Béhanzigue/15

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(p. 117-123).

LŒTITIA, CRITIQUE D’ART

I

Depuis que de cruels fumistes ont inoculé à Lœtitia la prétention d’aimer les arts, on peut dire « qu’elle n’en rate pas une » (en fait d’expositions). Ah ! Lœtitia, où est le temps où c’est les peintres surtout que vous aimiez, parce que, disiez-vous, « ils ont des beaux pantalons en velours » ?

— Il fait froid, dit-elle en faisant irruption dans le Cercle Volney.

— Froid ; mais c’est chauffé, ma chère enfant.

— Je ne parle pas de la chaleur physique, riposte cette jeune femme avec une majesté qui « en bouche un coin » au vieux Monsieur. Vous trouvez que c’est très réchauffant, peut-être, toutes ces binettes ?

— Mon Dieu, c’est un honnête public de dimanche.

— Oui, il est de la même couleur que la peinture. Mais c’est des dames en noir, que je parle. Diou mé daü ! Ce qu’il y en a… Et, d’une ombrelle irritée, Lœtitia dénombre tour à tour, du Ponant au Levant, un Caron maigre, un Léandre gras, un Gabriel Ferrier menaçant, comme un temps d’orage.

Il n’y a pas à dire : ce sont des dames en noir.

— Mais en revanche, observe le vieux Monsieur, regardez ces danseuses de Loysel : joli surtout pour table de famille. Elles sont neuf, comme les Muses… si les Muses se déshabillaient. Ah, que j’aurais plaisir à vous voir, à l’envi d’elles, pleine d’une ivresse sacrée, et voilée, pour tout linge, d’une poussière d’or. Comme l’a si bien dit un auteur célèbre, chez qui le naturel se mêle à la subtilité, et qui laisse tomber de sa plume des métaphores plus belles que la perle ou que l’ambre rouge : « Souvenez-vous, Lœtitia, que le silence est la plus belle parure d’une femme. Puissè-je vous en voir, un jour, uniquement revêtue ».

Mais Lœtitia, pour le moment, s’absorbe à contempler une des petites danseuses d’or :

— Elle est jolie, dit-elle : cette Cambodgienne, habillée d’une galure.

— Elle n’est pas ressemblante, fait le vieux Monsieur.

— Pas ressemblante ? Et qu’en savez-vous, je vous prie ?

— Je… je…, explique son compagnon. Mais, devant l’œil de la jeune modiste, il renonce à s’engager plus avant dans la voie des confidences indochinoises.

— Et de l’autre côté, qu’est-ce que c’est que cette vitrine, avec tous ces gens collés dessus, comme des moules sur un bateau ?

— Vous avez donc, Lœtitia, voyagé avec le prince de Monaco pour être si instruite des mœurs des poissons ?

— Les moules ne sont pas des poissons, répond la jeune femme. Et elle ajoute d’un air profond : Les vraies moules, c’est les hommes.

Car elle a accoutumé de s’exprimer avec franchise. Cependant, incrustée à son tour contre la vitrine en question, elle admire des marrons sculptés et habillés de plumes de paon, de coquillages, de peau de gants. Il y avait autrefois, dans l’Ile d’Oléron, de vieilles demoiselles qui faisaient des petits ouvrages comme ça : il y en a peut-être encore.

— Et puis zut ! ajoute-t-elle, en voilà assez pour aujourd’hui. Si on partirait ?

On part. Dehors il fait toujours dimanche : pas un dimanche de Béarn, bien sûr ; mais enfin, pour Paris, ce pâle soleil, c’est déjà quelque chose. Sur le boulevard, des bourgeois bien vêtus attendent une manifestation prévue. Mais le baromètre s’est trompé. Seuls quelques étudiants en bérets de velours, probablement payés par le préfet de police pour distraire la population, passent en braillant quelque chose en l’honneur de quelque liberté obligatoire.

— Ils ne sont pas jolis, observe Lœtitia. Et quelle idée d’être levés à cette heure-ci, moi, je tombe de sommeil. Je ne sais pas ce qui me retient de me coucher sur le trottoir.

— Ah non, s’écrie le vieux Monsieur ; ne faites pas ça : on nous remarquerait. Et il vaut mieux prendre une petite taxi locomotrice.

— On dit : une taxo, répond la jeune modiste avec sévérité. Mais allons-nous seulement en trouver une, par ces jours d’émeute ? Voyez, on est obligé de faire garder l’Opéra par la troupe.

N.-B. — Est-il besoin de faire remarquer que « l’auteur célèbre », », auquel il est plusplus haut fait allusion, n’est autre que celui-même de ce livre

Et c’est vrai aussi que les jambes de Lœtilia lui tombent. (Heureux qui les ramassera ! ) Aussi décide-t-elle tout à coup d’aller voir la fête de Neuilly battre son plein.plein. Mille petites dames se jetaient sur les cochons du manège avec les mêmes cris de joie que si elles avaient reconnu leurs amants de cœur. Des jeunes gens à casquettes tournaient, le visage tendu, sur des bicycles obliques. On entendait par intervalles ce barrissement qu’arrache aux clients des Montagnes Russes une épouvante voluptueuse. Et puis, il y avait des sergots alcooliques qui semaient le désordre, par leurs cris, dans la file des voitures, ou s’occupaient de faire réintégrer son maillot à Mlle S…, qui l’avait oublié pour faire la parade.

Après quoi on alla voir dompter la Goulue : elle était énorme, pâle et lente ; ses fauves eux-mêmes en paraissaient immobiles d’étonnement.

II

Un monsieur mûr et Lœtitia, modiste, viennent d’entrer 16, rue Laffitte, voir les Conder. Il ne semble pas que l’esthétique de Lœtitia soit beaucoup en progrès depuis l’année dernière ; mais elle est vêtue d’un costume-tailleur à petits carreaux, ourlé, piqué et soutaché de vert-bronze. Elle porte un chapeau qui est comme le manifeste même de sa corporation : « Fleurs et plumes. » (Pourquoi les chapeaux de femmes sont-ils toujours trop grands ? ) Et enfin, — oh horrible, horrible détail ! — sa jupe soulevée laisse apercevoir de hautes bottines vertes ; parfaitement : vertes ! comme ces dames du Quartier Latin en portaient naguère, en portent peut-être encore. Que voulez-vous : Lœtitia est à prendre comme ça — ou à laisser. Et le Monsieur mûr aime sans doute mieux la prendre ; quoique malgré lui, il louche un peu sur ces cothurnes céruléens.

— « Qu’est-ce que vous avez à me zyeuter comme ça ? Est-ce que vous n’aimez pas les petits carreaux ?

— Oui bien. Et les bottines surtout, répond le Monsieur un peu énigmatiquement.

— Comprends pas, répond la jeune prolétaire ; et vous feriez mieux de m’expliquer la peinture, puisque vous êtes là pour pour ça.

— Vous devez aimer celle-ci directement. C’est fait p our femmes et gens de lettres. Ai-je besoin de vous faire remarquer combien, rien qu’à entrer, tout cela sent le Balzac.

Lœtitia qui se demande si c’est une sorte d’ylang-ylang, le « balzac », », ou de « jardin-de-mon-curé », », approuve avec un air d’arrière-doute.

—D’ailleurs il a illustré un de ses romans ( « Ah ! oui, Balzac ! » s’écrie la modiste, qui a un éclair). Mais celui qui revit ici, dans ces femmes délicates, et toutes ces chantantes toilettes, ce n’est que le Balzac de Paris, celui des duchesses et des mystères mondains. N’est-ce pas Mme de Maufrigneuse qui est assise là-bas, d’un air fatal ; et, plus loin, la fille aux yeux d’or qui se promène avec son amie, au bord de la mer ; une de ses meilleures toiles. Quelquefois, elle danse un peu, sa peinture, rapport aux valeurs, vous savez.

— Je ne sais pas ; mais cette jeune personne qui est couchée là, sans chemise, avec sa jambe triangulaire, elle a l’air un peu en zinc — trouvez pas ? Ah, ça n’est pas joli, les femmes nues en Angleterre.

— C’est qu’ils n’en ont pas, ma chérie.

— Ecoutez : au lieu de dire des obscénités (sic), qu’est-ce que vous pensez de cet éventail dont j’ai envie ; le bleu, avec deux petits médaillons LouisXVI ?

— Je pense qu’il est vendu, Lœtitia. Ce qu’on aime, on finit toujours par découvrir que c’est vendu.

— Alors, allons-nous-en : vous me feriez pleurer.

— Allons-nous-en. En passant devant l’Art Décoratif, je vous montrerai des vues du Guipuzcoà avec des bateaux roses, et des maisons blanches. Ça donne envie d’y aller.

— Non, dit, je n’irai pas dans le Guipuz… Comme vous dites. D’autant plus qu’il se fait tard, et que j’ai rendez— vous à Notre-Dame-de-Lorette, avec un jeune homme blond.

— En vérité, Lœtitia, dans une église !

— Quoi ! fait la petite modiste avec un air défiant ; est-ce que vous êtes aussi de ces gens qui veulent détruire la religion ?

— Mais, je vous assure, au contraire…

– Et pourquoi pas dans une église, donc ? Vous trouvez qu’un café, c’est plus joli.

— Je ne dis pas…

— Sans compter que si le blondin est en retard, j’aurai le temps de faire mes prières. Et vraiment, mon cher, je ne vous comprends plus, d’avoir de ces opinions de clique…

D’un port indigné, encore qu’onduleux, sans dire adieu, l’étrange cléricale gagne à droite. Son visage, dressé, semble en s’éloignant encore darder une langue hardie, comme font par un jour d’été les noires vipères.

Et le Monsieur mûr murmure peut-être avec Henri Heine : « Heureux Lusignan, dont l’amie n’était serpent qu’à moitié. »