Ba-ta-clan
BA-TA-CLAN
PERSONNAGES.
FÈ-NI-HAN, souverain de Chè-i-no-or. | MM. | PRADEAU. |
KÉ-KI-KA-KO, de la suite de Fè-ni-han. | BERTHELIER. | |
KO-KO-RI-KO, capitaine des gardes de Fè-ni-han et chef de la conjuration | GUYOT. | |
FÉ-AN-NICH-TON, de la suite de Fè-ni-han | Mlle | DALMONT |
Le Chœur des Conjurés. |
Scène PREMIÈRE.
Rapataxa rafaxa
Danaraxa fanaxa
Canarata sanaxa.
Fitilliti grississi
Ripitissi crinissi
Biribixi grissini.
Donoloxo bococo
Torototo vololo
Dosonoxo rococo.
Murlutunu tunussu
Turlututu bulussu
Cursubutu rutussu.
Macaroni frituro
Priero laco
Ra-ca-hout.
Dra ! dra ! dra !
Dru ! drul dru !
Tra ! tre ! tra !
Tru ! tru ! tru !
Cra ! cral cra !
Cru ! cru ! cru !
Danaxara !
Rafataxa !
Rapatassa !
Canarata !
Scène II.
Ciel ! un roman illustré ! vingt centimes la livraison ! la Laitière de Montfermeil ! Paul de Kock !
Ciel ! ce langage ! ce numéro de la Patrie, un Français !…
Une compatriote !… oh ! sur mon cœur !… oh ! dans mes bras !…
Monsieur…
Quoi !… n’êtes-vous pas la jeune mandarine Fé-an-nich-ton ?…
Quoi !… n’êtes-vous pas le Chinois Ké-ki-ka-ko ?…
Gâchis des gâchis !… galimatias des galimatias !… elle n’est pas Chinoise !…
Il n’est pas Chinois !… mais, ô monsieur ! vous qui parlez français !… parlez !… parlez encore !… parlez toujours !… faites murmurer à mon oreille la douce langue de la patrie !…
Mais, avec plaisir, avec délices, avec ivresse, avec volupté, avec transport, avec rage !… Parler français !… parler français !… Oh ! ma mâchoire !… disloque-toi, démantibule-toi et livre-toi avec enthousiasme à cet exercice national !… Mais, que pourrais-je bien vous raconter, chère madame ?… Eh parbleu ! mon histoire !…
Une histoire, c’est ordinairement bien ennuyeux… mais une histoire en français… Je vous écoute… je vous écoute !
Le faux Chinois que vous avez devant les yeux est une des plus déplorables victimes des vicissitudes humaines ! Vous pouvez considérer les lamentables débris de ce que fut naguère, jadis, autrefois, l’élégant vicomte Alfred de Cérisy ! Ce gentilhomme, c’est moi, madame, c’est moi-même ! ex-fashionable du boulevard des Italiens, ex-habitué de la Maison-Dorée, ex-artiste d’un théâtre de mélodrame, ex-directeur d’une troupe de funambules, ex-entrepreneur d’un dîner humanitaire à 90 centimes, ex-auteur constamment sifflé ; enfin, ex-tout ce qu’on peut avoir été, ex…epté millionnaire ; car vous connaissez le proverbe : roule qui mousse n’amasse pas pierre ! Je n’entreprendrai pas de vous narrer mes infortunes parisiennes ! Apprenez seulement que, ruiné dans une dernière entreprise formée au capital de 600,000,000 de francs, je dus me résoudre à quitter le macadam ingrat de ma belle patrie. Après avoir réalisé une somme assez rondelette, trois francs soixante-quinze, produit de la vente de mon somptueux mobilier de Boule, je ne la perdis pas. Je partis, c’était le seul qui pût me rester à prendre. Je cours m’embarquer au Havre… de grâce, écoutez-moi, madame ! On a usé et abusé du récit des tempêtes ! j’aurai pitié de vous ! Sachez cependant que, durant toute la traversée, ce fut la mer qui fut grosse et moi qui eus le mal de mer !…
Mais comment avez-vous obtenu ces hautes fonctions que vous exercez ?
Ah ! je serais bien curieux de l’apprendre ! Voici tout ce que je sais : Un jour, aux environs de cette grande ville, entre six et sept heures du matin, sept heures vingt, vingt-quatre ou vingt-six minutes, je fus saisi, lié, garrotté, porté dans ce palais, couvert de ces oripeaux, condamné à ne répéter que trois phrases certainement chinoises dont le sens m’échappe complètement, et à entendre vingt fois par jour le chant de la révolte, le chant du Ba-ta-clan !… C’est odieux, c’est ignoble ! cela n’a qu’un mérite : c’est vraisemblable ; mais vous, qui êtes-vous ?
Qui je suis ? Une Parisienne de race, monsieur !
J’étais aimable, élégante,
Et jadis
Je brillais, jeune et charmante,
À Paris !
Je régnais en souveraine,
Mes beaux yeux
Me donnant une douzaine
D’amoureux !
Qui me rendra le ciel de ma patrie !
Qui me rendra ma gaîté, ma folie,
Et les amours
De mes beaux jours ?
Adieu, chants de ma jeunesse,
Que ma voix
Murmurait avec ivresse
Autrefois !
Adieu, mes rêves d’enfance !
Plus d’espoir !
Je ne dois plus, pauvre France,
Te revoir !
Qui me rendra le ciel de ma patrie ?
Qui me rendra ma gaîté, ma folie,
Et les amours
De mes beaux jours ?
Ainsi donc, vous êtes ?…
Mademoiselle Virginie Durand, chanteuse légère !
Légère, je le crois facilement.
Je parcourais le céleste empire avec une troupe dramatique dont la noble mission était d’initier messieurs les Chinois aux beautés de notre grand répertoire : les Huguenots et la Dame aux Camélias, la Juive et les Rendez-vous bourgeois, Phèdre et Passé minuit.
C’est tout ?
À peu près.
Elle oublie les Deux Aveugles.
Moi aussi j’ai été enlevée par les gardes de ce maudit Fè-ni-han, moi aussi j’ai été affublée de ce costume extravagant ; et si j’habitais encore mon petit entre-sol de la rue de la Chaussée-d’Antin, je pourrais me placer sur mon étagère, en vous prenant pour pendant.
Bien obligé ! mais, puisque je vous retrouve, ô toi que je vois pour la première fois ! ma fortune va prendre une face nouvelle ! Parlons de Paris, de nos plaisirs passés, de la Maison-Dorée ! causons ! chantons !
Où, s’enivrant de champagne et d’amour,
Joyeux essaim, la phalange sacrée
Dansait, chantait, et soupait jusqu’au jour ?
D’une vie
Qui suivait gaîment
La folie !
C’était le bonheur
Et l’ivresse !
C’était pour le cœur
La jeunesse !
Et de la valse au bal de l’Opéra ?
Tous ces plaisirs dont Paris, la grand’ville,
A brillé, brille et toujours brillera ?
D’une vie
Qui suivait gaîment
La folie !
C’était le bonheur
Et l’ivresse !
C’était pour le cœur
La jeunesse !
De cette existence perdue
De bonheur me fait tressaillir !
Je me sens renaître à ta vue.
Pour calmer les maux de l’absence,
Chatons les chansons du pays !
Dansons les danses de Paris !
Dansons les danses de Paris !
La ronde de Florette !
Avec accompagnement d’orchestre chinois ! Faute de mieux.
Êtes-vous pauvre et plein d’ardeur.
Par charité, moi, je vous aime !
Êtes-vous riche ? eh bien ! de même,
Prenez un morceau de mon cœur !
Mais point de tristesse en vos yeux !
Je vous bannis de mon empire !
Toujours chanter et toujours rire !
C’est la loi de mes amoureux !
Valsons !
Polkons !
Sautons !
Dansons !
Vous qui, sur un triste refrain,
Parlez des tourments de votre âme
Et des ardeurs de votre flamme,
Passez, passez votre chemin !
Je n’aime pas le sentiment,
Et moi, Florette, je préfère
Le vin qui mousse dans mon verre.
La chanson qui chante gaîment !
Valsons !
Polkons !
Sautons !
Dansons !
Ah ! notre pauvre vie parisienne !… Mais comment échapper à ces horribles tourments ? (Solennellement.) Madame, as-tu du cœur ?
Tout autre qu’un Français l’éprouverait sur l’heure.
Elle a fait ses classes !… Alors jouons le tout pour le tout ! J’ai déjà échoué dans dix-huit tentatives d’évasion, je risque la dix-neuvième !
Mais si nous sommes surpris !
C’est la mort ! On me l’a bien promis !
Hélas !
Tu trembles !
Eh bien ! non ! fuyons !
Fuyons, et sans perdre une seconde ! Fè-ni-han et les Conjurés s’avancent de ce côté ! Fuyons de celui-ci et reprenons pour nous donner du cœur.
Polkons !
Sautons !
Dansons !
Scène III.
Raca ! raca ! raca !
Scène IV.
Raca ! Raca ! Raca ! (Puis il se lève, et s’avançant sur le milieu de la scène.) Sang et tonnerre ! (Il agite violemment son chapeau chinois.) Ô avilissement et profanation de la dignité humaine !… Opprobre ! misère ! infamie ! lâcheté ! perfidie ! trahison ! (Un nouveau geste très énergique fait sonner le chapeau chinois.) Avoir une âme immortelle, se nommer Anastase Nourrisson, avoir vu pour la première fois le soleil sur la grande place de Brives-la-Gaillarde, et régner sous le nom de Fè-ni-han et sur un peuple de Chinois ! (Ici nouveau geste qui secoue plus vivement encore le chapeau chinois : exaspéré de ce tapage, Fè-ni-han porte l’instrument dans le support placé près du trône.) Rébus des rébus ! Logogriphe des logogriphes. Et si j’exerçais tranquillement le pouvoir souverain ! Mais non ! une terrible conjuration vient compromettre le savant équilibre de mes coussins ! La foudre est sur ma tête, et je vais être privé du secours de mon talisman : Raca ! Ces deux syllabes et ma ruade magique, mon salut, ma force, mon espérance perdent leur influence sur l’imagination de mon peuple ! Il y a encore six mois, je m’écriais de ma voix la plus douce et de ma ruade la plus gracieuse ; Raca ! Raca !… J’étais obéi ! Que les temps sont changés !… Aujourd’hui si je m’écrie de ma voix la plus formidable et de ma ruade la plus énergique : Raca ! Raca ! les conjurés me répondent par le chant du Ba-ta-clan ! (Avec désespoir.) Le Ba-ta-clan !… (Au public.) Vous ne le connaissez pas !… Non !… Eh bien, ce n’est pas moi qui vous le chanterai ! O ma chère liberté, quand te retrouverai-je ! Oh ! les clochers de Brives-la-Gaillarde, quand, quand me sera-t-il donné de vous presser dans mes bras émus ? Oh ! les vallons suspendus au-dessus des montagnes et les montagnes abritées par les vallons !… Oh ! les prairies artificielles, les horizons se perdant dans les nuages, les mille voix de la création, la chute des feuilles et les irrigations par le drainage ! Oh ! tout ce qui va, vient, court, grouille et barbotte, les veaux, les bœufs, les ânes, les oies, les poules, les génisses, les taureaux, les canards et les lapins !
Oh ! tout ce qui verdoie, fleurit et fructifie : artichauts et modestes violettes, asperges et roses printanières, navets et dahlias bleus, melons, jasmins, carottes, haricots, aubépines odorantes, quand vous reverrai-je ?
Scène V.
Ciel ! m’aurait-il entendu ? Le malheureux ! je peux lui parler français ! il ne me comprendra pas ! Je peux l’injurier dans ma langue maternelle ! Injurions-le ! injurions-le ! (Fè-ni-han lui souffle deux ou trois fois sur le visage : Ko-ko-ri-ko fait d’affreuses grimaces.) Je n’aurai donc pas le courage de l’étrangler un beau matin ! vieux Chinois ! vieil as de pique ! vieille potiche ! (Ko-ko-ri-ko ouvre la bouche sans parler.) Il ouvre la bouche ! Que va-t-il me chanter, mon Dieu ! (on entend dans la coulisse les murmures du peuple.) Des murmures ! Encore une condamnation à mort ! Ce monsieur va me la demander en italien sur des paroles chinoises ! Puisqu’il le faut, allons-y gaîment !
Fé-an-nich-ton, morto, morto !
Avec sa lance et son langage
Il me fait mourir de frayeur !
Ah ! que j’ai peur ! ah ! que j’ai peur !
Mais n’excitons pas sa colère,
Et pour lui plaire
Parlons-lui sur le même ton,
Dans son jargon !
Morto ! morto ! morto !
Poignardato !
Etranglato !
Découpato !
Embrochato !
Déchirato !
Empilato !
Ké-an-nich-ton !
Ké-ki-ka-ko !
La morto !
Le Ba-ta-clan !
Chantez bien fort !
Chantez ma mort !
Ma pauvre vie
Vous fait envie !
En bien, venez !
Frappez ! frappez !
Morte ! morto !
Poignardato !
Etranglato !
Découpato !
Embrochato !
Déchirato !
Empalato !
Fé-an-nich-ton !
Ké-ki-ka-ko !
La morto !
Scène VI.
Pour nous tout est fini !
De notre mort s’apprête !
À la barbe de des Chinois,
Et méprisant leur fureur et leur rage.
Chantons pour la dernière fois,
Chantons la ronde de Florette !
Quand le poignard est sur ma fête !
Sautons !
Polkons !
Dansons !
Raca ! raca ! raca !
Scène VII.
Je suis ! il est ! nous sommes tous Français !
Et je pourrais m’évanouir !
Je suis mal à mon aise !
Ainsi donc, seigneur Fè-ni-han…
Ne m’appelez plus de ce nom détesté !
Et quel titre vous donner ?
Aucun ! aucun ! Appelez-moi môssieu ! appelez-moi butor ! appelez-moi âne si vous voulez ! mais ne m’appelez plus Fè-ni-han.
Vous êtes pourtant ce grand prince qui…
Non, cent fois non !
Vous êtes pourtant ce grand prince que…
Non ! mille fois non ! Ma foi, tant pis, j’éclate ! Non ! je ne suis pas ce grand prince qui, ni même ce grand prince que ! Je suis Anastase Nourrisson, et voilà tout ! Oui, mes amis ! oui, cher Ké-ki-ka-ko…
Cérisy !
Cérisy !
De Cérisy !
De Cérisy !
Alfred de Cérisy !
Alfred de Cérisy !
Le vicomte Alfred de Cérisy !
Le vicomte Alfred de Cerisier, si cela peut vous être agréable
Cérisy !
Ah ! Cérisy ! Je me trompais de branche, voilà tout. Oui, cher vicomte Alfred de Cérisy ; oui, chère Fé-an-nich-ton…
Virginie Durand !
Oh ! Virginie ! un petit nom français ; je l’aime mieux ! Virginie ! Quelle ivresse ! (la serrant dans ses bras.) Embrassons-nous, Folle-ville !
Eh bien ! Monsieur Nourrisson, du calme.
Oui, cher de Cerisier !…
Cérisy ! Cérisy !
Je prends toujours le noyau à côté ! Oui, cher de Cérisy, Français sous des habits de Chinois ! oui, chère Virginie, Française sous des habits de Chinoise ! Oui, mes amis ! oui, mes compatriotes ! car vous êtes de Cérisy, Virginie, mes amis, mes compatriotes ! Je n’ai jamais su ni pourquoi ni comment ! mais cela m’est bien égal ! Ah ! vous avez cru que je descendais des augustes souverains de ce pays, et que je régnais, et par droit de conquête, et par droit de naissance ! Ah bien, ouiche ! (solennellement.) Né à Brives-la Gaillarde, le premier… (Fé-an-nich-ton et Ké-ki-ka-ko lui tournent immédiatement le dos.) Non ! non ! rassurez-vous ! je ne vous conterai pas mon histoire ! j’arrive droit au dénouement ! il est lugubre ! Je fus traîné, il y a huit ans, devant le prince Fè-ni-han, le vrai, le seul, l’unique…
L’eunuque !
L’unique…
L’eunuque.
Nique.
Nuque.
Assez ! assez ! assez !
Celui dont je ne suis qu’une déplorable contrefaçon ! (changement de place.) Venons par ici, nous serons mieux ! (Avec l’accent marseillais.) Étranger, me dit-il en excellent français, mais avec la prononciation marseillaise, il avait de l’accent, il avait beaucoup d’accent ! — veux-tu être empalé ? — J’eus le courage de répondre : Oh ! non ! (changement de place.) Venons par ici, nous serons mieux ! (Reprenant.) Eh bien ! il n’est qu’un moyen pour toi d’échapper à la mort ! L’acceptes-tu, bagasse ? — Oh oui ! — Alors, prends cette robe, ce bonnet, ces sonnettes, le nom de Fè-ni-han, ces coussins, ce chapeau chinois, ces poissons rouges, et règne à ma place, troun de l’air ! (changement de place.) Venons par ici, nous serons mieux ! (Reprenant.) Je voulus me récrier, mais le pal était là ! Un pal acéré, pointu, qui aurait produit dans mon individu les plus cruels ravages ! Je montai sur ces coussins ! Que j’ai souffert en ces huit années ! mes cheveux en ont blanchi !
Vous n’en avez pas !
C’est une figure !
Vous voulez dire un genou !
Tu fais des mots ! Ah ! tu fais des mots !… mais tous les miens sont terminés, puisque je te rencontre, ô Alfred de Cérisy !
Vous êtes bien honnête, mais que puis-je faire pour vous ?
Ce que tu peux faire pour moi ! toi, mon héritier !
Votre héritier, allons donc !
Ne perds pas le respect ! eh ! là-bas ! Oui, je vais te transmettre mon autorité souveraine, tu me succèdes sur ces coussins, et je retourne à Brives-la-Gaillarde.
Je refuse catégoriquement.
Monsieur le vicomte Alfred de Cérisy, le pal dont le vrai Fè-ni-han avait l’odieuse barbarie de me menacer est aujourd’hui en ma puissance ! seulement je l’ai fait dorer ! Il est toujours aussi pointu ce pal !
Infortuné !
Cette considération est déterminante ! je te laisse d’ailleurs un État calme (murmures du peuple), tranquille et prospère, composé de quarante sept sujets tous laids, désagréables (murmures plus violents) et grincheux !
Cette sédition cependant ?
Ah ! je l’oubliais ! mais c’est contre le souverain seul qu’elle est dirigée, et dès que tu auras revêtu les insignes du pouvoir que j’ai hâte de te remettre, c’est sur toi seul que tombera toute la colère des conjurés.
Mais d’où vient cette conjuration ?
De mon ignorance absolue de la langue du pays que je gouverne avec habileté depuis huit ans. Il y a trois mois, tout mon peuple se réunit autour de moi avec hurlements, sifflements et glapissements ! Je ne comprenais pas ! cependant je reconnus que ces bruyantes manifestations s’adressaient à cinq indigènes se tenant au premier rang. On me demandait quelque chose, mais quoi, quoi, quoi ?…
Ah ! voilà !
Il fallait prendre un parti, un grand parti ! Zoroastre ayant dit : « Dans le doute, empale toujours ! » Je fis empaler ces cinq malheureux !… sur le pal dont je te parlais, Cérisy !
Il a déjà servi ?
Toujours avec succès !…Ils n’en revinrent pas ; mais j’avais commis une déplorable erreur ! Le croiriez-vous ? c’étaient les cinq plus vertueux et plus honorables habitants de l’empire, pour lesquels on me demandait une haute récompense nationale ! Je les avais pris pour des voleurs dont on réclamait le châtiment ! J’avais empalé ! De là ce soulèvement parfaitement légitime dont je te transmets la jouissance, ô Alfred de Cérisy !
Eh bien ! vous m’offrez là une jolie succession ! Tenez… (Il veut lui prendre le bras.)
Qu’est-ce que c’est ?
Oui, tenez…
Raca ! Raca !
Ah çà ! voyons ! ne me faites donc pas poser !
Tiens ! c’est vrai ! un compatriote !
Toutes réflexions faites…
Tu acceptes !
Non, je refuse.
Ah ! bah !
Mon Dieu, oui !
Eh bien, moi, toutes réflexions également faites, je t’empale !
Vous tenez à l’empalement ?
Mon Dieu, oui !
Alors, je cours me joindre aux révoltés ! Ils sont quarante-sept, je serai le quarante-huitième !
Arrête ! arrête !
J’arbore l’étendard de la révolte et j’entonne le chant du Ba-ta-clan !
N’arbore pas ! n’entonne pas, malheureux ! tu appelleras les conjurés.
J’entonne !
N’entonne pas !
J’entonne !
Mais si tu entonnes, j’entonne aussi ! Je me connais, moi ! ce chant est tellement enlevant tellement empoignant, que, dès que je l’entends, je le chante moi-même contre moi-même.
En avant le Ba-ta-clan !
Allons ! en avant le Ba-ta-clan !
Le chapeau chinois, le trombone,
Le triangle, le tambourin,
Le saxhorn et le saxophone,
Hurlent de Nankin à Pékin :
Ba-ta-clan !
Ba-ta-clan !
Fè-ni-han !
Fich-ton-kan !
Habitants du Céleste-Empire,
Levez votre antique étendard !
Ce n’est pas le moment de rire,
Prenez la torche et le poignard !
Ba-ta-clan !
Ba-ta-clan !
Fè-ni-han !
Fich-ton-kan !
Rien ne peut me soustraire
À ce triste trépas !
À ma mort, je le sens, je ne survivrai pas !
Oui, dans les Huguenots, mes amis, avec rage,
Chantons comme des furieux !
Lisons l’adresse ! À monsieur, monsieur Anastase Nourrisson, dit Fè-ni-han, en son palais, de la part de Ko-ko-ri-ko, chef des Conjurés.
(Parlé.) Une !
(Chanté.) Quel est donc !
(Parlé.) Une ! deux !
(Chanté.) Ce mystère !
(Parlé.) Une ! deux ! trois !
(Chanté.) Ce mystère !
(Parlé.) Une ! deux ! trois ! quatre !
(Chanté.) Infernal !
Brisons le sceau ! (Il décachète la lettre.) Lisons ! (Pendant toute cette lecture, Ko-ko-ri-ko se tient debout à droite sur le devant de la seine conservant une figure impassible.) « Ô Fè-ni-han, grand idiot. »
C’est pour vous.
Je m’en flatte ! je suis connu ! (Continuant la lecture.) « J’ai tout découvert, j’ai ton secret et je tiens ta vie entre mes mains ! Anastase Nourrisson est ton nom ! Brives-la-Gaillarde, ta patrie ! Je peux te livrer au supplice, ainsi que le faux Fè-ni-han et le faux Ké-ki-ka-ko. » (S’interrompant.) Mes enfants, ceci vous regarde ! Reprenant.) « Mais je serai généreux… »
Mais il sera gé…
Né…
Reux !
Mais il sera généreux !
« Car j’ai vu le jour rue Mouffetard… »
Nous sommes tous Français.
« Car j’ai vu le jour rue Mouffetard, au quatrième étage, maison de la blanchisseuse.
La blanchisseuse.
Tu la connais ?
Parbleu ! je lui dois sept francs cinquante !
Chut ! je n’en dirai rien ! (Reprenant.) « Je dois… » (S’interrompant.) Il doit aussi lui ! (Reprenant.) Je dois T. S. V. P… je dois T. S. V. P… »
C’est-à-dire tournez s’il vous plaît.
Ah ! très bien ! je dois tourner s’il vous plaît ! tournons ! (Reprenant.) « Je dois épargner mes compatriotes ! Si vous avez grand désir de revoir votre patrie, moi je n’ai d’autre ambition que de prendre ta place, Fè-ni-han, et de fainéantiser vingt-quatre heures par jour sur tes coussins ! » (S’interrompant.) Fè-ni-han, va ! (Regardant.) « Donc, ce soir je protège votre fuite, mais il me faut sauvegarder avant tout ma dignité de conjuré, aussi conserverai-je jusqu’au dénouement ma lance, mes yeux flamboyants et ma mine rébarbative. (Fè-ni-han le regardant.) Il est affreux ! (Reprenant.) « Ce ne sera que pour la frime. Ne craignez rien ; et quand vous entendrez trois coups de canon, partez, une chaise de poste vous attendra sur la route de Pékin ; les relais sont préparés jusqu’à Pantin. Bon voyage. » Signé : KO-KO-RI-KO, le chef des Conjurés. »
En avant
Le noble chant
Du Ba-ta-clan !
Entendez retentir le son,
Prenez la lance étincelante !
En avant, dragons de carton !
Ba-ta-clan !
Fè-ni-han !
Fich-ton-kan !