Béhanzigue/10

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IDYLLE DE PARIS


Depuis leur enfance, Christine Séguovin et René Lampourde s’aimaient tendrement.

Cette noire maison de la rue d’Aguesscau, où tous deux étaient nés à deux ans près, et tous deux, porte à porte, au sixième étage, cette maison dont les murs semblaient pleurer de tristesse, et dont la cour verdâtre avait l’air d’un puits où l’âge aurait percé des trous, tout petits ils l’avaient ensemble peuplée de rêves, et peinte au prisme de leurs espérances.

— Quand je serai grand… disait-il.

— Quand je serai grande… disait-elle.

— Je serai riche, et je ne ferai rien, comme fait papa, le lundi.

— J’aurai des belles robes, et on ne me fouettera plus.

— Et je t’embrasserai tout le temps.

On les envoya à l’école ; ils y allaient et revenaient ensemble, toujours aussi ardents à se quereller, à se défendre, à se trahir ; et le temps passait paisiblement, quand une catastrophe vint troubler ces amours naissantes. Les Lampourde et les Séguovin n’avaient jusque-là guère été moins intimes que leurs enfants. Le malheur est qu’un jour ils le furent trop, au moins pour la moitié d’entre eux.

Le père de René était un petit employé, courbé, grisonnant et doux, qui s’obstinait sans cesse à économiser ce que Mme Lampourde, belle, coquette et fainéante, ne s’obstinait pas moins à dépenser en fanfreluches vaines et médiocres gourmandises. L’autre ménage présentait un contraste inverse. Mme Séguovin, robuste matrone haute en couleur, à la main leste, trouvait — en dehors des soins vigoureux qu’elle prenait de sa fille et de son ménage — le temps de s’employer comme lingère dans deux ou trois familles riches du quartier. Son mari, au contraire, habile ouvrier d’horlogerie, et qui, par un peu de travail, aurait mis les siens dans l’aisance, offrait un excellent exemple du « gouapeur ». Plus occupé de jupons que de montres, ce beau blond, avec ses yeux caressants et ses chemises de couleur, ravageait tous les cœurs du voisinage. Celui de Mme Lampourde ne fut pas un des derniers à battre tendrement pour lui. Mme Lampourde était seule la plupart du jour et L. Séguovin aussi le plus souvent. Il est vrai qu’une muraille les séparait ; mais ce n’est rien qu’une muraille quand elle ne s’étaye pas sur la vertu. Aussi ne furent-ils pas longs, ni au propre, ni au figuré, à la franchir.

C’est ainsi qu’ils se virent pendant longtemps presque chaque après-midi. Cela durerait peut-être encore si Mme Lampourde qui, nourrie de lectures, tournait au féminisme, à l’amour libre, aux droits de la passion, ne se fût avisée, au bout d’un millier de jours de mensonge, que le mensonge, répugnait à sa fierté. Lampourde s’étant laissé persuader qu’il n’était pas moins fier, les deux complices, un jour, disparurent.

Si M. Lampourde prit assez philosophiquement la chose, heureux peut-être de pouvoir désormais se livrer à de paisibles économies, Mme Séguovin, qui aimait son mari, pensa tomber morte à la nouvelle de ce mutuel enlèvement. Son premier soin fut ensuite de défendre à sa fille, sous les pires menaces, tous rapports avec leurs voisins.

Le lendemain, Christine n’y pensa plus et elle était dans la cour avec René quand une grande ombre tomba sur elle. C’était sa mère, qui l’emporta chez elle, sous son bras, à travers l’escalier, où déjà on pouvait entendre qu’elle lui donnait l’avant-goût d’une punition éclatante. Les cris de la fillette en annoncèrent la suite, et puis tout retomba dans un noir silence, où, seule, Christine sanglotait doucement comme une tourterelle.

René était ouvrier typographe. Il passait pour un bon sujet, ayant travaillé assidûment depuis le départ de sa mère, qu’avait suivi, à peu de jours près, celui de Mme Séguovin et de sa fille. Elles étaient allées, disait-on, se loger près de la gare Saint-Lazare, et, pas une seule fois jusqu’ici, René n’avait revu sa petite amie. Mais, parfois, il y pensait encore. On était au 13 juillet, et un de ses camarades l’avait entraîné, vers dix heures, au petit bal qui se donne sur la place Saint-Augustin. Il devait y retrouver une « connaissance » à lui, ouvrière en lingerie, qu’il aperçut en effet presque aussitôt au bras d’une autre jeune fille. La vue de celle-ci le frappa sans qu’il sut pourquoi, et, comme on les avait laissés seuls, il restait devant elle à la regarder sans rien dire. Menue, un peu courbée, elle laissait voir cette grâce souffreteuse qui est comme le cachet dont Paris marque ses filles. Mais la clarté rougeâtre des lanternes faisait distinguer mal ses cheveux blond cendré, ses yeux timides à la fois et vifs, la délicate retombée de ses lèvres, qu’on eût dites teintées de pastel rose. Tout à coup une lumière passa dans son regard.

— Est-ce que vous n’êtes pas René Lampourde, dit-elle ?

— Et vous Christine ?

De nouveau ils demeuraient muets. Les yeux de la jeune fille étaient fixés sur lui, mais ils semblaient regarder au travers : qui sait, leur enfance peut-être, la cour verte et noire, et René l’embrassant contre la pompe, et le trottoir devant le charbonnier où l’on traçait à la craie les hiéroglyphes de la marelle. Aujourd’hui, elle était commise dans un magasin de blanc du boulevard Haussmann, comme elle l’apprit au jeune typographe, quand ils se furent mis à causer. Il demanda la permission de l’aller chercher quelquefois à la sortie, et elle le regardait, en inclinant la tête, avec un pâle, triste et terne sourire.

Cependant, leurs compagnons avaient disparu. Comme c’était l’heure que Christine rentrât chez sa mère, il la raccompagna un bout de chemin, « jusqu’à la rue Pasquier », avait-elle déclaré. De tout le boulevard, ils ne se dirent plus rien. Peut-être savouraient-ils cette amertume que laisse après elle une joie imprévue ; peut-être écoutaient-ils décroître derrière eux les bruits de la fête. Au moment où ils se séparèrent, des cors sonnèrent un air de chasse, qui semblait venir on ne sait d’où, un air de chasse éclatant et triste comme l’automne dans les bois.

Il ne leur fallut pas beaucoup de jours pour croire qu’ils n’avaient jamais cessé de s’aimer, et qu’ils ne seraient heureux qu’en se mariant. René avait dix-huit ans, Christine seize ; ils gagnaient tous deux leur vie. D’autre part, si les époux fugitifs avaient laissé le chagrin à leurs foyers, ils y avaient aussi laissé entrer l’aisance. Nos amoureux résolurent donc de s’ouvrir tout de suite à leurs parents.

Au visage dont ils s’abordèrent le surlendemain, c’était trop facile de lire la ruine de leurs espérances.

— Qu’est-ce qu’on t’a dit ? demanda-t-elle.

— Et à toi ?

— Tu te rappelles, la dernière fois que maman est venue me chercher dans la cour, rue d’Aguesseau — si elle était en colère.

— Est-ce que ç’a été la même chose, ma pauvre Christine ? demanda René avec un demi-sourire.

La jeune fille hocha la tête et se mit à jouer avec ses ciseaux. Peut-être les remerciait-elle. — Et ton père, à toi, qu’est-ce qu’il a dit, pour raisons ?

— Pour raisons, nib ! Il ne veut pas, voilà. Et nous sommes mineurs.

— Ah ! mon pauvre petit ! Mon pauvre petit !

Ils s’étaient assis près de la chapelle expiatoire. René regardait devant lui d’un œil sec et fixe ; Christine pleurait.

Ils continuèrent à se revoir ; mais leurs rencontres devenaient de plus en plus tristes. René s’était décidé à quitter la France. Un jour, il annonça qu’il venait de signer un contrat avec une grande imprimerie américaine, et qu’il partait le surlendemain soir à dix heures.

Ce jour-là, Christine sortit un peu plus tôt de son magasin. René l’attendait pour la mener dîner dans ufi restaurant voisin.

Malgré les efforts du jeune homme, le repas demeura triste. René avait beau faire briller des jours futurs, jurer de revenir pour enlever sa fiancée, si leurs parents s’entêtaient dans leur refus, et construire pour elle toute une vie de bonheur et de fortune, elle hochait la tête. Tout à coup, elle éclata en sanglots. Et puis, comme elle avait une petite âme poétique, elle dit :

— Vois-tu, chéri, tous ces projets, c’est comme des oiseaux de passage que j’ai vus un jour voler dans le brouillard à la campagne. On les regarde, parce qu’on sait qu’on ne les reverra plus.

René ne répondit rien. L’heure du départ approchait d’ailleurs. Il paya la note, et tous deux sortirent. Près de Saint-Lazare, ils s’arrêtèrent. — Allons, Christine, un dernier baiser.

— Encore un, mon René chéri, le dernier.

Brusquement, elle s’arracha de ses bras et prit la fuite. Immobile, il la regardait se perdre dans le brouillard, comme un de ces oiseaux de passage dont elle avait parlé. La reverrait-il jamais ? Il soupira et se hâta vers sa demeure.