Bérénice (Racine, éditions Barbou, 1760)

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BéréniceBarbou (p. 11-75).
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À MONSEIGNEUR
COLBERT,


Secrétaire d’État, Contrôleur Général des Finances, Sur-Intendant des Bâtimens, Grand Tréſorier des Ordres du Roi, Marquis de Seignelai, &c.


Monseigneur,


QUELQUE juſte défiance que j’aye de moi-même & de mes ouvrages, j’oſe eſpérer que vous ne condamnerez pas la liberté que je prens de vous dédier cette Tragédie. Vous ne l’avez pas jugée tout-à-fait indigne de votre approbation. Mais ce qui fait ſon plus grand mérite auprès de vous, c’eſt, MONSEIGNEUR, que vous avez été témoin du bonheur qu’elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majeſté.

L’on ſait que les moindres choſes vous deviennent conſidérables, pour peu qu’elles puiſſent ſervir ou à ſa gloire ou à ſon plaiſir. Et c’eſt ce qui fait qu’au milieu de tant d’importantes occupations, où le zèle de votre Prince & le Bien Public vous tiennent continuellement attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de deſcendre jusqu’à nous, pour nous demander compte de notre loiſir.

J’aurois ici une belle occaſion de m’étendre ſur vos louanges, ſi vous me permettiez de vous louer. Et que ne dirois-je point de tant de rares qualités qui vous ont attiré l’admiration de toute la France ; de cette pénétration à laquelle rien n’échappe ; de cet eſprit vaſte qui embraſſe, qui exécute tout à la fois tant de grandes choſes ; de cette ame que rien n’étonne, que rien ne fatigue.

Mais, MONSEIGNEUR, il faut être plus retenu à vous parler de vous-même ; & je craindrais de m’expoſer, par un éloge importun, à vous faire repentir de l’attention favorable dont vous m’avez honoré. Il vaut mieux que je ſonge à la mériter par quelque nouvel ouvrage. Auſſi bien, c’eſt le plus agréable remerciment qu’on vous puiſſe faire. Je ſuis avec un profond reſpect,


MONSEIGNEUR,


Votre très-humble &
très-obéiſſant ſerviteur,
RACINE.

PRÉFACE

Titus reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, ſtatim ab urbe dimiſit invitus invitam.

C’eſt-à-dire que Titus, qui aimoit paſſionnément Bérénice, & qui même, à ce qu’on croyoit, lui avoit promis de l’épouſer, la renvoya de Rome, malgré lui, & malgré elle, dès les premiers jours de ſon Empire. Cette action eſt très-fameuſe dans l’hiſtoire ; & je l’ai trouvée très-propre pour le théâtre, par la violence des paſſions qu’elle y pouvait exciter. En effet, nous n’avons rien de plus touchant dans tous les Poëtes, que la ſéparation d’Énée & de Didon, dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pû fournir aſſez de matière pour tout un chant d’un Poëme Héroïque, où l’action dure pluſieurs jours, ne puiſſe ſuffire pour le ſujet d’une Tragédie, dont la durée ne doit être que de quelques heures ? Il eſt vrai que je n’ai point pouſſé Bérénice jusqu’à ſe tuer comme Didon ; parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagemens que Didon avoit avec Énée, elle n’eſt pas obligée, comme elle, de renoncer à la vie. À cela près, le dernier adieu qu’elle dit à Titus, & l’effort qu’elle ſe fait pour s’en ſéparer, n’eſt pas le moins tragique de la pièce ; et j’oſe dire qu’il renouvelle aſſez bien, dans le cœur des ſpectateurs l’émotion que le reſte y avoit pû exciter. Ce n’eſt point une néceſſité qu’il y ait du ſang & des morts dans une tragédie ; il ſuffit que l’action en ſoit grande, que les acteurs en ſoient héroïques, que les paſſions y ſoient excitées, & que tout s’y reſſente de cette triſteſſe majeſtueuſe qui fait tout le plaiſir de la Tragédie.

Je crus que je pourrois rencontrer toutes ces parties dans mon ſujet. Mais ce qui m’en plut davantage, c’eſt que je le trouvai extrêmement ſimple. Il y avait longtemps que je voulois eſſayer ſi je pourrois faire une tragédie avec cette ſimplicité d’action qui a été ſi fort du goût des anciens. Car c’eſt un des premiers préceptes qu’ils nous ont laissés. « Que ce que vous ferez, dit Horace, ſoit toujours ſimple, & ne ſoit qu’un. » Ils ont admiré l’Ajax de Sophocle, qui n’eſt autre choſe qu’Ajax qui ſe tue de regret, à cauſe de la fureur où il étoit tombé après le refus qu’on lui avoit fait des armes d’Achille. Ils ont admiré le Philoctète, dont tout le ſujet eſt Ulyſſe, qui vient pour ſurprendre les flèches d’Hercule. L’Œdipe même, quoique tout plein de reconnoiſſances, eſt moins chargé de matière que la plus ſimple tragédie de nos jours. Nous voyons enfin que les partiſans de Térence, qui l’élèvent avec raiſon au-deſſus de tous les poëtes comiques, pour l’élégance de ſa diction, & pour la vraiſemblance de ſes mœurs, ne laiſſent pas de confeſſer que Plaute a un grand avantage ſur lui, par la ſimplicité qui eſt dans la plûpart des sujets de Plaute. Et c’eſt ſans doute, cette ſimplicité merveilleuſe qui a attiré à ce dernier toutes les louanges que les anciens lui ont données. Combien Ménandre étoit-il encore plus ſimple, puiſque Térence eſt obligé de prendre deux comédies de ce Poëte, pour en faire une des ſiennes ?

Et il ne faut point croire que cette règle ne ſoit fondée que ſur la fantaiſie de ceux qui l’ont faite. Il n’y a que le vraiſemblable qui touche dans la tragédie. Et quelle vraiſemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choſes qui pourraient à peine arriver en plusieurs ſemaines ? Il y en a qui penſent que cette ſimplicité eſt une marque de peu d’invention. Ils ne ſongent pas qu’au contraire toute l’invention conſiſte à faire quelque choſe de rien, & que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des Poëtes qui ne ſentoient dans leur génie ni aſſez d’abondance, ni aſſez de force, pour attacher durant cinq actes leurs ſpectateurs, par une action ſimple, ſoutenue de la violence des paſſions, de la beauté des ſentiments, & de l’élégance de l’expreſſion. Je ſuis bien éloigné de croire que toutes ces choſes ſe rencontrent dans mon ouvrage. Mais auſſi je ne puis croire que le public me ſache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie, qui a été honorée de tant de larmes, & dont la trentième représentation a été auſſi ſuivie que la première.

Ce n’eſt pas que quelques perſonnes ne m’ayent reproché cette même ſimplicité que j’avois recherchée avec tant de ſoin. Ils ont cru qu’une tragédie, qui étoit ſi peu chargée d’intrigues, ne pouvait être ſelon les règles du Théâtre. Je m’informai s’ils ſe plaignoient qu’elle les eût ennuyés. On me dit qu’ils avouoient tous qu’elle n’ennuyoit point, qu’elle les touchoit même en pluſieurs endroits, & qu’ils la verroient encore avec plaisir. Que veulent-ils davantage ? Je les conjure d’avoir aſſez bonne opinion d’eux-mêmes, pour ne pas croire qu’une Pièce qui les touche, & qui leur donne du plaiſir, puiſſe être abſolument contre les règles. La principale règle eſt de plaire & de toucher. Toutes les autres ne ſont faites que pour parvenir à cette première. Mais toutes ces règles ſont d’un long détail, dont je ne leur conſeille pas de s’embarraſſer. Ils ont des occupations plus importantes. Qu’ils ſe reposent sur nous de la fatigue d’éclaircir les difficultés de la Poëtique d’Ariſtote. Qu’ils ſe réſervent le plaiſir de pleurer & d’être attendris, & qu’ils me permettent de leur dire ce qu’un Muſicien disoit à Philippe, roi de Macédoine, qui prétendoit qu’une chanſon n’était pas ſelon les règles : « À Dieu ne plaise, Seigneur, que vous ſoyez jamais ſi malheureux que de ſavoir ces choſes-là mieux que moi ! »

Voilà tout ce que j’ai à dire à ces perſonnes, à qui je ferai toujours gloire de plaire ; car pour le libelle que l’on fait contre moi, je crois que les lecteurs me diſpenseront volontiers d’y répondre. Et que répondrois-je à un homme qui ne penſe rien & qui ne ſait pas même conſtruire ce qu’il penſe ? Il parle de Protaſe comme s’il entendoit ce mot, & veut que cette première des quatre parties de la Tragédie ſoit toujours la plus proche de la dernière, qui est la Cataſtrophe. Il ſe plaint que la trop grande connoiſſance des règles l’empêche de ſe divertir à la Comédie. Certainement, ſi l’on en juge par ſa diſſertation, il n’y eut jamais de plainte plus mal fondée. Il paroît bien qu’il n’a jamais lû Sophocle, qu’il loue très-injuſtement d’une grande multiplicité d’incidens ; & qu’il n’a même jamais rien lû de la Poëtique, que dans quelques Préfaces de Tragédies. Mais je lui pardonne de ne pas ſavoir les règles du Théâtre, puiſqu’heureuſement pour le public, il ne s’applique pas à ce genre d’écrire. Ce que je ne lui pardonne pas, c’eſt de ſavoir ſi peu les règles de la bonne plaiſanterie, lui qui ne veut pas dire un mot ſans plaiſanter. Croit-il réjouir beaucoup les honnêtes gens par ces hélas de poche, ces meſdemoiſelles mes Règles, & quantité d’autres baſſes affectations qu’il trouvera condamnées dans tous les bons Auteurs, s’il ſe mêle jamais de les lire ?

Toutes ces critiques ſont le partage de quatre ou cinq petits auteurs infortunés, qui n’ont jamais pu par eux-mêmes exciter la curioſité du public. Ils attendent toujours l’occaſion de quelque ouvrage qui réuſſiſſe pour l’attaquer, non point par jalouſie, car ſur quel fondement ſeroient-ils jaloux ? mais dans l’eſpérance qu’on ſe donnera la peine de leur répondre, & qu’on les tirera de l’obſcurité où leurs propres ouvrages les auroient laiſſés toute leur vie.

ACTEURS

TITUS, Empereur de Rome.

BÉRÉNICE, Reine de Paleſtine.

ANTIOCHUS, Roi de Comagène.

PAULIN, Confident de Titus.

ARSACE, Confident d’Antiochus.

PHÉNICE, Confidente de Bérénice.

RUTILE, Romain.

SUITE DE TITUS.



La Scène eſt à Rome, dans un Cabinet, qui eſt entre l’Appartement de Titus & celui de Bérénice.

BÉRÉNICE,
TRAGÉDIE.


ACTE PREMIER


Scène Première

ANTIOCHUS, ARSACE.
Antiochus

Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,
Je le vois bien, Arſace, eſt nouvelle à tes yeux.
Souvent ce cabinet ſuperbe & ſolitaire,
Des ſecrets de Titus eſt le dépoſitaire.
C’eſt ici quelquefois qu’il ſe cache à ſa cour,
Lorſqu’il vient à la reine expliquer ſon amour.
De ſon appartement cette porte eſt prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la reine.

Va chez elle. Dis-lui qu’importun à regret
J’oſe lui demander un entretien ſecret.

Arsace.

Vous, Seigneur, importun ? Vous, cet ami fidelle,
Qu’un ſoin ſi généreux intéreſſe pour elle ?
Vous, cet Antiochus, ſon amant autrefois ?
Vous, que l’Orient compte entre ſes plus grands rois ?
Quoi ? déjà de Titus épouſe en eſpérance,
Ce rang entr’elle & vous met-il tant de diſtance ?


Antiochus

Va, dis-je ; & ſans vouloir te charger d’autres ſoins,
Vois ſi je puis bien-tôt lui parler ſans témoins.


Scène II.

ANTIOCHUS, ſeul.
Antiochus

Hé bien, Antiochus, es-tu toujours le même ?
Pourrai-je, ſans trembler, lui dire, je vous aime ?
Mais quoi ? déjà je tremble, & mon cœur agité
Craint autant ce moment que je l’ai ſouhaité.
Bérénice autrefois m’ôta toute eſpérance ;
Elle m’impoſa même un éternel ſilence.
Je me ſuis tû cinq ans ; &, juſques à ce jour,
D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.
Dois-je croire qu’au rang où Titus la deſtine
Elle m’écoute mieux que dans la Paleſtine ?
Il l’épouſe. Ai-je donc attendu ce moment,
Pour me venir encor déclarer ſon amant ?
Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?
Ah ! puiſqu’il faut partir, partons ſans lui déplaire !
Retirons-nous, ſortons ; &, ſans nous découvrir,
Allons loin de ſes yeux l’oublier, ou mourir.
Hé quoi, ſouffrir toujours un tourment qu’elle ignore ?
Toujours verſer des pleurs qu’il faut que je dévore ?
Quoi, même en la perdant, redouter ſon courroux ?
Belle reine, et pourquoi vous offenſeriez-vous ?

Viens-je vous demander que vous quittiez l’empire,
Que vous m’aimiez ? Hélas ! Je ne viens que vous dire
Qu’après m’être long-temps flatté que mon rival
Trouveroit à ſes vœux quelque obſtacle fatal,
Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance,
Exemple infortuné d’une longue conſtance,
Après cinq ans d’amour et d’eſpoir ſuperflus,
Je pars, fidèle encore, quand je n’eſpère plus.
Au lieu de s’offenſer, elle pourra me plaindre.
Quoi qu’il en ſoit, parlons, c’eſt aſſez nous contraindre.
Et que peut craindre, hélas ! un amant ſans eſpoir,
Qui peut bien se réſoudre à ne la jamais voir ?


Scène III.

ANTIOCHUS, ARSACE.
Antiochus

Arsace, entrerons-nous ?

Arsace.

Arsace, entrerons-nous ? Seigneur, j’ai vû la reine ;
Mais, pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine
Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur,
Qu’attire ſur ſes pas ſa prochaine grandeur.
Titus, après huit jours d’une retraite auſtère,
Ceſſe enfin de pleurer Veſpaſien ſon père.
Cet amant ſe redonne aux ſoins de ſon amour ;
Et ſi j’en crois, Seigneur, l’entretien de la cour,
Peut-être avant la nuit l’heureuſe Bérénice
Change le nom de reine au nom d’impératrice.

Antiochus

Hélas !

Arsace.

Hélas ! Quoi ? ce diſcours pourrait-il vous troubler ?

Antiochus

Ainſi donc, ſans témoins, je ne lui puis parler ?

Arsace.

Vous la verrez, Seigneur : Bérénice eſt inſtruite
Que vous voulez ici la voir ſeule, & ſans ſuite.
La reine, d’un regard, a daigné m’avertir
Qu’à votre empreſſement elle allait conſentir,
Et, ſans doute elle attend le moment favorable
Pour diſparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.

Antiochus

Il ſuffit. Cependant n’as-tu rien négligé
Des ordres importans dont je t’avais chargé ?

Arsace.

Seigneur, vous connaiſſez ma prompte obéiſſance.
Des vaiſſeaux dans Oſtie armés en diligence,
Prêts à quitter le port de momens en momens,
N’attendent, pour partir, que vos commandemens.
Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?

Antiochus

Arſace, il faut partir quand j’aurai vû la reine.

Arsace.

Qui doit partir ?

Antiochus

Qui doit partir ?Moi.

Arsace.

Qui doit partir ? Moi.Vous ?

Antiochus

Qui doit partir ? Moi. Vous ?En ſortant du palais,
Je ſors de Rome, Arſace, et j’en ſors pour jamais.

Arsace.

Je ſuis ſurpris ſans doute, & c’eſt avec juſtice.
Quoi, depuis ſi long-temps la reine Bérénice
Vous arrache, Seigneur, du ſein de vos états,
Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ;
Et lorſque cette reine, aſſurant ſa conquête,
Vous attend pour témoin de cette illuſtre fête,
Quand l’amoureux Titus, devenant ſon époux,
Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous…

Antiochus

Arſace, laiſſe-la jouir de ſa fortune,
Et quitte un entretien dont le cours m’importune.

Arsace.

Je vous entens, Seigneur. Ces mêmes dignités
Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.
L’inimitié ſuccède à l’amitié trahie.

Antiochus

Non, Arſace, jamais je ne l’ai moins haïe.

Arsace.

Quoi donc ? de ſa grandeur déjà trop prévenu,
Le nouvel Empereur vous a-t-il méconnu ?
Quelque preſſentiment de ſon indifférence
Vous fait-il loin de Rome éviter ſa préſence ?

Antiochus

Titus n’a point pour moi paru ſe démentir,
J’aurois tort de me plaindre.

Arsace.

J’aurois tort de me plaindre.Et pourquoi donc partir ?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?
Le ciel met ſur le trône un prince qui vous aime,
Un prince qui jadis témoin de vos combats,
Vous vit chercher la gloire & la mort ſur ſes pas ;
Et de qui la valeur par vos ſoins ſecondée,
Mit enfin ſous le joug la rebelle Judée.
Il ſe ſouvient du jour illuſtre & douloureux
Qui décida du ſort d’un long ſiège douteux.
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Contemploient, ſans péril, nos assauts inutiles.
Le bélier impuiſſant les menaçoit en vain.
Vous ſeul, Seigneur, vous ſeul, une échelle à la main,
Vous portâtes la mort juſque ſur leurs murailles.
Ce jour preſque éclaira vos propres funérailles ;
Titus vous embraſſa mourant entre mes bras,
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre
Le fruit de tant de ſang qu’ils vous ont vû répandre.
Si, preſſé du déſir de revoir vos états,
Vous vous laſſez de vivre, où vous ne régnez pas ;
Faut-il que ſans honneur l’Euphrate vous revoie ?
Attendez pour partir que Céſar vous renvoie

Triomphant, & chargé des titres ſouverains,
Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.
Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entrepriſe ?
Vous ne répondez point.

Antiochus

Vous ne répondez point.Que veux-tu que je diſe ?
J’attens de Bérénice un moment d’entretien.

Arsace

Hé bien, Seigneur ?

Antiochus

Hé bien, Seigneur ? Son ſort décidera du mien.

Arsace

Comment ?

Antiochus

Comment ? Sur ſon hymen j’attens qu’elle s’explique.
Si ſa bouche s’accorde avec la voix publique ;
S’il eſt vrai qu’on l’élève au trône des Céſars ;
Si Titus a parlé, s’il l’épouſe, je pars.

Arsace

Mais qui rend à vos yeux cet hymen ſi funeſte ?

Antiochus

Quand nous ſerons partis, je te dirai le reſte.

Arsace

Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon eſprit ?

Antiochus

La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j’ai dit.


Scène IV.

BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, PHÉNICE
Bérénice

Enfin je me dérobe à la joie importune
De tant d’amis nouveaux que me fait la fortune.
Je fuis de leurs reſpects l’inutile longueur,
Pour chercher un ami qui me parle du cœur.

Il ne faut point mentir : ma juſte impatience
Vous accuſoit déjà de quelque négligence.
Quoi ! cet Antiochus, diſois-je, dont les ſoins
Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins ;
Lui que j’ai vû toujours, conſtant dans mes traverſes,
Suivre d’un pas égal mes fortunes diverſes ;
Aujourd’hui que le Ciel ſemble me préſager
Un honneur, qu’avec vous je prétens partager ;
Ce même Antiochus, ſe cachant à ma vûe,
Me laiſſe à la merci d’une foule inconnue ?

Antiochus

Il eſt donc vrai, Madame ? Et, ſelon ce diſcours,
L’hymen va ſuccéder à vos longues amours !

Bérénice

Seigneur, je vous veux bien confier mes allarmes.
Ces jours ont vû mes yeux baignés de quelques larmes.
Ce long deuil que Titus impoſoit à ſa cour
Avoit, même en ſecret, ſuſpendu ſon amour.
Il n’avait plus pour moi cette ardeur aſſidue,
Lorſqu’il paſſoit les jours, attaché ſur ma vûe.
Muet, chargé de ſoins, & les larmes aux yeux,
Il ne me laiſſoit plus que de triſtes adieux.
Jugez de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême,
Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même :
Moi qui, loin des grandeurs dont il eſt revêtu,
Aurois choiſi ſon cœur, et cherché ſa vertu.

Antiochus

Il a repris pour vous ſa tendreſſe première ?

Bérénice

Vous fûtes ſpectateur de cette nuit dernière,
Lorsque, pour ſeconder ſes ſoins religieux,
Le Sénat a placé ſon père entre les Dieux.
De ce juſte devoir ſa piété contente,
A fait place, Seigneur, au ſoin de ſon amante.
Et, même en ce moment, ſans qu’il m’en ait parlé,
Il est dans le Sénat par ſon ordre aſſemblé.
Là, de la Paleſtine il étend la frontière ;
Il y joint l’Arabie & la Syrie entière.

Et, ſi de ſes amis j’en dois croire la voix,
Si j’en crois ſes ſerments redoublés mille fois,
Il va ſur tant d’états couronner Bérénice,
Pour joindre à plus de noms celui d’impératrice.
Il m’en viendra lui-même aſſûrer en ce lieu.

Antiochus

Et je viens donc vous dire un éternel adieu.

Bérénice

Que dites-vous ? Ah ! Ciel ! Quel adieu ! Quel langage !
Prince, vous vous troublez & changez de viſage ?

Antiochus

Madame, il faut partir.

Bérénice

Madame, il faut partir.Quoi ! Ne puis-je ſavoir
Quel ſujet…

Antiochus, à part.

Quel sujet…Il falloit partir ſans la revoir.

Bérénice

Que craignez-vous ? Parlez ; c’eſt trop long-tems ſe taire.
Seigneur, de ce départ, quel eſt donc le myſtère ?

Antiochus

Au moins ſouvenez-vous que je cède à vos loix,
Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.
Si, dans ce haut degré de gloire & de puiſſance,
Il vous ſouvient des lieux où vous prîtes naiſſance,
Madame, il vous ſouvient que mon cœur en ces lieux
Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.
J’aimai, j’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère.
Il vous parla de moi. Peut-être ſans colère
Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut ;
Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, & vous plut.
Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme
Qui porte entre ſes mains la vengeance de Rome.
La Judée en pâlit. Le triſte Antiochus
Se compta le premier au nombre des vaincus.
Bientôt de mon malheur interprète ſévère,
Votre bouche à la mienne ordonna de ſe taire.

Je diſputai long-temps, je fis parler mes yeux.
Mes pleurs & mes ſoupirs vous ſuivoient en tous lieux.
Enfin, votre rigueur emporta la balance ;
Vous ſûtes m’impoſer l’exil ou le ſilence ;
Il fallut le promettre, & même le jurer.
Mais, puiſqu’en ce moment j’oſe me déclarer,
Lorſque vous m’arrachiez cette injuſte promeſſe,
Mon cœur faiſoit ſerment de vous aimer ſans ceſſe.

Bérénice

Ah ! que me dites-vous ?

Antiochus

Ah ! que me dites-vous ? Je me ſuis tû cinq ans,
Madame, & vais encor me taire plus long-temps.
De mon heureux rival j’accompagnai les armes.
J’eſpérai de verſer mon ſang après mes larmes ;
Ou qu’au moins, juſqu’à vous porté par mille exploits,
Mon nom pourroit parler, au défaut de ma voix.
Le Ciel ſembla promettre une fin à ma peine :
Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.
Inutiles périls ! Quelle étoit mon erreur !
La valeur de Titus ſurpaſſoit ma fureur.
Il faut qu’à ſa vertu mon eſtime réponde.
Quoiqu’attendu, Madame, à l’empire du Monde,
Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,
Il ſembloit à lui ſeul appeler tous les coups ;
Tandis que, ſans eſpoir, haï, laſſé de vivre,
Son malheureux rival ne ſembloit que le suivre.
Je vois que votre cœur m’applaudit en ſecret ;
Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret ;
Et que, trop attentive à ce récit funeſte,
En faveur de Titus, vous pardonnez le reſte.
Enfin, après un ſiège auſſi cruel que lent,
Il dompta les mutins, reſte pâle & ſanglant
Des flammes, de la faim, des fureurs inteſtines ?
Et laiſſa leurs remparts cachés ſous leurs ruines.
Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.
Dans l’Orient déſert quel devint mon ennui !

Je demeurai longtemps errant dans Céſarée,
Lieux charmans, où mon cœur vous avoit adorée.
Je vous redemandois à vos triſtes états ;
Je cherchois, en pleurant, les traces de vos pas.
Mais enfin, ſuccombant à ma mélancolie,
Mon déſeſpoir tourna mes pas vers l’Italie.
Le ſort m’y réſervoit le dernier de ſes coups.
Titus, en m’embraſſant, m’amena devant vous,
Un voile d’amitié vous trompa l’un & l’autre,
Et mon amour devint le confident du vôtre.
Mais toujours quelque eſpoir flattoit mes déplaiſirs.
Rome, Veſpaſien, traverſoient vos ſoupirs.
Après tant de combats, Titus cédoit peut-être.
Veſpaſien eſt mort, & Titus eſt le maître.
Que ne fuyois-je alors ! J’ai voulu quelques jours
De ſon nouvel empire examiner le cours.
Mon ſort eſt accompli. Votre gloire s’apprête.
Aſſez d’autres, ſans moi, témoins de cette fête,
À vos heureux tranſports viendront joindre les leurs ;
Pour moi, qui ne pourrois y mêler que des pleurs,
D’un inutile amour trop conſtante victime,
Heureux dans mes malheurs, d’en avoir pû, ſans crime,
Conter toute l’hiſtoire aux yeux qui les ont faits,
Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

Bérénice

Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée
Qui doit avec Céſar unir ma deſtinée,
Il fût quelque mortel, qui pût impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
Mais de mon amitié mon ſilence eſt un gage.
J’oublie, en ſa faveur, un diſcours qui m’outrage ;
Je n’en ai point troublé le cours injurieux.
Je fais plus. À regret je reçois vos adieux.
Le Ciel ſait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,
Je n’attendois que vous pour témoin de ma joie.
Avec tout l’univers j’honorois vos vertus ;
Titus vous chériſſoit, vous admiriez Titus.

Cent fois je me ſuis fait une douceur extrême
D’entretenir Titus dans un autre lui-même.

Antiochus

Et c’eſt ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,
Ces cruels entretiens, où je n’ai point de part.
Je fuis Titus. Je fuis ce nom qui m’inquiète,
Ce nom qu’à tous momens votre bouche répète.
Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux diſtraits,
Qui me voyant toujours, ne me voyoient jamais.
Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image,
Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.
Sur-tout, ne craignez point qu’une aveugle douleur
Rempliſſe l’univers du bruit de mon malheur :
Madame, le ſeul bruit d’une mort que j’implore,
Vous fera souvenir que je vivois encore.
À Dieu.


Scène V.

BÉRÉNICE, PHÉNICE
Phénice

À Dieu.Que je le plains ! Tant de fidélité,
Madame, méritoit plus de proſpérité.
Ne le plaignez-vous pas ?

Bérénice

Ne le plaignez-vous pas ? Cette prompte retraite
Me laiſſe, je l’avoue, une douleur ſecrette.

Phénice

Je l’aurois retenu.

Bérénice

Je l’aurois retenu. Qui, moi ? Le retenir ?
J’en dois perdre plûtôt juſques au ſouvenir.
Tu veux donc que je flatte une ardeur inſenſée ?

Phénice

Titus n’a point encore expliqué ſa penſée.

Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux ;
La rigueur de ſes loix m’épouvante pour vous.
L’hymen chez les romains n’admet qu’une romaine.
Rome hait tous les rois : & Bérénice eſt reine.

Bérénice

Le temps n’eſt plus, Phénice, où je pouvois trembler.
Titus m’aime ; il peut tout, il n’a plus qu’à parler.
Il verra le Sénat m’apporter ſes hommages,
Et le peuple, de fleurs couronner nos images.
De cette nuit, Phénice, as-tu vû la ſplendeur ?
Tes yeux ne ſont-ils pas tout pleins de ſa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bucher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faiſceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces conſuls, ce ſénat,
Qui tous de mon amant empruntoient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or, que rehauſſoit ſa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de ſa victoire ;
Tous ces yeux qu’on voyoit venir de toutes parts,
Confondre ſur lui ſeul leurs avides regards ;
Ce port majeſtueux, cette douce préſence :
Ciel, avec quel reſpect & quelle complaiſance,
Tous les cœurs, en ſecret, l’aſſuroient de leur foi ?
Parle. Peut-on le voir ſans penſer comme moi,
Qu’en quelque obſcurité que le ſort l’eût fait naître,
Le monde, en le voyant, eût reconnu ſon maître ?
Mais, Phénice, où m’emporte un ſouvenir charmant ?
Cependant Rome entière, en ce même moment,
Fait des vœux pour Titus ; &, par des ſacrifices,
De ſon règne naiſſant célèbre les prémices.
Que tardons-nous ? Allons, pour ſon empire heureux,
Au Ciel, qui le protège, offrir auſſi nos vœux.
Auſſi-tôt, ſans l’attendre, & ſans être attendue,
Je reviens le chercher ; &, dans cette entrevûe,
Dire tout ce qu’aux cœurs, l’un de l’autre contens,
Inſpirent des tranſports retenus ſi long-temps.


Fin du premier Acte

ACTE II


Scène Première

TITUS, PAULIN, Suite
Titus

A-t-on vû de ma part le roi de Comagène ?
Sait-il que je l’attens ?

Paulin

Sait-il que je l’attens ?J’ai couru chez la reine :
Dans ſon appartement ce prince avoit paru ;
Il en étoit ſorti, lorſque j’y ſuis couru.
De vos ordres, Seigneur, j’ai dit qu’on l’avertiſſe.

Titus

Il ſuffit. Et que fait la reine Bérénice ?

Paulin

La reine, en ce moment, ſenſible à vos bontés ;
Charge le Ciel de vœux pour vos proſpérités.
Elle ſortoit, Seigneur.

Titus

Elle ſortoit, Seigneur.Trop aimable princeſſe !
Hélas !

Paulin

Hélas ! En ſa faveur d’où naît cette tristeſſe ?
L’Orient preſque entier va fléchir ſous ſa loi ;
Vous la plaignez ?

Titus

Vous la plaignez ? Paulin, qu’on vous laiſſe avec moi.


Scène II.

TITUS, PAULIN.
Titus

Hé bien, de mes deſſeins Rome encore incertaine,
Attend que deviendra le deſtin de la reine,
Paulin ; & les ſecrets de ſon cœur & du mien
Sont de tout l’univers devenus l’entretien.
Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.
De la reine et de moi que dit la voix publique ?
Parlez. Qu’entendez-vous ?

Paulin

Parlez. Qu’entendez-vous ? J’entens de tous côtés
Publier vos vertus, Seigneur, & ſes beautés.

Titus

Que dit-on des ſoupirs que je pouſſe pour elle ?
Quel ſuccès attend-on d’un amour ſi fidèle ?

Paulin

Vous pouvez tout : aimez, ceſſez d’être amoureux ;
La cour ſera toujours du parti de vos vœux.

Titus

Et je l’ai vûe auſſi cette cour peu ſincère,
À ſes maîtres toujours trop ſoigneuſe de plaire ;
Des crimes de Néron approuver les horreurs :
Je l’ai vûe à genoux conſacrer ſes fureurs.
Je ne prens point pour juge une cour idolâtre ;
Paulin. Je me propoſe un plus noble théâtre ;
Et, ſans prêter l’oreille à la voix des flatteurs ;
Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs.
Vous me l’avez promis. Le reſpect & la crainte
Ferment autour de moi le paſſage à la plainte.
Pour mieux voir, cher Paulin, & pour entendre mieux,
Je vous ai demandé des oreilles, des yeux.
J’ai mis même à ce prix mon amitié ſecrete :
J’ai voulu que des cœurs vous fuſſiez l’interprète ;

Qu’au travers des flatteurs votre ſincérité
Fît toujours juſqu’à moi paſſer la vérité.
Parlez donc. Que faut-il que Bérénice eſpère ?
Rome lui ſera-t-elle indulgente ou ſévère ?
Dois-je croire qu’aſſiſe au trône des Céſars,
Une ſi belle reine offenſât ſes regards ?

Paulin

N’en doutez point, Seigneur. Soit raiſon, ſoit caprice,
Rome ne l’attend point pour ſon impératrice.
On ſait qu’elle eſt charmante. Et de ſi belles mains
Semblent vous demander l’empire des humains.
Elle a même, dit-on, le cœur d’une Romaine.
Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle eſt reine.
Rome, par une loi qui ne ſe peut changer,
N’admet avec ſon ſang aucun ſang étranger ;
Et ne reconnoît point les fruits illégitimes
Qui naiſſent d’un hymen contraire à ſes maximes.
D’ailleurs, vous le ſavez, en banniſſant ſes rois,
Rome, à ce nom ſi noble, & ſi ſaint autrefois,
Attacha, pour jamais, une haine puiſſante ;
Et, quoiqu’à ſes Céſars fidèle, obéiſſante,
Cette haine, Seigneur, reſte de ſa fierté,
Survit dans tous les cœurs après la liberté.
Jules, qui le premier le ſoumit à ſes armes,
Qui fit taire les lois dans le bruit des allarmes,
Brûla pour Cléopâtre ; &, ſans ſe déclarer,
Seule dans l’Orient la laiſſa ſoupirer.
Antoine, qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,
Oublia dans ſon ſein ſa gloire & ſa patrie,
Sans oſer toutefois ſe nommer ſon époux.
Rome l’alla chercher juſques à ſes genoux ;
Et ne déſarma point ſa fureur vengereſſe,
Qu’elle n’eût accablé l’amant & la maîtreſſe.
Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,
Monſtres, dont à regret je cite ici le nom,
Et qui ne conſervant que la figure d’homme,
Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,

Ont craint cette loi ſeule, & n’ont point, à nos yeux,
Allumé le flambeau d’un hymen odieux.
Vous m’avez commandé ſur-tout d’être ſincère.
De l’affranchi Pallas nous avons vû le frère,
Des fers de Claudius Félix encor flétri,
De deux reines, Seigneur, devenir le mari ;
Et, s’il faut jusqu’au bout que je vous obéiſſe,
Ces deux reines étoient du ſang de Bérénice.
Et vous croiriez pouvoir, ſans bleſſer nos regards,
Faire entrer une reine au lit de nos Céſars !
Tandis que l’Orient, dans le lit de ſes reines,
Voit paſſer un eſclave au sortir de nos chaînes ?
C’eſt ce que les Romains penſent de votre amour,
Et je ne répons pas, avant la fin du jour,
Que le ſénat, chargé des vœux de tout l’empire,
Ne vous rediſe ici ce que je viens de dire ;
Et que Rome, avec lui, tombant à vos genoux,
Ne vous demande un choix digne d’elle & de vous.
Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponſe.

Titus

Hélas, à quel amour on veut que je renonce !

Paulin

Cet amour est ardent, il le faut confeſſer.

Titus

Plus ardent mille fois que tu ne peux penſer,
Paulin. Je me ſuis fait un plaiſir néceſſaire
De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.
J’ai fait plus. Je n’ai rien de ſecret à tes yeux.
J’ai pour elle, cent fois, rendu graces aux Dieux,
D’avoir choiſi mon père au fond de l’Idumée,
D’avoir rangé ſous lui l’Orient & l’armée ;
Et, ſoulevant encor le reſte des humains,
Remis Rome ſanglante en ſes paiſibles mains.
J’ai même ſouhaité la place de mon père ;
Moi, Paulin, qui, cent fois, ſi le ſort moins ſévère
Eût voulu de ſa vie étendre les liens,
Aurois donné mes jours pour prolonger les ſiens ;

Tout cela, qu’un amant ſait mal ce qu’il déſire !
Dans l’eſpoir d’élever Bérénice à l’empire ;
De reconnoître un jour ſon amour & ſa foi,
Et de voir à ſes pieds tout le Monde avec moi.
Malgré tout mon amour, Paulin, & tous ſes charmes,
Après mille ſermens appuyés de mes larmes,
Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,
Maintenant que je l’aime encor plus que jamais ;
Lorsqu’un heureux hymen, joignant nos deſtinées,
Peut payer, en un jour, les vœux de cinq années,
Je vais, Paulin… Ô ciel ! puis-je le déclarer ?

Paulin

Quoi, Seigneur ?

Titus

Quoi, Seigneur ? Pour jamais je vais m’en ſéparer.
Mon cœur, en ce moment, ne vient pas de ſe rendre.
Si je t’ai fait parler, ſi j’ai voulu t’entendre,
Je voulois que ton zèle achevât en ſecret
De confondre un amour qui ſe taît à regret.
Bérénice a long-temps balancé la victoire ;
Et ſi je penche enfin du côté de ma gloire,
Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,
Des combats dont mon cœur ſaignera plus d’un jour.
J’aimois, je ſoupirois, dans une paix profonde.
Un autre étoit chargé de l’empire du Monde.
Maître de mon deſtin, libre dans mes ſoupirs,
Je ne rendois qu’à moi compte de mes deſirs.
Mais à peine le Ciel eut rappelé mon père ;
Dès que ma triſte main eut fermé ſa paupière,
De mon aimable erreur je fus déſabuſé :
Je ſentis le fardeau qui m’étoit impoſé.
Je connus que bien-tôt, loin d’être à ce que j’aime,
Il falloit, cher Paulin, renoncer à moi-même ;
Et que le choix des Dieux, contraire à mes amours,
Livrait à l’univers le reſte de mes jours.
Rome obſerve aujourd’hui ma conduite nouvelle.
Quelle honte pour moi ! Quel préſage pour elle,

Si, dès le premier pas, renverſant tous ſes droits,
Je fondois mon bonheur ſur le débris des lois ?
Réſolu d’accomplir ce cruel ſacrifice,
J’y voulus préparer la triſte Bérénice.
Mais par où commencer ? Vingt fois, depuis huit jours,
J’ai voulu devant elle en ouvrir le diſcours ;
Et, dès le premier mot ma langue embarraſſée
Dans ma bouche, vingt fois, a demeuré glacée.
J’eſpérois que, du moins, mon trouble & ma douleur
Lui ſeroient preſſentir notre commun malheur.
Mais, ſans me ſoupçonner, ſenſible à mes allarmes,
Elle m’offre ſa main pour eſſuyer mes larmes ;
Et ne prévoit rien moins, dans cette obſcurité,
Que la fin d’un amour qu’elle a trop mérité.
Enfin, j’ai ce matin rappelé ma conſtance.
Il faut la voir, Paulin, & rompre le ſilence.
J’attends Antiochus, pour lui recommander
Ce dépôt précieux que je ne puis garder.
Juſque dans l’Orient je veux qu’il la remène.
Demain Rome, avec lui, verra partir la reine.
Elle en ſera bientôt instruite par ma voix ;
Et je vais lui parler pour la dernière fois.

Paulin

Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire,
Qui par-tout, après vous, attacha la victoire.
La Judée aſſervie, & ſes remparts fumans,
De cette noble ardeur éternels monumens,
Me répondoient aſſez que votre grand courage
Ne voudroit pas, Seigneur, détruire ſon ouvrage ;
Et qu’un héros, vainqueur de tant de nations,
Sauroit bien, tôt ou tard, vaincre ſes paſſions.

Titus

Ah, que ſous de beaux noms cette gloire eſt cruelle !
Combien mes triſtes yeux la trouveroient plus belle,
S’il ne falloit encor qu’affronter le trépas !
Que dis-je ? Cette ardeur que j’ai pour ſes appas,
Bérénice en mon ſein l’a jadis allumée.
Tu ne l’ignores pas : toujours la renommée

Avec le même éclat n’a pas ſemé mon nom.
Ma jeuneſſe, nourrie à la cour de Néron,
S’égaroit, cher Paulin, par l’exemple abuſée
Et ſuivoit du plaiſir la pente trop aiſée.
Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur
Pour plaire à ce qu’il aime, & gagner ſon vainqueur ?
Je prodiguai mon ſang. Tout fit place à mes armes.
Je revins triomphant. Mais le ſang & les larmes
Ne me ſuffiſoient pas pour mériter ſes vœux.
J’entrepris le bonheur de mille malheureux.
On vit de toutes parts mes bontés ſe répandre ;
Heureux, & plus heureux que tu ne peux comprendre,
Quand je pouvois paraître à ſes yeux ſatisfaits,
Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits !
Je lui dois tout, Paulin. Récompenſe cruelle !
Tout ce que je lui dois va retomber ſur elle.
Pour prix de tant de gloire, & de tant de vertus,
Je lui dirai ; Partez, & ne me voyez plus.

Paulin

Hé quoi, Seigneur, hé quoi ? Cette magnificence
Qui va juſqu’à l’Euphrate étendre ſa puiſſance ;
Tant d’honneurs, dont l’excès a ſurpris le ſénat,
Vous laiſſent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?
Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.

Titus

Faibles amuſements d’une douleur ſi grande !
Je connais Bérénice, & ne ſais que trop bien
Que ſon cœur n’a jamais demandé que le mien.
Je l’aimai, je lui plûs. Depuis cette journée,
Dois-je dire funeſte, hélas, ou fortunée ?
Sans avoir, en aimant, d’objet que ſon amour,
Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,
Elle paſſe ſes jours, Paulin, ſans rien prétendre
Que quelque heure à me voir, & le reſte à m’attendre.
Encor ſi, quelquefois, un peu moins aſſidu
Je paſſe le moment où je ſuis attendu,
Je la revois bien-tôt de pleurs toute trempée ;
Ma main à les ſécher eſt long-temps occupée.

Enfin tout ce qu’Amour a de nœuds plus puiſſans,
Doux reproches, tranſports sans cesse renaiſſans,
Soin de plaire ſans art, crainte toujours nouvelle,
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
N’y ſongeons plus. Allons, cher Paulin, plus j’y penſe,
Plus je ſens chanceler ma cruelle conſtance.
Quelle nouvelle, ô Ciel, je lui vais annoncer !
Encore un coup, allons, il n’y faut plus penſer.
Je connais mon devoir, c’eſt à moi de le ſuivre.
Je n’examine point ſi j’y pourrai ſurvivre.


Scène III.

TITUS, PAULIN, RUTILE.
Rutile

Bérénice, Seigneur, demande à vous parler.

Titus

Ah ! Paulin !

Paulin

Ah ! Paulin ! Quoi, déjà vous ſemblez reculer ?
De vos nobles projets, Seigneur, qu’il vous ſouvienne.
Voici le temps.

Titus

Voici le temps.Hé bien, voyons-la. Qu’elle vienne.


Scène IV.

BÉRÉNICE, TITUS, PAULIN, PHÉNICE.
Bérénice

Ne vous offenſez pas ſi mon zèle indiſcret
De votre ſolitude interrompt le ſecret.

Tandis qu’autour de moi votre cour aſſemblée
Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,
Eſt-il juſte, Seigneur, que ſeule, en ce moment,
Je demeure ſans voix & ſans reſſentiment ?
Mais, Seigneur, (car je ſais que cet ami ſincère
Du ſecret de nos cœurs connoît tout le myſtère),
Votre deuil eſt fini, rien n’arrête vos pas,
Vous êtes ſeul enfin, & ne me cherchez pas.
J’entens que vous m’offrez un nouveau diadème,
Et ne puis cependant vous entendre vous-même.
Hélas, plus de repos, Seigneur, & moins d’éclat !
Votre amour ne peut-il paroître qu’au ſénat ?
Ah, Titus, (car enfin l’amour fuit la contrainte
De tous ces noms que ſuit le reſpect & la crainte)
De quel ſoin votre amour va-t-il s’importuner !
N’a-t-il que des états qu’il me puiſſe donner ?
Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche !
Un ſoupir, un regard, un mot de votre bouche,
Voilà l’ambition d’un cœur comme le mien.
Voyez-moi plus ſouvent, & ne me donnez rien.
Tous vos moments ſont-ils dévoués à l’empire ?
Ce cœur, après huit jours, n’a-t-il rien à me dire ?
Qu’un mot va raſſurer mes timides eſprits !
Mais parliez-vous de moi, quand je vous ai ſurpris ?
Dans vos ſecrets diſcours étois-je intéreſſée,
Seigneur ? Étois-je au moins préſente à la penſée !

Titus

N’en doutez point, Madame, & j’atteſte les Dieux
Que toujours Bérénice eſt préſente à mes yeux.
L’abſence ni le temps, je vous le jure encore,
Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.

Bérénice

Hé quoi, vous me jurez une éternelle ardeur,
Et vous me la jurez avec cette froideur !
Pourquoi même du Ciel atteſter la puiſſance ?
Faut-il par des ſerments vaincre ma défiance ?
Mon cœur ne prétend point, Seigneur, vous démentir,
Et je vous en croirai ſur un ſimple ſoupir.

Titus

Madame…

Bérénice

Madame…Hé bien, Seigneur ? Mais quoi, ſans me répondre,
Vous détournez les yeux, & ſemblez vous confondre ?
Ne m’offrirez-vous plus qu’un viſage interdit ?
Toujours la mort d’un père occupe votre eſprit ?
Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?

Titus

Plût aux Dieux que mon père, hélas, vécût encore !
Que je vivrois heureux !

Bérénice

Que je vivrois heureux ! Seigneur, tous ces regrets
De votre piété sont de juſtes effets.
Mais vos pleurs ont aſſez honoré ſa mémoire.
Vous devez d’autres ſoins à Rome, à votre gloire.
De mon propre intérêt je n’oſe vous parler.
Bérénice autrefois pouvait vous conſoler.
Avec plus de plaiſir vous m’avez écoutée.
De combien de malheurs, pour vous perſécutée,
Vous ai-je, pour un mot, ſacrifié mes pleurs ?
Vous regrettez un père. Hélas ! foibles douleurs !
Et moi (ce ſouvenir me fait frémir encore)
On vouloit m’arracher de tout ce que j’adore,
Moi, dont vous connoiſſez le trouble & le tourment,
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment :
Moi, qui mourrais le jour qu’on voudroit m’interdire
De vous…

Titus

De vous… Madame, hélas ! que me venez-vous dire :
Quel temps choiſiſſez-vous ? Ah, de grace, arrêtez !
C’eſt trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.

Bérénice

Pour un ingrat, Seigneur ! Et le pouvez-vous être ?
Ainſi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?

Titus

Non, Madame. Jamais, puiſqu’il faut vous parler,
Mon cœur de plus de feux ne ſe ſentit brûler.
Mais…

Bérénice

Mais… Achevez.

Titus

Mais… Achevez. Hélas !

Bérénice

Mais… Achevez. Hélas ! Parlez.

Titus

Mais… Achevez. Hélas ! Parlez. Rome… L’empire…

Bérénice

Hé bien ?

Titus

Hé bien ? Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire.


Scène V.

BÉRÉNICE, PHÉNICE.
Bérénice

Quoi, me quitter ſi-tôt, et ne me dire rien !
Chère Phénice, hélas, quel funeſte entretien !
Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce ſilence ?

Phénice

Comme vous, je me perds d’autant plus que j’y penſe.
Mais ne s’offre-t-il rien à votre ſouvenir,
Qui contre vous, Madame, ait pû le prévenir ;
Voyez, examinez.

Bérénice

Voyez, examinez. Hélas, tu peux m’en croire ?
Plus je veux du paſſé rappeller la mémoire,
Du jour que je le vis juſqu’à ce triste jour,
Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.
Mais tu nous entendois. Il ne faut rien me taire ;
Parle. N’ai-je rien dit qui lui puiſſe déplaire ?
Que ſais-je ? J’ai peut-être, avec trop de chaleur,
Rabaiſſé ſes préſens, ou blâmé ſa douleur…

N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?
Il craint peut-être, il craint d’épouſer une reine.
Hélas, s’il étoit vrai… Mais non, il a, cent fois,
Raſſuré mon amour contre leurs dures loix.
Cent fois… Ah ! Qu’il m’explique un ſilence ſi rude.
Je ne reſpire pas dans cette incertitude.
Moi, je vivrois, Phénice, & je pourrois penſer
Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenſer ?
Retournons ſur ſes pas. Mais, quand je m’examine,
Je crois de ce déſordre entrevoir l’origine,
Phénice ; il aura ſû tout ce qui s’eſt paſſé :
L’amour d’Antiochus l’a peut-être offenſé.
Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.
Ne cherchons point ailleurs le ſujet de ma peine.
Sans doute, ce chagrin, qui vient de m’allarmer
N’eſt qu’un léger ſoupçon facile à déſarmer.
Je ne te vante point cette foible victoire,
Titus. Ah, plût au Ciel, que, ſans bleſſer ta gloire,
Un rival plus puiſſant voulût tenter ma foi,
Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi ;
Que de ſceptres ſans nombre il pût payer ma flamme ;
Que ton amour n’eût rien à donner que ton ame !
C’eſt alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,
Tu verrais de quel prix ton cœur eſt à mes yeux.
Allons, Phénice, un mot pourra le ſatisfaire.
Raſſurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire.
Je me comptois trop tôt au rang des malheureux.
Si Titus eſt jaloux, Titus eſt amoureux.


Fin du ſecond Acte.

ACTE III.


Scène Première

TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
Titus

Quoi, prince, vous partiez ? Quelle raiſon ſubite
Preſſe votre départ, ou plûtôt votre fuite ?
Vouliez-vous me cacher juſques à vos adieux ?
Eſt-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?
Que diront avec moi, la cour, Rome, l’empire ?
Mais, comme votre ami, que ne puis-je point dire ?
De quoi m’accuſez-vous ? Vous avois-je, ſans choix,
Confondu juſqu’ici dans la foule des rois !
Mon cœur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père :
C’étoit le ſeul présent que je pouvois vous faire.
Et lorſqu’avec mon cœur ma main peut s’épancher,
Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher :
Penſez-vous qu’oubliant ma fortune paſſée,
Sur ma ſeule grandeur j’arrête ma penſée ;
Et que tous mes amis s’y préſentent de loin
Comme autant d’inconnus, dont je n’ai plus beſoin ?
Vous-même, à mes regards qui vouliez vous ſouſtraire,
Prince, plus que jamais vous m’êtes néceſſaire.

Antiochus

Moi, Seigneur ?

Titus

Moi, Seigneur ? Vous.

Antiochus

Moi, Seigneur ? Vous. Hélas, d’un prince malheureux.
Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des vœux !

Titus

Je n’ai pas oublié, Prince, que ma victoire,
Devoit à vos exploits la moitié de ſa gloire ;

Que Rome vit paſſer au nombre des vaincus
Plus d’un captif, chargé des fers d’Antiochus ;
Que dans le capitole elle voit attachées
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées.
Je n’attens pas de vous de ces ſanglants exploits ;
Et je veux ſeulement emprunter votre voix.
Je ſais que Bérénice, à vos ſoins redevable,
Croit poſſéder en vous un ami véritable.
Elle ne voit dans Rome, & n’écoute que vous.
Vous ne faites qu’un cœur & qu’une ame avec nous.
Au nom d’une amitié ſi conſtante & ſi belle,
Employer le pouvoir que vous avez ſur elle.
Voyez-la de ma part.

Antiochus

Voyez-la de ma part. Moi, paroître à ſes yeux !
La reine, pour jamais, a reçu mes adieux.

Titus

Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.

Antiochus

Ah ! parlez-lui, Seigneur ! La reine vous adore.
Pourquoi vous dérober vous-même, en ce moment,
Le plaiſir de lui faire un aveu ſi charmant ?
Elle l’attend, Seigneur, avec impatience.
Je répons, en partant, de ſon obéiſſance ;
Et même elle m’a dit que, prêt à l’épouſer,
Vous ne la verrez plus que pour l’y diſposer.

Titus

Ah ! qu’un aveu ſi doux aurait lieu de me plaire !
Que je ſerois heureux, ſi j’avois à le faire !
Mes tranſports aujourd’hui s’attendoient d’éclater ;
Cependant aujourd’hui, Prince, il faut la quitter.

Antiochus

La quitter ! Vous, Seigneur ?

Titus

La quitter ! Vous, Seigneur ? Telle est ma deſtinée.
Pour elle & pour Titus il n’eſt plus d’hyménée.
D’un eſpoir ſi charmant je me flattais en vain.
Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain.

Antiochus

Qu’entens-je ? Ô Ciel !

Titus

Qu’entens-je ? Ô Ciel !Plaignez ma grandeur importune.
Maître de l’Univers, je règle ſa fortune,
Je puis faire les rois, je puis les dépoſer,
Cependant de mon cœur je ne puis diſpoſer.
Rome, contre les rois de tout temps ſoulevée,
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée.
L’éclat du diadème, & cent rois pour ayeux
Déshonorent ma flamme, & bleſſent tous les yeux.
Mon cœur, libre d’ailleurs, ſans craindre les murmures,
Peut brûler à ſon choix dans des flammes obſcures ;
Et Rome, avec plaiſir, recevroit de ma main
La moins digne beauté qu’elle cache en ſon ſein.
Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.
Si le peuple demain ne voit partir la reine,
Demain elle entendra ce peuple furieux
Me venir demander ſon départ à ſes yeux.
Sauvons de cet affront mon nom & ſa mémoire ;
Et puiſqu’il faut céder, cédons à notre gloire.
Ma bouche & mes regards, muets depuis huit jours,
L’auront pû préparer à ce triſte diſcours.
Et même, en ce moment, inquiète, empreſſée,
Elle veut qu’à ſes yeux j’explique ma penſée.
D’un amant interdit ſoulagez le tourment.
Épargnez à mon cœur cet éclairciſſement.
Allez, expliquez-lui mon trouble et mon ſilence.
Sur-tout, qu’elle me laiſſe éviter ſa préſence.
Soyez le ſeul témoin de ſes pleurs & des miens.
Portez-lui mes adieux, & recevez les ſiens.
Fuyons tous deux, fuyons un ſpectacle funeſte,
Qui de notre conſtance accablerait le reſte.
Si l’eſpoir de régner & de vivre en mon cœur,
Peut de ſon infortune adoucir la rigueur,
Ah ! Prince ! jurez-lui que toujours trop fidelle,
Gémiſſant dans ma cour, & plus exilé qu’elle,

Portant juſqu’au tombeau le nom de ſon amant,
Mon regne ne ſera qu’un long banniſſement.
Si le ciel, non content de me l’avoir ravie,
Veut encor m’affliger par une longue vie,
Vous, que l’amitié ſeule attache ſur ſes pas,
Prince, dans ſon malheur ne l’abandonnez pas.
Que l’Orient vous voie arriver à ſa ſuite ;
Que ce ſoit un triomphe, & non pas une fuite.
Qu’une amitié ſi belle ait d’éternels liens ;
Que mon nom ſoit toujours dans tous vos entretiens.
Pour rendre vos états plus voiſins l’un de l’autre,
L’Euphrate bornera ſon empire & le vôtre.
Je ſais que le ſénat, tout plein de votre nom,
D’une commune voix confirmera ce don.
Je joins la Cilicie à votre Comagène.
Adieu. Ne quittez point ma princeſſe, ma reine,
Tout ce qui de mon cœur fut l’unique déſir,
Tout ce que j’aimerai juſqu’au dernier ſoupir.


Scène II.

ANTIOCHUS, ARSACE
Arsace.

Ainsi le Ciel s’apprête à vous rendre juſtice.
Vous partirez, Seigneur, mais avec Bérénice.
Loin de vous la ravir, on va vous la livrer.

Antiochus

Arſace, laiſſe-moi le temps de reſpirer.
Ce changement eſt grand, ma ſurpriſe eſt extrême.
Titus, entre mes mains, remet tout ce qu’il aime !
Dois-je croire, Grands Dieux ! ce que je viens d’ouïr ?
Et quand je le croirois, dois-je m’en réjouir ?

Arsace.

Mais moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie ?
Quel obſtacle nouveau s’oppoſe à votre joie ?

Me trompiez-vous tantôt au ſortir de ces lieux,
Lorſque encor tout ému de vos derniers adieux,
Tremblant d’avoir oſé s’expliquer devant elle,
Votre cœur me contoit ſon audace nouvelle ?
Vous fuyiez un hymen qui vous faiſoit trembler.
Cet hymen eſt rompu. Quel ſoin peut vous troubler ?
Suivez les doux tranſports où l’Amour vous invite.

Antiochus

Arſace, je me vois chargé de ſa conduite.
Je jouirai long-temps de ſes chers entretiens :
Ses yeux mêmes pourront s’accoutumer aux miens ;
Et peut-être ſon cœur fera la différence
Des froideurs de Titus à ma perſévérance.
Titus m’accable ici du poids de ſa grandeur :
Tout diſparoît dans Rome auprès de ſa ſplendeur ;
Mais, quoique l’Orient ſoit plein de ſa mémoire,
Bérénice y verra des traces de ma gloire.

Arsace.

N’en doutez point, Seigneur, tout ſuccède à vos vœux.

Antiochus

Ah ! que nous nous plaiſons à nous tromper tous deux !

Arsace.

Et pourquoi nous tromper ?

Antiochus

Et pourquoi nous tromper ? Quoi, je lui pourrois plaire ?
Bérénice à mes vœux ne ſeroit plus contraire ?
Bérénice, d’un mot, flatteroit mes douleurs ?
Penſes-tu ſeulement que parmi ſes malheurs,
Quand l’Univers entier négligeroit ſes charmes,
L’ingrate me permît de lui donner des larmes ;
Ou qu’elle s’abaiſſât juſques à recevoir
Des ſoins qu’à mon amour elle croiroit devoir ?

Arsace.

Et qui peut mieux que vous conſoler ſa diſgrâce ?
Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face.
Titus la quitte.

Antiochus

Titus la quitte. Hélas, de ce grand changement,
Il ne me reviendra que le nouveau tourment
D’apprendre par ſes pleurs à quel point elle l’aime.
Je la verrai gémir, je la plaindrai moi-même.
Pour fruit de tant d’amour, j’aurai le triſte emploi
De recueillir des pleurs qui ne ſont pas pour moi.

Arsace.

Quoi ? ne vous plairez-vous qu’à vous gêner ſans ceſſe ?
Jamais dans un grand cœur vit-on plus de foibleſſe ?
Ouvrez les yeux, Seigneur ; & ſongeons, entre nous,
Par combien de raiſons Bérénice eſt à vous.
Puiſque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire,
Songez que votre hymen lui devient néceſſaire.

Antiochus

Néceſſaire ?

Arsace.

Néceſſaire ? À ſes pleurs accordez quelques jours ;
De ſes premiers ſanglots laiſſez paſſer le cours.
Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,
L’abſence de Titus, le temps, votre préſence,
Trois ſceptres que ſon bras ne peut ſeul soutenir,
Vos deux états voiſins, qui cherchent à s’unir.
L’intérêt, la raiſon, l’amitié, tout vous lie.

Antiochus

Ah, je reſpire, Arſace, & tu me rends la vie.
J’accepte avec plaiſir un préſage ſi doux.
Que tardons-nous ? Faiſons ce qu’on attend de nous.
Entrons chez Bérénice ; &, puiſqu’on nous l’ordonne,
Allons lui déclarer que Titus l’abandonne.
Mais plutôt demeurons. Que faiſois-je ? Eſt-ce à moi,
Arſace, à me charger de ce cruel emploi ?
Soit vertu, ſoit amour, mon cœur s’en effarouche.
L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche,
Qu’on l’abandonne ! Ah, reine ! et qui l’auroit penſé
Que ce mot dût jamais vous être prononcé ?

Arsace.

La haine sur Titus tombera tout entière,
Seigneur, ſi vous parlez, ce n’est qu’à ſa prière.

Antiochus

Non, ne la voyons point. Reſpectons ſa douleur.
Aſſez d’autres viendront lui conter ſon malheur.
Et ne la crois-tu pas aſſez infortunée
D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée,
Sans lui donner encor le déplaiſir fatal
D’apprendre ce mépris par ſon propre rival ?
Encore un coup, fuyons ; &, par cette nouvelle,
N’allons point nous charger d’une haine immortelle.

Arsace.

Ah ! la voici, Seigneur ; prenez votre parti.

Antiochus

Ô ciel !


Scène III.

BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, ARSACE, PHÉNICE
Bérénice

Ô ciel ! Hé quoi, Seigneur ? vous n’êtes point parti ?

Antiochus

Madame, je vois bien que vous êtes déçûe,
Et que c’étoit Céſar que cherchait votre vue.
Mais n’accuſez que lui, ſi, malgré mes adieux
De ma préſence encor j’importune vos yeux.
Peut-être, en ce moment, je ſerois dans Oſtie,
S’il ne m’eût de ſa cour défendu la ſortie.

Bérénice

Il vous cherche vous ſeul. Il nous évite tous.

Antiochus

Il ne m’a retenu que pour parler de vous.

Bérénice

De moi, Prince ?

Antiochus

De moi, Prince ? Oui, Madame.

Bérénice

De moi, Prince ? Oui, Madame. Et qu’a-t-il pû vous dire ?

Antiochus

Mille autres, mieux que moi, pourront vous en inſtruire.

Bérénice

Quoi, Seigneur ;…

Antiochus

Quoi, Seigneur ;… Suſpendez votre reſſentiment.
D’autres, loin de ſe taire en ce même moment,
Triompheroient peut-être, &, pleins de confiance,
Céderoient avec joie à votre impatience.
Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le ſavez bien,
À qui votre repos eſt plus cher que le mien,
Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,
Et crains votre douleur plus que votre colère.
Avant la fin du jour vous me juſtifierez.
Adieu, Madame.

Bérénice

Adieu, Madame. Ô ciel ! quel diſcours ! Demeurez,
Prince, c’eſt trop cacher mon trouble à votre vûe.
Vous voyez devant vous une reine éperdue,
Qui, la mort dans le ſein, vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos ;
Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,
Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
Seigneur, ſi mon repos vous eſt ſi précieux,
Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
Éclairciſſez le trouble où vous voyez mon ame.
Que vous a dit Titus ?

Antiochus

Que vous a dit Titus ? Au nom des dieux, Madame…

Bérénice

Quoi ! vous craignez ſi peu de me déſobéir ?

Antiochus

Je n’ai qu’à vous parler pour me faire haïr.

Bérénice

Je veux que vous parliez.

Antiochus

Je veux que vous parliez. Dieux, quelle violence !
Madame, encore un coup, vous louerez mon ſilence.

Bérénice

Prince, dès ce moment contentez mes ſouhaits,
Ou ſoyez de ma haine aſſuré pour jamais.

Antiochus

Madame, après cela, je ne puis plus me taire.
Hé bien, vous le voulez, il faut vous ſatiſfaire.
Mais ne vous flattez point. Je vais vous annoncer
Peut-être des malheurs où vous n’oſez penſer.
Je connois votre cœur. Vous devez vous attendre
Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.
Titus m’a commandé…

Bérénice

Titus m’a commandé… Quoi ?

Antiochus

Titus m’a commandé… Quoi ? De vous déclarer
Qu’à jamais l’un de l’autre il vous faut ſéparer.

Bérénice

Nous ſéparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice ?

Antiochus

Il faut que, devant vous, je lui rende juſtice.
Tout ce que, dans un cœur ſenſible & généreux,
L’amour au déſeſpoir peut raſſembler d’affreux,
Je l’ai vu dans le ſien. Il pleure, il vous adore.
Mais enfin, que lui ſert de vous aimer encore ?
Une reine est ſuſpecte à l’empire romain.
Il faut vous ſéparer, & vous partez demain.

Bérénice

Nous ſéparer ! Hélas, Phénice !

Phénice

Nous ſéparer ! Hélas, Phénice ! Hé bien, Madame :
Il faut ici montrer la grandeur de votre ame.

Ce coup, ſans doute, eſt rude ; il doit vous étonner.

Bérénice

Après tant de ſermens Titus m’abandonner !
Titus qui me juroit… Non, je ne le puis croire :
Il ne me quitte point, il y va de ſa gloire.
Contre ſon innocence on veut me prévenir.
Ce piège n’eſt tendu que pour nous déſunir.
Titus m’aime, Titus ne veut point que je meure.
Allons le voir. Je veux lui parler tout à l’heure,
Allons.

Antiochus

Allons. Quoi ? vous pourriez ici me regarder !…

Bérénice

Vous le ſouhaitez trop pour me perſuader.
Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu’il en puiſſe être,
Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paroître.

(à Phénice.)

Ne m’abandonne pas dans l’état où je ſuis.
Hélas, pour me tromper je fais ce que je puis.


Scène IV.

ANTIOCHUS, ARSACE.
Antiochus

Ne me trompai-je point ? L’ai-je bien entendue ?
Que je me garde, moi, de paroître à ſa vûe !
Je m’en garderai bien. Et ne partois-je pas,
Si Titus, malgré moi, n’eût arrêté mes pas ?
Sans doute il faut partir. Continuons, Arſace.
Elle croit m’affliger. Sa haine me fait grace.
Tu me voyois tantôt inquiet, égaré ;
Je partois amoureux, jaloux, déſeſpéré ;
Et maintenant, Arſace, après cette défenſe,
Je partirai peut-être avec indifférence.

Arsace.

Moins que jamais, Seigneur, il faut vous éloigner.

Antiochus

Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner !
Des froideurs de Titus je ſerai reſponſable !
Je me verrai puni parce qu’il eſt coupable !
Avec quelle injuſtice & quelle indignité,
Elle doute, à mes yeux, de ma ſincérité !
Titus l’aime, dit-elle, & moi je l’ai trahie.
L’ingrate, m’accuſer de cette perfidie !
Et dans quel temps encor ? Dans le moment fatal
Que j’étale à ſes yeux les pleurs de mon rival ;
Que, pour la conſoler, je le faiſois paroître
Amoureux & constant, plus qu’il ne l’eſt peut-être.

Arsace.

Et de quel ſoin, Seigneur, vous allez-vous troubler ?
Laiſſez à ce torrent le temps de s’écouler.
Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il paſſe.
Demeurez ſeulement.

Antiochus

Demeurez ſeulement. Non, je la quitte, Arſace.
Je sens qu’à ſa douleur je pourrois compatir :
Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir.
Allons ; & de ſi loin évitons la cruelle,
Que de long-temps, Arſace, on ne nous parle d’elle.
Toutefois il nous reſte encore aſſez de jour.
Je vais dans mon palais attendre ton retour.
Va voir ſi ſa douleur ne l’a point trop ſaiſie.
Cours ; & partons du moins aſſurés de ſa vie.

Fin du troiſième Acte.

ACTE IV.


Scène Première

Bérénice

Phénice ne vient point ? Momens trop rigoureux,
Que vous paroiſſez lents à mes rapides vœux !
Je m’agite, je cours, languiſſante, abattue ;
La force m’abandonne, & le repos me tue.
Phénice ne vient point ? Ah ! que cette longueur
D’un préſage funeſte épouvante mon cœur !
Phénice n’aura point de réponſe à me rendre ;
Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre ;
Il fuit, il ſe dérobe, à ma juſte fureur.


Scène II.

BÉRÉNICE, PHÉNICE.
Bérénice

Chère Phénice, hé bien ? as-tu vû l’empereur ?
Qu’a-t-il dit ? Viendra-t-il ?

Phénice

Qu’a-t-il dit ? Viendra-t-il ? Oui, je l’ai vû, Madame,
Et j’ai peint à ſes yeux le trouble de votre ame.
J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.

Bérénice

Vient-il ?

Phénice

Vient-il ? N’en doutez point, Madame, il va venir.
Mais voulez-vous paroître en ce déſordre extrême ?
Remettez-vous, Madame, & rentrez en vous-même.

Laissez-moi relever ces voiles détachés,
Et ces cheveux épars dont vos yeux ſont cachés.
Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.

Bérénice

Laiſſe, laiſſe, Phénice, il verra ſon ouvrage.
Et que m’importe, hélas, de ces vains ornemens ?
Si ma foi, ſi mes pleurs, ſi mes gémiſſements ;
Mais que dis-je mes pleurs ? ſi ma perte certaine,
Si ma mort toute prête enfin ne le ramène !
Dis-moi, que produiront tes ſecours ſuperflus,
Et tout ce foible éclat qui ne le touche plus ?

Phénice

Pourquoi lui faites-vous cet injuſte reproche ?
J’entens du bruit, Madame, & l’empereur s’approche.
Venez, fuyez la foule, & rentrons promptement ;
Vous l’entretiendrez ſeul dans votre appartement.


Scène III.

TITUS, PAULIN, Suite.
Titus

De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude.
Je vais la voir. Je veux un peu de ſolitude.
Que l’on me laiſſe.

Paulin, à part.

Que l’on me laiſſe. Ô ciel ! que je crains ce combat !
Grands dieux, ſauvez ſa gloire & l’honneur de l’état !
Voyons la reine.


Scène IV.

Titus, ſeul.

Voyons la reine. Hé bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux ſont-ils prêts ? T’es-tu bien conſulté ?
Ton cœur te promet-il aſſez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi ſe prépare,
C’eſt peu d’être conſtant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ſes yeux, dont la douce langueur
Sait ſi bien découvrir les chemins de mon cœur ?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés ſur les miens, m’accabler de leurs larmes,
Me ſouviendrai-je alors de mon triſte devoir ?
Pourrai-je dire enfin : Je ne veux plus vous voir ?
Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime.
Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
Car enfin, Rome a-t-elle expliqué ſes ſouhaits ?
L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l’état penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je ſauver que par ce ſacrifice ?
Tout ſe taît ; & moi ſeul, trop prompt à me troubler,
J’avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui ſait ſi, ſenſible aux vertus de la reine,
Rome ne voudra point l’avouer pour romaine ?
Rome peut par ſon choix juſtifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome, avec ſes loix, mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d’amour, tant de perſévérance
Rome ſera pour nous. Titus, ouvre les yeux.
Quel air reſpires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait ſucée,
Par crainte, ou par amour, ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ſes rois.
N’as-tu pas, en naiſſant, entendu cette voix ?

Et n’as-tu pas encore oui la renommée
T’annoncer ton devoir juſques dans ton armée ?
Et, lorſque Bérénice arriva ſur tes pas,
Ce que Rome en jugeoit, ne l’entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah, lâche, fais l’amour, & renonce à l’empire.
Au bout de l’univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur & de gloire,
Qui devoient dans les cœurs conſacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je regne ; &, juſques à ce jour,
Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
D’un temps ſi précieux quel compte puis-je rendre ?
Où ſont ces heureux jours que je faiſois attendre ?
Quels pleurs ai-je ſéchés ? Dans quels yeux ſatisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L’univers a-t-il vu changer ſes deſtinées ?
Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
Et de ce peu de jours, ſi long-temps attendus,
Ah, malheureux, combien j’en ai déjà perdus !
Ne tardons plus. Faiſons ce que l’honneur exige.
Rompons le ſeul lien…


Scène V.

BÉRÉNICE, TITUS.
Bérénice, en entrant.

Rompons le ſeul lien…Non, laiſſez-moi, vous dis-je ;
En vain tous vos conſeils me retiennent ici,
Il faut que je le voie. Ah, Seigneur, vous voici !
Hé bien, il eſt donc vrai que Titus m’abandonne !
Il faut nous ſéparer ; & c’eſt lui qui l’ordonne.

Titus

N’accablez point, Madame, un prince malheureux.
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.

Un trouble assez cruel m’agite & me dévore,
Sans que des pleurs ſi chers me déchirent encore.
Rappellez bien plutôt ce cœur, qui, tant de fois,
M’a fait de mon devoir reconnoître la voix.
Il en eſt temps. Forcez votre amour à ſe taire ;
Et d’un œil, que la gloire & la raiſon éclaire,
Contemplez mon devoir dans toute ſa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon cœur.
Aidez-moi, s’il ſe peut, à vaincre ſa foibleſſe,
À retenir des pleurs qui m’échappent ſans ceſſe.
Ou, ſi nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins ſoutienne nos douleurs ;
Et que tout l’univers reconnoiſſe, ſans peine,
Les pleurs d’un empereur, & les pleurs d’une reine.
Car enfin, ma princeſſe, il faut nous ſéparer.

Bérénice

Ah, cruel ! Eſt-il temps de me le déclarer ?
Qu’avez-vous fait, hélas ! Je me ſuis crue aimée.
Au plaiſir de vous voir mon ame accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos loix,
Quand je vous l’avouai pour la première fois ?
À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ?
Que ne me diſiez-vous : princeſſe infortunée,
Où vas-tu t’engager, & quel eſt ton eſpoir ?
Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir.
Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
Quand de vos ſeules mains ce cœur voudroit dépendre ?
Tout l’empire a vingt fois conſpiré contre nous.
Il étoit temps encor. Que ne me quittiez-vous ?
Mille raiſons alors conſoloient ma miſère.
Je pouvois de ma mort accuſer votre père,
Le peuple, le ſénat, tout l’empire romain,
Tout l’univers, plutôt qu’une ſi chère main.
Leur haine, dès long-temps, contre moi déclarée,
M’avoit à mon malheur, dès long-temps, préparée.
Je n’aurois pas, Seigneur, reçu ce coup cruel,
Dans le temps que j’eſpère un bonheur immortel ;

Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il déſire ;
Lorſque Rome ſe taît ; quand votre père expire ;
Lorſque tout l’univers fléchit à vos genoux ;
Enfin, quand je n’ai plus à redouter que vous.

Titus

Et c’eſt moi ſeul aussi qui pouvois me détruire.
Je pouvois vivre alors & me laiſſer ſéduire.
Mon cœur ſe gardoit bien d’aller dans l’avenir
Chercher ce qui pouvoit un jour nous déſunir.
Je voulois qu’à mes vœux rien ne fût invincible ;
Je n’examinois rien, j’eſpérois l’impoſſible.
Que ſais-je ? J’eſpérois de mourir à vos yeux,
Avant que d’en venir à ces cruels adieux.
Les obſtacles ſembloient renouveler ma flamme,
Tout l’empire parloit. Mais la gloire, Madame,
Ne s’étoit point encor fait entendre à mon cœur,
Du ton, dont elle parle au cœur d’un empereur.
Je ſais tous les tourmens où ce deſſein me livre.
Je ſens bien que, ſans vous, je ne ſaurois plus vivre ;
Que mon cœur de moi-même eſt prêt à s’éloigner :
Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

Bérénice

Eh bien ! régnez, cruel, contentez votre gloire.
Je ne diſpute plus. J’attendois, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille ſermens
D’un amour, qui devoit unir tous nos momens,
Cette bouche, à mes yeux, s’avouant infidelle,
M’ordonnât elle-même une abſence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu ;
Je n’écoute plus rien, & pour jamais adieu.
Pour jamais, ah, Seigneur, ſongez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment ſouffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me ſéparent de vous ?
Que le jour recommence, & que le jour finiſſe,
Sans que jamais Titus puiſſe voir Bérénice ?
Sans que, de tout le jour, je puiſſe voir Titus ?
Mais quelle eſt mon erreur, & que de ſoins perdus !

L’ingrat, de mon départ, conſolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon abſence ?
Ces jours, ſi longs pour moi, lui ſembleront trop courts.

Titus

Je n’aurai pas, Madame, à compter tant de jours.
J’eſpère que bien-tôt la triſte renommée
Vous fera confeſſer que vous étiez aimée.
Vous verrez que Titus n’a pû, ſans expirer…

Bérénice

Ah, Seigneur, s’il eſt vrai, pourquoi nous ſéparer ?
Je ne vous parle point d’un heureux hyménée :
Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?
Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous reſpirez ?

Titus

Hélas, vous pouvez tout, Madame ! Demeurez,
Je n’y réſiſte point. Mais je ſens ma foibleſſe.
Il faudra vous combattre & vous craindre ſans ceſſe ;
Et ſans ceſſe veiller à retenir mes pas,
Que vers vous, à toute heure, entraînent vos appas.
Que dis-je ? En ce moment, mon cœur, hors de lui-même,
S’oublie, & ſe ſouvient ſeulement qu’il vous aime.

Bérénice

Hé bien, Seigneur, hé bien qu’en peut-il arriver ?
Voyez-vous les Romains prêts à ſe ſoulever ?

Titus

Et qui ſait de quel œil ils prendront cette injure ?
S’ils parlent, ſi les cris ſuccèdent au murmure,
Faudra-t-il, par le ſang, juſtifier mon choix ?
S’ils ſe taiſent, Madame, & me vendent leurs lois,
À quoi m’expoſez-vous ? Par quelle complaiſance
Faudra-t-il, quelque jour, payer leur patience ?
Que n’oſeront-ils point alors me demander ?
Maintiendrai-je des loix que je ne puis garder ?

Bérénice

Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice !

Titus

Je les compte pour rien ! Ah, Ciel ! quelle injuſtice !

Bérénice

Quoi, pour d’injuſtes loix que vous pouvez changer,
En d’éternels chagrins vous même vous plonger !
Rome a ſes droits, Seigneur ; n’avez-vous pas les vôtres ?
Ses intérêts ſont-ils plus ſacrés que les nôtres ?
Dites, parlez.

Titus

Dites, parlez. Hélas, que vous me déchirez !

Bérénice

Vous êtes empereur, Seigneur, & vous pleurez ?

Titus

Oui, Madame, il eſt vrai, je pleure, je ſoupire,
Je frémis : mais enfin, quand j’acceptai l’empire,
Rome me fit jurer de maintenir ſes droits.
Il les faut maintenir. Déjà, plus d’une fois,
Rome a de mes pareils exercé la conſtance.
Ah, ſi vous remontiez juſques à ſa naiſſance,
Vous les verriez toujours à ſes ordres ſoumis.
L’un, jaloux de ſa foi, va chez les ennemis
Chercher, avec la mort, la peine toute prête.
D’un fils victorieux l’autre proſcrit la tête.
L’autre, avec des yeux ſecs, & preſque indifférens,
Voit mourir ſes deux fils, par ſon ordre expirans.
Malheureux ! Mais toujours la patrie & la gloire
Ont, parmi les Romains, remporté la victoire.
Je ſais, qu’en vous quittant, le malheureux Titus
Paſſe l’auſtérité de toutes leurs vertus ;
Qu’elle n’approche point de cet effort inſigne.
Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne
De laiſſer un exemple à la poſtérité,
Qui, ſans de grands efforts, ne puiſſe être imité ?

Bérénice

Non, je crois tout facile à votre barbarie.
Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.
De tous vos ſentiments mon cœur eſt éclairci.
Je ne vous parle plus de me laiſſer ici.
Qui, moi ? J’aurois voulu, honteuſe & mépriſée,
D’un peuple qui me hait ſoutenir la riſée ?

J’ai voulu vous pouſſer juſques à ce refus.
C’en eſt fait ; & bien-tôt vous ne me craindrez plus.
N’attendez pas ici que j’éclate en injures ;
Que j’atteſte le ciel ennemi des parjures :
Non, ſi le ciel encore eſt touché de mes pleurs,
Je le prie, en mourant, d’oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre votre injuſtice ;
Si, devant que mourir, la triſte Bérénice
Vous veut de ſon trépas laiſſer quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre cœur.
Je ſais que tant d’amour n’en peut être effacée ;
Que ma douleur préſente, & ma bonté paſſée,
Mon ſang qu’en ce palais je veux même verſer,
Sont autant d’ennemis que je vais vous laiſſer.
Et, ſans me repentir de ma perſévérance,
Je me remets ſur eux de toute ma vengeance.
Adieu.


Scène VI.

TITUS, PAULIN.
Paulin

Adieu.Dans quel deſſein vient-elle de ſortir,
Seigneur ? Eſt-elle enfin diſpoſée à partir ?

Titus

Paulin, je ſuis perdu, je n’y pourrai ſurvivre.
La reine veut mourir. Allons, il faut la ſuivre.
Courons à ſon ſecours.

Paulin

Courons à ſon ſecours.Hé quoi, n’avez-vous pas
Ordonné dès tantôt qu’on obſerve ſes pas ?
Ses femmes, à toute heure, autour d’elle empreſſées,
Sauront la détourner de ces triſtes penſées.
Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
Seigneur ; continuez, la victoire eſt à vous.

Je sais que, ſans pitié vous n’avez pu l’entendre ;
Moi-même, en la voyant, je n’ai pu m’en défendre.
Mais regardez plus loin. Songez, en ce malheur,
Quelle gloire va ſuivre un moment de douleur,
Quels applaudiſſements l’univers vous prépare,
Quel rang dans l’avenir.

Titus

Quel rang dans l’avenir. Non, je ſuis un barbare !
Moi-même je me hais. Néron, tant déteſté,
N’a point à cet excès pouſſé ſa cruauté.
Je ne ſouffrirai point que Bérénice expire.
Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.

Paulin

Quoi, Seigneur !

Titus

Quoi, Seigneur ! Je ne ſais, Paulin, ce que je dis.
L’excès de la douleur accable mes eſprits.

Paulin

Ne troublez point le cours de votre renommée,
Seigneur. De vos adieux la nouvelle eſt ſemée.
Rome, qui gémiſſoit, triomphe avec raiſon.
Tous les temples ouverts fument en votre nom ;
Et le Peuple, élevant vos vertus juſqu’aux nues,
Va par-tout de lauriers couronner vos ſtatues.

Titus

Ah, Rome ! Ah, Bérénice ! Ah, prince malheureux !
Pourquoi ſuis-je empereur ? Pourquoi ſuis-je amoureux ?


Scène VII.

TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE.
Antiochus

Qu’avez-vous fait, Seigneur ? L’aimable Bérénice
Va, peut-être, expirer dans les bras de Phénice.

Elle n’entend, ni pleurs, ni conſeil, ni raiſon ;
Elle implore à grands cris le fer & le poiſon.
Vous ſeul vous lui pouvez arracher cette envie ;
On vous nomme, & ce nom la rappelle à la vie.
Ses yeux toujours tournés vers votre appartement,
Semblent vous demander de moment en moment.
Je n’y puis réſiſter, ce ſpectacle me tue.
Allez, Seigneur, allez vous montrer à ſa vue.
Sauvez tant de vertus, de graces, de beauté,
Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.

Titus

Dites un mot. Hélas, quel mot puis-je lui dire ?
Moi-même, en ce moment, ſais-je ſi je reſpire ?


Scène VIII.

TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN ARSACE, RUTILE.
Rutile

Seigneur, tous les tribuns, les conſuls, le ſénat,
Viennent vous demander au nom de tout l’état.
Un grand peuple les ſuit, qui, plein d’impatience,
Dans votre appartement attend votre préſence.

Titus

Je vous entends, grand Dieux ! vous voulez raſſurer
Ce cœur que vous voyez tout prêt à s’égarer.

Paulin

Venez, Seigneur, paſſons dans la chambre prochaine ;
Allons voir le ſénat.

Antiochus

Allons voir le ſénat. Ah, courez chez la reine.

Paulin

Quoi, vous pourriez, Seigneur, par cette indignité,
De l’empire à vos pieds fouler la majeſté !

Rome…

Titus

Rome…Il suffit, Paulin, nous allons les entendre.

(à Antiochus.)

Prince, de ce devoir je ne puis me défendre.
Voyez la reine. Allez. J’eſpère, à mon retour,
Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour.


Fin du quatrième Acte.

ACTE V.


Scène Première

Arsace.

Où pourrai-je trouver ce prince trop fidel ?
Ciel, conduiſez mes pas, & ſecondez mon zèle.
Faites qu’en ce moment je lui puiſſe annoncer
Un bonheur, où peut-être il n’oſe plus penſer.


Scène II.

ANTIOCHUS, ARSACE.
Arsace.

Ah, quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,
Seigneur ?

Antiochus

Seigneur ? Si mon retour t’apporte quelque joie,
Arſace, rends-en grâce à mon ſeul déſeſpoir.

Arsace.

La reine part, Seigneur.

Antiochus

La reine part, Seigneur. Elle part ?

Arsace.

La reine part, Seigneur. Elle part ? Dès ce ſoir ?
Ses ordres ſont donnés. Elle s’eſt offensée
Que Titus à ſes pleurs l’ait ſi long-temps laiſſée.
Un généreux dépit ſuccède à ſa fureur.
Bérénice renonce à Rome, à l’empereur ;

Et même veut partir avant que Rome inſtruite
Puiſſe voir ſon désordre, & jouir de ſa fuite.
Elle écrit à Céſar.

Antiochus

Elle écrit à Céſar. Ô Ciel, qui l’auroit cru !
Et Titus ?

Arsace.

Et Titus ? À ſes yeux Titus n’a point paru.
Le peuple, avec tranſport, l’arrête, l’environne,
Applaudiſſant aux noms que le ſénat lui donne.
Et ces noms, ces reſpects, ces applaudiſſemens,
Deviennent pour Titus autant d’engagemens,
Qui le liant, Seigneur, d’une honorable chaîne,
Malgré tous ſes ſoupirs, & les pleurs de la reine,
Fixent dans ſon devoir ſes vœux irréſolus.
C’en eſt fait. Et peut-être il ne la verra plus.

Antiochus

Que de ſujets d’eſpoir, Arſace, je l’avoue !
Mais d’un ſoin ſi cruel la fortune me joue ;
J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis,
Que j’écoute, en tremblant, tout ce que tu me dis.
Et mon cœur prévenu d’une crainte importune,
Croit même en eſpérant, irriter la fortune.
Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ſes pas.
Que veut-il ?


Scène III.

TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
Titus, à sa ſuite.

Que veut-il ? Demeurez, qu’on ne me ſuive pas.
Enfin, prince, je viens dégager ma promeſſe.
Bérénice m’occupe, & m’afflige ſans ceſſe.

Je viens, le cœur percé de vos pleurs & des ſiens,
Calmer des déplaiſirs moins cruels que les miens.
Venez, prince, venez, je veux bien que vous-même
Pour la dernière fois, vous voyiez ſi je l’aime.


Scène IV.

ANTIOCHUS, ARSACE.
Antiochus

Hé bien, voilà l’eſpoir que tu m’avois rendu ?
Et tu vois le triomphe où j’étois attendu ?
Bérénice partoit juſtement irritée ?
Pour ne la plus revoir Titus l’avoit quittée ?
Qu’ai-je donc fait, grands Dieux ? Quel cours infortuné
À ma funeſte vie aviez-vous deſtiné !
Tous ſes momens ne ſont qu’un éternel paſſage,
De la crainte à l’eſpoir, de l’eſpoir à la rage.
Et je reſpire encor ? Bérénice ! Titus !
Dieux cruels ! de mes pleurs vous ne vous rirez plus.


Scène V.

TITUS, BÉRÉNICE, PHÉNICE.
Bérénice

Non, je n’écoute rien. Me voilà réſolue.
Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?
Pourquoi venir encore aigrir mon déſeſpoir ?
N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.

Titus

Mais, de grâce, écoutez.

Bérénice

Mais, de grâce, écoutez. Il n’eſt plus temps.

Titus

Mais, de grâce, écoutez. Il n’est plus temps. Madame,
Un mot.

Bérénice

Un mot. Non.

Titus

Un mot. Non. Dans quel trouble elle jette mon ame !
Ma princeſſe, d’où vient ce changement ſoudain ?

Bérénice

C’en eſt fait. Vous voulez que je parte demain.
Et moi, j’ai réſolu de partir tout à l’heure,
Et je pars.

Titus

Et je pars. Demeurez.

Bérénice

Et je pars. Demeurez. Ingrat, que je demeure ?
Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux
Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?
Ne l’entendez-vous pas cette cruelle joie,
Tandis que dans les pleurs moi ſeule je me noie ?
Quel crime, quelle offenſe a pu les animer ?
Hélas ! Et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ?

Titus

Écoutez-vous, Madame, une foule inſenſée ?

Bérénice

Je ne vois rien ici dont je ne sois bleſſée.
Tout cet appartement préparé par vos ſoins,
Ces lieux, de mon amour ſi long-temps les témoins,
Qui ſembloient pour jamais me répondre du vôtre,
Ces feſtons, où nos noms, enlacés l’un dans l’autre,
À mes triſtes regards viennent par-tout s’offrir,
Sont autant d’impoſteurs que je ne puis ſouffrir.
Allons, Phénice.

Titus

Allons, Phénice.Ô ciel, que vous êtes injuſte !

Bérénice

Retournez, retournez vers ce ſénat auguſte,
Qui vient vous applaudir de votre cruauté.
Hé bien, avec plaiſir, l’avez-vous écouté ?
Êtes-vous pleinement content de votre gloire ?
Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ?
Mais ce n’eſt pas aſſez expier vos amours.
Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?

Titus

Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïſſe !
Que je puiſſe jamais oublier Bérénice !
Ah, Dieux ! Dans quel moment ſon injuſte rigueur,
De ce cruel ſoupçon vient affliger mon cœur !
Connoiſſez-moi, Madame, &, depuis cinq années,
Comptez tous les momens, & toutes les journées
Où par plus de tranſports, & par plus de ſoupirs,
Je vous ai de mon cœur exprimé les déſirs ;
Ce jour ſurpaſſe tout. Jamais, je le confeſſe,
Vous ne fûtes aimée avec tant de tendreſſe,
Et jamais…

Bérénice

Et jamais… Vous m’aimez, vous me le ſoutenez,
Et cependant je pars, & vous me l’ordonnez !
Quoi, dans mon déſeſpoir trouvez-vous tant de charmes ?
Craignez-vous que mes yeux verſent trop peu de larmes ?
Que me ſert de ce cœur l’inutile retour ?
Ah, cruel, par pitié, montrez-moi moins d’amour !
Ne me rappelez point une trop chère idée ;
Et laiſſez-moi, du moins, partir perſuadée
Que, déjà de votre ame exilée en ſecret,
J’abandonne un ingrat qui me perd ſans regret.

(Titus lit une lettre.)

Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire.
Voilà de votre amour tout ce que je déſire.

Liſez, ingrat, liſez, & me laiſſez ſortir.

Titus

Vous ne ſortirez point, je n’y puis conſentir.
Quoi, ce départ n’eſt donc qu’un cruel ſtratagème ?
Vous cherchez à mourir ? Et de tout ce que j’aime
Il ne reſtera plus qu’un triſte ſouvenir ?
Qu’on cherche Antiochus, qu’on le faſſe venir.

(Bérénice se laisse tomber ſur un ſiège.)

Scène VI.

TITUS, BÉRÉNICE.
Titus

Madame, il faut vous faire un aveu véritable.
Lorſque j’enviſageai le moment redoutable,
Où, preſſé par les loix d’un auſtère devoir,
Il falloit pour jamais renoncer à vous voir ;
Quand de ce triſte adieu je prévis les approches,
Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,
Je m’attendis, Madame, à toutes les douleurs
Que peut faire ſentir le plus grand des malheurs,
Mais, quoique je craigniſſe, il faut que je le die,
Je n’en avois prévu que la moindre partie.
Je croyois ma vertu moins prête à ſuccomber ;
Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.
J’ai vu devant mes yeux Rome entière aſſemblée.
Le ſénat m’a parlé ; mais mon ame accablée
Écoutoit sans entendre, & ne leur a laiſſé
Pour prix de leurs tranſports, qu’un ſilence glacé.
Rome de votre ſort eſt encore incertaine.
Moi-même, à tous momens, je me ſouviens à peine
Si je ſuis empereur, ou ſi je ſuis romain.
Je ſuis venu vers vous, ſans ſavoir mon deſſein.
Mon amour m’entraînoit, & je venois peut-être
Pour me chercher moi-même, & pour me reconnoître.

Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux ;
Je vois, pour la chercher, que vous quittez ces lieux.
C’en eſt trop. Ma douleur, à cette triſte vue,
À ſon dernier excès eſt enfin parvenue.
Je reſſens tous les maux que je puis reſſentir ;
Mais je vois le chemin par où j’en puis ſortir.
Ne vous attendez point que, las de tant d’allarmes,
Par un heureux hymen je tariſſe vos larmes.
En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute heure me ſuit.
Sans ceſſe, elle préſente à mon ame étonnée,
L’empire incompatible avec votre hyménée ;
Me dit qu’après l’éclat, & les pas que j’ai faits,
Je dois vous épouſer encor moins que jamais.
Oui, Madame ; & je dois moins encore vous dire,
Que je ſuis prêt pour vous d’abandonner l’empire,
De vous ſuivre, & d’aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l’univers.
Vous même rougiriez de ma lâche conduite.
Vous verriez, à regret, marcher à votre ſuite
Un indigne empereur, ſans empire, ſans cour,
Vil ſpectacle aux humains des foibleſſes d’amour.
Pour ſortir des tourmens, dont mon ame eſt la proie,
Il eſt, vous le ſavez, une plus noble voie.
Je me ſuis vu, Madame, enſeigner ce chemin,
Et par plus d’un héros, & par plus d’un romain.
Lorſque trop de malheurs ont laſſé leur conſtance,
Ils ont tous expliqué cette perſévérance,
Dont le ſort s’attachait à les perſécuter,
Comme un ordre ſecret de n’y plus réſiſter.
Si vos pleurs plus long-temps viennent frapper ma vue ;
Si toujours à mourir je vous vois réſolue ;
S’il faut qu’à tous momens je tremble pour vos jours ;
Si vous ne me jurez d’en reſpecter le cours ;
Madame ; à d’autres pleurs vous devez vous attendre.
En l’état où je ſuis je puis tout entreprendre ;
Et je ne réponds pas que ma main, à vos yeux,
N’enſanglante à la fin nos funeſtes adieux.

Bérénice

Hélas !

Titus

Hélas ! Non, il n’eſt rien dont je ne ſois capable.
Vous voilà de mes jours maintenant reſponſable.
Songez-y bien, Madame ; & ſi je vous ſuis cher…


Scène Dernière

TITUS, BÉRÉNICE, ANTIOCHUS.
Titus

Venez, prince, venez, je vous ai fait chercher.
Soyez ici témoin de toute ma foibleſſe.
Voyez ſi c’eſt aimer avec peu de tendreſſe.
Jugez-nous.

Antiochus

Jugez-nous. Je crois tout. Je connois votre amour.
Mais, vous, connoiſſez-moi, Seigneur, à votre tour.
Vous m’avez honoré, Seigneur, de votre eſtime ;
Et moi, je puis ici vous le jurer ſans crime,
À vos plus chers amis, j’ai diſputé ce rang.
Je l’ai diſputé même aux dépens de mon ſang.
Vous m’avez, malgré moi, confié l’un & l’autre,
La reine, ſon amour, et vous, Seigneur, le vôtre.
La reine, qui m’entend, peut me déſavouer :
Elle m’a vu toujours, ardent à vous louer,
Répondre, par mes ſoins, à votre confidence.
Vous croyez m’en devoir quelque reconnaiſſance.
Mais croiriez-vous, Seigneur, en ce moment fatal,
Qu’un ami ſi fidèle étoit votre rival ?

Titus

Mon rival !

Antiochus

Mon rival ! Il eſt temps que je vous éclairciſſe.
Oui, Seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice ;

Pour ne la plus aimer, j’ai cent fois combattu.
Je n’ai pu l’oublier ; au moins, je me suis tû.
De votre changement la flatteuſe apparence,
M’avoit rendu tantôt quelque foible eſpérance.
Les larmes de la reine ont éteint cet eſpoir.
Ses yeux, baignés de pleurs, demandoient à vous voir.
Je ſuis venu, Seigneur, vous appeller moi-même,
Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;
Vous vous êtes rendu, je n’en ai point douté.
Pour la dernière fois je me ſuis conſulté,
J’ai fait de mon courage une épreuve dernière,
Je viens de rappeler ma raiſon tout entière,
Jamais je ne me ſuis ſenti plus amoureux.
Il faut d’autres efforts pour rompre tant de nœuds,
Ce n’eſt qu’en expirant que je puis les détruire.
J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous inſtruire.
Oui, Madame, vers vous j’ai rappellé ſes pas,
Mes ſoins ont réuſſi, je ne m’en repens pas.
Puiſſe le ciel verſer ſur toutes vos années
Mille proſpérités l’une à l’autre enchaînées.
Ou, s’il vous garde encore un reſte de courroux,
Je conjure les Dieux d’épuiſer tous les coups,
Qui pourroient menacer une ſi belle vie,
Sur ces jours malheureux que je vous ſacrifie.

Bérénice, ſe levant.

Arrêtez. Arrêtez, princes trop généreux.
En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !
Soit que je vous regarde, ou que je l’enviſage,
Partout du déſeſpoir je rencontre l’image :
Je ne vois que des pleurs ; & je n’entends parler
Que de trouble, d’horreurs, de ſang prêt à couler.

(à Titus.)

Mon cœur vous eſt connu, Seigneur, & je puis dire
Qu’on ne l’a jamais vu ſoupirer pour l’empire.
La grandeur des romains, la pourpre des Céſars,
N’a point, vous le ſavez, attiré mes regards.
J’aimois, Seigneur, j’aimois, je voulois être aimée.
Ce jour, je l’avouerai, je me ſuis allarmée.

J’ai cru que votre amour allait finir ſon cours.
Je connois mon erreur, & vous m’aimez toujours.
Votre cœur s’eſt troublé, j’ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’allarmes ;
Ni que par votre amour l’univers malheureux,
Dans le temps que Titus attire tous ſes vœux,
Et que de vos vertus il goûte les prémices,
Se voie en un moment enlever ſes délices.
Je crois, depuis cinq ans, juſqu’à ce dernier jour,
Vous avoir aſſuré d’un véritable amour.
Ce n’eſt pas tout, je veux, en ce moment funeſte,
Par un dernier effort couronner tout le reſte.
Je vivrai, je ſuivrai vos ordres abſolus.
Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus.

(à Antiochus.)

Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même,
Que je ne conſens pas de quitter ce que j’aime,
Pour aller, loin de Rome, écouter d’autres vœux.
Vivez, & faites-vous un effort généreux.
Sur Titus & ſur moi réglez votre conduite.
Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos ſoupirs & vos fers.
Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers
De l’amour la plus tendre & la plus malheureuse
Dont il puiſſe garder l’hiſtoire douloureuſe.
Tout eſt prêt. On m’attend. Ne ſuivez point mes pas.

(à Titus.)

Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

Antiochus

Pour la dernière fois, adieu, Seigneur. Hélas !


FIN.