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Béhanzigue/22

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(p. 161-172).

LE VOYAGE DE TENDRESSE

La petite Ville béarnaise de Ribamourt, qu’ombrage presque la montagne, ne possédait en ce temps-là qu’une hôtellerie à l’enseigne de la Vache couronnée, fréquentée par les propriétaires des environs, des voyageurs de commerce, quelques touristes. Ceux-ci ont beaucoup augmenté en nombre, depuis ; et Ribamourt, comme tant d’autres bourgades, est devenue une ville d’eaux.

Parmi les commis voyageurs, j’y rencontrais, depuis plusieurs années, le nommé Béhanzigue, un des types les mieux achevés de cette dangereuse espèce : espèce lui-même, à ce que je crus longtemps. C’était un gros garçon au teint rose, plein de calembours et de chansons, le joyeux drille dans toute son horreur. Le singulier c’est qu’il cachait là-dessous une culture assez étendue qui, à la longue, me lia avec lui plus que je n’aurais cru possible.

Des circonstances imprévues m’ayant retenu un jour, à Ribamourt, je dînai et retins ma chambre à la Vache couronnée. Béhanzigue se trouvait là, ainsi que plusieurs de ses collègues, ce qui le rendait toujours exubérant. Il le fut à l’excès, ce soir-là.

Toute la nuit, le temps fut détestable. Le vent soufflait en tempête, fouaillant, comme des troupeaux, la neige et la pluie à travers les étroites rues de Ribamourt ; et la vieille hôtellerie tremblait sur sa base. Mais, au matin, le temps redevint clair.

Quand la vieille servante, qui m’apportait le chocolat, poussa les contrevents, je la priai de laisser les fenêtres ouvertes. Me voyant éveillé, elle m’annonça qu’on avait trouvé Béhanzigue mort dans sa chambre : il s’était tué d’un coup de revolver. La police avait déjà emporté ses papiers, parmi lesquels il y avait, paraît-il, une lettre pour moi, que je pourrais réclamer au commissariat. Je lui demandai pour quoi on n’avait pas, de préférence, mis les scellés.

— C’est à cause du corps, me dit-elle.

Cependant un pâle rayon de soleil, qui était entre dans ma chambre, jouait avec les cristaux de mon nécessaire. De l’autre côté de la rue il y avait un atelier de modistes : l’une d’elles chantait la lettre de la Périchole.

Pendant le déjeuner, la tempête et la neige reprirent leur concert, et firent paraître plus doux le grand feu qui pétillait dans la cheminée. Le malheur est que ces messieurs s’étaient mis à commenter la mort de leur collègue. Plusieurs d’entre eux se rappelaient fort bien avoir toujours dit qu’il finirait comme ça. « D’ailleurs il jouait ; il avait des maladies secrètes ; ses patrons n’étaient pas contents de lui ; et il n’avait rien de chez lui ». Tout cela fut reconnu faux dans la suite (les raisons de ce suicide n’ayant jamais été découvertes), mais servit ce jour-là d’aliments aux discours de ces braves garçons, qui, bloqués comme moi par la tempête, dans cette salle à manger, se laissèrent tout doucement glisser du déjeuner à la manille aux enchères.

Je profitai d’une éclaircie pour aller retirer mon paquet du commissariat. C’était un manuscrit assez court, dont Béhanzigue me priait, par quelques mots écrits en tête, de disposer à ma guise. Le mieux a paru d’en copier fidèlement une partie : ce sont les notes qui suivent. À les relire, comme si je revivais ce jour où je les ai reçues, il me semble entendre encore les cris des joueurs de cartes, le bruit des verres, le vent qui, au dehors, éparpille la neige.

Ile de France, 189.. —— Je fus, l’autre jour, au jardin des Pamplemousses, un beau jardin qui a bien plus de cent ans où l’on, entre par des grilles dorées, des allées larges et sinueuses. Et c’est le quartier de Paul et Virginie. Tandis qu’on pense, au détour du chemin, rencontrer Mme de la Tour, en mousseline blanche, on bute contre un tertre où dort une cendre fictive : c’est la tombe de Virginie.

Nous avions emmené avec nous quelques dames d’une troupe de passage ; et la modestie de mes goûts m’avait amateloté à une figurante de dix-sept à dix-huit ans. Monmartraise de race et de discours, qui a de longs cils et une chair couleur rose-thé. L’air, qui était imprégné d’une odeur de tubéreuses, l’ayant enivrée un peu, il me fut doux de baiser ses lèvres sous l’épais feuillage d’un badamier. Et je l’embrassai aussi sous un flamboyant aux fleurs orangées : ce sont ceux que je préfère.

À la longue, ce jardin m’agace un peu, tant il est bien tenu. Et avec cela, tout plein d’écriteaux, qui interdisent chacun quelque chose, comme, par exemple, de molester les anguilles centenaires du bassin, qui sont, paraît-il, d’une grande naïveté, malgré leur âge. Ma petite amie, c’est à cause du sien qu’elle est naïve ; et, aucun écriteau ne me le défendant, je baise une troisième fois sa lèvre monmartraise et rouge.

C’est quelque chose de mettre une jolie fille d’accord avec le paysage. Autour de celle-ci, je voudrais voir, plutôt que ce jardin ratissé, la forêt vierge vert de gris, avec ses arbres morts tout blancs, ses troncs guillochés d’argent et ses fougères géantes en forme de chandeliers — ou bien encore la forêt française d’automne, où je cherchais des champignons, avec la petite Chose aux yeux de pervenche.

Il paraît que vous avez mal tourné, depuis, chère petite Chose. Mais bien ou mal, pour une femme, n’est-ce pas, l’important c’est de tourner.

Alger, 189..— Entendu hier, sous les arcades de Babazoun, vers six heures, un voyou qui criait à son compagnon : « L’argent, moi, je la reçois des femmes ! Tandis que toi… »

Tout cela avec un air de mépris, dont l’autre était visible ment affligé.

Id., ibid. — Quand je te quitte, la nuit, ô amie maigre et mal logée, pour ne pas, dans l’escalier, me flanquer par terre, j’allume un bout de bougie.

Mais aussitôt dans la rue, je le jette. Les étoiles lointaines, alors, et la secrète Phoebé, éclairent seules ma route.

À mesure que je monte vers les hauteurs où, comme il sied à un poète, je demeure, je vois, comme un tapis qui se déroule, Alger se déployer à mes pieds, et le port, et la courbe du golfe murmurant.

Et, dans l’air, un frais parfum circule, qui me fait oublier celui de ton corps, ô maigre bien-aimée.

Paris, 189.. — Prahly me disait, tandis que la chambre s’emplissait d’ombre, et nos cœurs de cette mélancolie qui accompagne une joie trop longtemps différée : « Que de fois je l’ai souhaité, ce moment : depuis que j’étais toute petite. Et pourquoi avais-tu l’air de ne pas savoir ? »

Cependant, elle me pressait dans ses bras, qui furent autour de mon corps comme l’étreinte nombreuse d’un lierre. Et moi, je ressemblais plutôt à un ivrogne, la nuit, qui cherche, du bout de sa clef, une serrure perdue dans les ténèbres.

— Oui, Prahly, lui dis-je ; je me souviens de toi, quand tu étais toute petite, et que tu sautais sur mes genoux, en poussant des cris pareils à ceux de l’hirondelle.

Or, le soir, elle me força de dîner chez elle ; et, ayant fait venir sa petite fille, la suspendit vers moi, comme on offre une grappe très lourde, en disant :

— Un jour aussi, peut-être, vous vous souviendrez de l’avoir fait sauter sur vos genoux.

La pluie. — Au sortir de l’agréable néant que nous venions de goûter sur sa chaise longue, la chambre parut remplie d’une poussière d’or et de jour, pareille à l’aventurine des laques.

— Regardez, me dit-elle : le diable qui bat sa femme, et marie ses filles.

À travers les lattes du store, apparaissaient des bandes de soleil rayées de pluie. J’ouvris la fenêtre, et il entra en bruit léger et voluptueux — comme des doigts de sœur qui battraient votre tempe fiévreuse.’

Pour que Prahly ne pleurât pas. — Je prenais le rapide de 10 heures ; Prahly vint me dire adieu à la gare, au risque d’être reconnue. Tout en marchant de long en large, sous la voûte de verre et de fer, elle se pendit à mon bras, où elle pesait si peu. Et plaise au ciel qu’elle ne pèse jamais plus à mon cœur.

En tête du train, on entendait battre et palpiter la machine, comme si elle eût été impatiente de prendre son élan à travers l’espace. Et ce bruit couvrait parfois les tendres paroles de mon amie. Car elle s’attendrissait : je voyais ses larges et fixes yeux, dont la prunelle, couleur de ciel brouillé, est ourlée d’un cercle noir, se voiler peu à peu d’un liquide éclat. Certes, Prahly allait pleurer sur ce quai de gare : un vieux monsieur, à la porte d’un wagon, déjà la lorgnait. Et s’il avait su, ainsi que moi, combien ses larmes sont belles….

— Tu m’écriras… Vous m’écrirez, disait-elle.

— Oui, oui ; tous les jours.

Et je l’entraînais à l’arrière où, parmi d’autres bagages, j’avais, en arrivant, dénombré, dans une caisse à claire-voie, six petits cochons étonnés.

—-Vous ne me tromperez pas, dites, reprenait Prahly d’une voix qui aurait fait mollir un diamant.

Mais moi, je la confrontai (pour ainsi parler) avec les six bêtes couleur d’aurore qui nous regardaient sans comprendre :

— Voyez, lui dis-je, en lui montrant le plus rose : un vrai amour !

Le jour de l’An à Biarritz. —— Dans un petit hôtel mal famé, mais confortable, près de l’ancienne gare du B-A-B, où je dois me rencontrer avec une façon de belle amie que j’ai à Bayonne, je ne trouve qu’un billet, où elle m’annonce que sa famille ( ? ) a été prise de méfiance (sur le tard), et la garde pour le Premier de l’An.

Que faire seul, toute la soirée ? Par bonheur, un garçon de l’hôtel m’offre de m’indiquer des distractions. Tout de suite nous tombons d’accord sur le sens de ce terme ; et, une heure après, il me ramène du quartier du Phare, une fille niaise et assez jolie, qui parle un français extraordinaire, et certainement ne se fait pas habiller rue de la Paix.

Du reste, elle est sans résistance quelconque contre n’importe quel caprice de l’étranger. C’est proprement la captive que vous envoie un chef nègre, pour l’embrasser, la manger ou la revendre à votre guise. Moi, qui ne suis pas un de ces explorateurs barbares…, je me contente de la faire boire un peu. Dans la chambre rouge de feu, elle babille, et me conte des choses incompréhensibles.

Le lendemain, pour secouer ce glacial jour de l’An, je fais un tour dans Biarritz, en attendant l’heure du départ. Il a neigé pendant la nuit. La ville est déserte, sonore et blanche : au bout d’une rue, j’aperçois la mer couleur d’étain, et toute plate sous le ciel fauve.

Histoire de Prahly, d’un dentiste qui était beau comme le jour et du cygne sur l’étang. — Par un après-midi d’automne, aussi doux qu’une prune qui laisse couler son âme de sucre, nous étions, Prahly et moi, assis dans un jardin.

Un rideau d’aimables feuillages cachait les combles et les murs des maisons prochaines, et, plus près de nous, il y avait un étang rouillé, qui frissonnait sous la nage d’un cygne éclatant et solitaire.

— Les cygnes, lui dis-je, sont des bêtes admirables. Regarde l’attache des ailes, son col de serpent, et cet œil noir et mauvais de dame de cour.

— Nous venons, répondit-elle, de passer devant chez mon dentiste, M. Z… Il est tout jeune ; mais si tu le voyais, c’est le plus beau garçon du monde.

— Et rien n’est plus vigoureux qu’un cygne, à masse égale. C’est l’énergie même soit qu’il nage, soit qu’il aime mieux prendre son vol à travers l’hiver.

— Il a un frère, continua Prahly ; mais qui est moins bien ; il est un peu trop gros.

— Prahly, lui dis-je, quand je vous parle de cygnes, je vous prie de ne pas me parler de dentistes..

— C’est que, mon cher ami, il est docteur en médecine, reprit-elle, en fixant sur l’eau ses yeux stables et clairs, où je vis nager un bel oiseau blanc à la renverse.

Ecrit dans une fumerie d’Annam. — Prahly, Prahly, je t’ai perdue. Et quand je songe à toi, j’ai dans la bouche cette amertume qu’y laisse un fruit confit, givré de sucre…

Cette nuit, la petite maison, où l’on a tant fumé, que, d’y respirer seulement, on est à demi-heureux, tremble et frissonne sous les rafales.

— C’est un cyclone, me dit mon hôte, en passant au boy sa pipe vide.

C’est un cyclone, en effet, qui s’est jeté sur nous, ce soir, aussi vite qu’un oiseau de proie. À l’entendre, de son invisible vol, ébranler la terre et la mer, l’opium prend une douceur nouvelle — l’opium qui écarte les souvenirs mauvais, ou qui les déguise ; qui me rend Prahly à nouveau favorable, ou, tour à tour, me la fait détester avec délices. Et ne m’a-t-elle point trahi, chassé, cassé aux gages comme un laquais ! Ah, que de grands mots, pour elle qui est si petite.

Où êtes-vous, Prahly ? Très loin, ou très près ? C’est la neuvième pipe : je ne sais plus très bien. L’autre jour près du col des Nuages, à Cauailles, je crois, dans une baraque où des manœuvres buvaient de l’alcool de riz… — Mon Dieu ! quel coup de vent : la maison, cette fois, va être emportée….Ce sera drôle de nous voir courir après, comme un Monsieur dont le chapeau roule dans la rue. Ce sera très drôle. Ah, que i’ai envie de rire… et que j’ai peur : l’ouragan…, je sens qu’il me déteste. — Dans cette baraque, donc, de Cauailles, mon compagnon me fit remarquer, servant les coolies, une fille annamite bien inattendue : teint mat, profil busqué, bouche orgueilleuse ; une merveille.

— Elle est belle, n’est-ce pas, j’ai envie de l’acheter.

— Elle n’est pas, lui dis-je, aussi belle que Prahly.

Mais il ne comprit pas. Il n’y a que moi qui te comprenne, Prahly ; il n’y a que moi qui t’aime, à travers la triple épouvante de la nuit, de l’opium et de la tempête.

Nostalgie. —… Nous fîmes voile vers l’île de Tapolrane.

Les bords montueux du Cathay s’abîmèrent lentement à l’horizon. Là, ce n’était encore que le matin de l’été ; et le lotus à la longue tige n’avait pas commencé de fleurir ces eaux sacrées où se reflète la tombe de Gia-Long. Mais, sur les étangs de Candy, nous en vîmes déjà sourire. Il y en avait d’un peu roses — comme les genoux de Prahly. Il y en avait de blancs, comme ces légers tissus dont je la vis naguère, dans sa hâte d’être aimée, joncher l’appartement, au crépuscule.

… Après avoir, de là, reconnu le Coromandel, ce fut la populeuse Calcutta, où il faisait chaud. J’y achetai des letchi, au marché : mais qu’ils furent loin de valoir ceux de Bourbon et de Maurice ; ceux de ma jeunesse, comme on en vendait dans cette éblouissante gare de Rose-Hill. Je songeais à un bel arbre, où j’en avais, moi-même, cueillis. Et je songeais aux beaux yeux des filles de la Savane, que je ne le verrai plus, — à la dame exquise et pâle, qui passait sans bruit à travers l’ombre légère des filaos.

L’inutile recours en grâce.—— Certes, le mauvais temps ne me porte point bonheur.

Une fois de plus, il pleuvait (c’est la moitié de la vie). Et j’étais sur un quai de gare, une fois de plus.

— Quoi, fit Prahly d’un air contraint, en descendant de wagon, c’est vous !

— J’ai rencontré votre mari, rue Royale, qui m’a annoncé votre retour, et qu’il ne pouvait pas venir vous chercher.

— Je sais, je sais.

— Alors, il m’a paru que je le remplacerais très bien.

— En effet.

Et Prahly regarde autour d’elle. Soudain ses yeux se fixent et brillent. Sa main s’agite comme pour saluer. Je me retourne, et vois un grand garçon qui la regarde d’un air tendre et stupide.

— C’est à ce Monsieur que vous faites signe, Prahly ?

— Que je fais signe ! vous êtes fou, dit-elle. Et elle prend le devant. Je la rejoins avec peine, dans la cohue.

— Pourquoi m’avez-vous fait défendre votre porte ?

— Je ne vous ai rien fait défendre du tout, pas même de… de me…

Un peu de pitié, ou un peu de pudeur l’arrête. Elle ne dit pas le mot. Eh, je le sais bien, parbleu, que je la rase. Cependant j’ai ouvert mon parapluie pour la conduire à une voiture, et ouvert la portière. Au moment de monter, elle pose son pied pointu dans une flaque, et m’éclabousse tout entier. Et de quel rire elle éclate alors : cruel, aigu, étincelant, comme une dague.

Je l’ai déjà dit : c’est beaucoup de mettre une jolie femme d’accord avec le paysage.

— Prahly, laissez-moi faire la route avec vous.

— C’est cela : pour me faire part de la boue dont vous venez de vous couvrir. Aimable prévoyance.

— Prahly, je vous en prie.

— Et pour qu’on nous voie tous les deux en fiacre. Mais, mon cher, vous êtes fou !

Elle part, après avoir indiqué sa demeure, au cocher. Mais, un peu plus loin, je la vois se pencher à la portière, pour donner une autre adresse, sans doute.

Ah, vous le savez bien, Prahly, que je suis fou…

Signé : BÉHANZIGUE

Et ici s’arrêtait le manuscrit.