qui est assez ingénieux, je m’en vante.

Je ne m’étais pas trompé. Après cet horrible carnage, il y eut dans la foule qui couvrait les remparts de Ségo un instant de stupeur ; puis une rage furieuse s’empara de tous les spectateurs, on massacra les gardes du sultan, on le saisit lui-même, on égorgea devant lui ses femmes et ses enfants, on bâtit sur leurs cadavres une tour, au sommet de cette tour on fixa un plancher, et l’on cloua les membres du sultan sur ce plancher, de façon qu’il eût la tête tournée vers le ciel et qu’il fût, vivant, la pâture des oiseaux de proie. Je t’avoue, mon cher maharajah, qu’un tel spectacle m’ôta pour jamais l’envie de m’établir sur les bords du Niger, du Nil ou du Zambèse, et m’aurait rendu le goût de la solitude, si j’avais pu le perdre.

Nous revînmes donc à ma première pensée, qui était de chercher une île déserte. Mais où trouver cette île précieuse, à l’abri de tous les pirates, de tous les marins, de tous les explorateurs ? Excepté dans l’océan Pacifique, il n’y a pas un pouce de terre où les Européens n’aient planté quelque drapeau unicolore, bicolore ou tricolore.

Nous cherchâmes longtemps. Notre ballon plana pendant huit ou dix jours au-dessus de la mer des Indes et de l’Asie méridionale ; mais nous ne trouvions aucune île, aucun rocher assez sûr pour abriter notre bonheur. Le continent, vu de si haut, nous paraissait une plaine immense, marquée de quelques ondulations imperceptibles au fond desquelles coulaient quelques ruisseaux, l’Indus, le Gange, le Brahmapoutra, le Meinam. Vos monts Vindhya, dont vous êtes si fiers, vos Ghâtes, et l’Himalaya lui-même, nous faisaient l’effet de ces murs que le paysan élève pour marquer la limite de son champ et qu’il franchit d’une enjambée.

Enfin, redescendant vers le sud-est, nous contemplâmes ce merveilleux groupe d’îles immenses et innombrables, parmi lesquelles Java, Sumatra et Bornéo tiennent le premier rang. Là, tout nous attirait, la fertilité du sol, la beauté du climat, et même la solitude ; car les hommes, animaux sociables et féroces, aiment à se réunir par milliers dans quelques coins de l’univers pour se dévorer plus commodément. J’enrage quand je vois des imbéciles qui s’appellent hommes d’État, entasser leurs peuples dans un étroit espace où tout manque, le pain, le vêtement, l’air et le soleil, et s’arracher à coups de canon des lambeaux de terre, pendant que des centaines de mille lieues carrées restent sans habitants.

— Mon ami, interrompit Corcoran, tu as raison, mais dis-nous vite où est ton île. Est-elle voisine de Barataria où Sancho Pança fut gouverneur ?

— Mieux encore, continua Quaterquem. Mon île est unique dans l’univers. Cherche sur la carte de l’Océanie, à moitié chemin entre l’Australie et la Californie, à deux cents lieues environ au sud-est des îles Sandwich. C’est là.

Le 15 juillet de l’année dernière (cette date m’est restée dans la mémoire, parce que c’était le jour où j’avais coutume de ne pas payer mon terme), nous commencions à nous sentir découragés de tant de recherches inutiles, lorsqu’un spectacle singulier attira notre attention. Nous appuyant tous deux sur le parapet de la nacelle, nous vîmes, à mille pieds environ au-dessous de nous, un trois-mâts américain en détresse.

La surface de l’océan était calme ; il n’y avait pas un nuage dans le ciel, le navire lui-même n’avait rien perdu de sa mâture, et cependant il tournait dans un cercle immense, avec une vitesse qui croissait à chaque minute ; en même temps il se rapprochait toujours davantage d’une espèce de gouffre ou d’entonnoir où l’entraînait le tourbillon des flots. L’équipage et les passagers, se voyant perdus, s’étaient agenouillés sur le pont et adressaient à Dieu une dernière supplication.

En effet, Dieu seul pouvait les sauver, car toute la science des marins les plus expérimentés n’aurait pu lutter contre la force aveugle et irrésistible de la mer. Le gouffre où le navire était entraîné, et qui n’a pas encore été signalé sur les cartes géographiques, est plus redoutable encore que le fameux Maëlstrom, si redouté des Norvégiens. Son centre d’attraction était situé à quinze cents pas environ d’une petite île que nous distinguions admirablement et qui paraissait avoir sept ou huit lieues de tour.

Tout à coup un dernier cri retentit sur le pont. Le trois-mâts, qui tournait toujours avec une rapidité prodigieuse, arriva enfin au fond du gouffre et s’engloutit. Nous regardâmes longtemps avec une émotion profonde le lieu du désastre ; aucun homme vivant ne reparut ; mais, par une horrible ironie du destin, la mer se calma aussitôt que le navire eut fait naufrage. On eût dit qu’un monstre caché, satisfait de sa proie, rendait le calme aux flots. Peu à peu les vagues se mirent à tourner en sens inverse, et à ramener à la surface de l’océan tout ce qu’elles avaient englouti. Le trois—mâts lui-même, tout démantelé, à demi brisé, alla échouer contre les rochers.

C’est alors que, regardant avec attention l’île au-dessus de laquelle se trouvait notre ballon, nous vîmes qu’elle était faite à souhait, comme dit Fénelon, pour le plaisir des yeux. Des forêts de bananiers, d’orangers et de citronniers en couvraient la plus grande partie. Le reste était revêtu d’un gazon plus fin et plus serré que le plus beau gazon d’Angleterre. Au fond des vallées coulaient quatre ou cinq ruisseaux d’une eau limpide, dans laquelle s’ébattaient gaiement des milliers de truites. Enfin (avantage inappréciable !) aucun homme sauvage ou civilisé ne semblait avoir mis le pied dans notre île.

Je dis notre, car nous n’hésitâmes pas un instant. Dès le premier coup d’œil, Alice jugea qu’elle ne pouvait appartenir qu’à nous. Le gouffre la défend contre toute attaque par mer. Quant à celles qui peuvent venir du ciel, personne, heureusement, ne possède encore l’art de diriger les ballons.

Quaterquem en était là de son récit, lorsqu’un coup de feu retentit dans l’arsenal ; aussi un tumulte épouvantable s’éleva dans le palais d’Holkar et lui coupa la parole. Louison, qui était couchée sur le tapis et qui regardait le narrateur avec une curiosité mêlée de sympathie, se leva toute droite et dressa les oreilles. Le petit Rama prit un air belliqueux, comme s’il se fût préparé au combat. Moustache se hérissa et se plaça devant Rama, terrible rempart. Corcoran se leva sans rien dire, prit un revolver à crosse d’argent qui était suspendu à la muraille, et voyant que Quaterquem s’armait et allait le suivre, il lui dit d’un air calme :

« Mon cher ami, reste avec les femmes et veille à leur sûreté. Je te laisse Louison. Il n’y a rien à craindre : c’est une sentinelle qui aura fait feu par mégarde. Louison, reste ici, ma chérie, je le veux !… »


IX

Acajou, bon nègre.


De tous côtés les serviteurs de Corcoran couraient en désordre, les uns armés, les autres sans armes, mais tous remplis de terreur et croyant à une attaque imprévue. La vue de Corcoran leur rendit le courage et la confiance.

« Que personne ne sorte ! dit-il. Sougriva, faites cerner le palais, le parc et l’arsenal. »

En même temps il s’avança d’un pas ferme vers la porte de l’arsenal. C’est là qu’il avait placé Scindiah.

Il aperçut alors, avec étonnement, un Européen que l’éléphant maintenait avec sa trompe contre le mur, et qui essayait inutilement de s’échapper. En regardant de plus près, il reconnut le docteur Scipio Ruskaërt.

Corcoran fronça le sourcil. Les soupçons qu’il avait conçus lui revinrent à l’esprit sur-le-champ.

« Que faites-vous là, docteur Scipio ? » demanda-t-il.

Ruskaërt, encore serré contre le mur par la trompe de l’éléphant, fit signe qu’il avait perdu le respiration. En réalité, il se donnait le temps de chercher la réponse

« Lâche-le, mon bon Scindiah, » dit Corcoran.

L’éléphant obéit à regret.

« Seigneur maharajah, dit Ruskaërt, j’avoue mon tort et ma déplorable curiosité, mais j’en suis cruellement puni. »

En même temps il essayait de sourire et d’échapper au danger d’une explication ; mais Corcoran n’était pas d’humeur à plaisanter.

« Maître Scipio Ruskaërt, dit-il d’une voix impérieuse, qu’alliez-vous faire dans l’arsenal ? pourquoi avez-vous violé la consigne ? par quelle porte êtes-vous entré ?

— Seigneur maharajah, dit l’espion, qui commençait à s’alarmer, il ne faut pas attacher trop d’importance à un accident malheureux. Je vous ai entendu parler souvent de ce merveilleux canon de bronze, d’or et d’argent, que les jésuites ont fondu en 1644 pour l’un des ancêtres d’Holkar, et qui représente la bataille de Rama contre Ravana et des singes contre les Rakshasas, telle que l’a décrite le poëte Valkimi. Je vous avoue que je n’ai pas pu résister au désir de pénétrer dans l’arsenal pour dessiner les bas-reliefs de ce canon. Je comptais faire une agréable surprise à toutes les sociétés savantes de l’Europe en publiant mon dessin à cent mille exemplaires. J’aurais dû penser que vous gardiez avec un soin jaloux un trésor si rare et si précieux. »

Cette excuse pouvait être vraie. Corcoran reprit d’un ton plus doux :

« Mais comment êtes-vous entré dans l’arsenal ? Enfin, qui a tiré ce coup de feu ? »

Tout à coup une figure nouvelle sortit de terre et répondit sans avoir été interrogée :

« C’est moi, massa, moi Acajou, bon nègre. »

Le nouveau venu était un nègre de la plus grande espèce. Six pieds de haut. Ses bras étaient gros comme des jambes, et ses jambes comme des colonnes. Du reste, une figure pleine de bonhomie, qui riait en montrant ses dents blanches.

« Et que fais-tu là, toi aussi, Acajou, bon nègre que je n’ai jamais vu ? demanda Corcoran.

— Moi garder le ballon en l’absence de massa Quaterquem, massa. Lui curieux, ajouta-t-il en montrant Scipio, moi fidèle ; lui bien attrapé. Coup de revolver dans le bras. »

Effectivement, le sang coulait du bras du docteur Scipio Ruskaërt, mais il ne paraissait pas y faire attention ; il s’apprêtait à faire face à un danger bien autrement terrible.

« Voyons, maître Acajou, dit Corcoran, raconte-nous comment l’affaire s’est passée, puisqu’il n’y a pas d’autre témoin que toi et l’éléphant, et que mon pauvre Scindiah n’a pas reçu du ciel le don de l’éloquence. »


Acajou, bon nègre, arrête le traître Ruskaert. (Page 108.)

Acajou ne se fit pas prier. Il fit passer de sa joue droite à sa joue gauche une chique qui le gênait un peu, et :

« Massa Quaterquem, dit-il, avoir confié à moi la garde du ballon. Moi, voyant ça, dormir de l’œil droit, ouvrir l’œil gauche de toutes mes forces. Lui (désignant Ruskaërt) monter sur le mur de l’arsenal, faire des signes à quelqu’un de l’autre côté du mur, sauter à bas de l’enceinte, fureter partout, écrire notes avec crayon, compter bombes, boulets ; moi, très-étonné, ouvrir l’œil droit et regarder avec attention. Lui, continuer sa marche, voir le ballon, venir vers moi et vouloir entrer et examiner ressorts mécaniques. Moi trouver lui trop curieux, prendre pistolet à ceinture, amorcer, viser et tirer, pan ! juste quand il entrait. Lui, effrayé, vouloir se sauver par la grande porte, mais arrêté par Scindiah. Animal, Scindiah ! mais pas bête !

— C’est bien, maître Acajou ! dit Corcoran. Voici vingt roupies. Massa Quaterquem sera très-content de vous. »

La figure du nègre rayonnait de joie. Il prit les roupies et se mit à genoux devant le maharajah pour le remercier.

« Pour vous, monsieur Ssipio Ruskaërt, docteur de l’Université d’Iéna, suivez-moi en lieu sûr jusqu’à ce que je sache pourquoi vous escaladez les murs de mon arsenal au risque de recevoir les balles des sentinelles.

— Seigneur maharajah, dit l’espion avec une hauteur affectée, songez au droit des gens. Vous rendrez compte de cet abus de pouvoir à la Prusse et à l’Angleterre. Prenez garde !

— Ami Ruskaërt, répliqua Corcoran, j’en rendrai compte à Dieu, que je crains beaucoup plus que les Prussiens et les Anglais réunis. Si vous êtes honnête homme, vous ne devez pas craindre qu’on examine votre conduite ; si vous ne l’êtes pas, vous ne méritez aucune pitié. »

Et comme Sougriva arrivait, suivi de quelques soldats, et conduisant un Indou prisonnier qui avait les mains liées derrière le dos, Corcoran lui dit :

« Assurez-vous du docteur Ruskaërt. Qu’on l’enferme dans une salle du palais. Que deux sentinelles en gardent la porte… Pour plus de sûreté, Louison se mettra en faction avec les deux sentinelles. »

Sougriva éleva les mains en forme de coupe et répondit :

« Seigneur Maharajah, faudra-t-il séparer l’un de l’autre ces deux prisonniers. »

Ruskaërt, qui avait gardé tout son sang-froid jusqu’à l’arrivée de l’Indou, parut alors troublé pour la première fois. Il fit signe des yeux à l’Indou, sans doute pour lui recommander le silence ; mais celui-ci demeura immobile et impassible comme s’il le voyait pour la première fois.

Corcoran surprit ce signe.

« Où as-tu saisi cet homme ? demanda-t-il à Sougriva.

— Seigneur maharajah, ce n’est pas moi qui l’ai saisi ; c’est Louison. Tout à l’heure, suivant vos ordres, j’avais fait cerner par les soldats le parc, le palais de l’arsenal, lorsque j’ai vu de loin un homme à cheval qui galopait sur la route de Bombay. Cette précipitation m’a donné l’éveil. Ce n’est pas l’usage de courir quand on a la conscience nette. J’ai crié à cet homme de s’arrêter. Il a galopé de plus belle, et comme j’étais à pied, nous aurions sûrement perdu sa trace, lorsque Louison a paru tout à coup.

— Comment donc ! mademoiselle Louison ! interrompit Corcoran avec une feinte sévérité. Je vous avais pourtant bien dit de rester au palais ! »

La tigresse ne se trompa point sur le sens de cette mercuriale. Elle se dressa debout sur ses pattes de derrière, appuya celles de devant sur les épaules de son maître et frotta joyeusement sa belle tête fine et tachetée contre celle du maharajah.

« Seigneur, continua Sougriva, Louison n’a pas plus tôt vu de quoi il s’agissait, qu’en trente ou quarante bonds elle a dépassé le cavalier et s’est plantée au milieu du chemin pour l’empêcher de passer. Le cheval s’est cabré et a renversé l’homme sous lui. Alors Louison a mis sa griffe sur les épaules de l’homme et l’a maintenu jusqu’à notre arrivée. »

Le docteur Ruskaërt et le prisonnier indou, qui écoutaient ce récit avec beaucoup d’attention, parurent rassurés en voyant que Sougriva n’en savait pas davantage.

« Mais enfin, dit Corcoran, quelle raison as-tu de soupçonner cet homme ? Il est à cheval et il galope ; ce n’est pas un crime.

— Seigneur maharajah, image de Brahma sur la terre, céleste incarnation de Vichnou, dit le prisonnier d’une voix suppliante, grâces soient rendues à votre générosité. Ce n’est pas vous qui soupçonnez les malheureux et qui maltraitez les faibles ! par le divin Siva, je suis innocent.

— Qui es-tu ? demanda Corcoran.

— Seigneur, je m’appelle Vibisbana et je suis un pauvre marchand parsi de Bombay. Un mauvais sort m’a poussé vers Bhagavapour, où je venais acheter du coton pour mes correspondants anglais. Maudit soit le jour où je suis venu dans vos États, puisque je devais être l’objet de cet odieux soupçon ! »

La figure douce et résignée de ce pauvre homme inspirait la compassion.

« A-t-on trouvé quelque chose de suspect sur lui ? demanda Corcoran.

— Non, seigneur. Rien que des habits et quelque argent.

— Eh bien, qu’on le délie et qu’on lui rende son cheval. »

Sougriva et les soldats se mirent en devoir d’obéir.

X

Des moyens d’avoir un bon domestique.


Un éclair de joie illumina les yeux de l’Indou prisonnier. Ruskaërt lui-même, quoiqu’il eût protesté qu’il ne le connaissait pas, parut content de sa délivrance.

Tout à coup un incident nouveau changea la décision de Corcoran.

Le petit Moustache arrivait, tenant à sa gueule une lettre cachetée à la mode européenne. Ces sortes de lettres sont rares à Bhagavapour, de sorte que le maharajah fut étonné. Il prit la lettre, caressa Moustache, regarda l’adresse, reconnut une écriture anglaise et lut avec étonnement ces mots :

À lord Henry Braddock, gouverneur général de l’Indoustan.

« Eh bien, seigneur maharajah, que vous disais-je ? s’écria Sougriva. Ce papier a dû être jeté derrière un buisson de la route au moment où Louison arrêtait cet homme, et Moustache, qui suivait sa mère, l’a ramassé en jouant.

— Voilà qui est étrange ! » s’écria Corcoran.

Il regarda la signature : — Doubleface (alias Ruskaërt) — et le docteur, qui avait reconnu sa lettre, réfléchit un instant, et commença sa lecture. C’était la lettre dont nous avons donné plus haut le texte.

Pendant cette lecture, Doubleface pâlissait à vue d’œil.

Quand elle fut terminée, Corcoran dit :

« Mettez-lui les fers aux pieds et aux mains. Jetez-le dans le premier cachot venu. Pour le reste, qu’il attende.

— Que faut-il faire du messager ? demanda Sougriva.

— C’est toi qui es ce fameux Baber dont il parle ? demanda Corcoran.

— Eh bien oui, seigneur, répondit effrontément le prisonnier, je suis Baber. Mais souvenez-vous que le lion généreux ne doit pas écraser la fourmi parce qu’elle l’a piqué au talon. Si vous daignez me faire grâce, je puis vous servir.

— C’est bien, dit Corcoran. Tu peux trahir encore deux ou trois maîtres, n’est-ce pas ? Je m’en souviendrai. »

On emmena les deux prisonniers, et Corcoran rentra tout pensif dans le palais.

— Eh bien, demanda Quaterquem, quel est donc ce grand évènement qui t’a fait sortir le pistolet au poing ?

— Ce n’est rien, dit Corcoran, qui ne voulait pas inquiéter les deux femmes : une fausse alerte donnée par une sentinelle ivre d’opium. Mais toi, continua-t-il, d’où te vient cet ami Acajou dont tu ne nous avais pas encore parlé, et que je viens d’apercevoir tout à l’heure ?

— C’est la fin de mon histoire, répondit Quaterquem, et j’allais vous l’expliquer lorsque le coup de fusil nous a interrompus.

Vous vous souvenez du naufrage dont Alice et moi nous avions été témoins. Ce naufrage nous parut un avis du ciel qu’il ne fallait pas négliger. Nous jetâmes l’ancre dans l’île, je dégonflai mon ballon, je le mis à l’abri sous un châtaignier énorme, et nous nous avançâmes vers la plage, où le vaisseau naufragé était couché sur le flanc comme une baleine échouée.

Tout l’équipage avait péri, mais nous trouvâmes une grande quantité de provisions de toute espèce si soigneusement enfermées dans des caisses, que l’eau de mer n’avait pu les gâter, et cinq cents barriques de vin de Bordeaux. À cette vue, je ne doutai plus que la Providence ne nous invitât à planter notre tente dans l’île, et, avec le consentement d’Alice, qui eut la modestie de ne pas vouloir lui donner son propre nom, je la baptisai île Quaterquem.

Par un rare bonheur, non-seulement la cargaison qui nous tombait du ciel était la plus précieuse que nous puissions désirer, mais encore il nous était impossible d’en retrouver le propriétaire, car la mer avait emporté le bordage sur lequel était écrit le nom du vaisseau, et tous les papiers du bord. J’étais donc occupé à faire l’inventaire de notre trésor, lorsque j’entendis tout à coup Alice pousser un cri de surprise et une voix d’homme lui dire gravement en anglais :

— Comment vous portez-vous, madame ?

Jamais on ne fut plus étonné. Je me retourne, et je vois un homme d’âge mûr, fait, taillé, sculpté, habillé, rasé comme un ministre protestant, et suivi d’une femme encore belle, mais d’âge assorti au sien, et habillée avec le soin le plus scrupuleux, à la mode de 1840. Derrière eux venaient, par rang de taille, neuf enfants de quinze à trois ans : six filles et trois garçons.

C’était toute la population de l’île.

À parler franchement, je ne fus pas très-heureux de la rencontre. Comment ! j’avais fait le tour du monde pour trouver une île inaccessible ; j’y entre, et du premier coup j’y rencontre onze Anglais grands et petits : vraiment, c’était jouer de malheur. Alice riait de ma mésaventure : au fond, elle n’était pas fâchée de voir des compatriotes.

— Monsieur, dis-je à l’Anglais, par quel chemin êtes-vous arrivé ici ?

— Par mer. Nous avons fait naufrage, ma chère Cecily et moi, le 15 juin 1840, six mois après que Dieu m’eut fait la grâce de m’accorder sa main en légitime mariage. Nous étions venus dans l’Océanie pour évangéliser les sauvages des îles Viti ; j’avais même un chargement de bibles à cette intention. Mais notre vaisseau, le Star of Sea, se perdit dans le gouffre que vous voyez, et nous échappâmes seuls à la mort, Cecily et moi. Heureusement nous n’avons pas perdu courage ; nous avons défriché deux ou trois cents acres de terre, nous avons bâti une maison à laquelle j’ajoute un pavillon tous les deux ans, lorsque par la bénédiction du Très-Haut je vois ma famille s’augmenter d’un nouveau rejeton. Enfin, si je pouvais donner des maris à mes filles et des épouses à mes fils, je n’envierais rien aux plus fortunés patriarches. Mais vous, êtes-vous seuls échappés au naufrage ?

— Nous sommes venus par le chemin des airs, répondit Alice.

Et elle expliqua qui nous étions et ce que nous cherchions. Le ministre se jeta à genoux avec toute sa famille, en remerciant le ciel.

— Mais nous allons repartir, lui dis-je. Je veux que mon île soit déserte.

— C’est bien ainsi que je l’entends, répliqua l’Anglais. Combien estimez-vous mon île à peu près ?

— Je ne veux pas l’acheter. Gardez-la. Je pars.

— Au nom de Dieu, s’écria-t-il, prenez-la pour rien si vous voulez, mais emmenez-nous hors d’ici. Cecily, qui n’a pas pris une tasse de thé depuis vingt ans, ne veut pas rester une minute de plus.

Sa proposition me convenait à merveille.

— Voyons, lui dis-je, cent mille francs, est-ce assez pour votre île ?

— Cent mille francs ! s’écria-t-il. Ah ! monsieur, que toutes les bénédictions du ciel vous accompagnent ! Quand partons-nous ?

— Laissez moi le temps de visiter ma nouvelle propriété. Nous partirons demain. Je vous déposerai à Singapore.

— Il me tarde, dit l’Anglais, de lire le Times et le Morning-Post.

— Oh ! s’écria Cecily, et nous aurons du thé et des sandwiches !

À la pensée de goûter cette félicité, les six jeunes Anglaises et les trois petits Anglais se léchèrent voluptueusement les lèvres.

— Je serai heureux, dit le père, que vous veuillez bien accepter pour ce soir notre modeste hospitalité.

En même temps il nous montra le chemin. Sa maison, qui se composait d’un simple rez-de-chaussée commodément distribué, était fort grande et flanquée de plusieurs pavillons irréguliers, mais propres et d’un aspect agréable. À première vue, je reconnus que je n’avais pas fait une mauvaise affaire.

Le dîner fut très-bon et très varié ; le vin surtout était exquis, car la mer, en jetant sur les bords de l’île des épaves de tous les naufrages, se chargeait de garnir la cave du révérend missionnaire. La conversation fut joyeuse et animée ; nos hôtes se réjouissaient de quitter l’île, et moi je me réjouissais encore davantage de m’y établir. Alice raconta au révérend les nouvelles du monde entier depuis vingt ans.

— Sa gracieuse Majesté Victoria vit-elle encore ? demanda-t-il. Et Sa Grâce l’immortel duc de Wellington ? Et sir Robert Peel, baronnet ? Et le vicomte Palmerston ? Les whigs sont-ils au pouvoir, ou les torys ? etc., etc.

Enfin les questions cessèrent et nous allâmes nous coucher. Dès le lendemain j’emmenai toute la famille à Singapore, et, tout couvert de leurs bénédictions, je les déposai sur le quai avec un bon de cent mille francs payable chez MM. Cranmer, Bernus and Co. Quelques jours après, le révérend Smithson, suivi des neuf petits Smithson et de sa femme, partit pour évangéliser une tribu de Papous, que les voyageurs venaient de signaler dans la terre de Van-Diémen.

La promptitude avec laquelle le révérend Smithson m’avait cédé son île, dont il était pourtant seul propriétaire, n’ayant à payer d’impôts ni pour le gouvernement, ni pour l’administration, ni pour les bureaux, ni pour l’armée, ni pour la police, ni pour la gendarmerie, ni pour le gaz, ni pour l’entretien des routes, ni pour le pavage de rues, ni pour quelque objet que ce fût, utile, inutile ou nuisible, — cette promptitude, dis-je, me suggéra quelques réflexions.

Que manquait-il à ce brave homme ? N’avait-il pas à satiété le boire et le manger, un climat très-doux, une terre fertile, une sécurité parfaite, une liberté sans limites, et une famille bien portante qui s’accroissait sans fin et sans mesures ? Ne pouvait-il pas jouer au cricket dans la journée et au whist après le coucher du soleil ? Évidemment, ce qui le chassait de mon île, c’était l’ennui de ne voir autour de lui que des petits Smithson, de n’entendre que les discours de Mme Smithson et de n’avoir pas l’ombre d’un voisin qu’il pût aimer ou haïr. En un mot, il subissait le supplice de ce grand prince trop continuellement obéi, qui disait à son premier ministre : « Contredis-moi donc une fois si tu peux, afin que nous soyons deux. »

D’autre part, ma chère Alice, qui est une excellente musicienne, pleine d’esprit, de grâce, de bonté, de piété, n’a pas le moindre talent pour faire la cuisine.

Comme elle a reçu plus d’un million en dot, elle a toujours cru que les biftecks naissent tout cuits. (Ne dis pas non, ma chère ; c’est l’éducation qu’on donne aux plus charmantes filles de France, et Dieu sait où cela les mene !) D’où il suit que j’avais besoin de quelqu’un pour la servir. C’est alors qu’il me vint une idée dont vous admirerez certainement la profondeur.

Prendre à mon service et transporter dans mon île des domestiques ordinaires était chose impossible. Personne n’aurait voulu s’enfermer là, à la condition de n’en sortir qu’avec ma permission. J’avais besoin d’une famille assez persécutée pour que cette réclusion lui parut un bienfait, et assez honnête pour ne pas oublier le bienfaiteur. C’est parmi les condamnés à mort que je cherchai le phénix dont j’avais besoin.

En moyenne, on peut compter que le bourreau abat légalement environ cinq cents têtes par jour, sur toute la surface du globe. Il y a du plus ou du moins, selon les jours, mais enfin c’est la moyenne. Naturellement, ceux qu’on pend, qu’on roue, qu’on écartelle, qu’on empale et qu’on met à la broche sont compris dans ce chiffre, mais non pas ceux qu’on tue à coups de fusil sur le champ de bataille au son des tambours et des trompettes, et en criant : Vive le roi ! ou Vive l’archiduc !

Or, de cinq cents pauvres diables, vous m’accorderez bien qu’un dixième au moins n’a rien fait pour mériter la corde, le pal ou la guillotine. C’est même bien peu, si l’on considère que la justice française est la seule qui (de son propre aveu) ne se trompe jamais. Il s’agissait donc de mettre la main sur un de ces cinquante innocents et de lui sauver la vie. Je remontai en ballon avec ma chère Alice, et nous recommençâmes notre voyage de circumnavigation autour du globe.

Mais, dit Quaterquem en s’interrompant, si vous voulez savoir le reste de l’histoire, faites venir Acajou.

Le nègre ne tarda pas à paraître et, sur l’invitation de Quaterquem, continua en ces termes :

« Moi nègre, fils de nègre. Grand-père roi du Congo. Père enlevé par les blancs et fouetté, ce qui fait pousser le coton et le café. Moi, Acajou, bon nègre, né au Bayou Lafourche en Louisiane. Content de vivre. Poisson salé pendant la semaine, petit-salé le dimanche. Coups de fouet trois fois par mois : moi rire du fouet, avoir bon dos, peau dure, patience, et danser la bamboula tous les soirs dans la belle saison.

« À seize ans, moi très-content. Voir Nini. Aimer Nini. Porter la hotte de Nini, le seau de Nini, le balai de Nini. Obtenir la permission de balayer la maison pour Nini. Moi danser tout seul avec Nini, chercher querelle à mes amis pour Nini, boxer pour Nini, avoir l’œil poché pour Nini, prendre du sucre et du café dans le buffet pour Nini en l’absence des maîtres, danser sur la tête et les mains pour amuser Nini, et demander à Dieu de m’accorder Nini.

« De son côté, Nini coquette, Nini dire à moi que je l’ennuie. Nini rire avec Sambo, vanter Sambo, bambouler avec Sambo, accepter le collier de Sambo. Moi très en colère. Offrir belle robe à Nini, et Nini abandonner Sambo. Moi demander Nini en mariage et obtenir. Mariage fait. Moi très-heureux. Nini petite femme à moi, Nini caresser le menton d’Acajou, aimer Acajou, faire le bonheur d’Acajou. Moi remercier bon Dieu et faire la nique à Sambo.

« Sambo, lui, très-sombre, rien dire. Penser beaucoup. Préparer trahison. Dénoncer Acajou au maître, faire fouetter Acajou trois fois par semaine. Peau d’Acajou tigrée comme peau de zèbre. Acajou accusé de tout. Cheval boiteux, Acajou ; chien de chasse perdu, Acajou ; argenterie volée, encore Acajou, et toujours Acajou.

« Grand malheur. Maître assassiné dans un bois, près de sa maison. Qui a fait le coup ? Sambo accuser Acajou. Acajou bon nègre, pas savant, ne pas savoir se défendre. Blancs arriver par troupes, — deux ou trois cents à cheval, revolver à la ceinture. Écouter Sambo. Croire Sambo, appeler le juge Lynch. Saisir Acajou, lier les pieds et les mains, apprêter corde avec nœud coulant, et engager Acajou à plaider sa cause. Acajou bon nègre, plus bête que méchant, rien dire, être condamné à mort, avoir grand’peine, pleurer beaucoup, implorer bon Dieu, penser à Nini qui nourrit petit enfant d’Acajou, embrasser Nini, dire adieu à toute la terre, maudire perfide Sambo, réciter dernière prière, et s’apprêter à faire couic ! couic ! pendu par le cou et remuant les jambes.

« Tout à coup, entendre crier : Au feu ! au feu ! blancs se disperser pour voir ce que c’est, et l’ange du bon Dieu, massa Quaterquem, descendre du ciel, couper liens, faire monter Acajou en ballon, et rire du juge Lynch, à cinq cents pieds en l’air. Pas plus de feu que sur la main. Blancs revenir furieux, voir la corde d’Acajou coupée, tirer des coups de fusil sur le ballon. Acajou rire de tout son cœur. Acajou sauvé, massa Quaterquem revenir la nuit suivante, emmener Nini et Zozo, l’enfant de Nini. Acajou baiser les pieds de massa Quaterquem, et offrir de le suivre au bout du monde. Nini suivre Acajou et Zozo suivre Nini. Massa Quaterquem alors transporter Acajou, Nini et Zozo dans son île. Acajou très-content. Travailler, bêcher, labourer la terre, panser les petits poneys de massa Quaterquem. Nini faire la cuisine, — bonne cuisine ; Nini très-friande. Zozo tremper ses petits doigts dans la sauce et barbouiller ses joues de confitures. Nini très-contente, appeler Zozo polisson et admirer Zozo. Acajou et Nini travailler trois ou quatre heures par jour, pas davantage. Jamais fouetté. Massa Quaterquem emmener Acajou dans ses voyages. Acajou garder ballon. Acajou donner sa vie pour massa Quaterquem. »

XI

Deux chenapans.


Après ce récit naïf, qui fit rire plus d’une fois les assistants, Alice et Sita se retirèrent chacune de son côté. Corcoran avait fait préparer le plus bel appartement du palais d’Holkar pour son ami. Au moment où Quaterquem se levait, le maharajah le retint par le bras et lui dit :

« Reste, j’ai besoin de toi. Prends ce cigare et écoute-moi. »

Il lui fit alors le récit de ce qui s’était passé dans la journée et lui montra la lettre de Doubleface à lord Henri Braddock.

« Que ferais-tu à ma place ? demanda-t-il enfin.

— Si j’étais à ta place, répliqua son ami, je renoncerais au bonheur de gouverner les hommes ; je placerais les cinquante millions de roupies (c’est la somme que t’a léguée, je crois, ton défunt beau-père Holkar) sur le trois pour cent français ; je garderais, comme argent de poche, cinq ou six cent mille roupies en bonnes quadruples d’Espagne bien sonnantes et trébuchantes ; je prierais mon ami et cousin Quaterquem de me céder la moitié de son île et trois places dans son ballon, l’une pour Mme Sita, l’autre pour moi, la troisième pour le jeune Rama ; je ferais mes adieux à mes loyaux et fidèles sujets en termes nobles et attendris, enfin je proclamerais la république avant mon départ afin de laisser aux mains des Anglais un chat aux griffes puissantes, dont on ne se rend pas maître comme on veut.

— C’est ce que je ferais, dit le maharajah en secouant la tête, si j’étais Quaterquem ; mais étant Corcoran…

— Oui, étant Corcoran et Breton, tu t’entêtes et tu veux jouer un mauvais tour aux Anglais. Je comprends cette idée, oh ! oui… mais alors si tu as pris ton parti, pourquoi me demandes-tu conseil ?

— As-tu jamais lu, demanda Corcoran, l’histoire d’Alexandre le Macédonien ?

— Un conquérant dont tous les historiens parleront, que tous les imbéciles admireront, que tous les voleurs de grands chemins copieront, et qui rayonne comme un phare dans les ténèbres de l’antiquité.

— Et celle de Gengis Khan et de Tamerlan ?

— Deux braves qui ont fait couper plus de têtes qu’un évêque n’en pourrait bénir en trois mille ans, et qui ont acquis une gloire immortelle.

— Parfait. Eh bien, moi, Corcoran, Malouin de naissance, Français de nation, marin de profession, échoué par hasard sur la côte de Malabar et devenu, je ne sais comment, propriétaire de douze millions d’hommes, je veux imiter et surpasser Alexandre, Gengis Khan et Tamerlan ; je veux qu’il soit parlé de mon sabre aussi bien que de leur cimeterre ; je veux rendre la liberté à cent millions d’Indiens, et s’il m’en coûte la vie, eh bien, je serai heureux de mourir glorieusement, tandis que tant de créatures humaines meurent de faim, de soif, de fièvre, de misère, de choléra, de goutte ou d’indigestion.

« Et pour commencer, que dois-je faire de M. George-William Doubleface, esq., qui m’espionne pour le compte du gouvernement anglais, et qui veut me faire assassiner par son digne ami Baber !

— Avant tout, il faut les confronter l’un avec l’autre, et si la confrontation amène la conviction, eh bien, cher ami, la potence n’est pas faite pour les chiens.

— Tu as raison. »

Corcoran frappa sur un gong.

« Ali, dis à Sougriva d’amener les prisonniers. »

Ali obéit. Doubleface et Baber entrèrent l’un après l’autre dans la salle, les mains liées derrière le dos et suivis de douze soldats. Doubleface gardait sa contenance impassible ; Baber, plus humble en apparence, paraissait néanmoins avoir fait d’avance le sacrifice de sa vie.

« Monsieur Doubleface, dit le maharajah, vous connaissez le sort qui vous attend ?

— Je sais, dit l’Anglais, que je suis dans vos mains.

— Vous connaissez cette écriture ?

— Pourquoi le nier ? la lettre est de moi.

— Vous savez, je suppose, quel est le châtiment des traîtres, des espions et des assassins ? »

L’Anglais ne sourcilla pas.

« Avec la lettre que voilà, continua Corcoran, je pourrais vous faire empaler et jeter à la voirie, comme un chien, cependant je vous offre votre grâce… à une condition, bien entendu.

— J’espère, dit Doubleface en se redressant, que cette condition ne sera pas indigne d’un gentleman.

— J’ignore, répliqua le maharajah, ce qui peut être digne ou indigne d’un gentleman tel que vous ; mais enfin voici ma condition. Vous me donnerez l’original des instructions de lord Henry Braddock, ou si cet original n’existe plus, vous m’en donnerez une copie exacte, certifiée par votre témoignage et votre signature.

— C’est-à-dire que vous m’offrez la vie à condition que je déshonorerai mon gouvernement ? Je refuse.

— Vous êtes libre. Sougriva, fais préparer la potence. »

Sougriva sortit avec empressement.

« À nous deux maintenant, mon cher monsieur Baber, continua Corcoran. Tu vois qu’il s’agit de choses sérieuses. Sois sincère si tu veux que je te pardonne.

— Seigneur, dit Baber, qui se prosterna contre terre, la sincérité est ma vertu principale.

— Cela donne une fameuse idée de tes vertus secondaires, continua Corcoran ; mais, avant tout, il faut que tu saches ce que l’Anglais, ton complice, préparait contre toi, si tu avais réussi à m’assassiner. »

Et il lut à haute voix le passage de la lettre de Doubleface, où celui-ci se déclarait prêt, aussitôt que Corcoran aurait été tué, à faire exécuter Baber, si c’était nécessaire.


Interrogatoire de monsieur Baber. (Page 133.)

Cette lecture remplit de rage le cœur de l’Indou. Ses yeux étincelants semblaient vouloir dévorer l’Anglais.

« Tu vois, reprit Corcoran, quels ménagements tu dois à ce gentleman. Parle maintenant.

— Seigneur, s’écria Baber, lumière incréee de l’Éternel, image du resplendissant Indra, cet homme m’a tenté. Par ses conseils, j’ai réuni trente de mes anciens compagnons d’infortune, obligés, comme moi, de fuir, dans les bois et dans les déserts, la justice toujours incertaine des hommes. C’est dans douze jours que nous devions pénétrer dans le palais. Un corps d’armée commandé par le major général Barclay et réuni, sous prétexte de grandes manœuvres militaires, à quinze lieues de la frontière, devait faire son entrée aussitôt après votre mort. En attendant, plusieurs zémindars, liés par un traité secret avec les Anglais, se tenaient prêts à saisir Bhagavapour, la reine Sita, votre fils et vos trésors. Vous savez tout. Je ne vous demande qu’une grâce, seigneur maharajah, c’est, avant d’être pendu moi-même, de voir pendre cet Anglais doublement traître envers vous et envers moi.

— Tu le détestes donc bien ? demanda Corcoran.

— Ordonnez qu’on me délie les mains, s’écria Baber, et qu’on me permette de l’étrangler moi-même.

— C’est une idée, cela, dit Quaterquem.

— Et même une assez bonne, continua le marahajah en riant, et qui m’en suggère une autre. Monsieur Doubleface, connaissez-vous le maniement du sabre ?

— Oui, dit amèrement l’Anglais, et si j’étais libre et armé…

— Oui, oui, j’entends, dit Corcoran en riant, vous êtes de ceux qu’il n’est pas bon de rencontrer au coin d’un bois. Eh bien, nous verrons demain ce que vous savez faire ainsi que Baber. Les conditions ne sont pas tout à fait égales, car vous me paraissez bien supérieur à ce pauvre diable ; mais j’aurai soin d’égaliser les chances. Le combat ne pourra pas durer plus d’une heure. Aussitôt l’un des deux tué, je ferai grâce au survivant. Si personne n’est tué, vous serez empalés tous les deux. — Et maintenant, mes bons amis, allez dormir, si vous pouvez. — Sougriva, tu me réponds de ces deux chenapans sur ta tête. »

Sougriva éleva les mains en forme de coupe, et sortit emmenant ses prisonniers.

« Maintenant, mon cher ami, dit Corcoran à Quaterquem, nous sommes seuls. Toute l’Inde est endormie ou va dormir. J’en ai fini avec les traîtres et les espions, causons librement. »

XII

Révélation inattendue.


« Il me tardait, dit Quaterquem, d’être seul avec toi… Qu’as-tu donc pu faire aux Anglais pour exciter leur bile à ce point ? Partout où je vais, leurs journaux te traitent comme un successeur de Cartouche et de Mandrin, leur espions surveillent tes actions, leurs soldats vont marcher contre toi. Ce matin, en passant au-dessus de Bombay, j’ai vu des préparatifs immenses. Les canons se comptaient par centaines, les voitures de toute espèce par dizaines de mille, et, ce qui est plus significatif encore, l’armée qu’on réunit contre toi n’est composée, sauf sept régiments sikhs et gourkhas, que de troupes européennes, c’est-à-dire de l’élite de l’armée anglo-indienne. Assurément, je n’ai pas de passion pour ce peuple orgueilleux et renfrogné ; mais il faut se supporter entre voisins… Tiens, permets-moi de me citer pour exemple. J’avais autrefois, rue Mazarine, un portier de la pire espèce, bourru, grognon, malfaisant. Passé dix heures du soir il fermait sa… c’est-à-dire ma porte. Il ne l’ouvrait pas avant sept heures du matin. Dans l’intervalle, s’il m’arrivait d’aller au spectacle ou de m’attarder dans les rues, j’étais forcé de coucher chez mes amis, et un soir, moins heureux, j’ai couché au violon…

— Mon ami, interrompit Corcoran, tu termineras demain l’histoire de ton portier. Écoute les choses sérieuses que je veux te dire et qui t’expliqueront la haine des Anglais. Tu sais ou tu dois savoir que je suis arrivé à l’empire, comme Saül, fils de Kis, qui cherchait des ânesses et qui trouva un royaume. Mes ânesses, à moi, c’était le fameux manuscrit du Gourou-Karamta, soupçonné par Wilson, signalé par Colebrooke, inutilement cherché par vingt orientalistes anglais. Sur la route j’ai rencontré Holkar et j’ai sauvé sa fille et son royaume. Jusque-là, rien que de fort ordinaire ; mais voici un secret que je n’ai encore dit à personne, secret terrible, secret redoutable qui peut me coûter la vie ou me donner le plus beau trône de l’Asie. C’est Holkar mourant qui me l’a confié, en me faisant jurer que je vengerais sa mort.

« Au temps où Bonaparte, général en chef de l’armée d’Égypte, méditait la conquête de l’Inde, il fit alliance avec Tippoo-Sahib, sultan de Mysore. Celui-ci crut qu’il allait être secouru par la France ; ce qui précipita sa perte. Les Anglais, avertis par leurs espions, se hâtèrent de l’attaquer dans Seringapatam, sa capitale. Il fut tué pendant l’assaut.

« Tippoo-Sahib, quoique musulman, était un esprit fort, et mettait toutes les religions au service de sa politique. Il avait eu l’adresse de créer une immense société secrète qui s’étendait dans tout l’Indoustan, et qui regardait l’extermination des Anglais comme une œuvre divine. Sa mort arrêta une révolte générale qui était près d’éclater, et pendant quelques années l’association dont il était l’âme parut dissoute ; mais un de ses serviteurs fidèles, qui voulait le venger, révéla le secret au père d’Holkar, qui dès lors devint le chef réel et l’espoir des Indous.

« Les Anglais, toujours sur leurs gardes, devinèrent ses desseins et l’attaquèrent avant qu’il fût prêt au moment où il allait conclure une alliance avec le fameux Runjeet-Sing, qui devait les aborder par le nord-ouest, pendant qu’il ferait révolter le centre et le sud de l’Inde. Le grand malheur de ce pauvre pays, c’est que, grâce à la variété des races et des religions, qui se détestent mutuellement, on y trouve facilement des traîtres. Holkar trahi fut vaincu et tué avec deux de ses fils. Runjeet-Sing reçut dix millions de roupies pour rester neutre. Mais les Indous, indignés, ne voulurent pas reconnaître d’autre chef que le jeune Holkar, troisième fils du défunt, et les Anglais, contents de ce premier succès, n’osèrent pas pousser leur ennemi au désespoir. On lui prit la moitié de ses États, cinquante millions de roupies, et on lui donna pour surveillant le colonel Barclay, celui qui vient de se signaler dans la révolte des cipayes et qu’on a fait major général.

— Oui, dit Quaterquem, et la révolte a éclaté, et les cipayes ont été pendus, et Holkar a été tué, comme l’avaient été avant lui son père et Tippoo-Sahib ; et toi, Corcoran, natif de Saint-Malo, tu vas te faire trahir et tuer comme tes prédécesseurs. Mon ami, tu es fou. Viens dans mon île ; il y a place pour deux. Nous y vivrons tranquillement en jouant aux quilles en été et au billard en hiver, ce qui est le vrai but de la vie. Et si mon île te déplaît, j’en ai découvert une autre dans le voisinage, presque aussi inaccessible et aussi belle que la mienne. Je te l’offre. »

Corcoran regarda quelque temps son ami sans rien dire. Puis il haussa doucement les épaules :

« Mon cher Quaterquem, quand je serais certain d’échouer et d’être fusillé dans dix jours, je n’en ferais pas moins ce que je fais. Mais ne me prends pas pour un rêveur. Connais-tu cet autographe ?

— C’est la signature de Napoléon lui-même ! s’écria Quaterquem étonné.

— Lis maintenant le titre de ce manuscrit.

— « Liste des étapes de l’armée française, de Strasbourg à Calcutta par voie de terre, écrite sous la dictée de Sa Majesté Napoléon Ier, Empereur des Français, Roi d’Italie, Protecteur de la confédération du Rhin, Médiateur de la confédération Helvétique, et signée de la propre main de Sa Majesté. Paris, 15 avril 1812. »

— Cette note, mon ami, est écrite de la main de M. Daru, intendant général de l’armée. Les agents de Napoléon, Lascaris[5] entre autres, qui parcourait la Syrie et le désert sous le nom de Scheik Ibrahim, avaient d’avance éclairé la route et préparé les peuples à de grands événements. Dans les vastes plaines de la Mésopotamie, chez les Wahabites, dans les montagnes de la Perse, du Khoraçan et du Mazanderan, on savait que l’invincible sultan Bounaberdi, le bras droit d’Allah, allait jeter les Anglais à la mer, et tout le monde était prêt à lui fournir des vivres, des bêtes de somme et même des renforts, soit par obéissance aux décrets d’Allah, soit par haine contre les Anglais ; car, il faut leur rendre cette justice, que s’ils cessaient un instant d’être les plus forts dans l’Inde, on les hacherait menu comme chair à pâté. »

Voici en résumé quel était le plan de Napoléon, dont une copie fut remise au père d’Holkar par un agent secret qui traversa toute l’Inde déguisé en fakir :

« Napoléon, partant de Dresde, alla rejoindre son armée sur le Niémen. De là, pénétrant en Lithuanie, il coupait en deux et prenait la grande armée russe. (Il s’en fallut de quelques heures de marche, comme tu sais, que ce plan ne réussît, ce qui aurait mis Petersbourg, Moscou et le czar même à la discrétion de Napoléon). Ce premier point obtenu, le reste était facile. Le czar rendait sa part de Pologne, et l’Autriche la Galicie. La Pologne entière, remise sur ses pieds, montait à cheval pour suivre Napoléon. Mais ne crois pas qu’on laissât le czar sans compensation. Tu vas voir quel présent on lui faisait ! La Chine ! Tu ouvres de grands yeux. Mon ami, rien n’était plus facile. La Chine est à qui veut la prendre. C’est un grand corps sans âme. J’ai vu et je sais des choses… J’ai des projets pour l’avenir… Napoléon avait fort bien discerné, malgré la distance, qu’un empire immense où tout est classé, étiqueté, parafé, enregistré, où toutes les actions de la vie sont prévues et toutes les heures du jour employées par les rites, où cent mille Tartares à cheval montent la garde autour du souverain et suffisent pour épouvanter trois cent cinquante millions d’hommes, — Napoléon, dis-je, savait bien qu’un tel empire est la proie du premier venu. C’est pourquoi il en offrait la moitié à son compère Alexandre, mais la moitié seulement, et encore était-ce le nord de l’empire, qui est froid et rempli de steppes. Sans le dire, il se réservait le reste, c’est-à-dire tout ce qui est au sud du fleuve Hoang-Ho. À la Chine méridionale il ajoutait la Cochinchine et l’Inde, de façon que tout le continent de l’Asie eût été partagé entre ces deux maîtres, Alexandra et Napoléon.

« Naturellement, les Turcs, étant sur son passage, auraient été les premiers sacrifiés. Pour apaiser l’Autriche, qui devenait vassale, et surtout pour l’opposer à la Russie, on lui faisait aussi sa part, qui était la vallée du Danube, de la source à son embouchure. Puis Napoléon, entraînant sur ses pas la cavalerie hongroise et polonaise, entrait dans Constantinople comme dans un moulin. Tu sais qu’il a rêvé toute sa vie d’être empereur de Constantinople. C’est ce qui l’a brouillé avec le czar, qui faisait juste le même rêve.

« Il avait déjà la France et l’Italie ; par son frère Joseph il espérait avoir l’Espagne. Tanger, Oran. Alger et Tripoli n’auraient fait qu’une bouchée. L’Égypte l’attendait, le connaissant déjà, et l’isthme de Suez, que M. de Lesseps perce aujourd’hui avec tant de peine, eût été coupé en six mois. Déjà ses ingénieurs avaient retrouvé les traces d’un vieux canal maintenant ensablé et qui date sans doute du feu roi Sésostris. Enfin, de gré ou de force, la mer Méditerranée était à lui, et du haut de Gibraltar les Anglais auraient vu passer ses flottes sans pouvoir les arrêter au passage.

— Qui t’a révélé tous ces beaux projets de Napoléon ? demanda Quaterquem, et de qui tiens-tu ces confidences, qu’il n’a sans doute faites à personne ?

— Me prends-tu pour un romancier ? répliqua le maharajah. T’imagines-tu que je m’amuserais à prêter à ce grand homme des idées de mon cru ? Sache d’abord que Napoléon a toujours été fort mal connu jusqu’ici. Cet homme, qu’on a toujours cru si positif, n’était au fond qu’un grand poëte et un mathématicien distingué. Comme poëte, il avait des fantaisies sans limites ; comme mathématicien, il enveloppait ses fantaisies d’une apparence de précision et de calcul qui éblouissait le sens commun des imbéciles.

— Tu as probablement raison, dit Quaterquem ; mais encore une fois, qui t’a révélé les projets de Napoléon ?

— Lui-même, mon cher ami ; oui, lui-même, car, outre la note que tu viens de voir, et qui fut écrite par Daru sous la dictée du maître, il en est une plus complète encore et plus secrète, pour laquelle il n’a pas voulu emprunter la main d’un secrétaire. Tiens, lis toi-même. Voici la dépêche à Lascaris, son seul confident. M. de Lamartine, mal informé, a cru que les Anglais avaient saisi les papiers de Lascaris au Caire après sa mort. C’est le consul anglais qui répandit ce bruit à dessein, pour arrêter les recherches ; mais ces papiers précieux existent encore. Les voici. Lascaris mourant avait chargé un ami de les porter au gouvernement français ; mais cet ami se voyant surveillé et craignant les pièges de Mehemet-Ali, alors pacha d’Égypte, s’enfuit à Suez, s’embarqua sur un bateau ponté et, ne sachant à qui confier ce précieux dépôt, fit voile vers l’Inde et le remit aux mains d’Holkar lui-même. »

La dépêche de Napoléon est si claire, si ferme, si précise, a si bien prévu tous les incidents qui pouvaient survenir, qu’on la reconnaîtrait au style, quand la signature et l’écriture même n’indiqueraient pas le véritable auteur.

« Mais quel usage veux-tu faire des plans de Napoléon ?

— Les exécuter, mon cher ami.

— As-tu comme lui douze cent mille hommes à ta disposition ?

— J’ai l’Inde, qui semble assoupie, mais qui veille comme un boa constrictor, nonchalamment étendue au soleil et prête à se jeter sur sa proie. Songe que je suis aux yeux de ces pauvres gens la onzième incarnation de Vichnou. Depuis deux ans, des milliers de brahmines et de fakirs de toute espèce annoncent sous main aux Indous que Vichnou lui-même s’est incarné pour les délivrer. On fait sur moi des légendes. On dit, et je laisse croire, qu’il n’y a rien de plus utile, que les balles s’aplatissent et que les sabres s’émoussent en me touchant. Deux ou trois affaires, où j’ai payé de ma personne et dont je me suis tiré avec bonheur, m’ont fait une réputation incroyable. Tu trouveras dans Bhagavapour cent personnes qui jurent m’avoir vu, de leurs yeux vu, jeter des flammes par la bouche et brûler le camp des Anglais. D’autres m’ont vu mettre en fuite, à coups de cravache, toute la cavalerie anglaise. Plus ces histoires sont absurdes, plus on s’empresse d’y croire. Ces pauvres indous, en quête d’un héros et d’un vengeur, se sont précipités sur moi. Enfin si les Anglais avaient attendu encore trois ou quatre ans, leur ruine était certaine, car toute l’Inde aurait été en armes et sous mes ordres.

— Oui, mais ils connaissent tes desseins, et ils vont te prévenir. Tu as vu la lettre de ce coquin de Doubleface ?

— Celui-là du moins payera pour tous, dit Corcoran. Demain matin, après déjeuner, je te promets un spectacle amusant. »


XIII

De l’éducation et des manières de M. William
Doubleface, esq.


Le lendemain, dès huit heures du matin, Quaterquem fut éveillé par un bruit de tambours et de trompettes. Tout le peuple remplissait les rues et les places de Bhagavapour. En même temps, dans la grande cour du palais, piaffaient d’impatience les chevaux arabes et turcs de Corcoran.

Quaterquem interrogea l’un des serviteurs.

« Seigneur, dit l’Indou, c’est le maharajah qui donne une grande fête à son peuple.

— De quelle fête veux-tu parler ?

— C’est aujourd’hui que nous allons voir pendre l’Anglais.

— Pauvre Doubleface ! » dit Quaterquem.

Il s’habilla en toute hâte, pour ne rien perdre du spectacle qui se préparait. Corcoran l’attendait déjà et le déjeuner était servi. Alice et Sita s’assirent en face des deux amis.

« Ne pourriez-vous pas, en ma faveur, lui faire grâce et le renvoyer à Calcutta ? dit Alice. C’est un compatriote, après tout. Et vous, ma chère Sita, ne ferez-vous rien pour ce malheureux qui va périr ?

— Vichnou m’est témoin, dit la douce et charmante fille d’Holkar, que j’ai le sang versé en horreur ; mais je croirais trahir Corcoran lui-même si je lui demandais la vie de cet assassin.

— Pour moi, dit Quaterquem, qui voudrais voir pendre tous les traîtres de la création, je ne suis pas fâché qu’on commence par celui-là.

— Au reste, ajouta Corcoran qui s’était tu jusque-là, il lui reste encore une planche de salut. Qu’il s’y accroche, s’il le veut. Qu’il trahisse son gouvernement après m’avoir trahi ; une trahison de plus ou de moins, pour un Doubleface, ce n’est rien. »

En même temps il ordonna qu’on fit venir le prisonnier.

Doubleface se présenta d’un air fier. Il était suivi de Baber. Tous deux avaient les fers aux pieds et aux mains.

« Vous savez ce qui vous attend ? demanda Corcoran.

— Je m’en doute, répondit l’autre.

— Vous savez à quel prix vous pouvez sauver votre vie et même votre liberté ?

— Je le sais. Pendez-moi.

— Je suis fâché, dit Corcoran, que vous ayez consenti à faire un pareil métier, car vous êtes un brave.

— Peuh ! dit Doubleface, on fait le métier qu’on peut. Si j’étais né fils aîné de lord, je serais général d’armée, gouverneur de l’Inde, de Gibraltar ou du Canada ; je dirais en public des choses dénuées de sens, et je serais applaudi comme un politique de la plus haute volée ; je chasserais le renard avec tous les gentlemen du comté ; je présiderais tous les banquets, je porterais des toasts à toutes les dames. Mais le sort ne l’a pas voulu. Personne n’a connu mon père. Ma mère m’a élevé, Dieu sait comment, dans les rues de Londres. À dix ans, j’ai été embarqué comme mousse sur un navire qui allait chercher du café et du sucre à l’île Maurice ; j’ai fait cinq ou six fois le tour du monde, j’ai appris sept ou huit langues sauvages, et enfin, à bout de tout, ne sachant que faire pour devenir un gentleman, je suis devenu chef de la police à Calcutta. Lord Braddock m’a offert cette mission, je l’ai acceptée. Je savais que je courais le risque d’être pendu ; j’ai joué la partie, je l’ai perdue. Faites ce qu’il vous plaira. Quant à trahir celui qui m’emploie, non ! Il faut avoir la probité de son métier.

— Bien ! dit Corcoran. Je suis fixé. Pour toi, ami Baber, je vais t’offrir, aussi bien qu’à cet Anglais, un moyen de n’être pas pendu. À toi d’en profiter. »

Et, se tournant vers l’escorte :

« Qu’on les conduise tous deux dans le cirque des Éléphants, » dit-il.

Cet ordre fut promptement exécuté.

Tout le monde sait que le cirque des Éléphants, de Bhagavapour, si célèbre dans tout l’Indoustan, a été construit par les ordres et sur les plans du célèbre poëte Valmiki, auteur du Ramayana, et architecte distingué.

C’est une enceinte en briques, parfaitement lisse à l’extérieur, mais qui enferme à l’intérieur un vaste amphithéâtre, assez semblable à ceux des cirques romains. Les places les plus basses et en même temps les plus recherchées du public sont élevées de dix-huit pieds au-dessus de l’arène, qui en est séparée par une seconde enceinte de poteaux énormes et si rapprochés l’un de l’autre, qu’aucun homme, si mince qu’il soit, ne pourrait se glisser dans les interstices.

C’est là que devait avoir lieu, à la grande joie du peuple de Bhagavapour, le combat de Baber et de Doubleface. Le vainqueur, suivant l’arrêt de Corcoran, devait avoir la vie sauve.

Le soleil, resplendissant dans un ciel pur, éclairait cette scène imposante. Tout le peuple de Bhagavapour, assis sur les gradins de l’amphithéâtre, attendait avec curiosité l’ouverture de la fête qui lui avait été promise. Hommes et enfants mangeaient, buvaient et riaient en pensant à la grimace que le malheureux Anglais ne pouvait manquer de faire à son dernier soupir.

Pour calmer un peu l’impatience de la foule, on lâcha d’abord un éléphant sauvage, pris l’avant-veille dans la forêt, et on le plaça entre trois éléphants apprivoisés, dont l’un à sa droite, le second à sa gauche et le troisième par derrière, le poussaient et le frappaient à coups de trompe pour lui enseigner ses nouveaux devoirs. La mine piteuse du pauvre sauvage, ainsi malmené et dressé sous les yeux de quarante mille personnes, était un spectacle étrange et réjouissant. Hélas ! pauvre éléphant ! il avait été, lui aussi, victime d’une trahison. Une jeune éléphante apprivoisée l’avait, par ses coquetteries, amené dans le piège, et maintenant il excitait la risée des hommes.

Mais on se lassa bientôt de ce vaudeville, et l’on commença à réclamer le drame.

« L’Anglais ! l’Anglais ! le traître ! Baber ! Baber ! » demandèrent mille voix.

Enfin les trompettes retentirent, et Corcoran entra dans l’amphithéâtre à cheval. À sa droite s’avançait son ami Quaterquem. À sa gauche Louison et Moustache, Alice et Sita n’avaient pas voulu assister au combat et étaient demeurées dans le palais d’Holkar. Garamagrif, trop sauvage encore pour être lâché en public, les gardait.

Corcoran monta d’un pas lent et majestueux les trois marches qui le séparaient du trône et fit asseoir près de lui son ami. Louison s’étendit à ses pieds d’un air gracieux et ennuyé. Le jeune Moustache se coucha entre les pattes de sa mère.

Au même instant, le maharajah fit un signe, et l’on amena les deux prisonniers devant lui.

« Vous connaissez les conditions du combat, dit-il. Vous n’avez que le choix de les accepter ou d’être empalés.

— Lumière incréée des mondes, s’écria Baber en élevant vers le ciel ses mains chargées de chaînes, sublime incarnation de Vichnou, tout ce que ta bouche ordonne sera pour moi comme le Rig-Véda. »

Doubleface ne dit rien, mais fit signe qu’il consentait à tout plutôt que d’être empalé.

XIV

La mort d’un coquin.


« Monsieur Doubleface, continua Corcoran, vous avez le poignet solide ? »

L’Anglais fit un signe affirmatif.

« Vous avez les reins solides ? »

Même signe.

« Vous connaissez le maniement du sabre ?

— Oui, dit encore Doubleface.

— Très-bien, dit Corcoran. Et toi, ami Baber, quelle est l’arme que tu préfères ?

— Seigneur, répliqua Baber, ma religion me défend de verser le sang des hommes, mais elle me permet de les étrangler.

— Eh bien, homme pieux, tes désirs et ceux de ce gentleman vont être satisfaits. Qu’on donne à Doubleface un sabre de Damas de la plus fine trempe, et à Baber une corde terminée par un nœud coulant, et que chacun des deux s’escrime aux dépens de son voisin ! Surtout, qu’ils n’oublient pas qu’il est maintenant neuf heures du matin, et qu’à dix heures l’un des deux doit être tué, sans quoi ils seront tous deux empalés. »

Ce n’est pas sans motifs que Corcoran faisait donner aux deux combattants des armes si différentes. Si le sabre était une arme terrible dans la main de l’Anglais, le nœud coulant n’était pas moins dangereux dans les mains de l’agile et souple Baber, ancien chef des Étrangleurs de Goualior. La lutte était donc incertaine.

Enfin on mit les deux combattants en liberté.

À première vue, on aurait eu peine à deviner quel serait le vainqueur. L’Anglais, haut de cinq pieds huit pouces, robuste, osseux, solidement campé sur ses reins, ressemblait à une tour inébranlable. On lisait dans ses yeux le calme de la force et le mépris absolu de son adversaire. Évidemment il s’attendait à le couper en deux du premier coup de sabre. Ce fut l’opinion de Corcoran lui-même, et tous les Indous, qui haïssaient profondément l’Anglais, furent alarmés en voyant sa contenance impassible et pleine de confiance.

De son côté, Baber n’était pas un homme à dédaigner. Moins grand que Doubleface et plus mince, il paraissait et il était réellement très-inférieur en force physique. Ses bras et ses jambes étaient maigres, sa poitrine étroite et osseuse. Ses yeux mêmes, fauves comme ceux du léopard, exprimaient la ruse plus que le courage ; sa ressource principale était une agilité prodigieuse. Il se couchait, se relevait, bondissait comme le tigre, dont on lui avait donné le nom.

Enfin Corcoran regarda sa montre et dit :

« Allez. »

À ce signal, les deux adversaires, éloignés environ de cinquante pas, s’avancèrent l’un sur l’autre.

Baber commença l’attaque. Il partit en bondissant et s’élança sur son adversaire, comme s’il eût voulu le prendre corps à corps ; mais ce n’était qu’une feinte. Au moment de lancer un nœud coulant, il fit un bond de côté.

Doubleface reçut cette attaque avec sang-froid. Il pivota brusquement sur lui-même, évita le nœud coulant et assena un coup de sabre épouvantable sur la tête de l’Indou. S’il l’eût atteint, le crâne du malheureux Baber aurait été fendu en deux et, avec le crâne, le nez et le menton ; mais Baber n’était pas homme à se laisser surprendre.

D’un saut en arrière il se mit hors de portée, puis il s’enfuit avec la vitesse d’un cerf poursuivi par le chasseur, et fit le tour de l’arène.

Doubleface ne douta plus de sa victoire. Il le suivait de près et allait l’atteindre, lorsqu’un obstacle imprévu l’arrêta dans sa course.

Baber, tout en feignant de fuir et de se laisser atteindre, calculait soigneusement la distance qui le séparait de son adversaire et le regardait par-dessus l’épaule.

Quand il crut le moment venu, il se retourna et lança son nœud coulant.

Doubleface vit venir le nœud et l’évita fort adroitement. La corde, qui devait le saisir et l’étrangler, manqua le but et vint s’enrouler autour de son pied droit.

Il tomba.

Aussitôt Baber s’arrêta pour dégager sa corde et la mettre autour du cou de l’Anglais ; mais Doubleface se releva promptement et lui lança un second coup de sabre, aussi inutile que le premier.

L’Indou s’était déjà mis hors de portée.

Le combat dura quelque temps sans succès marqué de part et d’autre. L’Anglais, dans un combat corps à corps, eût été d’une supériorité éclatante ; mais Baber était insaisissable.

Cependant une demi-heure s’était écoulée déjà. Le soleil montait rapidement sur l’horizon, et la chaleur devenait insupportable. Baber, accoutumé dès sa naissance au climat brûlant de l’Inde, ne paraissait pas en souffrir ; mais Doubleface ruisselait de sueur. Évidemment, si le combat se prolongeait encore pendant un quart d’heure, il était certain de sa défaite. Il résolut donc de faire un effort suprême.

« Lâche coquin ! cria-t-il, tu n’oses pas m’attendre ! »

Mais cette insulte ne parut pas émouvoir beaucoup Baber.

« Qui t’empêche de courir ? » répliqua-t-il.

Au même instant, Doubleface s’élança le sabre nu, l’accula, par deux ou trois feintes bien ménagées, dans un coin de l’enceinte et lui assena un tel coup de sabre, que tous les spectateurs crurent que la dernière heure de l’Indou avait sonné.

Mais le jongleur était déjà hors d’atteinte ; avec la prestesse et l’agilité d’un singe, il avait grimpé le long d’un des poteaux de l’enceinte et, assis à son sommet, regardait tranquillement son adversaire.

Tous les spectateurs applaudirent à ce brillant tour de force. Doubleface, irrité et pressé de décider l’affaire, essaya d’imiter et de poursuivre Baber.

Il prit donc son sabre avec les dents et commença à grimper lui-même le long du poteau.

Mais cette idée lui fut fatale.

Baber, qui l’observait, lança tout à coup le nœud coulant sur le malheureux Doubleface, puis tirant brusquement la corde à lui, il lui causa une si vive douleur, que l’Anglais lâcha prise et resta suspendu en l’air et étranglé.


Baber, triomphant, traîna Doubleface. (Page 162.)

Ce fut la fin du combat. Tout le peuple de Bhagavapour battit des mains à ce trait d’adresses et de sang-froid, et Baber, triomphant, traîna son ennemi autour de l’enceinte, comme Achille avait traîné Hector autour des remparts de Troie.

« C’est bien, dit Corcoran. Tu vas avoir ta grâce, ami Baber. Et maintenant, Sougriva, fais enterrer ce pauvre Doubleface. De son vivant, c’était un misérable traître, un espion, le rebut de l’espèce humaine. Il est mort, paix à ses cendres ! »

Puis il rentra dans son palais, suivi des acclamations du peuple de Bhagavapour, qui admirait sa justice et sa clémence.

Là, sans délai, il écrivit la dépêche suivante :


À lord Henri Braddock, gouverneur général de l’Indoustan, à Calcutta.

Bhagavapour, 16 février 1860
.
« Mylord,

« Les relations de bon voisinage et d’amitié qui ont toujours subsisté et qui, je l’espère, subsisteront toujours entre mon gouvernement et celui de Votre Seigneurie, me font un devoir de vous avertir d’un incident fâcheux qui aurait pu exciter des susceptibilités réciproques ; Votre Seigneurie me rendra cette justice, que je n’ai pas ajouté foi à de misérables calomnies, et que j’ai puni le calomniateur comme il le méritait.

« Un certain Scipio Ruskaërt, se disant sujet prussien et protégé anglais, muni d’une lettre de recommandation (fabriquée sans doute par un faussaire) de sir Barrowlinson, est venu me demander aide et protection, sous prétexte d’études scientifiques sur la flore et la faune des monts Vindhya.

« Sur la foi de sir John Barrowlinson, à qui le monde savant doit, je le sais, tant de reconnaissance, mais qui a été en cette occasion la dupe d’un scélérat insigne, j’ai fait à ce Ruskaërt l’accueil le plus flatteur et le plus hospitalier, qu’il a payé de la plus noire ingratitude.

« Votre Seigneurie, en lisant la copie ci-jointe de la lettre que ce Ruskaërt, dont le véritable nom est, paraît-il, Doubleface, Votre Seigneurie, dis-je, sera sans doute indignée de l’abus qu’un tel misérable a prétendu faire de son nom, et des instructions déshonorantes qu’il a osé prêter à Votre Seigneurie. Je me hâte de dire que mon indignation d’une si lâche calomnie a prévenu le mépris de Votre Seigneurie, et que ce Doubleface qui, d’ailleurs, n’a pas nié son titre de chef de la police politique de Calcutta, vient de recevoir le châtiment que méritaient son crime et l’usage qu’il faisait du nom respecté de Votre Seigneurie. En d’autres termes, il a été pendu.

« Votre Seigneurie, mylord, pourra lire dans le Moniteur de Bhagavapour, que je prends soin de lui faire adresser moi-même, tous les détails de la pendaison. La trahison de Doubleface était si odieuse, et d’ailleurs si bien prouvée par son propre aveu, que je n’ai pas cru nécessaire de suivre en cette affaire les règles ordinaires d’une lente procédure.

« Je dois prévenir Votre Seigneurie qu’on a saisi dans les papiers de Doubleface une liste fort exacte et fort bien faite de toutes les ressources financières et militaires de mon royaume.

« Naturellement je n’ai pas cru nécessaire de joindre cette note si précieuse à la présente dépêche, et je crois que Votre Seigneurie approuvera ma réserve et ma discrétion.

« Sur ce, mylord et cousin, que Dieu vous ait en sa sainte garde.

« Corcoran, maharajah.

« Donné en mon palais de Bhagavapour, ce jourd’hui. 5 février 1860 de l’ère chrétienne, l’an trois cent trente-trois mille six cent neuvième de la dixième incarnation de Vichnou, et de notre règne, le troisième. »

« C’est une déclaration de guerre, dit Quaterquem après avoir lu la dépêche, et tes préparatifs ne sont pas faits.

— De toute façon la guerre était inévitable, répliqua Corcoran. Tu l’as vu toi-même, leur armée est en marche. Il en sera ce que Dieu voudra. Pardonner à ce coquin, c’était reculer. Je ne me suis soutenu jusqu’ici qu’à force d’audace ; eh bien, je continuerai.

— As-tu des alliés ?

— J’aurais eu toute l’Inde pour moi dans deux ou trois ans. À présent, rien n’est prêt. La dernière révolte des cipayes a fait fusiller tout ce qu’il y avait de plus énergique et de plus résolu. Il faut attendre une génération nouvelle, ou que ce peuple amolli et épouvanté ait oublié les vieux massacres. »

Qaterquem se frappa le front.

« J’ai une idée, dit-il, qui peut te donner avant trois mois un puissant et redoutable allié. Dans ce cas, non-seulement tu seras sauvé, mais tu seras maître de l’Inde.

— Quel est cet allié ?

— Parlons bas ! dit Quaterquem, parlons bas ; on pourrait nous entendre. »

Et il dit tout bas un nom à l’oreille de Corcoran, qui tressaillit.

« J’y ai bien pensé, répliqua le maharajah après un instant de silence ; mais il y a si loin ! La traversée, aller et retour, durera au moins quatre mois. Et qui envoyer d’ailleurs ?

— Tu oublies mon ballon, dit Quaterquem, qui fait trois cents lieues à l’heure, et qui va tout droit comme une flèche, sans connaître les mers, les fleuves ou les montagnes. Ce soir, nous verrons représenter Guillaume Tell. Demain, tu auras une audience. Après-demain, nous serons de retour. Sougriva et Louison gouverneront le royaume en ton absence.

— Il est trop tard, dit Corcoran, mais tu peux me rendre un service signalé. Emmène-moi dans ton ballon, et montre-moi le camp anglais et le mien. Fais tes adieux à Alice ; je vais faire les miens à Sita. Nous partirons dans une heure… Qu’on appelle Acajou.

— Bien, » répondit Quaterquem.

Le grand nègre parut.

« Acajou, » dit Quaterquem, prépare le ballon.

Le nègre fit un saut de joie.

« Moi voir Nini et Zozo ! Bon maître, massa Quaterquem !

— Acajou, mon ami, nous irons voir Nini et Zozo à la fin de la semaine ; aujourd’hui, nous avons d’autres affaires »

XV

Une plaisanterie d’Acajou.


Les préparatifs du long voyage que Corcoran allait entreprendre avec son ami Quaterquem durèrent toute la journée. Il ne s’agissait pas, on se l’imagine de reste, d’emballer des vêtements ou des vivres, mais de cacher aux Mahrattes le départ du maharajah. Il fut donc résolu qu’on attendrait la nuit pour partir et que Sougriva seul en serait informé. Corcoran ne voulut pas même faire ses adieux à Sita, de peur de lui causer quelque inquiétude. Par bonheur, la nuit était fort sombre, et les deux amis, aidés du nègre Acajou, purent s’élever dans les airs sans être aperçus de personne.

Ici quelque lecteur, curieux de science, voudra connaître sans doute la forme et le moteur de ce ballon merveilleux.

Je suis forcé d’avouer (et, quelque question qu’on fasse, je ne pousserai pas l’indiscrétion plus loin) qu’il ne m’est pas permis de révéler le secret de cette admirable machine. Je puis dire seulement qu’après avoir longtemps étudié le secret du vol des oiseaux, l’inventeur reconnut, comme l’a fait plus tard le célèbre M. Nadar, la justesse du principe : Plus lourd que l’air, et qu’il abandonna complètement l’usage du gaz hydrogène et de ces immenses enveloppes qui offrent tant de prise au vent. En deux mots, la forme de son ballon (j’emploie ce mot impropre) n’est pas autre chose que celle de la frégate, le plus rapide de tous les oiseaux, qui franchit en quelques heures quinze cents lieues de mer. Quant au moteur, je dois à mon ami Quaterquem de garder le secret aussi longtemps qu’il jugera nécessaire de le garder lui-même[6].

Au reste, un ciel sans nuages et une atmosphère transparente permettaient de voir et d’admirer jusqu’aux moindres détails du paysage. Quaterquem, assis au gouvernail à côté de son ami, se guidait au moyen des étoiles, aussi sûrement qu’un marin sur l’océan au moyen de la boussole, et désignait de la main les fleuves et les vallées.

« Tu entend le bruit de la rivière qui coule entre ces deux chaînes de montagnes ? La reconnais-tu ? C’est la Nerbuddah. La montagne de droite est l’une des Ghâtes. Celle de gauche, qui s’élève vers nous toute couverte de forêts sombres, appartient à la chaîne des monts Vindhya… Entends-tu ce murmure, composé de vingt millions de voix d’hommes, de quadrupèdes, d’oiseaux et d’insectes ? C’est l’harmonie du globe terrestre qui ravissait en extase le divin Pythagore. Le grondement sourd qui domine toutes les autres voix, c’est le rugissement rauque du tigre. Cette masse sombre que l’on distingue à peine, et qui paraît se remuer avec tant de lenteur, c’est un troupeau d’éléphants qui galopent dans une rizière, écrasant tout sous leurs pieds.

— Il s’agit bien d’éléphants, interrompit Corcoran ; j’ai hâte d’arriver au camp.

— Rien de plus facile. »

Quaterquem fit mouvoir un léger ressort. Le gouvernail obéit à sa main comme un enfant docile à la voix de son maître. En cinq minutes, le ballon plana au-dessus d’un camp retranché, entouré de fortes palissades et garni de cent cinquante canons.

La Frégate s’abattit aussitôt. Quaterquem jeta l’ancre dans un palmier gigantesque, et Corcoran descendit avec une échelle de cordes jusqu’à terre.

« Attends-moi, dit le maharajah… Je serai de retour dans une heure. »

En même temps il s’avança sans être remarqué des sentinelles (car il était descendu dans l’enceinte même du camp) et se dirigea vers la tente du général Bondocdar-Akbar, communément appelé Akbar, c’est-à-dire le Victorieux, à cause de ses anciennes défaites.

Akbar était assis sur un tapis. Autour de lui ses principaux officiers fumaient en silence.

« Seigneur Akbar, dit l’un d’eux, avez-vous reçu des nouvelles du maharajah ?

— Non, dit Akbar.

— Il nous oublie dans son palais de Bhagavapour.

— Le maharajah n’oublie rien, dit Akbar.

— Cependant les Anglais s’avancent et vont nous attaquer avant trois jours. Le maharajah le sait-il ?

— Le maharajah sait tout, dit encore Akbar.

— S’il le sait, pourquoi n’est-il pas avec nous ? »

À ces mots Corcoran entra.

« Et qui te dit qu’il n’y est pas, Hayder ? » demande-t-il d’une voix forte.

Aussitôt tous les assistants se prosternèrent, la paume des mains élevée vers le ciel.

« Le maharajah est partout et voit tout, dit Corcoran. Il est l’œil droit de Brahma sur la terre. Il punit la lâcheté. Il devine la trahison.

— Grâce ! grâce ! seigneur ! s’écria Hayder, qui s’attendait à être empalé.

— Qui doute de moi a mérité de périr, dit Corcoran. Mais je te fais grâce, Hayder. Tu vas quitter l’armée. Je ne veux avec moi que des hommes qui sachent bien que Brahma m’a donné sa force et sa puissance. »

Hayder sortit tout tremblant et reprit dès le soir même la route de Bhagavapour.

Après cet exemple qu’il jugea nécessaire, Corcoran se fit rendre compte de la situation de l’armée et des approvisionnements ; il se montra aux soldats pour les encourager. À la nouvelle qu’il était au camp, toute l’armée poussa de longs cris de joie et alluma des torches pour éclairer sa marche.

« Longue vie au maharajah ! Longue vie au successeur d’Holkar, au dernier de Raghouides !

— C’est bien, dit Corcoran. Que tous les feux s’éteignent. Que tout le monde rentre sous les tentes ! »

Il fut obéi sur-le-champ. Son apparition qui tenait du miracle, car aucune sentinelle ne l’avait vu pénétrer dans le camp, fortifia l’opinion déjà répandue qu’il était la dixième incarnation de Vichnou sur la terre.

Dès que le silence et l’obscurité eurent succédé de nouveau au tumulte et à l’éclat des torches, le maharajah alla rejoindre ses compagnons, et, grâce à l’échelle de cordes, remonta aisément dans le palmier d’abord, puis dans la Frégate.

« Je viens de faire une belle peur à un pauvre diable, dit le maharajah, et il raconta le scène qui s’était passée dans la tente.

— Quel singulier plaisir peux-tu trouver à gouverner des traîtres et des poltrons ? demanda Quaterquem. Quelque jour ces gens-là te tireront des coups de fusil par derrière.

— Ah ! mon cher ami, dit Corcoran, c’est un dur métier que de gouverner les hommes ; mais je ne connais personne qui s’en soit dégoûté.

— Et Charles-Quint ?

— Bah ! un pauvre diable d’empereur qui mangeait trop, qui avait la goutte et des indigestions continuelles.

— Et Dioclétien ?

— Il avait peur d’être étranglé ou empoisonné par son gendre Galérius, — un beau nom de coquin… Mais c’est assez causé des anciens et des modernes. Allons voir nos amis les Anglais. Leur camp ne doit pas être éloigne d’ici. Au rapport de mon fidèle Akbar, ils sont à vingt-trois lieues au sud-est, sur une petite colline qui s’avance en forme de presqu’île dans la vallée du Kérar. »

Quaterquem obéissait, lorsqu’un grand éclat de rire, parti de l’arrière de la Frégate, attira leur attention.

Acajou riait de toutes ses forces en contemplant un objet caché dans l’ombre.

« Qu’est-ce donc ? demanda sévèrement Quaterquem.

— Oh ! massa Quaterquem, s’écria Acajou en continuant de rire, vous pas fâché ; vous bien rire. Acajou bon nègre, joué bon tour. »

Et saisissant entre ses bras l’objet inconnu, il l’apporta, malgré tous ses efforts, sous les yeux de son maître. À la clarté de la lampe on reconnut Baber.

L’Indou avait la bouche bâillonnée et les mains liées derrière le dos. Quant aux jambes, qui avaient été serrées aussi par une forte corde, l’Indou, jongleur et funambule de son métier, était parvenu à les dégager.

« Quel vilain gibier as-tu apporté là ? dit Quaterquem.

— Vous comprendre, massa Quaterquem. Si vilain gibier embarrasser bon maître, Acajou jeter vilain gibier par-dessus bord. Mais Baber, bon gibier, pas méchant du tout.

— Est-ce qu’il a voulu s’introduire encore dans la Frégate ? demanda Corcoran. En ce cas, jette-le par-dessus le parapet. Je ne fais grâce qu’une fois.

— Non, non, massa, interrompit vivement Acajou. Moi l’avoir vu battre avec Doubleface. Baber étrangler Doubleface. Acajou bien rire. Acajou content de voir le bon tour de Baber. Acajou attendre Baber sur la route, demander la recette pour étrangler les Anglais. Baber impoli pas vouloir donner. Moi, bon nègre, pas méchant du tout, abattre Baber d’un coup de poing ; Baber vouloir mordre et égratigner Acajou, arracher cheveux d’Acajou, miauler, rugir, pleurer. Acajou très-bon. Acajou retourner Baber, arracher la corde à Baber, attacher les mains de Baber, les pieds de Baber, ficeler Baber, mettre Baber dans un coin de la Frégate, vouloir apporter Baber à Nini pour amuser Zozo.

— Que le diable t’emporte avec ton Baber et ton Zozo, dit Quaterquem impatienté. Qu’allons-nous faire de ce mauvais drôle ? On ne peut pas le jeter dans les airs, puisqu’il est venu dans ma Frégate malgré lui. Le garder n’est pas sûr. Le déposer nous retardera. Au diable le Baber ! »

Ces réflexions étaient faites en français, langue inconnue à Baber, mais il voyait assez sur le visage de Quaterquem que sa présence gênait fort les voyageurs.

Quant à Corcoran, le coude appuyé sur son genou, le menton dans la main, les yeux fixés à l’horizon, il réfléchissait. Tout à coup il prit son parti.

« Délie-moi ce Baber, » dit-il.

Acajou hésita.

« Massa, dit-il, mauvais, délier Baber. Mauvais, très-mauvais. Chien galeux. Baber ! Baber poignarder Acajou, quand Acajou aura dos tourné.

— Obéis, dit le maharajah. Cela t’apprendra à ne plus recueillir les chiens galeux dans ta Frégate et à ne plus chercher des joujoux pour monsieur Zozo. »

Acajou obéit. Baber, délié, se jeta aussitôt aux pieds de Corcoran. Le maharajah le regarda d’un air sévère.

« Ce qu’Acajou vient de dire est-il vrai ? » demande-t-il.

Baber, qui n’avait pas compris un mot du récit d’Acajou, raconta de la même façon que le nègre ce qui était arrivé.

« C’est bien, dit le maharajah. Si je te dépose à terre, quel métier vas-tu faire pour vivre ?

— Seigneur, répliqua Baber sans s’émouvoir, quel métier pourrais-je faire, excepté celui que j’ai déjà fait ?

— C’est-à-dire que tu vas encore attendre les voyageurs au coin des bois. »

Baber fit un signe affirmatif.

« Tu sais, continua Corcoran, que si je te reprends dans l’exercice de ta profession, je te ferai pendre.

— Seigneur, on ne change pas de profession à mon âge. J’ai cinquante-cinq ans passés. Mais je ne demeurerai pas dans vos États, j’irai à Bombay, où je suis encore peu connu.

— As-tu peur de la mort ?

— Qui ? moi ! j’aurais peur de rentrer dans le sein de Brahma, père de toutes les créatures ! C’est bien mal me connaître. »

Baber sourit d’un air superbe, et, saisissant un couteau que le nègre portait à la ceinture, il l’enfonça froidement dans sa propre cuisse. Le sang jaillit à flots.

« Malheureux ! s’écria Corcoran en lui arrachant le couteau.

— Seigneur maharajah, dit Baber, ceci n’est rien. Vingt fois, à la foire de Bénarès, pour acquérir une réputation de piété et gagner une douzaine de roupies, je me suis fait enfoncer un crochet de fer dans le flanc. Voyez mon corps couvert de plus de cinquante cicatrices. Il n’y a peut-être pas six de ces blessures qui n’aient été volontaires[7]. »

Tout en parlant, il étanchait le sang et bandait sa blessure avec une serviette que le nègre épouvanté lui donna.

« Massa, dit Acajou, mettre à terre ce scélérat. Moi pas vouloir l’emmener dans notre île. Baber manger Nini et Zozo !

— Voyons, interrompit Corcoran, Baber, veux-tu gagner cent mille roupies et te venger des Anglais ? »

À cette question, l’Indou sourit à la façon des tigres.

« Seigneur maharajah, dit-il, la vengeance suffirait. Les roupies sont de trop.

— Je te crois, dit Corcoran, car tu m’as l’air d’aimer le vengeance comme mon petit Rama aime les confitures. Mais pour plus de sûreté, je veux y joindre les roupies. Voici déjà une bourse qui en contient deux mille.

— Seigneur maharajah, dit Baber avec dignité, cette confiance m’honore ; mais je ne veux rien recevoir de vous avant de vous avoir rendu service. Depuis que le monde est monde, depuis que Vichnou est sorti du lotus de Brahma, et Siva du lotus de Vichnou, jamais homme plus généreux que vous n’a paru sur la terre. Vous pouvez faire justice et vous pardonnez. Oui, j’ai menti, j’ai volé, j’ai tué, j’ai fait plus de faux serments qu’il n’en faudrait faire pour que la voûte du ciel se brisât en éclats et m’écrasât sous ses débris ; mais je suis à vous désormais tout entier et pour votre vie entière. Baber n’a jamais eu de maître. Il en aura un désormais.

— D’où lui vient cet enthousiasme subit ? demanda Quaterquem, qui n’entendait pas l’hindoustani, mais qui regardait avec étonnement les gestes passionnés de Baber.

— De ce qu’il a reconnu son maître, dit Corcoran en français, pour n’être pas compris de l’Indou. Ce tigre a senti sa faiblesse devant moi. Désormais il me sera dévoué ; je m’y connais.

— À peu près comme ta Louison.

— Oh ! répliqua Corcoran, peux-tu comparer ma charmante Louison au terrible et féroce babouin que voila ? C’est une véritable impiété… Mais voici le camp anglais. Je reconnais la colline et la rivière dont Akbar m’a parlé. Jette l’ancre, mon cher ami, dans ce bois de palmiers, à six cents pas des sentinelles. »

Puis, se tournant vers Baber :

« Tu te donnes à moi, dit-il. C’est bien, je t’accepte. »

Et il lui tendit la main. Baher la baisa, et, debout devant le maharajah, il attendit ses ordres.


XVI

Comment Baber se rendit utile, n’ayant pu se rendre agréable.


Le camp anglais couvrait presque toute la colline.

Dix-huit mille Européens faisaient la principale force de cette armée. Six mille sikhs et quatre mille gourkhas du Népaul, soldats robustes, patients, courageux et redoutables lorsqu’ils sont bien commandés, occupaient la droite et la gauche du camp. Les Anglais étaient au centre. On n’avait pas voulu employer contre Corcoran les régiments cipayes, dont on soupçonnait la fidélité.

Outre les soldats, le camp renfermait une foule nombreuse de marchands de toute espèce au service de l’armée. Ces marchands emmenaient avec eux leurs femmes, leurs enfants, et quelquefois étaient eux-mêmes suivis de serviteurs. Une innombrable quantité de voitures, groupées dans un désordre apparent, encombraient les avenues. Quoiqu’on fût très-loin de l’ennemi, et que la guerre ne fût même pas encore déclarée, le major Barclay connaissait trop bien Corcoran pour ne pas se tenir sur ses gardes.

Car c’était notre ancien ami le colonel Barclay, devenu major général à la suite de la révolte des cipayes, qui commandait de nouveau l’armée dirigée contre Corcoran.

Barclay avait mérité cet honneur dangereux par d’éclatants exploits. Personne, après le général Havelock et sir Colin Campbell, n’avait plus contribué à la défaite des cipayes. Personne aussi, il faut l’avouer, n’avait plus durement traité les vaincus. Il les pend aussi vite qu’il le peut, écrivait à lord Henri Braddock son chef d’état-major, et les arbres sur sa route ont moins de fruits que de pendus. En somme, c’était un brave, honnête et solide gentlemen, très-persuadé que le monde est fait pour les gentlemen, et que le reste de l’espèce humaine est fait pour cirer les bottes des gentlemen.

Minuit venait de sonner. Barclay, resté seul dans sa tente, allait se coucher sur son lit de camp. Il était fort content de lui-même. Il venait d’écrire de son plus beau style hindoustani une proclamation destinée à voir le jour cinq jours plus tard et à prévenir les Mahrattes que le gouvernement anglais, dans sa haute sagesse, avait résolu de les délivrer du joug d’un scélérat du nom de Corcoran, qui s’était emparé par vol, fraude et meurtre du royaume d’Holkar. Ayant écrit ce morceau d’éloquence, il s’assoupit.

Quoiqu’il ne dormît pas encore, il rêvait déjà.

Il rêvait à la Chambre des lords et à l’abbaye de Westminster. Rêves délicieux !

Ses précautions étaient prises. Il avait sous ses ordres l’armée la plus redoutable qui eût jamais fait compagne dans l’Hindoustan. Corcoran, tout défiant qu’il fût, devait être surpris, car on allait envahir son royaume sans déclaration de guerre. Peut-être même, — car Barclay n’ignorait pas la conspiration de Doubleface, bien qu’il n’en fût pas complice, — peut-être serait-il mort avant que Barclay eût passé la frontière, et alors quel adversaire rencontrerait-on ?

Donc, la victoire n’était pas douteuse.

Donc, Barclay entrerait sans peine dans Bhagavapour.

Donc, il donnerait à l’Angleterre un royaume de plus, comme Clive, Hastings et Wellesley.

Donc, sa part de butin ne pouvait guère être évaluée à moins de trois millions de roupies.

Or, avec douze millions de francs et le titre de vainqueur de Bhagavapour, le major général devait nécessairement obtenir un siège à la Chambre des lords et le titre de marquis. Pour plus de sûreté, le marquisat serait acheté en Angleterre, dans le comté de Kent.

Justement à cinq lieues de Douvres, sur le bord de la mer, est un château tout neuf, Oak-Castle, construit par un marchand de la Cité, qui s’est ruiné au moment de se retirer à l’ombre des chênes et des hêtres. Oak-Castle est à vendre. Tout autour, trois mille hectares de bois, de terre et de prairies.

John Barclay, lord Andover, ne sera pas en peine de meubler Oak-Castle. Grâce au ciel, lady Andover (récemment mistress Barclay) a reçu du ciel en partage une admirable fécondité, — quatre fils et six filles.

L’aîné des fils, James, sera lord Andover. Il est enseigne dans les horse-guards, et donne de grandes espérances à sa mère, car il a déjà fait deux mille livres sterling de dettes. Les trois autres…


Au moment où Barclay allait rêver à l’avenir de ses autres fils, il fut tiré de son rêve par un grand bruit qui se faisait entendre à quelques pas de sa tente.

« Seigneur, disait en hindoustani une voix suppliante, je veux parler au général.

— Que lui veux-tu ? demanda l’aide de camp d’une voix brutale.

— Seigneur, je ne puis m’expliquer qu’en présence du général.

— Tu reviendras demain.

— Demain ! dit l’Indou. Il sera trop tard. »

Il essaya de nouveau d’entrer ; mais Barclay entendit le bruit d’une lutte nouvelle et d’un poing qui s’abattait sur une tête. Puis l’aide de camp cria :

« Holà ! Deux hommes ! Qu’on emmène ce drôle, et qu’on le tienne sous bonne garde jusqu’à demain.

— Demain ! s’écria le malheureux Indou. Demain, vous serez tous morts. »

À ces mots, Barclay sauta à bas de son lit, chaussa précipitamment ses pantoufles et frappa sur un gong.

Aussitôt le valet de chambre indou parut.

« Dyce, dit le général, d’où vient ce bruit ?

— Seigneur, répondit Dyce, il s’agit d’un malheureux qui a voulu interrompre le sommeil de Votre Honneur, sous prétexte de faire à Votre Honneur une communication très-importante, disait-il. Mais le major Richardson n’a pas voulu qu’on éveillât Votre Honneur, et a jeté l’Indou à terre d’un tel coup de poing, qu’on vient de le relever presque évanoui.

— Appelez Richardson. »

L’aide de camp entra.

« Où est l’homme que j’entendais tout à l’heure ? demanda Barclay.

— Général, dit Richardson, il est sous bonne garde.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas averti de sa présence ?

— Général, j’ai cru qu’on devait respecter votre sommeil.

— Vous avez eu tort de croire, dit sèchement Barclay. Amenez-moi cet homme. »

Richardson sortit de fort mauvaise humeur.

Cinq minutes après, l’Indou paraissait devant le général. C’était un homme de cinquante ans environ, long, maigre, mal vêtu, et dont la joue toute meurtrie attestait la vigueur du poing de Richardson. De plus, une serviette ensanglantée couvrait mal une blessure assez grave à la cuisse.

En deux mots, c’était notre ami Baber.

À la vue du général, il se prosterna dans une attitude suppliante, et attendit, les yeux baissés, que Barclay voulût bien l’interroger.

« Qui es-tu ? demanda le général.

— Un pauvre marchand parsi, général, qui suit le camp et qui vend aux soldats du riz, du sel, du beurre et des oignons.

— Ton nom ?

— Baber.

— Que me veux-tu ?

— Général, dit l’Indou, je venais vous sauver ; mais on m’a repoussé à coups de poing et de crosse de fusil. Le major que voici m’a cassé deux dents. »

Effectivement, il montra sa mâchoire ensanglantée, et tira de sa poche un mouchoir au fond duquel les dents se faisaient vis-à-vis.

« C’est bien. On te payera, dit Barclay… Tu venais nous sauver ?… Que veux-tu dire ?

— Seigneur, dit l’Indou, vous êtes trahi.

— Par qui ?

— Par vos régiments sikhs.

— En vérité ! et comment le sais-tu ?

— J’ai entendu les soldats sikhs causer à voix basse dans le camp. Tous les sous-officiers sont gagnés.

— Par qui ?

— Par le maharajah Corcoran. »

Ce nom fit réfléchir Barclay.

« Où est le maharajah ?

— Seigneur, je l’ignore. Mais j’entendais, il n’y a qu’un instant, deux soubadards sikhs dire qu’il doit être à présent sur la route de Bombay, à trois lieues d’ici, avec sa cavalerie. »

Cette nouvelle devenait inquiétante. Barclay regarda l’Indou. Sa figure rusée, mais impassible, ne laissait rien deviner.

« Nomme-moi les traîtres, dit Barclay.

— Seigneur, s’écria Baber, je suis prêt à le faire. Mais vous n’avez que le temps de vous mettre sur vos gardes. Dans un instant la révolte éclatera.

— Richardson, faites garder cet homme et éveiller sans bruit tous les régiments anglais. S’il y a trahison, nous surprendrons les traîtres et nous leur donnerons une leçon qui laissera dans l’Inde un souvenir ineffaçable. »

On emmena Baber ; mais, au moment où Richardson allait exécuter l’ordre qu’il avait reçu, on entendit tout à coup un grand bruit, et les cris :

« Au feu ! au feu ! »

Au même instant, le camp parut tout en flammes. Le feu avait été mis, sans qu’on s’en aperçût, à quatre ou cinq places différentes.

Aussitôt les tambours retentirent, les trompettes sonnèrent, appelant tous les soldats aux armes. Cavaliers, fantassins, artilleurs, éveillés tout à coup, couraient demi-nus à leur poste, ne sachant quel ennemi ils avaient à combattre.


Les caissons commencent à éclater. (Page 188.)

Le feu avait envahi d’abord le quartier des marchands et des vivandières qui suivaient l’armée. En un moment, tout fut consumé. Puis, la flamme s’étendant toujours, gagna bientôt les caissons de cartouches, qui commencèrent à éclater en l’air. Déjà tous les hommes attachés au service des équipages de l’armée se répandaient au bas de la colline, fuyant les détonations de toute espèce ; les femmes et les enfants les avaient précédés et couraient au hasard en criant :

« Trahison ! trahison ! »

Barclay, intrépide et calme au milieu du désordre, ne s’inquiétait que de rallier ses régiments anglais, et, malgré le bruit et les cris, il y réussit ; mais l’artillerie était déjà hors de service. Les caissons prenaient feu l’un après l’autre, la moitié du camp était déjà brûlée, et l’on n’espérait plus sauver le reste.

Pour comble de malheur, les sikhs et les gourkhas, éveillés par le bruit et par les détonations, atteints par les boulets, les balles et la mitraille, crurent que Barclay avait résolu de les exterminer, et firent feu à leur tour sur les régiments anglais, qui ripostèrent par une fusillade bien nourrie. En cinq minutes, plus de trois cents cadavres jonchèrent le sol. Barclay, persuadé qu’il avait affaire à des traîtres, ordonna d’en finir par une charge à la baïonnette.

À cet ordre, les malheureux sikhs, épouvantés, prirent la fuite et se répandirent dans la campagne. La cavalerie anglaise les poursuivit et les sabra sans pitié.

Au point du jour, tout était fini. Quinze cents soldats de l’armée de Barclay étaient étendus sur la colline et dans les prairies environnantes ; les sikhs et les gourkhas cherchaient un asile dans les bois ; les Anglais avaient perdu leurs bagages, leurs vivres et leurs munitions ; enfin, Barclay reprenait, la tête basse, le chemin de Bombay, où il avait espéré revenir millionnaire, vainqueur, lord Andover et marquis.

Il avait en même temps la douleur de ne pas même pouvoir deviner la cause de son désastre, car les sikhs et les gourkhas, il le voyait maintenant, étaient victimes d’une erreur, et personne n’avait trahi, excepté le maudit Baber. Pour celui-là, si Barclay avait su où le prendre, son compte eût été réglé bien vite. Mais Baber, qui s’en doutait, avait pris la clef des champs pendant l’incendie, et s’en allait d’un pied léger à Bhagavapour toucher les cent mille roupies que lui devait le trésorier du maharajah.

XVII

L’Asie à vol d’oiseau.


Du haut de la frégate, Corcoran et son ami Quaterquem avaient eu l’imposant spectacle de l’incendie du camp anglais. Tous deux gardaient un profond silence.

« C’est horrible, dit enfin Quaterquem. J’aurais voulu pouvoir secourir ou détromper ces malheureux. Quinze cents morts ! Deux ou trois mille blessés !

— Mon ami, répliqua le maharajah, il vaut mieux tuer le diable que d’être tué par lui.

— Oui, sans doute.

— Eh bien, pouvais-je m’en tirer à meilleur marché ? Ce Baber, il faut l’avouer, est un précieux coquin. En un clin d’œil, il a allumé, sans être vu de personne, quatre ou cinq incendies. Et avec quelle adresse et quelle subtilité, rampant dans les broussailles, il a su échapper aux sentinelles ! Avec quelle constance il a supporté les coups de poing et les coups de crosse ! On parle du courage et de le patience de Caton d’Utique. Mon ami, Caton n’était qu’un efféminé auprès de cet Indou. S’il avait, dès sa naissance, appliqué à bien faire, la force étonnante de son caractère, ce gredin serait aujourd’hui le plus vertueux des hommes.

— Mais quel profit espères-tu retirer de ce carnage ? Barclay reviendra dans quinze jours avec une armée nouvelle.

— Bah ! cette armée ne sera pas reconstituée, approvisionnée et remise en campagne avant un mois. C’est autant de gagné sur l’ennemi. Il se peut, d’ailleurs, que lord Henri Braddock, effrayé d’un si triste début, ne pousse pas plus loin les choses et veuille vivre en paix avec moi ; car, enfin, il m’a fait la guerre sans avis préalable, peut-être sans autorisation du gouvernement de Londres. Enfin, comptes-tu comme un mince avantage le bruit qui va se répandre, que le feu de Vichnou est tombé du ciel à ma voix tout exprès pour consumer les Anglais. Qui sait ce qui peut en résulter ? Quant au miracle, je compte sur Baber pour en fabriquer la légende… Mais voici le soleil qui se lève derrière l’Himalaya ; il est temps de continuer notre voyage…

— Veux-tu revenir à ton camp ?

— Rien ne presse, et, puisque l’occasion se présente, je ne serais pas fâché de voir à vol d’oiseau cette Perse fameuse dont on nous a tant parlé au collège, et où le divin Zoroastre enseignait au roi Gustap les préceptes du Vendidad.

— Comme tu voudras, dit Quaterquem, qui changea la direction de la frégate.

— Or çà, dit le maharajah, quel est ce grand fleuve qui descend de l’Himalaya dans la mer des Indes et qui reçoit une multitude de rivières ?

— Ne le reconnais-tu pas ? répondit Quaterquem. C’est l’Indus. Les rivières que tu as vues il n’y a qu’un instant sont celles du Pendjab, l’ancien royaume de Randjitsing, de Taxile et de Porus. Devant toi, à l’horizon, ce désert immense et sablonneux, d’un gris jaunâtre, borné au nord par une chaîne de hautes montagnes et au midi par l’océan Indien, c’est l’Arachosie et la Gédrosie où le fameux Alexandre de Macédoine faillit périr de soif avec toute son armée. Les montagnes appartiennent à la chaîne de l’Hindou-Koch, que les Grecs, qui n’avaient que deux ou trois noms à leur service, ont appelé le Caucase indien ou le Paropamise. Nos géographes de cabinet, qui n’ont jamais vu que la route de Paris à Saint-Cloud, te raconteront qu’il y avait là autrefois des nations puissantes et des vallées fertiles. Regarde toi-même ; ce que tu as vu au sud, c’est le Bêloutchistan ; ce que tu vois au nord, c’est le Kaboulistan, l’Afghanistan et le Hérat. Dans ces pays que les Grecs disaient si fertiles et si peuplés, combien aperçois-tu de villes ou de villages ? Où sont même les rivières et les routes ? Çà et là, dans quelque vallée obscure, perdue entre deux montagnes, tu distingues à grand’peine quelques arbres, et au milieu de ces arbres une mosquée, une fontaine et quelques ruines. Voila les grandes villes des Perses et des Mèdes.

— Est-ce que les historiens anciens auraient menti ? demanda Corcoran.

— Pas tout à fait, mais il s’en faut de peu. Quand tu lis, par exemple, que Lucullus en une seule bataille tua trois cent mille barbares et ne perdit lui-même que cinq hommes, tu reconnais la vantardise fanfaronne des matamores du vieux temps. Quand les Grecs racontent que Xerxès avec trois millions d’hommes n’a pu conquérir leur pays, qui est à peu près aussi grand que trois départements français, tu penses évidemment que cette histoire ressemble beaucoup à celle du Petit Poucet et de l’Ogre, qui faisaient à chaque pas des enjambées de sept lieues. Et ainsi des autres.

— Quel est ce grand lac qui étincelle à notre droite et réfléchit les feux du soleil ?

— C’est la mer Caspienne, et cette caravane qui fait halte au-dessous de nous, au milieu de la plaine, vient de Téhéran et se dirige vers Balkh, la ville sainte, l’ancienne Bactra, capitale de la Bactriane. Ces cavaliers que tu vois embusqués à sept ou huit lieues de distance, derrière ces ruines, sont de braves Turkomans de Khiva qui attendent la caravane au passage, comme feu Mandrin attendait au siècle dernier les employés de la régie sur les grands chemins de la Bourgogne et du Lyonnais. Chacun fait ici-bas pour vivre le métier qu’il peut, — témoin ton ami Baber.

— Oui, dit Corcoran, mais il y a des métiers horribles.

— Horribles ! mais tous les jours l’homme le plus civilisé, celui que tu rencontres dans tous les salons de Paris et de Londres, fait très-tranquillement des calculs qui lui donneront quelques centaines de mille francs et qui causeront peut-être la mort de plusieurs milliers d’hommes. Je connais à Bombay trois braves négociants — deux parsis et un Anglais, — qui craignent Dieu, qui font leur prière en famille matin et soir, et qui se sont associés l’an dernier pour avoir le monopole du riz dans la présidence de Bombay. En quinze jours, leurs habiles manœuvres ont doublé le prix de cette marchandise, qui fait vivre trente millions d’hommes. Quarante mille Hindous sont morts de faim ; le reste se serrait le ventre ; les trois pieux marchands ont fait une fortune prodigieuse. Est-ce que tu refuseras de serrer la main à ces braves gens ? Ils n’ont violé aucune loi. Rien ne défend d’acheter du riz et de faire du bénéfice en le revendant.

— Et voilà pourquoi tu t’es retiré dans ton île comme Robinson Crusoé ?

— Oui. Là, du moins, je suis à l’abri des autres hommes. Et, tiens, il est huit heures du matin. Nous ne sommes qu’à deux mille lieues de Quaterquem. Viens visiter mon île. En ne nous pressant pas trop, nous arriverons vers six heures du soir. Nini nous fera un excellent souper, et nous passerons la soirée ensemble en causant de omni re scibili et quibusdam aliis. Tu verras si ma solitude, où j’ai toutes les roses de la civilisation, — mais les roses sans les épines, — ne vaut pas bien ton royaume, ta couronne et ton espérance d’être un jour empereur de l’Inde.

— Peut-être as-tu raison, dit Corcoran ; au reste, ne pensons plus à cela, et voyons ton île. Je me fais une fête de goûter ce soir la cuisine de Nini et d’embrasser monsieur Zozo, s’il est bien propre. »

À ces mots la frégate reçut un choc inattendu. C’était Acajou qui sautait de joie à la pensée de dîner avec Nini ce jour-là même.

« Oh ! massa Quaterquem, s’écria-t-il, bon comme pain chaud ; tendre comme gâteau de riz qui sort du four. Oh ! Nini bien contente, Nini revoir Acajou, caresser Acajou, passer mains dans cheveux d’Acajou. Nini retrousser manches, pétrir farine, cuire tarte aux pommes. Acajou peler pommes à côté de Nini, tourner broche pour Nini. Acajou tremper son pain dans lèchefrite quand Nini tourne le dos. Acajou tenir Zozo sur ses genoux et dîner avec Zozo. Acajou chanter à Zozo la chanson du crocodile qui avait perdu ses lunettes :

Lunette à Croco
Sur nez à Zozo. »

En même temps, le nègre imitait successivement Nini, Zozo, le crocodile, et riait de tout son cœur.

« Regarde bien ce pauvre Acajou, dit tout bas Quaterquem à son ami. Il n’est pas savant, lui, ni fier, ni intrépide, ni prévoyant, ni intelligent, ni hardi comme toi ; il n’est pas maharajah, et bien moins encore songe-t-il à devenir empereur des Indes orientales. Nini et Zozo, Alice et moi, voilà tout son horizon ; ma maison, mon île dont on peut faire le tour en trois heures, voilà son univers ; eh bien, il est mille fois plus heureux que toi qui travailles, te tourmentes pour arriver à un but chimérique, et qui mourras d’une balle tirée par derrière dans quelque combat d’avant-garde, au moment où tu te croiras près de rendre la liberté à cent millions d’esclaves.

— Et tu conclus de là, interrompit Corcoran, que je ferais mieux d’imiter Acajou ? Mon cher ami, c’est demander au pommier de donner des prunes. Aujourd’hui le vin est tiré, il faut le boire. »

Pendant cette conversation, la frégate, dirigée par une main habile et sûre, fendait l’air avec une vitesse que rien ne peut égaler sur la terre, si ce n’est la lumière ou l’électricité.

Des bords de la mer Caspienne où elle était parvenue, elle rebroussa chemin vers l’Orient, atteignit en une heure les premières pentes des monts Himalaya, et plana quelque temps au-dessus des montagnes du Thibet, couvertes de neiges éternelles.

Là, comme la réverbération de la neige fatiguait les yeux des voyageurs en même temps que le froid commençait à les gagner, malgré les couvertures et les épais vêtements de laine dont le prévoyant Quaterquem avait eu soin de se pourvoir, la frégate inclina vers le sud et déploya bientôt ses grandes ailes dans la vaste et sombre vallée du Gange, la plus fertile de l’univers.

On voyait le fleuve sillonné dans son cours d’une immense quantité de bateaux à voiles de toutes grandeurs.

Enfin les voyageurs aperçurent de loin Calcutta.

Il était déjà midi, et un soleil brûlant faisait rentrer les animaux et les hommes dans leurs habitations. La ville immense semblait presque déserte. Çà et là quelques groupes d’Indiens couchés à l’ombre des portiques dormaient paisiblement. Mais pas un Européen ne traversait les rues. Les magasins étaient déserts, et la nature entière semblait goûter le repos.

« Regarde le fort William, dit Corcoran. C’est là que sont nos plus redoutables ennemis. Vois le drapeau anglais qui flotte au-dessus de ce palais. Ce drapeau indique le palais de sir Henry Braddock. Pour un palais magnifique et coûteux, que de masures dans cette immense capitale !

— Eh ! mon ami, regarde Paris et Londres. Tu rencontreras les mêmes contrastes. »

Pendant que les deux amis philosophaient ainsi, la frégate, poursuivant son vol dans l’espace, s’élançait à tire d’aile vers l’Indo-Chine. En moins de deux heures elle dépassa l’empire Birman, Siam, le pays des Annamites et l’île sombre et volcanique de Sumatra.

« Tu vois aujourd’hui, dit Quaterquem au maharajah, ce qu’aucun œil humain n’avait vu avant moi. Dans ces vallées immenses où coulent des fleuves auprès desquels le Danube et le Rhin ne sont que des ruisseaux, l’Européen est un être inconnu. À peine çà et là quelques pieux missionnaires s’engagent dans ces forêts inextricables où les Siamois eux-mêmes et les Annamites n’ont pas osé tracer des routes. »

Déjà le continent de l’Asie semblait fuir sous les voyageurs immobiles. On aurait cru que les nuages se précipitaient avec une vitesse effrayante sous les ailes de la frégate. Pour éviter d’être mouillé par leur contact, Quaterquem faisait mouvoir un secret ressort et s’élevait tout à coup à une hauteur prodigieuse ; puis, quand le ciel redevenait pur, il redescendait à quatre ou cinq cents pieds de terre.

Enfin le voisinage du grand Océan se fit sentir. Déjà l’atmosphère s’imprégnait d’odeurs salines, et les vents essayaient tantôt d’arrêter, tantôt de précipiter le vol de la frégate. Mais elle, d’un mouvement toujours égal et sûr, fendait sans peine ces obstacles impuissants.

« Ceci, dit Quaterquem, c’est la mer de Chine. Je commence à sentir que j’approche de mes États, car j’ai des États, moi aussi, bien que mon seul sujet (et je ne désire pas en avoir d’autres) soit maître Acajou que voilà. Écoute, maharajah que tu es. Ceci est le bruit de l’Océan qui se brise contre les rochers de Bornéo. Une belle île, Bornéo, mais le sultan qui la gouverne a de mauvaises habitudes ; il aime la chair fraîche et ne ferait qu’une bouchée de toi et de moi, si l’envie nous prenait d’aborder dans ses États.

— J’ai connu pourtant dans mes voyages, dit Corcoran, un Anglais, M. Brooke, qui est venu s’établir tout près de lui, et pour ainsi dire dans la gueule du monstre, à Sarawak.

— Oui, oui, je sais son histoire. M. Brooke est un très-galant homme qui avait servi la Compagnie des Indes. Ayant fait fortune, il s’ennuya. C’est un misanthrope, à peu près comme moi. Il voulait fuir l’Inde, l’Angleterre et tous les pays civilisés. Idée assez naturelle du reste à un Anglais. Mais tout Anglais a besoin d’être riche et confortable ; or la fortune de celui-là n’était pas inépuisable. Il fréta un petit vapeur de guerre, le munit de vingt canons, comme on prend son fusil pour chasser le lièvre, et vint chasser le Malais dans les mers de la Chine. Regarde au-dessous de toi…

« Depuis la presqu’île de Malacca jusqu’à l’Australie, ce n’est qu’un immense archipel. Il y a là plus d’îles que de cheveux sur ma tête. Or, les Malais qui s’ennuient de tenir compagnie dans son île au sultan de Bornéo, ont des milliers de barques pontées qui s’embusquent dans tous les coins de l’archipel, et qui attendent au passage les marchands de la Chine, de l’Angleterre et des États-Unis. Ils n’attendent malheureusement pas les nôtres, et pour cause. Il ne passe pas cinquante vaisseaux français, par an, dans ces parages.

« Brooke, qui est un spéculateur hardi et aventureux, offrit aux marchands de Singapore de faire pour eux la police de la mer, à condition qu’ils lui donneraient cinquante francs par tête de pirate malais. Le marché fut accepté et scrupuleusement rempli des deux parts.

« Il gagna, dit-on, quelques centaines de mille francs dans ce petit commerce. Sa renommée s’étendit dans l’archipel, et le sultan de Bornéo, qui craignit de fournir à ce philanthrope l’occasion de gagner une prime de plus, lui offrit son alliance et la petite île de Sarawak, où Brooke vit comme un patriarche à cheveux blancs, entouré des bénédictions des peuples. Vois son île et sa maison, qui ressemble à une forteresse, entourée d’un fossé, comme Lille ou Strasbourg. Un de ces jours nous irons lui demander à déjeuner. »

Cependant le jour commençait à baisser.

« Quelle heure est-il ? demanda Corcoran.

— Quatre heures trois quarts. Il est temps d’arriver. Nini, si nous tardions davantage, serait capable d’aller se coucher avec monsieur Zozo, et nous souperions mal… Hop ! la frégate ! hop ! la belle ! En avant ! »

À ces mots, la frégate, qui semblait comprendre les intentions de son guide, bondit d’un élan nouveau dans l’espace.

« Nous allons en ce moment-ci avec une vitesse de trois cent cinquante lieues à l’heure, dit Quaterquem. Si nous rencontrions le sommet de quelque montagne, nous serions brisés comme un verre de Bohême… Ah ! enfin ! nous touchons au but. »

Au même instant, la frégate s’arrêta si brusquement, que les trois voyageurs faillirent passer par-dessus le parapet.

« C’est la faute d’Acajou, dit Quaterquem. Par trop d’impatience de revoir Mme Nini et le jeune M. Zozo, il a arrêté tout à coup la machine, et nous avons failli vider les étriers… Patience, maître Acajou. Il s’agit, avant tout, de ne pas se casser les jambes. »

Au même instant, deux cris se firent entendre :

« Acajou, massa Quaterquem !… Papa ! »

C’étaient Nini et Zozo qui accouraient.

XVIII

L’île de Quaterquem.


Je ne dirai pas que Nini était la plus belle personne de l’île Quaterquem ; ce ne serait pas assez dire, puisqu’elle était seule en l’absence d’Alice. J’irai plus loin, et je proclamerai que Nini était d’une beauté admirable. Il est vrai qu’elle avait la peau noire, mais d’un si beau noir ! et les dents étaient si blanches ! Le nez était un peu camard, il faut l’avouer, mais si peu ! et les yeux étaient si beaux, si noirs, si pleins de tendresse et de douceur ! Les lèvres étaient un peu épaisses. Pourquoi non ? Aimez-vous mieux les lèvres pincées et serrées qu’on voit sous le nez de tant de Françaises et qui n’indiquent pas, je le crains, une grande bonté de caractère ?

Naturellement, tout le reste de la personne était admirablement moulé. Phidias lui-même, qui était, dit-on, un connaisseur, n’aurait pas trouvé mieux.

La beauté de Nini était d’autant plus frappante, qu’elle n’avait pas surchargé sa personne d’ornements superflus.

Si l’on excepte un collier de corail, des pendants d’oreilles d’un grand prix, une dizaine de bagues placées indifféremment aux pieds et aux mains, et quatre bracelets qui entouraient les bras et se faisaient voir au-dessus des chevilles, Nini n’avait rien sacrifié à la vaine gloire. Elle n’avait ni corset, ni crinoline, ni bottines, ni brodequins, ni souliers, ni sabots, ni bas, ni pantoufles, mais elle était vêtue d’une robe de soie rouge qui faisait son orgueil et le bonheur d’Acajou.

Une seule chose lui manquait : c’était un anneau d’or dans son nez, et Acajou déplorait, comme elle, que massa Quaterquem et maîtresse Alice n’eussent pas voulu permettre cet ornement indispensable à la beauté.


Nini et Zozo. (Page 208.)

Monsieur Zozo, âgé de deux ans à peu près, avait la couleur et la grâce de sa mère, à qui il ressemblait trait pour trait. C’était déjà un luron, fort hardi, qui criait comme un homme et plus qu’un homme, qui mangeait comme un loup, qui faisait claquer son fouet comme un postillon, qui léchait toutes les casseroles, et qui se rendait utile autant que possible en cassant les plats, les verres et les assiettes.

Du reste, un charmant enfant.

Ses vêtements, moins compliqués que ceux de sa mère, consistaient en une chemise courte qui laissait à nu ses jambes et ses épaules, — et un mouchoir de poche cousu par Mme Nini à la chemise de son fils, afin qu’il ne pût pas perdre l’un sans l’autre.

Du reste, Zozo se mouchait plus volontiers avec la manche de sa chemise qu’avec son mouchoir ; mais enfin, le mouchoir étant là, le principe était sauvé.

Nini et Zozo firent aux voyageurs l’accueil le plus joyeux et le plus empressé. Nini se jeta dans les bras d’Acajou et Zozo dans les jambes de Quaterquem.

« Oh ! massa Quaterquem ! s’écria Nini, nous bien heureux de vous revoir. Nini s’ennuyer beaucoup loin de maîtresse Alice.

— Et de moi ? demanda le pauvre Acajou.

— Oh ! toi parti, bon débarras, » dit Nini en riant de toutes ses forces.

Mais sa figure joyeuse démentait ses paroles.

« Maîtresse Alice ne reviendra pas avant huit jours, dit Quaterquem. Nini, prépare-nous le souper, et fais de ton mieux pour contenter le maharajah. »

En même temps Quaterquem emmena son ami dans le jardin, pour lui montrer les arbres qu’il avait plantés.

« Acajou, dit Nini, qu’est-ce que maharajah ?

— Maharajah ? répondit Acajou en se grattant la tête ; maharajah ? Acajou bien embarrassé. Maharajah, grand prince, riche, puissant, faire couper têtes à volonté et empaler tout le monde. »

À cette description terrible du maharajah, Nini commença à trembler de frayeur.

« Mais, dit-elle encore, qu’est-ce qu’empaler ? »

Ici Acajou fit le geste d’asseoir un homme sur un pieu pointu, ce qui fit beaucoup rire Zozo et calma un peu la frayeur que lui causait déjà le mot de maharajah.

Cependant Quaterquem et Corcoran visitaient la maison du haut en bas, ce qui n’était pas bien difficile, car elle ne se composait que d’un rez-de-chaussée flanqué de deux pavillons à ses extrémités, et d’un grenier.

« La cuisine est commode et vaste, comme tu vois, disait Quaterquem. Ce n’est pas moi qui l’ai établie, c’est le révérend Smithson. Aux nombreux fourneaux dont elle est pourvue, on devine que mon vendeur et sa famille étaient doués d’un vaste appétit. Ceci est la chambre d’Alice. Comme le révérend n’attendait pas de visites, il n’a pas pris la peine de construire un salon, quoique, Dieu merci, la place ne manquât pas. Si tu viens t’établir ici, nous ferons un parloir, car Alice, qui est Anglaise de la tête aux pieds, ne me pardonnerait pas d’introduire, même en son absence, un gentleman, fût-ce mon meilleur ami, dans sa chambre à coucher.

« De l’autre côté de la cuisine est la salle à manger. Vois ces dressoirs et ce buffet : ne dirait-on pas qu’ils ont été sculptés pour Catherine de Médicis par un artiste florentin ? Eh bien, ils n’ont coûté au révérend, mon prédécesseur, que la peine de les ramasser sur la plage. Ils proviennent de quelque navire inconnu qui les portait sans doute à Melbourne ou dans quelque autre ville australienne.

« Dans le pavillon de droite est ma bibliothèque. Viens voir cela. C’est un magnifique fouillis de volumes de tous les temps, de toutes les langues et de toutes les nations. Tu pourrais y faire, toi qui serais bibliophile si tu n’étais maharajah, des découvertes précieuses.

— Voyons cela, » dit Corcoran avec empressement.

La pièce qui servait de bibliothèque était de beaucoup la plus grande de toute la maison.

Cinquante mille volumes environ garnissaient les rayons de bois de chêne. Naturellement, ces livres de toute origine étaient écrits dans toutes les langues ; mais le français et l’anglais dominaient. On voyait là, rangés dans un ordre parfait :

Dix-huit exemplaires de Shakespeare ;

Douze exemplaires d’Homère (deux en grec, trois traductions anglaises, cinq traductions françaises et deux allemandes) ;

Soixante-quinze volumes du Musée des Familles ;

Vingt-trois exemplaires de Don Quichotte de la Manche ;

Puis des romans sans nombre de Walter Scott, d’Alexandre Dumas, de Paul de Kock, de George Sand, et de quelques contemporains plus jeunes que je ne nommerai pas ici, afin d’épargner leur modestie.

Mais de tous les auteurs morts ou vivants, celui qui paraissait obtenir le plus grand et le plus incontestable succès, c’était (pourquoi le nier, puisque les lecteurs de toutes les nations le proclament ?) M. le vicomte Ponson du Terrail. La Bible seule le dépassait. Encore fallait-il remarquer que presque tous les exemplaires de la Bible étaient anglais, et qu’un Anglais digne de ce nom ne voyage guère sans sa Bible.

« À parler franchement, dit Quaterquem, mon mobilier est un vrai bric-à-brac amassé à force de patience par mon prédécesseur. La seule chose qui soit vraiment à moi dans ce mélange singulier d’objets de toute espèce et de toute origine, c’est ce que je vais te montrer… Acajou ! »

Le nègre accourut.

« Laisse là Nini et Zozo, qui goûteront bien les sauces sans toi. Va seller Plick et Plock. Le maharajah veut faire un tour de promenade avant le coucher du soleil. »

Acajou disparut et reparut presque aussitôt.

« Plick et Plock attendent massa Quaterquem, » dit-il.

C’étaient deux beaux petits chevaux de race shetlandaise, un peu moins grands que des ânes, mais d’une vitesse, d’une vivacité et d’une beauté de formes vraiment admirables.

Corcoran félicita son ami.

« J’aurais volontiers apporté dans l’île des chevaux arabes ou turcomans, répliqua Quaterquem, mais ma frégate n’est pas encore assez bien aménagée pour cela. Ç’aurait été trop d’embarras. »

Malgré leur petite taille, Plick et Plock étaient de vaillants coureurs, et sur la pelouse de Chantilly on aurait eu peine à trouver leurs égaux, aussi, en moins d’un quart d’heure ils arrivèrent à la pointe méridionale de l’île, et les deux promeneurs mirent pied à terre auprès d’un belvédère, situé sur une colline très-élevée qui dominait l’île tout entière.

Ils montèrent au sommet du belvédère, et Quaterquem montrant la mer qui paraissait paisible :

« Tu vois, dit-il, ce léger remous qui va doucement languir et expirer sur le sable au pied de la falaise ; c’est le gouffre dont je t’ai parlé. Ce soir, on dirait un lac d’huile ; c’est que nous sommes au moment où la tempête est apaisée. Dans une demi-heure elle va recommencer. Les vagues reflueront vers la haute mer et s’engouffreront dans un vaste entonnoir que tu pourrais distinguer parfaitement d’ici.

« Tourne-toi maintenant, et regarde à ta gauche. Voici mes orangers, mes bananiers et mes citronniers. Voici mes champs et mes prairies, car j’ai de tout dans mes étables, des moutons, des bœufs, des vaches, des poules, des dindons, des cochons surtout ; c’est le fruit principal du pays… Mais tu ne me dis plus rien, maharajah ! à quoi rêves-tu ?

— Je rêve, dit Corcoran, au dîner que Mme Nini doit être en train de nous préparer. Cette vallée que tu me montres est délicieuse. Le ruisseau qui coule sous les arbres, entre ces rochers de granit, est limpide et profond. La colline boisée l’abrite contre le vent qui vient de la mer ; ta maison complète admirablement le paysage ; enfin tu dois être heureux ici, et je sens que je serais heureux avec ma chère Sita sous ces ombrages ; mais le moment n’est pas encore venu. Se reposer avant la fin du jour est une lâcheté. Par un rare bonheur j’ai peut-être entre les mains le moyen de délivrer cent millions d’hommes, et j’irais m’enfermer dans la joyeuse abbaye de Thélème ! Non, par Brahma et Vichnou, ou je vaincrai ou je périrai, et si la Providence me refuse également la mort et la victoire, eh bien, je ne dis pas non : peut-être… En attendant, allons dîner, car le rôti brûle et la nuit tombe. »

Corcoran ne se trompait pas. En arrivant il aperçut Acajou qui rôdait d’un air inquiet pour avertir que le dîner était servi et que Nini commençait à s’impatienter.

En un clin d’œil Plick et Plock, dessellés, débridés, s’échappèrent au galop dans la prairie. La beauté du ciel, la douceur du climat, l’absence des voleurs et des bêtes féroces ôtaient tout danger à cette liberté.

En entrant dans la salle à manger, le maharajah fut étonné de l’élégance et de la beauté du service. On ne voyait partout que vermeil, or, argent, ivoire et vieux Sèvres. Tout cela était marqué des initiales les plus diverses. On y trouvait de tout, — jusqu’à des couronnes de comte, de duc et de marquis.

Le dîner était abondent et varié, les sauces exquises. Corcoran en fit la remarque et félicita Nini.

« Ceci n’est rien auprès des conserves, dit Quaterquem. Tout ce que l’univers produit de plus exquis arrive en abondance sur nos côtes par l’invariable chemin du naufrage. J’ai des montagnes de jambons de Reims et de viandes de toute espèce. J’ai fini par ne plus même ramasser ce butin encombrant. Acajou a ordre de ne plus faire collection que de vin et de livres. Ma cave et ma bibliothèque sont, grâce à l’Océan, les plus belles de l’univers. Les vins surtout sont exquis. Tu comprends bien qu’on ne se donne pas la peine d’envoyer de la piquette en Australie ; la marchandise ne vaudrait pas le prix du transport. Quant à rapporter tout cela aux propriétaires, outre que je ne sais à qui ces trésors appartiennent, ma frégate n’est pas assez bien outillée pour me permettre de me montrer si généreux. Tout ce qu’elle peut transporter ne va pas au delà du poids de deux mille cinq cents ou trois mille kilogrammes de poids utile. Le poids mort est de quinze cents kilogrammes. C’est te dire que mon outillage sera perfectionné avant peu… Comment trouves-tu ce vin-là ?


Comment trouves-tu le vin ? (Page 218.)

— Excellent.

— Mon ami, c’est du vin de Constance de l’année 1811. Je n’en ai que vingt-cinq bouteilles, mais j’ose dire que tous les rois de l’univers se coaliseraient inutilement pour t’en faire boire de pareil. Il y a quinze ans qu’il est dans l’île, étant arrivé en même temps et par la même voie que le révérend Smithson. Mais ce constance n’est rien encore auprès d’un certain vin de Champagne dont je ne connais pas l’origine, mais dont j’ai, Dieu merci, abondante provision. À coup sûr, Jupiter et Bouddah, s’ils savaient ce que c’est, descendraient sur la terre pour trinquer avec moi. »

Ainsi buvant, fumant et causant librement, fenêtres ouvertes, doucement caressés par la brise et par le bruit des vagues, les deux amis sentirent enfin leurs paupières s’appesantir. Voyant que Corcoran ne l’écoutait plus qu’à peine, Quaterquem le conduisit lui-même à la chambre qui lui était destinée.

« Voici des bougies, dit-il, et des livres, si tu veux lire. Voici de la limonade, si tu veux boire. Voici de l’encre et du papier, si tu veux écrire un poème épique. Bonsoir, oublie tes sujets, tes ennemis, tes projets, ta diplomatie et tout ce qui te donne l’air si préoccupé. Tu es sous le toit d’un ami. Dors en paix. »

Et il sortit sans fermer la porte.

À quoi bon ? Quel ennemi avait-il à craindre ?

Puis il se coucha lui-même et s’endormit du plus profond sommeil.

Acajou, Nini et Zozo ronflaient de toutes leurs forces. Dans cette île bienheureuse personne n’avait d’insomnie.

XIX

Rêve du maharajah.


Vers trois heures du matin, Corcoran fut tiré de son sommeil par un rêve épouvantable…

Comme il n’en a donné les détails à personne, pas même à Quaterquem, son plus intime ami, nous serons forcé de garder le secret comme lui-même ; mais il fallait que ce rêve fût bien rempli de funestes pressentiments, car, dès le point du jour, le maharajah se leva et alla éveiller son ami.

Quaterquem ouvrit un œil, étendit les bras en bâillant et dit :

« Eh bien, qu’est-ce ?

— Partons.

— Comment ! partir ? Tout le monde dort, Acajou ronfle, et moi-même, je…

— Alors je vais partir seul.

— Sans déjeuner ?… Nini ne te le pardonnerait pas.

— Déjeunons, s’il le faut, pour obéir à Nini ; mais souviens-toi que je dois être à Bhagavapour dans l’après-midi. J’ai le pressentiment qu’un affreux danger nous menace. Que le déjeuner soit prêt dans cinq minutes et la frégate dans un quart d’heure. »

Ce qui fut fait.

Mme Nini, très-satisfaite des présents que Corcoran lui faisait (deux châles du cachemire le plus pur, qui avaient appartenu à la sultane favorite de Tippoo Sahib), se jeta dans les bras d’Acajou, qui monta dans la frégate en grognant de toutes ses forces, non sans avoir embrassé Zozo, qui se frottait les yeux avec ses deux poings, et qui sanglotait comme si son père avait dû être fusillé cinq minutes plus tard.

XX

Grande conversation de Louison et de Garamagrif avec le puissant Scindiah.


Cependant Sita faisait de son mieux les honneurs de son palais à la belle Alice.

Elles allaient toutes deux en palanquin, sous la garde d’Ali et suivies d’une nombreuse escorte, chasser et se promener dans la forêt. Comme par bonheur Sita était brune, tandis qu’Alice était blonde, et comme aussi il n’y avait personne pour les regarder (j’entends qu’il n’y avait que des moricauds), elles n’étaient point rivales, et la beauté de l’une faisait merveilleusement valoir celle de l’autre. De là, en quelques heures, une amitié touchante et cordiale.

Sougriva, chargé du gouvernement en l’absence du maharajah, s’acquittait très-bien de ses fonctions difficiles. Déjà, suivant l’ordre de son maître, il venait d’envoyer l’ordre à tous les zémindars et à tous les députés de se réunir à Bhagavapour. Comme il s’attendait chaque jour à recevoir la nouvelle de l’attaque des Anglais, Corcoran avait voulu convoquer son parlement mahratte, afin de lui demander son appui dans la guerre qu’il allait soutenir.

À vrai dire, Corcoran ne comptait pas beaucoup sur le courage de son parlement ou de ses soldats ; mais le parlement lui était utile (à ce qu’il croyait) pour intimider les traîtres, car il se souvenait toujours des révélations qu’il avait lues dans la dépêche adressée par Doubleface à lord Henri Braddock.

Du reste, avec l’aide de Louison, la lutte lui paraissait presque engagée à égales forces. Louison valait une armée. Malheureusement Louison était mariée au seigneur Garamagrif. Louison avait un fils, le jeune Moustache. Louison, devenue mère de famille, avait d’autres intérêts dans la vie, d’autres amis et d’autres ennemis que Corcoran. Grave sujet d’inquiétude.

On se souvient aussi que la paix avait toujours été fort chancelante entre Louison, Garamagrif et Scindiah.

Garamagrif, rallié à grand’peine, était toujours le tigre orgueilleux, sauvage et redoutable que nous avons connu. Il n’avait pas oublié ses anciennes querelles avec Scindiah et ce fameux caillou qui avait laisse sur sa queue une si désagréable cicatrice. Or Garamagrif était très-justement fier de sa beauté ; et bien que Louison eût essayé de le consoler en attestant qu’il était plus beau que jamais, il ne s’en faisait accroire et ne cherchait qu’une occasion de se venger.

L’absence du maharajah fut cette occasion, et Garamagrif, qui craignait par-dessus tout la colère de Corcoran, résolut de satisfaire sa vengeance pendant que le maître et Sifflante, sa bonne cravache, n’étaient pas là. De son côté, Louison, rancunière comme toutes les personnes de son sexe, ne jugea pas à propos de l’en détourner.

Quant à Scindiah, toujours sage, prudent et réservé dans ses actions, comme dans ses discours, il s’apercevait bien des mauvaises dispositions de ses compagnons, mais il ne soufflait mot, regardant du coin de l’œil, s’attendant à tout, et se préparant à leur donner une leçon dont ils se souviendraient longtemps.

Les cœurs étant ainsi aigris, et personne n’ayant assez de crédit et d’autorité pour imposer aux deux tigres et à l’éléphant, la querelle éclata de la manière suivante.

Le jour même où Corcoren et Quaterquem quittaient leur île par le chemin des airs, vers quatre heures et demie du soir, — ou peut-être cinq heures, — Alice et Sita revinrent de la promenade portées par le puissant Scindiah, qui marchait d’un pas lent et lourd, mais sûr et majestueux, et qui les déposa dans la grande cour intérieure, au pied de l’escalier du palais d’Holkar.

À peine étaient-elles rentrées, lorsqu’un rugissement, qui ressemblait à un éclat de rire (mais rire de tigre, ce rire qui fait trembler les lions), éclata derrière Scindiah.

Garamagrif le désignait ainsi aux moqueries de Louison, et tous deux, l’un à droite, l’autre à gauche, regardaient le bon éléphant avec une curiosité maligne et méprisante.

Le rugissement de Garamagrif (autant du moins qu’on peut en juger par le peu qu’on connaît de la langue des tigres) signifiait à peu près ceci :

« Louison, regarde-moi ce gros colosse. As-tu rien vu de plus laid, de plus bête et de plus mal bâti ? Aussi tout le monde s’en moque. On lui met sur le dos les charges les plus pesantes. Les ânes eux-mêmes, qui n’ont pas une grande réputation d’intelligence, refusent quelquefois d’obéir ; mais celui-ci, fier et heureux, se dandine comme un marquis, et il n’a même pas la grâce d’un charbonnier. Pouah ! la vilaine bête ! »

À quoi Louison répondit dans sa langue :

« Ami Garamagrif, je reconnais dans ce portrait peu flatteur ton esprit mordant et juste. Tu as le coup d’œil précis. Ce pauvre Scindiah est fait comme un bloc taillé à coups de hache. Sa peau est sale comme celle du crapaud. Sa tête est lourde, son ventre énorme comme celui d’un banquier trois fois millionnaire ; ses jambes sont si courtes, qu’on croirait qu’il les a changées au vestiaire et qu’à la place de celles que la nature lui a données, il a emprunté celles d’un cochon siamois ; il ne se lave jamais, aussi est-il plus sale qu’un babouin ; ma foi, je ne sais pas quelle est l’éléphante en peine de placer ses affections qui voudra jamais de lui. »

Scindiah, voyant que la conversation commençait ainsi, s’étendit à terre sur ses quatre pattes, et, d’un air indolent, fermant à demi les yeux, prêta l’oreille aux compliments que le seigneur Garamagrif et son épouse lui prodiguaient.

« Ce qu’il y a de pire, continua Garamagrif, encouragé par le calme apparent de son ennemi, c’est que ce gros butor n’est pas seulement idiot, hideux et gourmand, il est encore plus lâche. Regarde-le : il entend bien tout ce que nous disons. Vois s’il ressentira l’outrage comme un gentilhomme de bonne race, qui sait tirer l’épée et défendre son honneur.

— Mais, dit Louison, de quelle épée veux-tu qu’il se serve ? à moins que par son épée tu n’entendes ce nez prodigieux qui est si long, si long, qu’on pourrait en faire un pont pour passer le Gange.

— Pour conclure, Scindiah n’est qu’un pleutre.

— Un lâche, ajouta Louison. Et pour preuve, je vais sauter par-dessus, et je parie qu’il n’osera rien dire.

— Bravo ! saute. »

Louison fit le saut, comme elle l’avait dit.

Scindiah ne remua pas plus que s’il avait été de granit ou de marbre.

« Parbleu ! rugit Garamagrif, il ne sera pas dit que tu auras fait mieux que moi. Tu as franchi Scindiah en large ; moi, je vais le franchir en long. »

Et, prenant son élan, il sauta de la queue à la tête.

Mais cette idée ne fut pas aussi heureuse que celle de Louison, car Scindiah, voyant le tigre bondir en l’air, allongea sa trompe par un mouvement si prompt et si adroit, qu’il le saisit au passage, l’enleva malgré ses griffes et le lança sans effort jusqu’à la hauteur du second étage du palais.

À cette vue, Louison poussa un rugissement si terrible, que Sita et Alice, en l’entendant, frémirent de frayeur.

« Séparez-les ! » s’écria Sita.

Mais personne n’osait s’approcher.

Seul, le petit Rama, fils de Corcoran, qui jouait sur le tapis avec son ami Moustache, voulut descendre et rétablir la paix ; mais Sita le retint.

Quant aux serviteurs du palais, ils tremblaient de tous leurs membres et fermaient soigneusement les portes.

Le premier rugissement de Louison fut suivi d’un second, plus formidable encore. Garamagrif, enlevé par la trompe de Scindiah jusqu’à la hauteur du second étage, avait espéré du moins mettre enfin pied à terre et prendre sa revanche ; mais Scindiah ne le permit pas.

À peine fut-il revenu à portée de sa trompe, que l’éléphant le rattrapa et le lança en l’air une seconde fois ; puis, s’adossant au mur du palais, pour que Louison ne pût pas l’attaquer par derrière, il continua de jongler avec le malheureux tigre, dont les rugissements furieux fendaient l’âme des personnes sensibles et déchiraient les oreilles des spectateurs les plus indifférents.

Louison ne resta pas inactive, et, comme font les grands capitaines, essaya de tourner l’ennemi.

Mais Scindiah ne la perdait pas de vue et veillait soigneusement sur ses flancs ; et quant à ses derrières, grâce au mur auquel il était adossé, il se croyait en sûreté.

Pendant que Louison faisait son plan de bataille, les rugissements de Garamagrif redoublaient. Il semblait dire :

« Va-tu me laisser périr ? »

Enfin elle se décida, prit son élan, fit une feinte sur la gauche ; puis, d’un bond, elle tomba sur le cou de Scindiah et commença à lui déchirer l’oreille droite.

Ce fut au tour de Scindiah de crier et de se lamenter. Il laissa tomber Garamagrif à terre et voulut saisir Louison, mais Louison ne lâchait pas prise, et Garamagrif, redevenu libre de ses mouvements, quoique un peu éclopé par sa chute, saisit à son tour l’autre oreille et commença à la mordre à belles dents.

Scindiah, fou de douleur et de rage, aveuglé par le sang qui coulait jusque sur ses yeux, étourdi par les rugissements féroces des deux tigres, perdant même la conscience de ses actions, galopait au hasard dans la cour. C’était un spectacle effrayant.

Enfin, ne pouvant avec sa trompe les saisir tous les deux à la fois et ne sachant par qui commencer, il se roula par terre et chercha à les écraser sous son poids.

Louison, trop agile et trop adroite pour se laisser prendre à ce piège, abandonna sa proie, et Garamagrif lui-même, quoique plus acharné, sentant craquer ses os à chaque mouvement de l’éléphant, lâcha prise.

Il y eut alors une courte trêve.

Chacun avait de nouvelles injures à venger et voulait porter le dernier coup.

Scindiah reprit promptement son poste de bataille et s’adossa encore au mur ; mais un nouvel ennemi se présenta, qui vint aggraver sa triste situation.

C’était le tigrillon de Rama, le jeune Moustache qui, de la fenêtre du premier étage, voyait tout le combat et qui, retenu à grand’peine par Rama, avait cru le moment venu de secourir son père et sa mère.

Au moment où Scindiah s’attendait le moins à recommencer la lutte et essuyait en silence, avec sa trompe, le sang qui coulait de ses oreilles, Moustache sauta sur le derrière de l’éléphant et essaya d’enfoncer ses griffes et ses dents dans la cuirasse épaisse qui protégeait son ennemi.

Cette tentative ralluma la fureur de l’éléphant, qui saisit le malheureux Moustache et le lança contre le mur avec une telle force, que si Louison, toujours attentive, n’eût pas été là pour ressaisir à la volée son nourrisson, c’en était fait, hélas ! de sa postérité.

Le combat recommença, furieux ; mais Louison, occupée de modérer l’impétuosité du jeune Moustache, ne montrait plus le même acharnement.

Quant à Scindiah, sa colère était au comble.

Il y avait dans la cour une énorme barre de fer qui fermait la porte extérieure du palais. Scindiah, négligeant le soin de sa sûreté et ne pensant qu’à sa vengeance, arracha cette barre d’un puissant effort et en porta un coup terrible à Garamagrif, qui lui rongeait en ce moment le dos avec ses dents et ses griffes.

Le coup fut tel, que le tigre eut le queue écrasée et presque séparée du corps. Cette belle queue, alternativement blanche et noire, dont il était si justement fier, pendait désormais comme un poids inerte. Louison en poussa un rugissement de colère et recommença le combat pour son compte.

Mais, au moment où la fureur des deux partis semblait ne pouvoir s’éteindre que dans le sang de l’ennemi, Alice et Sita, qui regardaient les combattants avec une frayeur facile à comprendre, poussèrent un cri de joie :

« Les voilà ! les voila ! »

Presque au même instant la Frégate s’abattit dans la cour avec une promptitude effrayante. Corcoran mit pied à terre, devina tout, saisit Sifflante, sa cravache, ou, comme il l’appelait quelquefois, son juge de paix, et en cingla un coup sur le dos de Garamagrif qui avait ressaisi Scindiah par l’oreille.

Garamagrif lâcha aussitôt son adversaire, et, poussant un rugissement, il regarda Corcoran avec des yeux pleins de fureur, comme s’il avait voulu le dévorer.

Mais le maharajah le regarda à son tour d’un air qui fit rentrer en terre le pauvre Garamagrif. Épuisé, couvert de sueur, tout sanglant, il vint se rouler sur le sol aux pieds de Corcoran.

Celui-ci chercha Louison, et s’il l’avait aperçue, il est probable qu’elle aurait eu, elle aussi, une petite conversation avec Sifflante ; mais elle avait eu le bonheur de voir venir Corcoran et l’esprit de sauter aussitôt à terre ; de sorte qu’elle s’avança d’un air modeste et doux, comme une jeune pensionnaire qui vient embrasser son papa au parloir.

Mais il lui jeta un regard sévère :

« À bas, Louison ! à bas ! Vous êtes indigne de ma confiance ! Comment ! je vous laisse la garde de mon royaume, de ma femme, de mon enfant, de mes trésors, de tout ce que j’ai de plus précieux au monde, et le premier usage que vous faites de votre liberté est d’étrangler Scindiah ! »

Louison, honteuse d’une réprimande si bien méritée, baissa les yeux.

« C’est elle qui t’a cherché querelle, mon pauvre Scindiah, n’est-ce pas ? » dit Corcoran.

Scindiah abaissa sa trompe affirmativement.

« Console-toi, mon gros ami, je te rendrai justice… Et comment a commencé la querelle ? »

Ici Scindiah fit avec sa trompe divers mouvements pour indiquer qu’on avait voulu se moquer de lui et qu’il n’était pas éléphant à le souffrir.

« C’est bien, dit Corcoran. Garamagrif passera deux jours au cachot. Toi, Louison, tu seras aux arrêts pour cinq jours. »

Garamagrif essaya d’abord de résister, mais la vue de Sifflante le réduisit bientôt à l’obéissance, et on l’emmena sans tarder dans les cachots de la citadelle, comme un prisonnier de guerre.

Cette affaire importante réglée, le maharajah et son ami montèrent au premier étage du palais et rendirent compte à la belle Sita et à son amie des incidents du voyage. Comme il achevait son récit, on annonça l’arrivée de Sougriva. Il était fort ému.

« Seigneur maharajah, dit-il, un grand malheur nous arrive.

— Qu’est-ce que je te disais ? s’écria Corcoran en se retournant vers son ami… Oh ! mon pressentiment de ce matin ! »

Puis, prenant à part Sougriva :

« Qu’est-ce ? dit-il.

— Seigneur, répliqua Sougriva, nous sommes trahis. La flottille anglaise remonte la Nerbuddah soutenue par un corps de quinze mille Anglais et Cipayes. Le général Barclay doit, avec son armée, se joindre à celle-ci sous les murs de Bhagavapour.

— Oh ! pour Barclay, il y a peu de chose à craindre. Quant à l’autre, rien n’est perdu. On l’a donc laissé avancer sans le combattre ?

— Seigneur maharajah, le zémindar Uzbek et une partie du corps qu’il commandait ont passé du côté des Anglais.

— Par le Dieu vivant ! s’écria Corcoran après un moment de réflexion, je les tiens. Garde ces nouvelles pour toi. Je veux que Bhagavapour apprenne en même temps la trahison et le châtiment. Fais seller mon cheval et préparer mon escorte. Toi, reste ici. Je pars. J’ai assez fait le maharajah ; je vais faire maintenant le capitaine Corcoran, et j’espère que tout le monde, — amis et ennemis, — me reconnaîtra. »

XXI

Départ.


Quand Sougriva fut parti :

« Eh bien, mon cher ami, dit Quaterquem, que s’est-il passé ? As-tu quelque nouveau Barclay à combattre ? Le premier me semble assez vigoureusement éconduit pour ne pas revenir de sitôt à la charge.

— Comment ! vous avez battu le fameux général Barclay, le héros de Lucknow ? demanda Alice.

— Et si bien battu, dit Quaterquem, qu’il doit galoper en ce moment sur la route de Bombay. »

Et il raconta l’incendie du camp anglais.

Mais il ne reçut pas de sa femme les applaudissements qu’il croyait avoir mérités. Alice se montra même très-offensée qu’il eût pris part à cette affaire.

« Ma foi, reprit Quaterquem, je suis resté neutre. C’est Corcoran et ce démon de Baber qui ont tout fait. Je me suis contenté de leur prêter ma voiture.

— Eh bien, cher bien-aimé, dit Alice, s’il vous arrive encore de prêter votre voiture comme vous dites, je vous laisserai seul dans votre île et je retournerai en Angleterre par le plus prochain steamer.

— Diable ! fit Quaterquem, on ne peut même pas rendre le plus petit service à un ami sans que les femmes s’en mêlent. Je te promets de ne plus me mêler de rien. »

Moyennant cette promesse, il eut sa grâce ; et Corcoran, toujours hospitalier, malgré la sortie qu’Alice venait de faire, lui fit ses adieux avec autant de cordialité que si elle eût poussé Quaterquem à le secourir.

Sita offrit à sa nouvelle amie un collier de diamants d’un prix inestimable. Il avait appartenu à la célèbre Nourmahar, qui fut pendant trois générations la plus belle femme de tout l’Hindoustan, et il avait été conquis par le bisaïeul d’Holkar sur le petit-fils de Nourmahar.

Alice se défendit quelque temps de l’accepter, quoiqu’elle en brûlât d’envie ; mais la générosité de Sita lui faisait sentir bien délicatement la dureté qu’elle venait de montrer.

« C’est le souvenir d’une amie, dit Sita. Si mon cher et bien-aimé Corcoran est vainqueur, je n’aurai pas besoin de ces trésors. L’Hindoustan est à nous. S’il est vaincu, il se fera tuer, et moi je ne lui survivrai pas. Je monterai sur le bûcher, comme ma grand’mère Sita la Videhaine ; et, ayant eu le plaisir d’appartenir au plus glorieux des hommes, je me poignarderai moi-même pour le retrouver plus tôt et me confondre avec lui dans le sein de Brahma ! »

Sita parlait avec tant de simplicité, qu’Alice vit bien que sa résolution était prise. Elle accepta enfin ce don inestimable et embrassa Sita avec une tendresse véritable. Elle pensait ne la revoir jamais ; car, en bonne Anglaise qu’elle était, il lui semblait impossible que Corcoran fût vainqueur. Pour lui, avec une douce et cordiale gravité, il fit ses adieux à Quaterquem et à sa femme et embrassa ses amis en homme résolu à vaincre ou à mourir.


Elle embrassa Sita avec une tendresse véritable. (Page 243.)

« Mon cher Quaterquem, dit-il au Malouin, je ne sais si je te reverrai. Garde-moi cette caisse en dépôt dans ton île. Si tu apprends qu’il nous soit arrivé malheur, ouvre-la. Ce qu’elle contient est à toi. Si je suis vainqueur, je te la redemanderai. »

Et se penchant à son oreille :

« Ce sont les pierreries du vieil Holkar, dit-il à voix basse. Elles valent plus de quinze millions de roupies. Ce sera, quoi qu’il arrive, l’héritage de Rama. Adieu.

Ils s’embrassèrent encore, et Quaterquem monta dans la frégate avec sa femme. Avant de prendre son essor :

« Madame, dit-il à Sita, je viendrai le 15 mars à Bhagavapour vous chercher, et je vous emmènerai dans mon île, que vous ne connaissez pas. Corcoran, qui sera, je l’espère, débarrassé de toute inquiétude, et qui aura fait sa paix avec lord Braddock, nous accompagnera. Alice va organiser sa maison en conséquence et chercher une femme de chambre. Adieu, cher et ambitieux maharajah. Tu as pris un chemin de traverse pour arriver au bonheur ; mais l’expérience te rendra sage. Adieu. »

La frégate s’enleva dans les airs et se dirigea vers l’Orient.

Corcoran, tout pensif, serra sa femme et Rama sur son cœur, monta à cheval avec son escorte et courut au galop dans la direction de l’armée anglaise.

XXII

À cheval ! Mac Farlane ! à cheval !


Pendant deux jours et deux nuits, il galopa presque sans relâche, grâce aux relais qu’il avait fait disposer sur toutes les routes. Son escorte harassée l’avait abandonné tout entière après dix-huit heures d’une course effrénée. Corcoran, sans s’étonner, galopait toujours, ne s’arrêtant que pour changer de cheval, manger un morceau de pain et repartant tout de suite.

Vers le matin du troisième jour, il rencontra enfin les fuyards de sa propre armée. Tout couvert de sueur et de poussière, mais fier et intrépide comme on l’avait toujours vu, il les rallia dès les premiers mots.

Un officier supérieur galopait sans l’écouter. Corcoran le saisit au collet, et le retournant de l’autre côté :

« Où vas-tu ? dit-il : c’est là qu’est l’ennemi. »

Et comme l’autre, ne le reconnaissant pas, cherchait encore à fuir :

« Si tu fais un pas de plus, je te brûle la cervelle. »

À ce geste, à ce mot, tout le monde s’arrêta épouvanté. On avait reconnu le maître.

« Seigneur, dit l’officier, nous sommes trahis. Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? »

— Ne me reconnaissez-vous plus ? demanda le maharajah. Qu’on me donne un cheval, et en avant ! »

À peine obéi, sans s’inquiéter s’il était suivi, il courut à l’avant-garde.

L’officier n’avait pas menti. Le camp mahratte était dans le plus affreux désordre. L’armée, commandée par des traîtres que payait l’or des Anglais, avait été mise en déroute cinq jours auparavant. Trois zémindars avaient donné le signal de la fuite. Deux autres, dont l’un était un Afghan, Usbeck, vieilli au service d’Holkar, avaient passé du côté des Anglais. Le reste, ébranlé par ces fuites et ces défections, avait tourné le dos dès les premières décharges de l’artillerie anglaise.

Enfin tout paraissait perdu.


Les fuyards. (Page 246.)

Mais la vue de Corcoran ranima les courages et fit tourner bride aux fuyards.

« Halte ! » cria-t-il d’une voix retentissante.

Tout le monde obéit à cette voix si connue. Les soldats crièrent :

« Vive le maharajah ! »

Il tira du fourreau son sabre, le propre cimeterre du fameux Timour, qui avait passé par héritage à l’invincible Akbar et au pieux Aurengzeb. Ce sabre, dont la poignée était enrichie de diamants d’un prix inestimable, avait autrefois donné le signal de la mort de plusieurs millions d’hommes. Il avait été forgé, à Samarkhand, par un armurier de Damas, le célèbre Mohammed-el-Din, qui grava sur sa lame ce verset du Coran :

Dieu est grand ! Dieu est puissant ! Dieu est vainqueur !

Sa trempe était telle, que Timour, au passage de l’Indus, se levant debout sur sa selle, avait fendu depuis le crâne jusqu’à la ceinture un cavalier afghan, coiffé d’un casque en acier damasquiné.

Quand l’armée le vit resplendir au soleil, personne ne douta plus de la victoire. Les rangs se reformèrent rapidement et l’on suivit le maharajah, qui précédait de vingt pas toute son armée.

La cavalerie anglaise venait de cesser la poursuite et de faire halte pendant le grande chaleur du jour. Croyant n’avoir plus qu’à poursuivre des gens sans armes et sans courage, les Anglais n’avaient pris aucune précaution contre un retour offensif. Ils avaient débridé leurs chevaux et s’étaient assis à l’ombre dans une forêt que traversait la grande route. Bien plus, pour ne pas partager le butin avec leurs camarades, les cavaliers anglais n’avaient pas attendu l’arrivée de l’infanterie. Ils étaient à dix lieues en avant, et croyaient prendre l’armée mahratte jusqu’au dernier homme.

Déjà le second déjeuner était prêt. Les domestiques hindous et parsis déballaient avec soin les provisions de bouche, les pâtés de Strasbourg, les jambons d’York, les bouteilles de claret et de champagne mousseux, les puddings froids. On n’entendait plus que le bruit des fourchettes et le joyeux tintement des verres.

« Eh bien, disait le lieutenant James Churchill, eh bien, capitaine Wodsworth, que dites-vous de notre expédition ? Ce fameux Corcoran, qu’on disait si redoutable, n’a pas tenu un instant devant nous.

— Oui, dit l’autre, et pendant que Barclay lui donnait le change, nous avons eu assez de bonheur pour ne rencontrer presque aucune résistance. Mais cela même, mon cher Churchill, me fait douter que nous ayons battu Corcoran. Je le connais. J’étais, il y a trois ans, dans le corps d’armée de Barclay, et je vous jure qu’il nous fit passer un mauvais quart d’heure. Ici, au contraire, grâce à ce brave Afghan…

— Oui, oui, dit le major Mac Farlane, buvons à la santé de l’honnête Usbeck, notre ami, et que Dieu donne toujours de pareils lieutenants à nos ennemis.

— Combien a-t-on payé ce coquin ?

— C’est une question que le général même ne pourrait pas résoudre. Je crois que lord Henri Braddock et sa police connaissent seuls le prix de cette marchandise.

— Quel jour pourrons-nous dîner à Bhagavapour ?

— Il serait bon, dit Mac Farlane, de ne pas marcher trop vite et d’attendre un peu l’infanterie et le général sir John Spalding.

— Bah ! dit Churchill, Spalding est un vieil avare qui craint qu’on ne veuille pas partager avec lui le trésor d’Holkar. Avec trois régiments de bonne cavalerie anglaise, ne sommes-nous pas de force à culbuter la nation mahratte et le maharajah par-dessus le marché ? »

À ce moment la trompette retentit.

« Que veut dire ceci ? s’écria Mac Farlane.

« À cheval, messieurs, à cheval ! » s’écria Wodsworth.

En un clin d’œil, tous les officiers se levèrent, bouclèrent leurs ceinturons, remirent leurs revolvers à la ceinture et sortirent de leurs tentes.

On commençait à voir des flots de poussière soulevés par une foule nombreuse qui accourait tout affolée de terreur. C’étaient les valets et les marchands du camp. Tous levaient les bras en l’air en poussant de grands cris :

« Le maharajah ! Voilà le maharajah ! »

À ce nom, à ce cri redoutable, les officiers anglais eux-mêmes se sentirent émus, et chacun courut à son poste.

Mais avant que les soldats eussent repris leurs armes, et que les rangs fussent reformés, Corcoran arriva comme la foudre sur la cavalerie anglaise. Derrière lui, à vingt pas, ses cavaliers s’avançaient au galop, tenant le sabre d’une main, le revolver de l’autre, et la bride dans les dents.

Sans prendre le temps de décharger son revolver, Corcoran passa au travers des Anglais, pointant à coups de sabre tout ce qui était sur son passage.


Corcoran passa au travers des Anglais. (Page 252.)

Animés par son exemple, les Mahrattes montrèrent un courage dont on les aurait crus incapables le matin. L’arme blanche elle-même, qui produit ordinairement sur les Hindous une frayeur si grande, leur semblait familière, tant l’exemple d’un homme de cœur est puissant sur les autres hommes.

Cependant le combat resta quelque temps incertain. Les Anglais, étonnés d’abord de l’impétuosité de Corcoran, mais bientôt rassurés par le mépris que leur inspirait l’armée mahratte, se rallièrent promptement, et, malgré la chaleur du soleil, firent preuve d’une rare intrépidité. En peu d’instants, ils sabrèrent les premiers rangs de la cavalerie hindoue, et Corcoran, emporté par son ardeur, se trouva enfermé dans leurs rangs. Déjà il se croyait abandonné et ne pensait plus qu’à vendre chèrement sa vie, lorsqu’un secours imprévu lui rendit la victoire.

Au milieu du fracas des coups de feu, il s’aperçut tout à coup que les rangs de l’armée anglaise s’ouvraient pour livrer passage à des amis inconnus.

À coup sûr, ce n’étaient pas ses Mahrattes ; il les voyait déjà reculer, pas à pas, il est vrai, mais continuellement. Qu’était-ce donc ? Et qui pouvait-ce être, sinon sa plus chère et sa plus fidèle amie, la tendre, la bonne, la courageuse Louison ?

C’était elle en effet. Aussitôt qu’elle s’était aperçue du départ de Corcoran, elle avait résolu de le suivre, oubliant ses arrêts. Elle avait gratté à la porte du cachot de Garamagrif. D’un commun effort, ils avaient renversé cet obstacle impuissant et s’étaient précipités à la suite du maharajah, Louison suivant Corcoran, Garamagrif ne voulant pas se séparer de Louison.

Grâce à son merveilleux instinct elle avait retrouvé sans peine la trace de son maître, et arrivait à propos pour le sauver — l’ingrat ! — des mains de ses ennemis.

À dire vrai, dès qu’elle parut, suivie du formidable Garamagrif, les Mahrattes ne lui disputèrent pas le passage. Les Anglais étonnés essayèrent inutilement de serrer leurs rangs et lui tirèrent quelques coups de revolver.

D’un bond Louison sauta à la gorge du colonel Robertson, du 13e hussards, et l’étendit mort sur le terrain. C’est dommage, car Robertson était un officier de grande espérance. Garamagrif, de son côté, tomba sur le major Wodsworth, qui criait à ses hommes :

« Avancez donc, damnés fils de… ! »

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car le premier coup de dents de Garamagrif lui donna la mort.

Un brave homme, ce capitaine Wodsworth, et qui laissait à Bénarès une veuve et six orphelins bien intéressants ; mais que voulez-vous ? c’est la guerre.

Quelle que fût la pensée des hussards anglais (s’ils avaient une pensée, ce que j’ignore), leurs chevaux commencèrent à se cabrer si violemment que les cavaliers n’en étaient plus maîtres et que le désordre se mit dans les rangs. Louison et Garamagrif, bondissant toujours, arrivèrent enfin jusqu’au maharajah, qui se défendait seul, adossé à un bananier, et parait de son mieux les coups de pointe.

Il était blessé de deux balles et perdait beaucoup de sang. Une dizaine de cavaliers l’entouraient, cherchant à le prendre plutôt qu’à le tuer.

« Rendez-vous, maharajah, dit l’un d’eux. Vous en serez quitte pour payer rançon. »

En même temps il cherchait à le désarmer, mais Corcoran, d’un coup de son terrible cimeterre, lui abattit le bras droit, et se retournant contre un autre cavalier, il fendit la tête à ce second adversaire.

Cependant il allait succomber, lorsque Louison arriva. Garamagrif la suivait à trois pas de distance, n’osant sans doute se montrer devant son maître après la réprimande qu’il avait reçue l’avant-veille.

À la vue de ces deux auxiliaires nouveaux du maharajah, les cavaliers anglais tournèrent bride en un clin d’œil et rejoignirent leur régiment qui déjà s’ébranlait. Corcoran les poursuivit, traversa les rangs des hussards anglais entre ses deux tigres et rejoignit son armée.

Les Mahrattes, qui l’avaient cru perdu, poussèrent un long cri de joie et revinrent à la charge. Corcoran, plus prudent cette fois, envoya sur sa droite une partie de sa cavalerie, pour tourner la gauche des Anglais, pendant que son artillerie placée en potence, les prenait de flanc et de face, et que le gros de l’armée s’avançait sur le centre.

Le général anglais, qui n’avait ni artillerie, ni infanterie pour se soutenir, ordonna la retraite, qui se fit d’abord avec beaucoup d’ordre. Mais les valets du camp, les vivandières, les femmes et tout ce peuple qui suit les armées anglaises dans l’Inde, craignant d’être abandonnés, se précipitèrent dans les rangs de la cavalerie pour se mettre à l’avant-garde des fuyards et rejoindre plus tôt l’infanterie laissée en arrière avec Spalding.

En quelques instants, le désordre fut au comble.


En quelques instants le désordre fut au comble. (Page 258.)

À la fin tout s’enfuit au hasard, et les officiers eux-mêmes ne cherchèrent plus qu’à devancer leurs camarades. Heureux ceux qui étaient bien montés ! Ils rejoignirent le général Spalding dès le soir même.

Corcoran, voyant que rien ne tenait plus devant lui, fit faire halte à son armée, et laissa à la cavalerie le soin de poursuivre les fuyards.

« Mes amis, dit-il d’une voix sonore, voilà comment il faut battre les Anglais. Courez sur eux, sabre ou baïonnette en avant, sans tirer, et Vichnou et Siva vous donneront la victoire… Au reste, tout n’est pas fini ; mais c’est assez pour aujourd’hui. »

Il eut soin de placer lui-même les postes avancés. Puis, se tournant vers Louison qui le regardait fixement et qui attendait un mot d’amitié :

« Entre nous, ma belle, dit-il, c’est à la vie et à la mort. Et toi aussi, Garamagrif, grand batailleur, tu seras mon ami, si tu veux ; mais ne va plus chercher querelle à Scindiah. »

Il rentra alors dans sa tente, où d’autres soins l’appelaient. Louison et Garamagrif s’étendirent à l’entrée comme deux factionnaires chargés de veiller à la sûreté du maharajah, et personne assurément ne fut tenté de violer la consigne sans nécessité.

XXIII

Sir John Spalding.


Le lendemain, dès trois heures du matin, Corcoran fit reprendre les armes à ses troupes et continua la poursuite.

La route était jonchée d’armes, de chevaux et de cavaliers tués et dépouillés. Presque toute la cavalerie anglaise était détruite ou dispersée. Un petit nombre seulement avait pu rejoindre Spalding, qui accourait à marches forcées pour recueillir les fuyards.

Corcoran, apprenant par ses éclaireurs que les Anglais s’avançaient, se porta sur une colline assez élevée qui dominait la plaine, car il n’avait pas grande confiance dans la bravoure de ses soldats, et il voulait s’assurer au moins l’avantage du terrain. Il fit même creuser à la hâte un fossé de dix pieds de large et de trois pieds de profondeur, — non que cette précaution lui parut très-utile, puisque les Anglais n’avaient plus de cavalerie, — mais parce qu’il voulait leur faire croire qu’il se tenait sur la défensive, et les engager eux-mêmes à prendre l’offensive. Son intérêt était, au contraire, d’en finir promptement avec ce corps d’armée, pour courir ensuite sur Barclay et l’accabler à son tour.

La ruse réussit admirablement.

Sir John Spalding était un gros gentleman, gras et bien nourri, très-brave sans doute, mais qui n’avait jamais fait la guerre, et qui n’avait aucune expérience de l’Inde. Sa vie s’était passée en Angleterre, au camp d’Aldershot, à Gibraltar, à Malte, à la Jamaïque ; il avait vu le feu, pour la première fois, trois jours auparavant. Toute sa tactique consistait en trois points : ébranler l’ennemi avec l’artillerie, le renverser à coups de baïonnette, et le faire sabrer par la cavalerie.

Par hasard, sa première expérience avait fort bien réussi, de sorte qu’il se regardait comme un Wellington ou un Marlborough. L’ardeur désordonnée de sa cavalerie, qui avait couru sur Bhagavapour sans l’attendre, ne lui causait aucune inquiétude.

À chaque pas, on lui amenait des prisonniers.

Toute l’armée du maharajah lui paraissait dispersée sans retour, et l’aurait été en effet sans l’arrivée imprévue et l’attaque impétueuse de Corcoran.

Il se berçait, lui aussi, des illusions qui avaient fait un instant le bonheur de Barclay. Mais, avant tout, il fallait entrer le premier dans Bhagavapour. Entre lui et Barclay, c’était une course au clocher. (Il ignorait encore le désastre de son rival et l’incendie de son camp.)

C’est dans ces dispositions que le rencontra le messager qui apportait la funeste nouvelle de l’échec subi par sa cavalerie. D’abord il n’en voulut rien croire, et comme le messager était Indou, il le fit arrêter, se proposant de le faire fusiller aussitôt que le mensonge serait évident. Puis, quelques cavaliers arrivèrent, et racontèrent la destruction complète de trois régiments de cavalerie européenne.

« Trois régiments ! s’écria Spalding, au comble de la fureur. Où est l’âne bâté qui les commandait ? Où est le colonel Robertson ?

— Mort, général.

— Où est le major Mac Farlane ?

— Tué d’une balle dans la tête. »

Spalding se sentait gagner par la consternation générale.

« Vous êtes donc tombés dans une embuscade ? demanda-t-il. Il n’y a pas d’exemple d’un désastre pareil. »

Le lieutenant Churchill fit le récit de l’action.

« Au commencement, dit-il, les Mahrattes fuyaient devant nous comme une volée de perdreaux. Mais tout à coup le maharajah est arrivé…

— Le maharajah ! dit Spalding, toujours à cheval sur l’étiquette. Sachez, monsieur, que le gouvernement de la gracieuse reine Victoria n’a pas reconnu de maharajah dans le pays mahratte, et qu’il est, par conséquent, souverainement impropre d’appeler de ce nom un aventurier quelconque. »

Churchill baissa la tête, puis il acheva son récit.

Quand il fut terminé :

« Demain, dit Spalding, nous nous mettrons en marche à deux heures du matin. Nous rencontrerons l’ennemi à six, nous le battrons à sept, et nous reprendrons sur-le-champ le chemin de Bhagavapour. »

La nuit suivante, à l’heure indiquée, l’infanterie anglaise se remit en marche. Vingt cinq ou trente hussards, qui avaient à grand’peine conservé leurs chevaux, servaient d’éclaireurs.

Vers six heures du matin, on arriva à cinq cents pas environ de l’armée mahratte, dont une partie était rangée en bataille, et l’autre dispersée en tirailleurs.

Sir John Spalding, toujours ferme dans ses idées de tactique militaire, commença le feu en lançant quelques volées de mitraille sur la cavalerie de Corcoran, qui se retira en bon ordre à l’abri d’un petit bois et attendit là l’ordre de charger. L’artillerie mahratte répondit à peine au feu des Anglais et, dès le début de l’engagement, se retira dans un pli de terrain comme découragée. Cette artillerie, peu nombreuse d’ailleurs eu égard au nombre des troupes, paraissait facile à enlever, malgré les broussailles et les obstacles naturels qui défendaient la position.

« C’est le moment d’aborder cette canaille à la baïonnette, dit sir John Spalding.

— Prenez garde ! s’écria le transfuge Usbeck, vous ne connaissez pas le maharajah. »

Sir John Spalding referma sa lunette d’approche, regarda l’Afghan avec un mépris inexprimable et dit :

« Ce n’est pas mon habitude de demander conseil. Churchill, dites aux Highlanders d’avancer. »

Churchill obéit.

Aussitôt on entendit dans la plaine le son des cornemuses et des pibrochs d’Écosse. Les robustes Highlanders aux jambes nues s’avancèrent lentement et en bon ordre comme à la parade, et commencèrent à escalader la colline où les attendait le gros de l’armée mahratte.

Un silence terrible régnait sur le champ de bataille. Les deux artilleries se taisaient ; l’anglaise ayant fait place à l’infanterie, et la mahratte ne paraissant pas encore ou disparaissant déjà. On voyait les sous-officiers anglais maintenir l’alignement avec les crosses de leurs fusils. Quant aux Mahrattes, à demi cachés dans les broussailles et les fourrés, ils attendaient le choc avec une terrible anxiété.

Déjà les Highlanders n’étaient plus qu’à dix pas du fossé creusé sur le penchant de la colline, quand tout à coup Corcoran tira son sabre et s’écria :

« En joue ! feu ! »

Au même instant, quinze cents Mahrattes, couchés à plat ventre, se levèrent à demi et fusillèrent à bout portant les assaillants. Deux batteries masquées, de vingt canons chacune, firent feu en même temps à cinquante pas de distance sur les flancs et les derrières des Highlanders.

En cinq minutes, la colonne fut aux trois quarts détruite. Cependant ceux qui survivaient s’avancèrent avec une intrépidité admirable jusqu’au fossé, le franchirent, culbutèrent les Mahrattes qui l’occupaient, et continuèrent leur marche vers le haut de la colline.

Mais, là, un nouvel ennemi les attendait. Les artilleurs mahrattes, qui s’étaient repliés au commencement de la bataille, reprenaient leur poste sur l’ordre de Corcoran ; et de deux régiments de Highlanders fusillés et mitraillés en face, par derrière et sur les flancs, il ne resta pas cinquante hommes valides ; encore furent-ils forcés de se rendre.

Pendant ce temps, sir John Spalding voyait avec désespoir la destruction de son infanterie d’élite ; mais l’ouragan de mitraille qui balayait la plaine et le pied de la colline, rendait tout secours impossible. Bientôt même il dut songer à couvrir la retraite, menacée par Corcoran.

Le maharajah, jugeant la bataille gagnée au centre, donna ordre à la cavalerie de se déployer sur le flanc de l’infanterie anglaise et de couper ses lignes de communication. Spalding effrayé commanda la retraite, et les Mahrattes saluèrent cet ordre par de longs cris de joie.

C’était la première fois qu’une armée indienne, commandée il est vrai par un Français, voyait fuir une armée anglaise à forces égales. Aussi l’enthousiasme des soldats de Corcoran ne connaissait plus de bornes.

« C’est Vichnou, disait-on. C’est le divin Siva. C’est Rama lui-même qui s’est incarné de nouveau pour défendre son peuple contre ces barbares au teint blanc et à la barbe rouge. »

Corcoran ne s’arrêta pas à écouter son éloge. Toujours pressé d’en finir avec Spalding pour revenir vers Barclay, il lança sa cavalerie sur toutes les routes, avec ordre de dépasser l’armée anglaise, d’amasser toutes sortes d’obstacles, pour lui rendre la fuite impossible, et de l’éloigner de la Nerbuddah pendant qu’il suivait Spalding de près avec son infanterie et la harcelait avec son artillerie légère.

Mais celui qui fuit la mort a toujours plus de chances d’échapper que son ennemi n’en a de la lui donner ; car l’un pense toujours à se sauver, tandis que l’autre ne pense pas toujours à le poursuivre.

C’est ce qui arriva dans le cas présent.

La cavalerie mahratte s’arrêta pour faire reposer ses chevaux, tandis que les Anglais marchèrent toute la nuit dans la direction de la Nerbuddah, où les attendait la flottille qui devait combiner ses opérations avec celles de l’armée.

Dès le lendemain, de bonne heure, Corcoran que la nécessité de tout ordonner et de tout exécuter par lui-même retardait souvent, reprit lui-même la poursuite, et courut sur les traces de l’ennemi.

Peine inutile. Spalding avait rejoint la flottille et l’embarquement commençait au moment où le maharajah recommença l’attaque. Les Anglais effrayés abandonnèrent sur le rivage un immense butin, presque tous leurs blessés, quinze cents prisonniers et tous les traîtres qui s’étaient joints à eux quelques jours auparavant, entre autres l’Afghan Usbeck. Puis ils descendirent la Nerbuddah, laissant leur général blessé à mort sur le champ de bataille au moment même où il allait s’embarquer. Un boulet de canon lui avait emporté la tête.


C’était un brave homme. (Page 273.)

« Pauvre gentleman ! dit Corcoran en retrouvant son corps mutilé, ce n’était ni un César ni un Annibal, mais c’était un brave homme, et il a bien fait, ne pouvant pas sauver son armée, de se faire tuer lui-même ; car il n’y a rien d’aussi piteux et d’aussi déshonorant que de perdre la bataille de Cannes et de survivre. »

Puis il se fit amener les prisonniers et traita les Anglais avec beaucoup de générosité. Quant aux traîtres qui l’avaient abandonné, il ne voulut pas leur faire grâce.

« Pourquoi m’as-tu trahi ? demanda-t-il à Usbeck.

— Grâce, seigneur maharajah ! s’écria l’Afghan.

— Qu’on le fusille, » dit Corcoran.

Et il traita de la même manière neuf autres zémindars qui avaient suivi l’exemple d’Usbeck.

« Plus le traître est haut placé, dit-il, plus la rigueur est nécessaire. »

Ces exemples donnés, il laissa le commandement de l’armée à l’un de ses lieutenants et reprit en toute hâte le chemin de Bhagavapour, car partout où il n’était pas, ses affaires allaient toujours mal. Louison et Garamagrif, qui l’avaient si bien servi, obtinrent la permission de le suivre.

XXIV

Discours du trône. Sita prisonnière.


Corcoran arriva à Bhagavapour la veille du jour où s’ouvrit la session de son Corps législatif. Par un rare bonheur, il n’avait que des victoires à raconter à son peuple, et quoique le danger fût encore très-grand, cependant les victoires passées et présentes répondaient de l’avenir.

Dès le lendemain, à sept heures du matin (car, à cause du climat et de l’ardeur du soleil, les séances devaient être terminées chaque jour à dix heures), il s’avança, monté sur Scindiah ; avec Sita et Rama, et ouvrit la session suivant le cérémonial accoutumé.

Voici quelques passages de son discours :

« Citoyens libres du pays mahratte,

« C’est toujours avec un nouveau plaisir que je me retrouve au milieu de vous.

« Depuis la dernière session, Brahma a daigné bénir nos efforts et notre prospérité n’a fait que s’accroître. Le commerce, l’agriculture, l’industrie ont fait des progrès prodigieux, dus surtout, nous devons le reconnaître, à l’initiative individuelle et à la liberté d’action dont vous jouissez.

« Mais un peuple n’est pas digne de la liberté lorsqu’il ne sait pas la défendre par les armes. J’ai dû repousser l’invasion d’un voisin ambitieux et perfide. Avec la permission et la protection de Brahma, j’ai su punir les traîtres et repousser l’ennemi. Il dépend encore de lui de faire la paix à des conditions honorables ; mais s’il persiste dans son dessein, il subira la peine de son iniquité.

« Mon ministre de l’intérieur, Sougriva Sahib, est chargé de vous proposer un plan de budget. Vous remarquerez qu’il n’est question ni d’augmenter les impôts, ni d’en créer de nouveaux, ni d’émettre un emprunt. Grâce à Vichnou, malgré les charges que la guerre nous impose, le Trésor est encore rempli, et Sougriva Sahib est chargé de l’agréable mission de vous proposer la suppression de tous les impôts indirects dont la perception est si coûteuse.

« Citoyens libres du pays mahratte, que la sagesse du divin Vichnou préside à vos délibérations ! »

Puis il présenta la belle Sita et le petit Rama à son peuple. Tout le monde cria :

« Longue vie au maharajah ! Qu’il soit béni, lui et toute sa postérité ! »

Et Corcoran rentra dans son palais.

Ces acclamations étaient sincère, et cependant l’orage grondait sur sa tête. Les zémindars qui l’avaient trahi comptaient plus d’un complice dans l’assemblée. L’inflexible justice de Corcoran lui faisait, parmi les grands seigneurs, des ennemis redoutables.

Au moindre revers on était prêt à proclamer sa déchéance. Heureusement la victoire récente qu’il avait remportée sur les Anglais intimidait ses adversaires.

Cependant les succès passés n’éblouissaient pas le maharajah. Il voyait fort bien que le peuple indou n’était pas encore prêt à la révolte, et, quoique incapable de craindre pour lui-même, il tremblait quelquefois pour sa femme et son fils.

Un matin, Baber vint lui faire sa cour.

Baber enrichi était maintenant un seigneur.

Il se présenta, la tête haute, le regard content, sincère, doux et calme, comme il convient à un honnête homme qui a fait fortune sur la grande route et au coin des bois.

« D’où sors-tu, chenapan ? demanda le maharajah.

— Seigneur, dit Baber d’un ton modeste, j’ai reçu hier les cent mille roupies que vous avez daigné m’assigner sur le trésor de Votre Majesté.

— Et où vas-tu ?

— Où Votre Majesté daignera m’envoyer.

— Ah ! ah ! Tu prends goût aux missions diplomatiques ?… Eh bien, te sens-tu le courage de retourner au camp des Anglais ?

— Pourquoi non, seigneur ? Parce que je suis devenu riche, croyez-vous que je sois devenu poltron ?

— Et tu me rapporteras des nouvelles de ton ami Barclay ?

— Autant qu’il vous plaira, seigneur maharajah. Est-ce tout ?

— Va, pars. Voici un bon de vingt mille roupies sur mon trésorier.

— Ah ! seigneur maharajah, s’écria Baber avec un enthousiasme qui n’était pas feint, vous serez toujours le plus généreux des hommes, et il y a plaisir à se faire tuer à votre service. »

L’Indou se prosterna de nouveau, élevant vers le ciel les paumes de ses mains, et partit.

Le lundi suivant il était de retour.

« Seigneur maharajah, dit-il, tenez-vous sur vos gardes. Barclay a reçu des renforts, des chevaux, des vivres, des munitions et de l’artillerie. Son armée est augmentée d’un tiers ; on veut vous porter un coup décisif avant que l’Europe apprenne la défaite et la mort de sir John Spalding. Barclay va franchir la frontière demain ou après demain. Vos généraux ont perdu la tête. Le vieil Akbar ne répond rien quand on l’interroge et ne donne aucun ordre… »

Aussitôt Corcoran fit préparer ses chevaux. Il allait partir et rejoindre l’armée.

Sita voulut le suivre.

« Je veux vivre ou mourir avec toi, dit-elle. Ne m’envie pas le bonheur de t’accompagner.

— Qui prendra soin de Rama ? » demanda Corcoran.

Mais Rame voulut à son tour suivre sa mère.

« Au fait, pensa Corcoran, la lutte qui s’engage est décisive. Si je laisse Sita et Rama à Bhagavapour, je craindrai toujours pour eux quelque trahison. Autant vaut les emmener avec moi. »

Naturellement Scindiah était aussi du voyage, ainsi que Garamagrif et Louison, car Rama voulut tout emmener, même son ami Moustache. Après quelques objections, le maharajah se laissa fléchir, et, précédant lui-même de cinq jours le reste de la caravane, il leur donna rendez-vous au camp et partit seul pour prendre le commandement de l’armée. Sougriva fut chargé, comme à l’ordinaire, de le remplacer en son absence.

Il était temps que Corcoran arrivât, car les renseignements de Baber n’étaient que trop vrais. Barclay avançait à grands pas dans le pays mahratte, et l’armée de Corcoran reculait toujours sans livrer une seule bataille. Les soldats se décourageaient, murmuraient et commençaient à déserter.

C’est alors que le maharajah se présenta seul, à cheval, suivant sa coutume, à l’entrée du camp.

C’était le matin, et toute l’armée, ranimée par sa présence, ne demanda plus qu’à se battre.

Mais Corcoran ne voulait rien hasarder. Ses soldats n’étaient pas encore assez exercés et assez aguerris pour aborder sans frémir la redoutable et solide infanterie anglaise. Il fallait donc, avant tout, en harcelant l’ennemi par de fréquentes escarmouches, donner aux Mahrattes plus de confiance en eux-mêmes. Plus tard il serait toujours temps de livrer une bataille décisive.


Il fortifia son camp. (Page 280.)

Corcoran suivit ce plan avec une persévérance extraordinaire. Il creusa des retranchements, construisit des redoutes, entoura son camp d’un fossé profond, le garnit de palissades au travers desquelles se montraient les gueules de deux cents canons. Puis, à la tête de sa cavalerie montée sur des cheveux berbères et turcomans, sobres, prompts, légers et durs à la fatigue, il battit tout le pays, enleva les convois qui approvisionnaient le camp anglais, et réduisit Barclay presque à la famine.

Celui-ci, éloigné de Bombay, sa base d’opérations, était fort inquiet. Les vivres manquaient. Il recevait tous les jours de lord Braddock des dépêches qui l’avertissaient de se hâter, afin que le bruit de sa victoire couvrît l’échec désastreux de sir John Spalding. Cependant il n’osait pas donner l’assaut au camp retranché, et sa cavalerie, privée de tout, ne pouvait atteindre celle de Corcoran, qui se montrait chaque jour en vingt endroits différents.

Un funeste incident, qui devait amener le dénoûment de cette longue histoire, tira enfin Barclay d’embarras.

Un soir, comme Corcoran rentrait en camp après une escarmouche assez vive, Baber se présenta et annonça que Sita, Rama, Scindiah, Louison et Garamagrif venaient de tomber au pouvoir de l’armée anglaise.

À cette terrible nouvelle, Corcoran fut saisi d’un désespoir si profond, qu’on craignit un instant qu’il ne voulût se brûler la cervelle. Quoi ! Tant de travaux perdus ! tant de sang versé inutilement ! tant de grands projets renversés en un jour !

Cependant telle était la force d’âme du maharajah, qu’il ne perdit pas une minute à se plaindre du sort.

« D’où tiens-tu cette nouvelle ? demanda-t-il à Baber.

— Hélas ! seigneur maharajah, j’ai été témoin de tout. Vous étiez parti depuis une heure avec la cavalerie. La reine, justement impatiente de vous revoir, sortit du camp pour aller à votre rencontre. Malheureusement, nous tombâmes dans un parti de cavalerie anglaise. Notre escorte prit la fuite. Alors je me glissai comme je pus entre les jambes des chevaux et je revins ici sous une pluie de balles. »

Corcoran réfléchit un instant.

« Qu’est devenue Louison ? demanda-t-il.

— Seigneur, Louison, Garamagrif et Scindiah n’ont pas quitté un instant Sa Gracieuse Majesté.

— Si Louison est vivante, tout est sauvé. »

Cependant, avant d’essayer de délivrer par la force sa femme et son fils, Corcoran écrivit et envoya par un parlementaire au général Barclay la lettre qui suit :

Au camp, devant Kharpour.
« Monsieur,

« Un gentleman anglais ne fait pas la guerre à des femmes et à des enfants. On me dit qu’un hasard déplorable a mis aujourd’hui dans vos mains ma femme et mon fils. J’espère que vous ne refuserez pas de leur rendre la liberté, ou tout au moins de traiter avec moi d’une rançon convenable.

« Agréez, je vous prie, monsieur, l’assurance de ma considération distinguée,

Maharajah Corcoran Ier.

« Donné l’an troisième de notre règne et le quatre cent trente-trois mille six cent-unième de la neuvième incarnation de Vichnou. »

Une heure plus tard, Corcoran reçut la réponse suivante :

Le général Barclay à M. Corcoran, se disant maharajah de l’empire mahratte.
« Monsieur,

« Comme vous le dites avec raison, un gentleman anglais ne fait pas la guerre aux femmes et aux enfants ; mais je croirais manquer à tous mes devoirs envers mon pays et le gouvernement de ma gracieuse souveraine, si je rendais la liberté à la fille d’Holkar, à votre femme, monsieur, — à moins que vous n’acceptiez d’abord les conditions suivantes :

« 1o L’armée mahratte sera licenciée aujourd’hui même et renvoyée dans ses foyers ;

« 2o Le soi-disant maharajah abdiquera immédiatement entre les mains du gouverneur anglais,

« 3o Le soi-disant maharajah remettra au général Barclay une liste, certifiée véritable et sous serment, de tous les biens, meubles et immeubles composant le succession d’Holkar, pour, desdits biens meubles et immeubles, être disposé ainsi qu’il conviendra audit général ;

« 4o La citadelle de Bhagavapour et toutes les forteresses du royaume seront remises à l’armée anglaise avec les arsenaux, les armes, les vivres et les munitions de toute espèce qui s’y trouvent actuellement ;

« 5o Enfin, en échange de toutes les conditions ci-dessus, le soi-disant maharajah recevra du gouvernement anglais une pension annuelle de mille livres sterling (vingt-cinq mille francs), s’engageant (bien entendu) ledit soi-disant maharajah à ne plus revenir dans l’Inde, ni lui, ni sa femme, ni son fils, avant une période qui ne pourra être moindre de cinquante ans.

« Si ces conditions paraissent convenables (comme je l’espère) à monsieur Corcoran, j’oserai le prier de faire un double du traité dans les deux langues et je m’offre à signer avant la fin du jour.

« Le traité conclu sur ces bases, je serai heureux de faire plus ample connaissance avec monsieur Corcoran et de serrer la main à un gentleman pour lequel j’ai toujours professé la plus profonde estime.

« John Barclay,
« Major général des armées de Sa Majesté Britannique.
« Au camp, le 14 mars 1860.

Corcoran froissa le billet avec indignation.

« Abdiquer ! trahir les Mahrattes ! me laisser dépouiller ! accepter une pension du spoliateur ! et il a l’effronterie, si j’accepte, de m’offrir son estime ! Eh bien, je vais, moi, lui offrir quelque chose à quoi il ne s’attend pas. »

Et il renvoya sans réponse le parlementaire anglais.

Le soir, dès que la nuit fut tombée, Corcoran réunit cinq cents cavaliers d’élite, fit envelopper les pieds des chevaux avec du feutre et de la laine, afin d’étouffer le bruit de leur marche, et partit au pas avec son escorte.

Baber servait de guide.

Quoique la nuit fut très-sombre, l’armée anglaise était sur ses gardes et s’attendait à une attaque. Barclay ne tenait qu’à moitié ses prisonniers, car bien qu’ils fussent au milieu du camp anglais, la présence des deux grands tigres et de l’éléphant effrayait les plus intrépides. On avait bien pensé à leur livrer bataille ; mais, dans la mêlée, les balles, qui ne connaissent personne, pouvaient frapper Sita ou Rama, ce qui aurait rendu la guerre inexpiable, car Corcoran ne pouvait plus pardonner, et Barclay n’était pas assez sûr de la victoire pour s’exposer à une chance si dangereuse.

Au « Qui vive ? » des sentinelles anglaises, Corcoran répondit par son cri de guerre : « En avant ! » et s’élança au grand trot dans le camp ennemi. Il apercevait de loin le masse énorme de Scindiah, qui se détachait sur la lumière projetée par les feux du bivouac. Il jugea, et avec raison, que Sita devait être là, et il y courut.

Ses cavaliers le suivirent d’abord avec assez de résolution ; mais les Anglais ayant fait une décharge générale qui abattit une cinquantaine d’hommes et de chevaux, les Mahrattes, craignant mille pièges, commencèrent leur retraite et abandonnèrent leur chef.

Corcoran courait le plus grand danger. Son cheval venait de tomber, frappé d’une balle à la tempe. Le maharajah fut précipité à terre, et sa tête rencontra un piquet de bois qui servait à tendre la toile des tentes. Le choc fut si rude et si douloureux, qu’il s’évanouit.

XXV

Corcoran et Louison forcent le blocus.


.

Dix minutes après, Corcoran reprit ses sens. Il sentit une chaude haleine sur son visage ; il se souleva un peu sur un bras, mais avec précaution, de peur d’attirer l’attention des soldats anglais, et reconnut Louison.

C’était elle, en effet.

La tigresse avait deviné tout ce qui venait de se passer. Elle avait entendu le cri de guerre de Corcoran ; elle avait vu la tentative des Mahrattes pour pénétrer dans le camp anglais, et leur fuite ; elle connaissait trop Corcoran pour croire qu’il pouvait reculer. Elle avait donc cherché son ami, et l’avait trouvé évanoui à côté de son cheval mort.


Elle l’avait trouvé évanoui. (Page 289.)

Elle aurait pu appeler au secours ; elle avait bien trop d’esprit pour cela : elle se voyait entourée d’ennemis. Elle se contenta de lécher Corcoran jusqu’à ce qu’il revint à lui ; puis, lorsqu’il eut répondu à ses caresses, elle le prit avec ses dents au collet, le jeta sur son dos, comme une mère fait de son enfant, et, en trois ou quatre bonds, l’apporta aux pieds de Sita.

Dire l’étonnement et la joie de la belle Sita serait impossible : elle se jeta dans les bras de son époux sans pouvoir parler.

Malheureusement l’arrivée de Corcoran ne diminuait pas le danger, au contraire. À la tête de son armée, il pouvait peut-être dicter la loi ; prisonnier dans le camp ennemi, il devait la subir.

Quand il eut raconté tous ses efforts pour délivrer Sita, elle lui reprocha doucement son entreprise si téméraire.

« Elle n’a été téméraire, dit-il, que parce que cette lâche canaille n’a pas voulu me suivre… Au reste, nous voilà ensemble. Je suis très-fatigué, les blessures que j’ai reçues en combattant contre sir John Spalding ne sont pas encore guéries. Je vais dormir… Louison, ma bonne amie, fais le guet avec Garamagrif. »

Rama s’endormit dans les bras de son père aussi paisiblement que dans le palais d’Holkar.

Mais peu d’heures après, au point du jour, la diane réveilla tout le camp, et l’on aperçut alors les traces sanglantes du combat de la nuit.

Barclay, qui se doutait bien que le maharajah était, suivant sa coutume, à l’avant-garde, s’étonna que l’attaque n’eût pas été conduite avec plus de vigueur ; mais ce qui l’étonna encore davantage, ce fut un grand tumulte qui paraissait régner dans l’armée des Mahrattes, ordinairement silencieuse et bien disciplinée.

Il en eut bientôt l’explication. Un soldat mahratte déserta, courut au camp des Anglais, et leur annonça que Corcoran avait été tué pendant l’attaque de la nuit.

« Cette fois, pensa Barclay, je suis sûr de devenir lord, et mistress Barclay sera lady Andover. »

En même temps il donna ses ordres pour l’assaut.

Mais, au moment où la première colonne commençait l’attaque, un officier s’avança, chapeau bas, vers le général, et le prévint qu’on venait de retrouver le cheval mort de Corcoran, mais non le maharajah lui-même.

« Qu’importe, s’il est mort ? » dit Barclay.

Cependant, et par réflexion, il ordonna de doubler la garde qui veillait autour du palanquin de Sita, pour empêcher sa fuite. Puis il fit avancer la seconde colonne avec ordre de soutenir la première pendant l’assaut.

Tout à coup il entendit des cris et une décharge de coups de fusil dans l’intérieur de son propre camp.

C’était Corcoran qui forçait la ligne de blocus formée par les Anglais autour du palanquin de Sita.

En un clin d’œil il sauta sur un cheval sans maître, se plaça dans une sorte de carré formé par Louison, Garamagrif, le petit Moustache et Scindiah, et rompit le cordon des gardes du camp.

Corcoran aurait bien voulu rentrer dans le camp mahratte ; mais il fallait franchir, sous le feu de l’armée anglaise, une plaine d’un quart de lieue, et le précieux bagage qu’il traînait à sa suite ne pouvait pas, comme lui, s’exposer de gaieté de cœur aux balles et aux boulets.

Il le sentit, et, apercevant à quelque distance un rocher isolé où l’on montait par une pente douce, il y courut avec sa petite caravane.

L’ennemi allait s’élancer à sa poursuite ; mais Louison et Garamagrif, qui formaient l’arrière-garde, grincèrent des dents d’une façon si menaçante, que les Anglais attendirent les ordres de leur chef.

Barclay, en ce moment-là même, aperçut ce qui se passait et la fuite de Corcoran. Aussi sans se préoccuper de la poursuite des Mahrattes, mis en déroute au premier choc, il jugea que l’essentiel était de s’emparer de leur chef, et fit sommer Corcoran de se rendre.

Deux bataillons d’infanterie, un escadron de cavalerie et trois pièces de canon entourèrent de tous côtés le rocher sur lequel Corcoran s’était réfugié.

« Prisonnier des Anglais, jamais ! s’écria Corcoran.

— Eh bien, feu ! » commanda Barclay.

Mais le maharajah, Sita et Rama étaient à l’abri derrière un rempart de pierres énormes. Le seul intervalle qu’il y eut entre les blocs était rempli par la carapace immense et invulnérable du bon Scindiah. Les balles glissèrent sur cette cuirasse naturelle, et s’aplatirent contre les roches. Scindiah ne prit d’autre précaution que de cacher ses oreilles à l’ennemi.

Une seconde décharge n’eut pas plus de succès.

« À l’assaut ! commanda Barclay, furieux. Qu’on le prenne ou qu’on le tue !

— Je ne serai ni pris, ni tué, général, » dit la voix railleuse de Corcoran.

En effet, les assaillants ne pouvaient monter que par un sentier très-commode, mais étroit, ce qui donnait un grand avantage à la défensive.

Le premier qui parut sur la plate-forme était un sergent du pays de Galles, nommé James Bosworth. En arrivant, il fit feu trop précipitamment, et à bout portant, sur le maharajah qui releva le canon du fusil : la balle se perdit en l’air ; mais, en même temps, Corcoran fit sauter la cervelle au Gallois d’un coup de revolver.

Un second assaillant eut le même sort. Un troisième grimpait sans être aperçu, lorsqu’un coup de griffe de Louison lui brisa les vertèbres cervicales et l’envoya en purgatoire.

Garamagrif faisait merveille. Il n’avait qu’un coup, un seul, mais infaillible : d’un coup de dents il tranchait l’artère carotide de son ennemi. Quant à Scindiah, trois soldats ayant voulu se glisser entre le rocher et lui pour frapper Corcoran par derrière, il s’appuya doucement sur les soldats et les aplatit net contre le mur.

« Après tout, dit Barclay, ce n’est pas la peine de sacrifier tant de braves gens pour venir à bout d’un entêté. Qu’on le garde à vue : il n’a pas de vivres, il sera bientôt forcé de se rendre. »

En effet, si Louison et Garamagrif avaient pris un à-compte sur les soldats, Scindiah, habitué à manger chaque jour cent vingt ou cent trente livres d’herbes et de racines commençait à bâiller terriblement. Depuis vingt-quatre heures, ni Corcoran, ni Sita, ni même Rama, n’avaient mangé. Grave sujet d’inquiétude !

Ce supplice dura jusqu’à la nuit. Corcoran, à bout de ressources, ne savait plus à quel saint se vouer. Devait-il se rendre ? Cette idée révoltait son orgueil. Devait-il périr ? Que deviendraient Sita et Rama ? Devait-il les abandonner à la merci de l’ennemi, bien certain, d’ailleurs, que les Anglais ne leur feraient aucun mal ! Mais que dire d’Hector qui laisse emmener Andromaque et Astyanax en servitude ?

Comme il se livrait à ces pensées, il leva les yeux vers le ciel pour demander conseil à Dieu, et vit quelque chose de fort extraordinaire.

XXVI

Secours imprévu. La mort de deux héros.


C’était, à ce qu’il lui sembla d’abord, un objet de dimension extraordinaire et d’une extrême mobilité. Puis, l’objet se rapprochant toujours, il crut voir un oiseau gigantesque qui descendait rapidement sur sa tête. Puis, enfin, il reconnut la Frégate et la voix joyeuse de son ami Quaterquem. Jamais les naufragés de la Méduse, apercevant enfin une voile sur le désert immense de l’Océan, ne ressentirent une joie pareille.

« Dis-moi donc, cher ami, s’écria Quaterquem, que fais-tu là avec tes tigres, ton éléphant, ta femme, ton fils et quinze cents badauds anglais qui dorment autour de toi avec des mines de gendarmes ?

— Mon bon Quaterquem, dit Corcoran en l’embrassant, commence par prendre Rama et Sita dans ta Frégate et fais-les souper tout de suite, car ils n’ont rien mangé depuis trente-six heures.

— Oh ! massa Quaterquem, s’écria Acajou, pas mangé, petit blanc ! Tranche de pâté, bon vin, faire plaisir à petit blanc. »

Ces deux mots divins : « tranche de pâté, » éveillèrent tout d’un coup Rama, qui se mit à souper de très-bon appétit. Sita elle-même ne fit pas de cérémonie, non plus que Corcoran, qui, la bouche pleine, raconta ses aventures à son ami.

« Je me doutais bien, dit Quaterquem, que tout cela finirait mal. Cependant je ne croyais pas que mes pressentiments se réaliseraient si tôt. Ce matin, j’ai quitté mon île, avec Acajou, pour venir chercher Sita et toi. Alice vous attend. Je descends à Bhagavapour. Sougriva m’apprend que tu es à l’armée et que tu as déjà vaincu un général qui s’appelle, je crois, Spalding ou Spolding. Naturellement, je l’en félicite, et je viens te chercher ici. Point du tout : je vois ton armée toute débandée ; on me dit que tu as été tué hier dans une échauffourée ; j’accours pour te donner au moins la sépulture. Je m’informe : on me dit que tu vis encore. Je remonte dans les airs, je cherche et enfin je t’aperçois perché sur ton rocher. Allons, viens avec nous ; je vais te ramener où tu voudras, dans mon île ou même à Bhagavapour, si cela te convient mieux.

— Non, je n’en aurai pas le démenti ! s’écria Corcoran. Tu emmèneras Sita et Rama ; mais moi, je veux sortir d’ici par mes seules forces, et défier cet insupportable Anglais.

— Il est fou ! dit Quaterquem, mais il est encore plus Breton, c’est-à-dire entêté… Le voilà qui veut traverser l’armée anglaise ! Y songes-tu ?

— J’y songe si bien, que si tu veux planer un instant au-dessus de ma tête, tu me le verras faire avant un quart d’heure. D’ailleurs, crois-tu que je veuille abandonner à l’ennemi Louison et Scindiah ? Ce serait une noire ingratitude. »

Les prières et les embrassements de Sita ne purent fléchir la résolution de Maharajah. Il attendit patiemment que Quaterquem fût parti avec la Frégate, et, resté seul sur le rocher, il éveilla doucement Scindiah, qui dormait en rêvant au bonheur de manger de la paille de riz ou de la canne à sucre.

Louison descendit la première pour éclairer la route. Corcoran venait après elle, ayant Scindiah à sa droite et Moustache à sa gauche. Le terrible Garamagrif fermait la marche.

Mais une caravane si nombreuse ne pouvait passer inaperçue au milieu de l’armée anglaise. Une sentinelle donna l’alarme et fit feu.

La balle atteignit Garamagrif dans le flanc gauche. Il fit un bond terrible, poussa un rugissement, et, saisissant le soldat à la gorge, il l’étrangla net.

Mais, au bruit, à la lueur du coup de feu, tout le bataillon s’éveillait et reconnaissait Corcoran.

Celui-ci prit résolument son parti, et, tenant son sabre d’une main, son revolver de l’autre, tantôt faisant feu, tantôt sabrant, précédé et suivi de ses trois tigres, il arriva jusqu’à la ligne anglaise ; là, il se crut en sûreté.

Malheureusement les feux qu’on allumait de tous côtés éclairaient sa course, et les Anglais le saluèrent d’une décharge d’artillerie mêlée de coups de fusil.

Il se retourna : Garamagrif et Scindiah venaient d’être frappés à mort, l’un d’une balle qui l’atteignit au cœur, et l’autre d’un boulet de canon. La mort réconcilia les deux adversaires. L’intrépide Garamagrif jeta un dernier regard de mépris sur le lâche ennemi qui l’attaquait par derrière, et mourut. On peut dire de lui ce que le poëte a dit des braves tombés au champ d’honneur :

L’ennemi, l’œil fixé sur leur face guerrière,
Les regarda sans peur pour la première fois.

Louison, immobile et consternée, les yeux pleins de larmes, contempla quelques instants en silence ce fier Garamagrif, ce compagnon de sa vie. Elle se rappela les joies du passé, et parut vouloir ne pas l’abandonner ; mais, sur un geste attendri de Corcoran, qui l’embrassa et lui montra le pauvre Moustache devenu orphelin, elle résolut de vivre.

L’approche de la mort n’ébranla pas la belle âme de Scindiah. Comme il avait toujours cherché la justice et fui l’iniquité, il attendit sans inquiétude la fin de ses souffrances. Modeste autant que bon, aimable, doux et sincère, il a laissé dans le cœur de ses amis une mémoire qui ne périra jamais.

XXVII

Des traîtres ! Toujours des traîtres !


La nuit sauva Corcoran et Louison. La cavalerie anglaise, craignant quelque piège, n’osa les poursuivre hors de l’enceinte de son propre camp, et le maharajah s’empara d’un cheval qui était attaché à un piquet des grand’gardes. En un clin d’œil il se mit en selle, et partit au galop.

Louison resta quelque temps indécise. Elle voulait venger son cher Garamagrif, elle voulait suivre Corcoran.

« Console-toi, ma chérie, dit le maharajah, tu le retrouveras dans un monde meilleur. Avant tout, il faut rejoindre l’armée. Cette nuit le salut, et demain la vengeance. »

Tous en galopant, son cheval fit un écart qui faillit le désarçonner. Un objet informe s’élevait dans l’ombre et semblait demander grâce.

Corcoran arma son revolver.

À ce bruit sec et inquiétant, l’objet informe s’aplatit sur le sol en poussant un cri de frayeur :

« Seigneur ! Grâce ! Pardon ! Grâce ! »

Corcoran mit pied à terre.

« Qui es-tu ? dit-il. Parle vite, ou je te tue. »

Déjà même, sans qu’il eût la peine de s’en mêler, Louison, enragée contre toute l’espèce humaine depuis la mort de Garamagrif, allait mettre le pauvre diable en pièces.

« Hélas ! seigneur maharajah, s’écria l’autre, car à la voix impérieuse et brève de Corcoran il avait reconnu son maître, retenez Louison, ou je suis un homme mort. Je suis Baber, votre meilleur ami.

— Baber ! Que fais-tu là ? Où est mon armée ?

— Ah ! seigneur, dès qu’ils ont vu les Anglais s’avancer, la frayeur s’est répandue dans le camp.

— Et mon général Akbar ?

— Akbar a essayé pendant cinq minutes de les rallier ; mais on ne l’écoutait pas. Un des cavaliers qui vous accompagnaient hier au camp des Anglais a crié que vous étiez mort. À ce cri, toute la cavalerie a pris au grand trot le chemin de Bhagavapour. L’infanterie a suivi et Akbar n’a pas voulu rester en arrière. Ils doivent être à présent à trois ou quatre lieues d’ici.

— Et toi ?

— Moi, seigneur !… j’ai crié de tous les côtés qu’on mentait, que vous étiez vivant, plus vivant que jamais, qu’on s’en apercevrait avant deux jours.

— Bien ! Et d’où vient que je te trouve ici sur le grand chemin, à trois lieues en arrière des fuyards ?

— Ah ! seigneur maharajah, ces misérables étaient si pressés de fuir qu’ils ont passé sur le corps de tous ceux qui ont voulu les arrêter. »

Baber poussa un grand soupir.

« Le fait est, dit Corcoran en l’examinant, que tu es cruellement meurtri, mon pauvre Baber. As-tu cependant la force de marcher ?

— Pour vous suivre, seigneur, dit l’Hindou, je marcherais sur la tête et sur les mains. »

Et, en effet, grâce à la prodigieuse souplesse de ses membres, Baber parvint à se lever, et à courir pendant un quart de lieue à côté du cheval de Corcoran ; mais là les forces lui manquèrent.

Corcoran se désespérait, Baber était pour lui l’allié le plus précieux, après sa chère Louison.

« Seigneur, dit Baber, tout est sauvé. J’entends le galop de deux chevaux attelés à une voiture. Ce doit être un des fourgons de l’armée. Laissez-moi faire. Mettez-vous en embuscade derrière la haie et ne venez que quand je vous appellerai. »

Le bruit se rapprochait.

Quand la voiture ne fut plus qu’à cinquante pas de l’Hindou, il éleva la voix tout en gémissent ; et cria de toutes ses forces :

« Qui veut gagner deux mille roupies ? »

Aussitôt la voiture s’arrêta, et deux hommes descendirent armés jusqu’aux dents.

« Qui parle de gagner deux mille roupies ? demanda l’un d’eux, qui tenait à la main un long pistolet.

— Seigneur, dit Baber, je suis blessé à mort. Relevez-moi, portez-moi en lieu de sûreté, et je vous donnerai les deux mille roupies quand nous serons au camp.

— Où sont-elles ? dit l’homme.

— Dans ma tente, au camp du maharajah.

— Ce coquin se moque de nous et nous fait perdre un temps précieux. »

En même temps l’homme voulut remonter dans la voiture avec son camarade.

« À moi, seigneur maharajah ! » cria Baber.

En même temps, il s’élança à la tête des chevaux et se suspendit au mors pour les empêcher de partir.

L’homme qui avait parlé tira un coup de pistolet à bout portant.

Baber baissa la tête et évita la balle, mais sans lâcher prise.

En même temps Corcoran parut.

« Halte ! canaille ! » cria-t-il d’une voix tonnante.

À cette voix si connue, à la vue du maharajah, les deux hommes se prosternèrent.

« Seigneur, notre vie est en tes mains, qu’ordonnes-tu ?

— Déposez vos armes ! » dit Corcoran.

Ils obéirent avec empressement.

Corcoran prit la lanterne et l’élevant à la hauteur du visage des prisonniers, il reconnut avec étonnement son général Akbar.

« Où vas-tu ? » dit-il.

Akbar garda le silence.

« Je vais vous le dire, répliqua Baber. Akbar désertait. Il allait au camp des Anglais.

— C’est faux, s’écria Akbar en balbutiant.

— Traître ! dit Corcoran. Et toi ? »

Le compagnon d’Akbar n’était pas moins effrayé que son chef.

« Seigneur, je ne suis qu’un simple officier. J’obéissais à mon général.

— Baber, dit Corcoran, attache-leur les pieds et les mains, jette-les dans l’intérieur de la voiture, et tourne la bride des chevaux vers le camp. C’est le conseil de guerre qui décidera de leur sort. »

Baber obéit, sans qu’aucun des deux misérables osât lui résister. La vue de Corcoran et de Louison leur glaçait le sang dans les veines.

« Et maintenant, en avant, et au galop ! s’écria le maharajah. Il faut que nous soyons au camp avant une heure, qu’à midi nous commencions la bataille avec les Anglais, et qu’à six heures du soir nous ayons vengé Garamagrif et Scindiah. N’est-ce pas, Louison ? »

XXVIII

Dernière et épouvantable bataille.


Je ne crois pas nécessaire de dire avec quelle joie le camp mahratte tout entier accueillit le maharajah. Si les officiers tremblaient à la pensée des périls auxquels son courage pouvait les exposer, les soldats vénéraient franchement en lui la dixième incarnation de Vichnou, et se croyaient invincibles pourvu qu’il fût à leur tête.

Corcoran fit faire le cercle, et dit :

« Soldats,

« Des traîtres et des lâches ont répandu le bruit de ma mort. Je suis vivant, avec la protection divine de Vichnou, pour vaincre et punir.

« Vous ne demandiez qu’à combattre. On vous a donné l’exemple de la fuite. Désormais, vous n’aurez d’autre chef que moi.

« Nous allons recommencer la bataille. Je jure par le resplendissant Indra, que le premier qui prendra la fuite sera fusillé.

« Je jure aussi que tout officier ou soldat qui aura pris de sa main un drapeau ou un canon sera fait zémindar dès ce soir, et recevra cent mille roupies.

« Pour moi, couvert de la protection toute-puissante de Siva, j’entrerai parmi les barbares comme la faux dans les rizières, et je répandrai sur eux la terreur et la mort. »

On cria de toutes parts :

« Vive le maharajah ! »

Et l’on se crut sûr de vaincre.

Vers huit heures du matin, on aperçut l’avant-garde de l’armée anglaise qui avançait en bon ordre. Corcoran parcourut au galop les rangs des Mahrattes.

« Que chacun de vous fasse son devoir, dit-il, et je réponds de tout. »

Les Anglais s’avançaient en bon ordre, mais sur un terrain désavantageux. À droite et à gauche de la grande route s’étendaient de vastes marais. Corcoran, qui avait d’avance étudié le champ de bataille, profita de cette disposition du terrain.

Son artillerie enfilait la chaussée. Derrière l’artillerie, on apercevait une nombreuse infanterie destinée à la soutenir.


Son artillerie barrait la route aux Anglais. (Page 315.)

Pour lui, à la tête de six régiments de cavalerie et de huit régiments d’infanterie (car il n’avait laissé derrière ses canons qu’une faible partie de son corps d’armée, afin de faire prendre le change à l’ennemi sur ses desseins), il fit secrètement le tour des marais, s’engagea dans les jungles et tomba tout à coup sur les derrières des Anglais.

On ne croira pas sans doute qu’il soit nécessaire de donner une description de la bataille. Corcoran, qui aurait pu être à volonté Alexandre, Annibal ou César, mais qui préférait être Corcoran, remporta une victoire complète. Pendant que son artillerie barrait la route aux Anglais et, à chaque décharge, emportait des files entières, il entrait avec sa cavalerie parmi eux comme le couteau dans le beurre, et les Mahrattes, excités par son exemple, firent des merveilles.

Mais rien n’approchait de Louison.

Elle s’avançait lentement à la droite de Corcoran, comme un bon colonel qui va passer en revue son régiment ; mais aussitôt qu’elle aperçut les habits rouges, elle bondit de fureur, et, sans que personne pût la retenir, elle s’élança sur eux.

En un clin d’œil, elle eut étranglé quatre ou cinq officiers de marque. En vain Corcoran voulait la rappeler. Elle n’écoutait plus rien.

Cependant, les Anglais, mis d’abord en désordre par cette attaque imprévue, reprenaient lentement leur sang-froid.

Barclay, sans s’étonner, reçut intrépidement la charge impétueuse de Corcoran, et, reconnaissant le maharajah dans la mêlée, donna ordre à cinquante cavaliers bien montés de s’attacher à ses pas et de faire tous leurs efforts pour le tuer. Lui-même se mit à leur tête, jugeant avec raison que la mort du maharajah terminerait promptement la guerre.

Il s’en fallut de peu que le calcul de Barclay ne réussit ; mais il avait compté sans Louison.

La tigresse s’aperçut bientôt qu’on cherchait à envelopper Corcoran. À cette vue, elle fit un bond formidable qui la porta au milieu d’un gros de cavaliers, parmi lesquels le Malouin entouré s’ouvrait à grand’peine un passage à coups de pointe.

« Un million de roupies à celui qui tuera le maharajah ! » cria Barclay.

Au même instant, Louison lui sauta à la gorge.


Louison lui sauta à la gorge. (Page 316.)

Barclay, blessé à mort, s’affaissa sur sa selle. Les Mahrattes, rassurés, s’élancèrent de nouveau en avant et dégagèrent le maharajah. L’armée anglaise commença à plier.

Une heure plus tard, la bataille était terminée, et les Anglais, reconduits à coups de sabre sur la route de Bombay, ne pensaient plus qu’à rendre leur retraite moins désastreuse.

Lord Henri Braddock, qui était venu à Bombay pour décider lui-même du sort du royaume d’Holkar, et qui avait appris le premier succès de Barclay, jugea qu’il était prudent d’arrêter le vainqueur, et fit proposer une entrevue au maharajah.

« Qu’il vienne dans mon camp ! » répliqua le Malouin.

Mais il ne se montra pas exigeant sur les conditions de la paix, et, connaissant trop la lâcheté naturelle des pauvres Hindous pour avoir confiance dans l’avenir, il consentit à recevoir le titre d’allié de sa Majesté Victoria, reine d’Angleterre, impératrice de l’Hindoustan, et se contenta d’une indemnité de vingt-cinq millions de roupies pour les frais de la guerre.

Après quoi, les deux armées étant revenues dans leurs quartiers, il fit son entrée dans Bhagavapour.

XXIX

Conclusion.


Je passe sous silence les fêtes et les réjouissances qui suivirent, Corcoran, qui ne se faisait illusion sur rien, était dégoûté du pouvoir. Il n’avait vu autour de lui que trahison et lâcheté. Il résolut d’abdiquer.

« Seigneur maharajah, lui dit le fidèle Sougriva, ne nous abandonnez pas aux Anglais. On ne régénère pas un peuple en trois ou quatre ans.

— Mon ami, dit Corcoran, je suis venu aux Indes pour chercher le Gouroukaramta, et je l’ai trouvé. Je ne cherchais pas une bonne femme et une grande fortune, et je les ai trouvées aussi. Je vous ai montré comment il fallait faire pour être libre. Profitez de la leçon si vous pouvez, et faites-vous tuer plutôt que de vous laisser donner des coups de bâton. Pour moi, j’ai rempli ma tâche, et je peux désormais disposer de moi-même. J’en profite pour abdiquer et rejoindre mon ami Quaterquem. Mais, auparavant, je veux faire un legs aux Mahrattes. Avertis mon Corps législatif que j’aurai demain une communication importante à lui faire. »

Le lendemain, il entra dans la salle des séances, et prononça le discours suivant :

« REPRÉSENTANTS DU PEUPLE MAHRATTE,

« Je vous remercie de la fidélité que vous m’avez toujours montrée.

« Nous avons combattu et vaincu ensemble l’ennemi de la patrie.

« Il ne vous reste plus qu’à terminer l’œuvre commencée, — l’œuvre de votre délivrance.

« Vous avez conquis la liberté, apprenez à la défendre.

« J’abdique en vos mains, et, dès aujourd’hui, je proclame la République fédérale des États-Unis mahrattes.

« Je remets, pour trois mois, la présidence de la République nouvelle à mon fidèle et intrépide Sougriva. Passé ce temps, vous chercherez vous-mêmes un chef. Puissiez-vous trouver le plus digne !

« Je pars ; mais si jamais l’indépendance de la République mahratte est menacée, avertissez-moi. Je reprendrai mes armes et je viendrai combattre dans vos rangs.

« Adieu ! »

À ces mots, l’enthousiasme éclata de toutes parts. On voulut retenir le maharajah ; mais sa résolution était prise. Il partit le soir même avec son ami, Quaterquem, qui était venu le chercher avec la Frégate.

Louison et Moustache l’accompagnèrent dans son île, qui n’était qu’à trois lieues de l’île Quaterquem.

C’est là que Corcoran vit heureux depuis quatre ans. Un fil télégraphique joint son île à celle de son ami, et ils peuvent causer tous deux au coin du feu sans se déranger. Alice et Sita se visitent souvent, et les deux familles sont aujourd’hui très-nombreuses, car Corcoran n’a pas moins de trois garçons outre le jeune Rama, et trois filles jouent déjà sur les genoux d’Alice. Ils doivent tous venir à l’Exposition de 1867, vers le 15 ou le 20 juillet.

P. S. On prétend (mais je n’ose affirmer ou contredire ce bruit) que Corcoran n’a pas perdu de vue son ancien projet de délivrer l’Hindoustan de la domination anglaise. On m’a même communiqué tout récemment de nombreux détails sur les intelligences qu’il entretient avec les brahmines des diverses parties de la Péninsule, depuis l’Himalaya jusqu’au cap Comorin ; mais je me garderai bien de commettre une indiscrétion. Au reste, qui vivra verra.

  1. Voir les Amours de Quaterquem
  2. Trois cent vingt millions de francs.
  3. Les personnes qui ont lu les Amours de Quaterqem, reconnaîtront sans peine ce nouveau personnage. Les autres trouveront sans doute que l’analyse rapide que Quaterquem lui-même fait ici de ses aventures suffit à la clarté du récit.
  4. Légende historique. Raffanel. Nouveau voyage au pays des nègres.
  5. Tous ceux qui ont lu le Voyage en Orient de M. de Lamartine savent que Lascaris, ancien chevalier de Malte, attaché à la personne de Napoléon et envoyé par lui en Orient après le traité de Tilsit, est un personnage historique. Si Napoléon avait vaincu les Russes et les Anglais, Lascaris serait aujourd’hui plus célèbre que Talleyrand et Metternich.
  6. Le Mémoire adressé par Quaterquem à l’illustre Académie des sciences subsiste encore à l’Institut dans les cartons de l’Académie. Il porte le numéro 719, et le rapporteur, le savant et célèbre M. Bernardet, a daigné écrire de sa main l’apostille suivante : « L’auteur devrait être envoyé à Charenton. »
  7. Tout le monde sait que ces exemples de courage et de patience sont assez communs parmi les fakirs de l’Inde.