Babet l’empoisonneuse… ou l’empoisonnée/6

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VI

LA COUR D’ASSISES

Les magistrats instructeurs, aux prises avec ce problème, tâtonnèrent dans l’obscurité durant près de trois mois, — trois mois au cours desquels leur échappa le bout du fil qui devait les guider dans le ténébreux labyrinthe où s’engageait l’enquête. Elle s’aiguilla enfin sur ce raisonnement : — les seuls ennemis de la comtesse de Normont étaient son mari, sa tante et leurs domestiques ; seules ces cinq personnes avaient intérêt à sa mort. Puisqu’aucune d’elles ne sortit de la maison de la rue Meslay dans la nuit du 31 mars au 1er avril, il devient évident que le crime a été commis à leur instigation par un individu embauché à cet effet et qui assuma cette tâche périlleuse, soit contraint par quelque menace, soit alléché par l’appât d’une importante récompense.

Il s’agissait de découvrir ce comparse.

La police fut avisée que le comte de Normont s’occupait, en vue de poursuites éventuelles, à enrôler des témoins favorables ; il employait à cette besogne un particulier qui, sans vergogne comme sans malice, se présentait chez des gens de Choisy, porteur de fines bouteilles et de victuailles dont il les régalait pour, après bombance, les inviter à déclarer que madame de Normont était folle, qu’elle s’était empoisonnée elle-même afin « d’embêter » sa tante et son mari, lesquels se montraient disposés à payer généreusement des dépositions dans ce sens. C’était exactement le thème des deux écrits anonymes trouvés, le 1er avril au matin, devant la grande porte de la maison du crime. On se rappelle que l’un de ces écrits, adressé au Préfet de police, contenait cette phrase : — Ne voyez-vous pas qu’elle s’est empoisonnée elle-même parce que ses remords la tourmentent ? L’assassin avait jeté là ce papier afin que l’on ne manquât pas de l’y découvrir, et dans l’espoir un peu naïf d’imposer aux magistrats la croyance à la version du suicide. Par mégarde, le coupable avait laissé tomber en même temps de sa poche une autre lettre, anonyme également, et à lui-même adressée par une femme qui l’incitait à commettre le crime, le menaçant de mort s’il s’y refusait, et, au cas qu’il obéît, lui promettant son cœur pour récompense. Le juge d’instruction examina ces deux papiers. Couverts de caractères grossièrement et péniblement tracés, ils émanaient indubitablement d’une personne illettrée, sachant à peine écrire. Madame de Normont, à qui on les présenta, resta perplexe ; mais Sophie, sa servante, affirma au premier regard que ces deux lettres étaient de Julie. Les experts officiels consultés se rangèrent unanimement à cette opinion.

Ce point acquis, il devenait facile de deviner le destinataire du second billet : — la seule crainte qui me tourmente, écrivait Julie, est que tu tardes trop à t’introduire, que le mari la rencontre encore, qu’ils se raccommodent, qu’elle devienne mère. Ô rage ! Si cela arrive, j’ai juré ta mort et celle de ton enfant… Ce texte ne laissait aucun doute : c’est à son cousin Bourrée que s’adressait Julie ; Bourrée, on le savait, fort épris de sa cousine, avait accepté la paternité et le parrainage de l’enfant de cette dévergondée, et, quoique marié, il élevait chez lui, du consentement de sa femme, cet enfant auquel il s’était attaché.

Or, ce Bourrée était précisément celui qui, dans les premiers jours d’avril, s’ingéniait à recueillir dans Choisy des témoignages en faveur des ennemis de madame de Normont. On fit perquisition chez lui ; on y saisit, entre autres objets, un carnet où il inscrivait les adresses de ses clients. — On a déjà dit qu’il occupait l’emploi d’encaisseur pour un entrepreneur des Eaux de Paris. — Sur ce carnet, parmi une longue liste de noms, on remarqua cette mention : — Jettele vis-à-vis la grande porte. Plus de doute ! On tenait l’assassin et tout s’expliquait : Julie avait bien recommandé à Bourrée de déposer, le coup fait, devant la porte de la maison Normont, la lettre adressée au Préfet de police ; mais il se défiait de sa mémoire et voilà pourquoi se trouvait bêtement consigné dans son agenda l’ordre de son impérieuse cousine. Cette ligne, griffonnée de sa main, — les plus fameux experts ne s’y trompèrent point, — allait mener Bourrée à l’échafaud.

Il fut arrêté, conduit devant les juges. Il ne faisait pas mine d’un bandit bien redoutable : simple d’esprit, quelque peu ahuri, il semblait ne rien comprendre à ce qui lui arrivait ; du reste, ses voisins, son patron, ses clients, tous ceux qui le connaissaient, se déclarèrent aussi stupéfaits que lui d’apprendre que ce brave homme, réputé pour sa douceur, avait commis un crime affreux ; les témoignages en sa faveur abondaient au point que le juge d’instruction, sûr de sa culpabilité, en arrivait à se demander si ce criminel d’apparence anodine n’avait pas stipendié un complice auquel il s’en serait remis du soin d’empoisonner madame de Normont. Comme tout s’enchaîne, on découvrit le complice : c’était Bonneuil, le locataire de la maison que Bourrée possédait à Bagnolet. Il fut établi que celui-ci le logeait pour rien, ce qui parut louche. Bonneuil fut donc arrêté ; il protesta ne connaître ni M. de Normont, ni la comtesse, ni madame de Mellertz, ni personne de leur domesticité ; il ne leur avait jamais parlé, ne les avait jamais vus et, de sa vie, n’était allé à Choisy-le-Roi… Mais que valent les allégations d’un criminel qui cherche à sauver sa tête ? Le juge d’instruction ne s’en émut pas ; certain de tenir l’assassin, il résolut de procéder à la reconstitution du drame, effrayante épreuve redoutée des forbans les plus endurcis. Au début d’août, dans le salon du premier étage de la maison de Choisy, éclairé, comme pendant la nuit du 1er avril, d’une seule bougie placée au bord de la cheminée, on pria la comtesse de Normont de s’étendre sur le lit et l’on fit entrer Bonneuil, le chapeau sur la tête. Il tremblait de tous ses membres. On le poussa vers le lit, malgré sa résistance ; mais il ne put affronter le regard de sa victime et se détourna avec effroi. Le juge, voyant son trouble, posa la main sur le cœur du misérable et le sentit battre « avec une violence extrême ». On n’en resta pas là ; Bonneuil dut se pencher sur la comtesse, lui saisir la tête, et simuler le geste d’approcher de ses lèvres une tasse imaginaire ; à peine se tenait-il sur ses jambes flageolantes ; il obéit pourtant. Mais déjà Babet, prise d’épouvante à ce revenez-y sinistre, pâlissait et perdait connaissance. On se hâta de faire sortir Bonneuil. Quand, au bout d’une demi-heure de complet évanouissement, madame de Normont reprit ses sens, elle s’excusa de sa trop grande sensibilité ; mais, en constatant entre l’homme qu’elle venait de voir et l’inconnu de la nuit tragique, une frappante similitude de taille et de manières, elle avait senti tout son sang refluer au cœur. Elle précisa : — « la façon dont Bonneuil ploie son bras pour le porter vers ma bouche me représente, dit-elle, de la manière la plus vraie l’arrondissement du bras et la distance du bras au corps que j’avais remarqués dans l’individu qui m’a empoisonnée ; cette ressemblance est telle, j’ai été tellement reportée à l’événement, que j’ai cru y être. Voilà ce qui m’a fait me trouver mal. »

C’était décisif. Bonneuil était l’assassin ; son compère Bourrée l’avait poussé au crime à l’instigation de Julie, qui elle-même agissait soudoyée par madame de Mellertz et par Normont. Cette suite de déductions s’imposait à l’esprit logique du juge d’instruction Dufour. Il lança des mandats d’amener contre toute la bande. Julie était arrêtée le 10 août ; le 12, madame de Mellertz allait la rejoindre à la prison des Madelonnettes ; Véronique, complice obligée, les y suivit deux jours après, et, un mois plus tard, le comte de Normont se voyait emprisonné à son tour, non point, il est vrai, sous prévention d’assassinat, mais « inculpé d’avoir répandu contre sa femme des bruits calomnieux, incité son agent Bourrée à recueillir de faux témoignages tendant à établir que madame de Normont, victime, était, au contraire, coupable ».

On juge de l’émoi dans la société parisienne. La sainte madame de Mellertz en prison comme empoisonneuse ! Le comte de Normont sous le coup d’une accusation qui devait le conduire aux galères, sinon plus loin encore ! Aucun de ceux qui, vivant dans l’intimité de ces prévenus de marque, avaient suivi, depuis onze ans, la lutte engagée entre madame de Normont et sa tante, n’aurait prévu ce dénouement. L’humble Babet, dont la défaite paraissait à tous inéluctable, Babet triomphait ! Quelle revanche à tant de misères et d’humiliations ! Tout Paris prenait parti pour elle et s’apitoyait sur ses malheurs. Les plus graves gazettes vantaient en des entrefilets discrets, sa beauté, sa résignation angélique et proclamaient ses hautes vertus. Dans le Journal de l’Empire, fidèle écho de l’opinion des Tuileries, on avait pu lire, dès le 17 juillet, ces lignes énigmatiques et transparentes : — « On raconte avec plus ou moins de détails, les aventures tragiques arrivées dans l’intérieur d’une famille aux environs de Paris. Si l’on en croit les conteurs de société, une femme jeune et intéressante a éprouvé une longue suite de malheurs… et a échappé, après de nombreuses souffrances, à la rage de ses bourreaux. Un voile mystérieux couvre encore cette affaire qui va, dit-on, être soumise aux tribunaux et sur laquelle la circonspection nous fait un devoir de ne pas nous expliquer davantage. » Il n’en fallait pas tant pour aguicher les curiosités et donner l’essor aux interprétations les plus romanesques. Le thème était posé et les salons l’enrichissaient de commentaires effarants sur l’infortune de la jeune et jolie comtesse, livrée par un mari inconscient, à une effroyable harpie en comparaison de laquelle la célèbre madame de Brinvilliers avait été un agneau sans tache.

De fait, Normont et la Mellertz se trouvaient en mauvaise posture et l’opinion réclamait pour eux un châtiment sans merci. Le 27 septembre la chambre d’instruction du tribunal criminel de première instance rendait contre eux, ainsi que contre Julie, Bourrée et Bonneuil, une ordonnance de prise de corps comme étant prévenus d’être les auteurs et complices de l’empoisonnement tenté sur la dame de Normont. C’était, pour les cinq, l’échafaud. Mais le célèbre jurisconsulte Bellart, dont Normont et madame de Mellertz s’étaient, dès le lendemain du drame, acquis le concours, Bellart entra en scène et intervint de façon magistrale.

Il n’est point possible d’analyser ici le long Mémoire, — 188 pages in-quarto, — qu’il produisit sous ce titre : Réflexions soumises à la Cour impériale afin d’obtenir de nouvelles informations dans l’affaire du prétendu empoisonnement de Choisy. Il s’y attaquait à l’ordonnance de prise de corps et la démolissait ligne à ligne. On ne peut qu’indiquer sommairement les grandes divisions de son argumentation : — Un empoisonnement par violence ? Voilà qui est nouveau et étrange. On empoisonne pour ne pas violenter : l’assassin qui se décide à employer la violence et à se montrer, dispose de moyens plus faciles et plus sûrs que le poison : un lacet, un oreiller, un poignard… D’ailleurs, pourquoi madame de Mellertz ferait-elle périr sa nièce ? Pour permettre à Normont d’épouser Julie ? Mais elle se donnerait ainsi une rivale plus redoutable que la première. Quoi qu’il en soit, voilà le crime longuement perpétré ; tout a été prévu ; pour s’assurer un alibi incontestable, les conjurés ont expédié Babet à Choisy où elle va être empoisonnée. Et l’on fait choix, pour l’exécution, du plus maladroit des agents !

C’est, en effet, au cours de la journée du 31 mars que l’inconnu pénètre dans la maison, sans être aperçu ni de Toutin, le jardinier, ni de madame Toutin, ni de leur nièce, ni de Sophie, ni de personne ; le chien même n’a pas aboyé. Ayant échappé à tous ces dangers, l’assassin se cache dans le grenier en attendant la nuit propice à l’accomplissement de sa criminelle mission, et là, en sûreté, il circule sans précautions, et signale sa présence par le bruit de ses gros souliers, si lourdement qu’on l’entend, à travers deux étages, jusqu’au rez-de-chaussée ! Imprudence d’autant plus invraisemblable qu’il a soin de porter sur lui la lettre par laquelle on lui ordonne d’assassiner la comtesse, de sorte que, s’il est découvert, il ne lui restera même pas la ressource de pallier d’un prétexte son introduction furtive dans la maison ! Minuit a sonné ; l’homme descend du grenier, entre dans la chambre de madame de Normont, la réveille ; elle ne crie pas ! Il la roule dans ses couchages et l’emporte, ainsi emmaillotée, dans le salon voisin ; elle est grande et forte ; il est petit et frêle ; n’importe ! Il la prend dans ses bras et, avec elle, les draps, les couvertures, les oreillers ; car on ne peut pas supposer qu’il ait transporté la femme d’abord et soit ensuite retourné dans la chambre à coucher pour y chercher la literie ; si complaisante que fût la victime, il pouvait craindre qu’elle profitât de son absence momentanée pour donner l’alarme. Elle n’y songe pas ; elle le voit allumer une bougie, sortir de sa poche la fiole de poison, se mettre en quête d’une tasse… Pourquoi une tasse ? Il est très difficile de faire boire dans une tasse une personne couchée ; pourquoi ne lui introduit-il pas simplement dans la bouche le goulot de la bouteille dont elle absorberait ainsi tout le contenu sans qu’il s’en perde une goutte ? Mais si la comtesse, — qui continue à ne pas crier, — semble faire tout ce qu’elle peut pour faciliter la besogne de son assassin, il paraît, lui, tout aussi soucieux de s’appliquer à ne lui causer aucun mal. Ainsi commence-t-il par lui mettre dans la bouche un bâillon, ce qui, nul ne l’ignore, est un obstacle absolu à la déglutition ; le bâillon comprime la langue et, dans ces conditions, le liquide versé dans la bouche passera forcément par le pharynx et sera rejeté par les voies nasales, avec accompagnement de toux violente et de suffocation. C’est ce dont témoignent huit célèbres médecins consultés sur ce point par Bellart, les docteurs Hallé, Andry, Jeanroy, Chaussier, Leveillé, Lafisse, Portal et Pinel.

Donc madame de Normont n’a pas avalé une seule goutte du breuvage incriminé. Eût-elle bu tout le contenu de la fiole qu’elle ne s’en serait pas trouvée plus mal, le délicat empoisonneur ayant pris soin de composer cette potion de matières absolument inoffensives : car l’analyse n’y a révélé que la présence d’huile de térébenthine, de verre pilé et de charbon. De l’avis unanime des mêmes savants, l’huile de térébenthine est souvent employée en médecine et certains malades en ont pris plus de quatre onces en un jour sans être aucunement incommodés. Le verre pilé n’est pas plus nuisible : les charlatans et les faiseurs de tours écrasent fréquemment des verres de table entre leurs dents et en avalent des fragments considérables sans qu’il en résulte pour eux aucun danger, ni même la plus légère irritation. On sait, d’ailleurs, qu’on ne parvient pas à tuer avec du verre pilé les animaux domestiques qu’on aurait intérêt à détruire. Quant au charbon, il est considéré comme un excellent remède contre les fièvres malignes et putrides…

Enfin, sa sinistre tâche accomplie, que va faire le pseudo-empoisonneur ? Quitter au plus vite la maison ? Pas du tout ; il s’y installe : il va rester là, près de sa « victime », quatre, cinq ou six heures. Pourquoi faire ? Pour écrire au Préfet de police et lui raconter son crime. Il lui faut donc chercher, dans ce logis plein de gens que le moindre bruit peut réveiller, une feuille de papier, un encrier et une plume, et il se met à la besogne pour se dénoncer lui-même. Madame de Normont n’est point morte. Est-il admissible qu’il ne s’en avise pas : car, si elle ne veut pas crier, elle respire, elle souffle, elle geint, elle est prise de hoquets, elle vomit. Pourquoi ne l’achève-t-il pas ? Comment n’a-t-il pas peur qu’elle retrouve la force d’appeler Sophie à l’aide ? Quand, au matin, il se décidera à s’en aller, il parviendra à gagner la rue sans tirer les verrous intérieurs de la grande porte, — seule issue qui lui est offerte, — ou à les refermer du dehors après l’avoir ouverte, tour d’adresse irréalisable. Et, une fois dehors, sa première préoccupation sera de déposer sous la fenêtre de la chambre du crime, non seulement la lettre révélatrice de la préméditation, mais aussi celle qu’il vient d’écrire et qui est datée : Choisy, matin du jour après la mort de madame de Normont. L’esprit se refuse à prendre au sérieux pareille succession d’extravagantes invraisemblances. Pourtant cette lettre existe ; elle est la base de l’instruction : de qui émane-t-elle ? De Julie ? Non ; deux personnes seulement ont pu l’écrire : l’empoisonneur ou madame de Normont, puisque nul autre au monde ne connaît encore l’attentat de la nuit…

Conclusion de Bellart : il n’y a pas d’assassin ; il n’y a pas eu empoisonnement ; la comtesse de Normont est une simulatrice ; Sophie est dans le secret de l’odieuse comédie. De la sorte, tout s’explique : les pas entendus dans le grenier tandis que Babet mangeait des gaufres en compagnie de madame de Récourt, c’étaient les pas de Sophie, préparant la mise en scène ; — c’est elle qui est allée, le soir, quand le jardinier était couché, rouvrir les portes de la cuisine afin qu’on suppose que l’assassin est passé par là ; — elle a aidé sa maîtresse à quitter son lit pour celui du salon ; elle l’a roulée dans ses couvertures ; elle a barbouillé les draps et le visage de la comtesse du liquide nauséabond et noirâtre dont l’odeur âcre et la couleur effraieront les bonnes gens qu’on appellera au matin pour constater le crime ; — elle a entr’ouvert la fenêtre et jeté dans la rue les deux lettres préparées d’avance et tracées bien probablement par elle-même sous la dictée de sa maîtresse ; — puis elle s’est couchée, attendant, non sans émoi, le résultat de ces fourberies, si inquiète de sa connivence qu’elle s’est évanouie d’émotion au moment critique où la maison se réveillait. Or, puisque l’imagination déréglée de madame de Normont a pu ourdir cette exécrable manœuvre pour ressaisir son mari, c’est donc qu’elle est capable d’avoir inventé aussi « les hommes noirs », la « soupe croquante », l’enlèvement du passage Le Moine, l’empoisonnement de Caroline et autres calomnies sur lesquelles repose toute l’ordonnance de prise de corps. Au reste, Bellart se refusait à croire, « pour l’honneur de l’humanité », que la misérable Babet eût tenté de pousser son mari et sa tante à l’échafaud ; elle a cru, par un esclandre éclatant, reconquérir l’époux et la fortune perdus par sa faute ; elle a composé sa fable, persuadée qu’elle ne risquait rien de plus qu’à ses précédentes impostures ; mais cette fois la Justice a été saisie ; la menteuse a dû soutenir son rôle et, pour ne pas se trahir, s’ériger en bourreau de son mari, de sa tante et d’autres innocents… « Le premier supplice des méchants est de ne pouvoir, quand ils le veulent, cesser de l’être. »

Bellart terminait par cette moralité sa saisissante discussion : destiné aux seuls magistrats, son Mémoire n’atteignit pas le public et l’opinion demeurait favorable à la jeune comtesse ; mais la Chambre d’accusation de la Cour impériale, fortement impressionnée par l’argumentation de l’habile avocat, annula l’ordonnance de prise de corps et ordonna la mise en liberté de madame de Mellertz, de Normont et de Bonneuil, « attendu, proclamait l’arrêt, qu’il n’existe pas contre eux de charges suffisantes ». Elle renvoyait devant la Cour d’assises Bourrée et Julie Jacquemin : celle-ci avait contre elle le rapport officiel des experts en écriture, Brard et Saint-Omer, immortalisés par Joseph Prudhomme ; tous deux s’étaient accordés pour attribuer à Julie les lettres anonymes trouvées devant la maison de Choisy. Quant à Bourrée, il allait expier l’imprudence d’avoir inscrit sur son carnet d’adresses la trop explicite mention : — « Jette-le (ou Jette-la, ces deux premiers mots assez peu lisibles), vis-à-vis la grande porte. Cette petite phrase impliquait tout au moins sa complicité.

Le procès s’annonçait gros d’incidents, et il fallait que les Parisiens de ce temps-là fussent bien férus de romans judiciaires puisque les formidables événements politiques qui secouaient alors le monde leur laissaient assez de liberté d’esprit pour prendre intérêt aux infortunes de la comtesse de Normont. On était, en effet, au printemps de 1814 : l’Empire s’effondrait ; après de suprêmes et glorieuses batailles, Napoléon vaincu, abandonné de tous, abdiquait à Fontainebleau. La Révolution était définitivement close : après vingt-trois ans d’exil, les Bourbons récupéraient leur trône. La France vivait des heures de fièvre et chaque jour était marqué d’un événement grandiose. Le 3 mai, Louis XVIII, inconnu la veille, entrait triomphalement à Paris qu’il n’avait pas revu depuis cette nuit de juin 1791 où déguisé en Anglais, muni d’un faux passeport, il se risquait à gagner la frontière, tandis que le Roi et la Reine entreprenaient de leur côté le fatal voyage qui devait se terminer à Varennes. Avec Louis XVIII revenait de l’étranger l’unique survivante de la tragédie du Temple, madame Royale, fille de Louis XVI, qui s’évanouit en pénétrant dans ces Tuileries d’où l’émeute l’avait chassée avec ses parents au matin du 10 août 1792. Eh bien, malgré cette succession ininterrompue de coups de théâtre, réjouissants pour les uns, inquiétants pour d’autres, émouvants pour tous, on attendait avec une impatiente curiosité le jugement de l’affaire de Choisy-le-Roi dans l’espoir que les débats publics donneraient enfin le mot de cette dramatique énigme.

On le vit bien, dès la première audience, le 12 mai. C’était une sorte de rentrée solennelle, car, depuis trois mois, le Palais chômait à peu près et l’on rencontrait dans ses galeries moins de toges que d’uniformes militaires. Pour Julie et Bourrée ce fut l’affluence des grands jours, la ruée des friands de procès fameux, un « concours immense », au dire d’un journal de l’époque. On peut assurer, sans hyperbole, que, depuis les Lits de justice du vieux temps où les rois se permettaient de morigéner leurs parlements, le Palais n’avait jamais retrouvé pareille assistance, le roi de Prusse et la plupart des princes étrangers profitaient de leur séjour à Paris pour se donner le régal d’une cause célèbre. Le prétoire était encombré de souverains et d’altesses auxquels Bellart allait asséner un de ces coups d’encensoir où il excellait et dont la diversité des gouvernements qui s’étaient succédé en France au cours de sa longue carrière lui avait donné la grande habitude. D’ailleurs, il faut bien reconnaître que son « compliment » aux monarques alliés doit être cité comme un inimitable exemple de pathos, d’emphase et de platitude. — « En présence de ces guerriers qui viennent par leur présence rendre à la magistrature l’un des plus brillants hommages qu’elle ait jamais reçus… puis-je oublier cette coalition de rois vraiment formée une fois pour le bonheur du monde, de ces souverains qui, fidèles à leurs intentions de ne faire la guerre que pour obtenir la paix, vainquirent leur victoire à laquelle ils ordonnèrent de se courber devant ce noble peuple que ses ennemis eux-mêmes estimèrent à toute sa valeur en jugeant qu’il avait été défait par sa haine pour son gouvernement, non pas par la force des armes seulement, et que le plus sûr moyen de triompher de ses résistances était de subjuguer son cœur… » Chacun des souverains alliés a son couplet du même ton : l’empereur de Russie, — « héros presque fabuleux, héros distingué par vos grâces non moins que par vos vertus chevaleresques,… dont le nom s’est décoré d’une gloire unique et nouvelle dans l’Histoire, en enseignant à l’Europe que la puissance des armes peut même faire couler des larmes d’attendrissement en devenant une puissance de protection et de bonté !… » — L’empereur d’Autriche, — avec allusion délicate mais alambiquée à l’ex-impératrice Marie-Louise : — « Père et monarque magnanime, prouvant par un grand sacrifice qui sera toujours présent à notre mémoire comme l’auguste holocauste qui s’est immolé au repos du continent, sera toujours présent à notre vénération, qu’un roi a ses peuples pour premiers enfants et leur intérêt pour principale affection de famille… » — C’est ensuite le tour du roi de Prusse : — « Digne héritier du grand Frédéric, frappé par la fortune comme le fut ce héros, comme lui supérieur aux revers, ballotté par les vicissitudes toujours impuissantes contre votre grande âme, et qui n’oubliez pas que si la valeur enchaîne quelques moments des ennemis, la modération seule donne pour toujours de fidèles alliés… »

Après cet éloge de la modération du roi de Prusse, dont les soldats, d’un bout à l’autre du territoire, étaient en train de rançonner et de piller odieusement la France, arrivaient la flagornerie pour Louis XVIII, depuis peu régnant, et le coup de pied décoché à Napoléon définitivement abattu : — « Recevez tous, monarques immortels, nos solennelles actions de grâces, surtout pour votre bienfait le plus inestimable, pour l’aide que vous nous donnez à reconquérir ce bon roi, toujours l’objet de notre amour, de nos regrets, de nos vœux, que son peuple a pu ne plus voir mais qu’il n’a jamais oublié, dont la présence toute seule est déjà un bonheur et dont les vertus comme les indulgentes résolutions nous assurent qu’après avoir fait l’expérience d’un maître qui ne voyait dans les hommes que des quantités algébriques à combiner, à déplacer, à détruire pour l’accomplissement de ses calculs cruels et gigantesques, nous révéleront enfin les douceurs du gouvernement d’un roi paternel qui voit ses sujets comme des êtres sensibles confiés par la Providence à ses soins pour s’occuper avant tout de leur fidélité… »

Tel était le style à la mode et cet amphigourique prologue fut très apprécié. Mais qu’on se représente Julie Jacquemin et son compère Bourrée, assis entre leurs gendarmes au banc des accusés, submergés par ce flot d’éloquence à laquelle, malgré leurs efforts, ils ne devaient rien comprendre, et jugeant, sans doute, qu’on s’occupait bien peu de leurs têtes, enjeux et attraits de cette mémorable cérémonie. L’un et l’autre disparaissaient dans cette apothéose et on s’étonnait que de si piètres personnages fussent l’occasion d’une si solennelle parade. Julie, petite, maigre, terne, sombre, coulait des regards sournois sur les magistrats et les témoins ; Bourrée semblait hébété et ruminait manifestement l’explication qu’il pourrait bien fournir de la malencontreuse note découverte sur son agenda : — « Jette-le vis-à-vis la grande porte. » Au banc de la défense, Bellart, maître Pesse et maître de Sèze, — le fils du célèbre avocat de Louis XVI, — assistaient les accusés. La tâche du jeune de Sèze, chargé spécialement de la défense de Bourrée, s’annonçait rude, car comment persuader aux jurés que la terrible phrase du carnet, tracée de la main de l’inculpé, n’équivalait pas à un aveu formel de culpabilité ? De Sèze avait, à ce sujet, questionné cent fois son client, qui n’avait su que répondre, jurant que jamais il n’avait écrit ça et qu’il était bien certain que son agenda ne contenait rien d’autre que des adresses. À force de lire, de relire, de comparer, de méditer sur cette page fatale du livret, l’avocat eut une inspiration soudaine. Il se lève, quitte l’audience, traverse Paris en hâte, s’informe, enquête et reparaît à la barre le front radieux, le visage souriant. Au lieu de l’indication lue par les plus habiles experts : Jette-le vis-à-vis la grande porte, de Sèze a cru déchiffrer : Gillet, vis-à-vis la grande poste… Il a couru « d’un saut » jusqu’à la grande poste et il vient d’apprendre de tous les voisins que, l’année précédente, un certain Gillet habitait en face des bureaux de cette administration ; il est mort depuis peu, mais sa veuve vit encore et demeure toujours au même endroit. — Gillet, vis-à-vis la grande poste : c’est bien une adresse, et le pauvre Bourrée échappe à l’échafaud.

Ce fut le plus notable incident des dix longues audiences consacrées aux débats : cent soixante témoins furent entendus ; les dépositions de madame de Mellertz et de Normont ne semblent pas avoir été remarquées ; Leverd, dans l’instruction, s’était acharné contre sa sœur que, sans certifier sa culpabilité, il traitait de « méchante femme », capable des pires fourberies. Tout Choisy défila à la barre, rendant un témoignage louangeur des vertus, de la douceur, de l’amabilité, de la résignation d’Élisabeth de Normont. Chacun s’accordait à proclamer qu’elle n’avait jamais été folle et on eut connaissance d’un rapport du docteur Berthet qui, ayant examiné la comtesse à la requête du juge d’instruction, la déclarait absolument saine d’esprit.

Elle était là, à l’audience, « vive, brillante, emportée », très belle, d’ailleurs, « grande et forte », parlant beaucoup, avec une aisance et une volubilité singulières. Elle s’enhardit bien vite, au point qu’elle paraissait diriger les débats, rayonnante de voir écroulée entre les gardes, au banc d’infamie, son odieuse rivale, et de prendre devant ce parterre de rois, de princes et de hauts personnages, une revanche plus magnifique que tout ce qu’elle avait pu rêver. Sous son impulsion l’affaire se transformait : on avait moins l’air d’instruire le procès de Julie Jacquemin que celui de madame de Mellertz et du comte de Normont. De fait, l’obscure accusée n’intéressait personne. Maître Pesse plaida pour elle, sans talent, sans chaleur ; mais Bellart prit la parole et la garda durant trois heures, établissant l’invraisemblance de l’attentat et désignant comme la seule coupable Babet de Normont, l’accusatrice. De Sèze enleva l’acquittement de Bourrée rien qu’en démontrant qu’un nommé Gillet avait habité vis-à-vis la grande poste et cet acquittement eût dû, logiquement, entraîner celui de Julie, puisque, si Bourrée n’était pas coupable, on ne pouvait plus reprocher à la servante que l’envoi de lettres restées sans effet. Est-ce afin que les princes de Prusse présents à la dernière audience ne se fussent pas dérangés pour rien, et voulût-on, par gracieuseté, leur donner le spectacle d’une condamnation à mort ? On répugne à l’imaginer ; toujours est-il que tel fut le verdict rendu par le jury, à la grande majorité des voix. Le triomphe de Babet était complet, car cette condamnation atteignait moralement la Mellertz et M. de Normont et vengeait leur victime de dix années de camouflets, de dédains et de diffamations. Si l’histoire s’arrêtait ici, le mystère de l’hypothétique empoisonnement de Choisy serait définitivement éclairci, et la comtesse de Normont authentiquement disculpée d’avoir, par simulation, chargé la Cour d’assises de la débarrasser de son mari et de sa tante. Mais…


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Pour elle, comme pour tant d’autres qui atteignirent le Capitole de leurs ambitions, la Roche Tarpéïenne était proche. Le revirement ne tarda point. Dès le soir même du jugement, les princes de Prusse confiaient à leur auguste père leur étonnement de la scène à laquelle ils venaient d’assister : l’extrême sévérité du verdict leur paraissait injustifiée : le roi Guillaume pensant de même et grand admirateur de Bellart, fit savoir à celui-ci qu’il ordonnait à son ambassadeur, si la condamnation était confirmée, de solliciter en son nom, de la clémence du roi de France, la grâce de Julie Jacquemin. Le Moniteur universel du 22 mai critiquait, lui aussi, en termes voilés, l’impitoyable décision du jury : — « L’affaire, y lisait-on, présente cette double circonstance qu’il s’agit d’une simple tentative, et que la condamnation est prononcée contre la complice d’un crime dont les auteurs sont inconnus. » Il y eut même, dans la coulisse, un incident dont la discrétion toute administrative des correspondances officielles ne permet pas d’évaluer l’importance : il apparaît bien que le conseiller Cholet, président des assises, fut assez vertement rabroué par son chef hiérarchique le garde des Sceaux, ministre de la Justice, chancelier de France, pour avoir tenu un peu de travers la balance symbolique et fait ressortir avec trop d’insistance, dans son résumé des débats, les charges qui pesaient sur l’accusée. Il s’excusa de son mieux, prétextant sa fatigue après dix jours d’audiences et manifestant humblement son espoir que l’arrêt rendu par lui serait réformé par la Cour de cassation : — « Elle désirera peut-être, écrivait-il, découvrir dans la procédure quelque omission qui lui fournira le moyen d’intervenir. » Bien plus, la Cour suprême qui, comme l’on sait, ne peut casser un jugement que pour un vice de forme, la Cour suprême elle-même se montrait disposée à s’attendrir et laissait entrevoir « qu’elle saisirait avec joie un moyen de sauver l’innocence ».

Devant ce retournement de l’opinion, Bellart n’abandonne pas la lutte. Se défiant de sa conviction, il réunit un aréopage composé de jurisconsultes éminents, d’experts éclairés, de médecins en renom qui étudient l’affaire depuis ses origines : tout est passé au crible ; on épluche le moindre témoignage ; on visite de fond en comble la maison de Choisy ; on contrôle les dépositions ; on scrute la moralité des témoins. Les avis furent unanimes ; il n’y avait pas eu d’empoisonnement ; Julie était innocente et les preuves alléguées contre elle se retournaient toutes contre la comtesse de Normont. Alors commença la bataille des Mémoires ; une vieille coutume du Palais, née au temps des Parlements, autorisait les avocats à publier par avance les motifs de leur conviction et à prendre le public pour confident de leur argumentation. Les factums pour ou contre Julie Jacquemin abondèrent : il faut dire cependant que la canonnade de ses défenseurs, alimentée par les fonds de Normont, fut plus nourrie que celle des Leverd. Il y eut la Fable de l’empoisonnement de Choisy-le-Roi, — 280 pages in-4°, — à quoi l’adversaire allait riposter par un Mémoire pour madame la comtesse de Normont, rédigé par Billecoq, — 260 pages du même format. Bellart suscita une imposante Consultation sur l’événement arrivé à Choisy, bientôt suivie d’une Consultation sur une tentative prétendue d’empoisonnement ; et on lut encore un second tome — 292 pages — de la Fable de l’empoisonnement de Choisy où les plus insignifiantes, les plus intimes péripéties du drame du 1er avril étaient pesées, commentées, examinées à la loupe. De cette littérature à double face dont l’opulence découragerait tous autres lecteurs que les intrépides, a été tiré en partie le présent récit et voilà expliquées les tergiversations et l’incertitude finale du narrateur.

Les contemporains, les magistrats eux-mêmes ne devaient jamais connaître le fin mot de l’affaire : la Cour de cassation, heureuse de découvrir une lacune dans le procès-verbal des audiences, annula le verdict de mort et renvoya la cause devant les assises de Seine-et-Oise où les nouveaux débats s’ouvrirent le 11 novembre 1814. Le conseiller Bourguignon présidait ; le substitut de la Palme occupait le siège du ministère public. Julie Jacquemin était assistée par maître Bonnet qui avait soutenu son pourvoi en cassation et auquel elle devait ainsi les six mois de vie — et d’angoisses — écoulés depuis sa condamnation.

La salle du Tribunal regorgeait de curieux ; toute la société de Versailles, belles dames, officiers retraités, survivants de l’émigration qui, rentrés de l’étranger, s’étaient fixés dans la ville du grand roi avec l’espoir d’y retrouver les mœurs et la quiétude d’autrefois, se portaient au Palais de justice, et les sympathies de cette assistance penchaient plutôt vers le comte de Normont et madame de Mellertz que vers Babet, la fille du peuple qui, s’étant introduite dans une ancienne et noble famille, y avait jeté le trouble et la désolation. On plaignait ces gens de l’ancien régime, obligés de défendre leur honneur contre les attaques de cette ingrate, spécimen suspect des nouvelles couches sociales, et qui, pour les esprits volontairement attardés, représentait la Révolution dans ce qu’elle avait de plus subversif et de plus néfaste.

Babet, elle, ignorante des préventions de ce nouvel auditoire, toute glorieuse encore du succès que lui avaient valu à Paris, devant un tout autre public, sa crânerie et son assurance, se flattait de dominer facilement ces provinciaux et de remporter sans peine une nouvelle victoire. En quoi elle se fourvoyait : son ton avantageux déplut ; on fut choqué de l’opiniâtreté qu’elle apportait à englober dans l’accusation son époux et sa tante, tout en protestant qu’elle ne songeait pas à les inculper. Certes la comtesse de Normont se refuse à accabler son mari, mais elle a bien soin de diriger contre lui les dépositions des témoins. Tout ce qu’elle dit le compromet et l’implique dans le procès criminel. Hardie, élégante, avec des gestes de comédienne ménageant les effets d’un rôle studieusement appris et répété, Babet n’a certes pas l’air ni le ton d’une victime, mais bien d’une implacable virago acharnée à sa rancune. Sans baisser les yeux, elle précisera en détails scabreux les preuves qu’elle a surprises des relations de son mari avec madame de Mellertz. Elle s’amuse à le ridiculiser et si elle parvient à égayer l’assistance aux dépens du pauvre homme, au lieu d’avoir honte, elle rayonne. Elle raconte, sans confusion, que, le soir de son mariage, sa tante est venue dans la chambre nuptiale et a « mis Normont nu comme l’enfant qui vient de naître ». Prenant plaisir à dégrader celui dont elle porte le nom, elle révèle que, pendant huit ans, Normont « allait tous les soirs ôter ses bas et sa culotte dans la chambre de madame de Mellertz et que le matin il y retournait pour y faire sa toilette ». Elle s’étend sur ces griefs et sur d’autres tout aussi étrangers au procès, puisque le mari ni la tante ne sont en cause et qu’il s’agit seulement de savoir si Julie est une empoisonneuse.

Il semble que le président des assises et les avocats de l’accusée, sentant que madame de Normont faisait fausse route, la laissaient parler, attendant qu’elle s’enferrât. Une lueur pouvait naître d’un mot de trop, d’une allégation trop évidemment mensongère. Elle ne discernait rien, heureuse de déverser sa bile, marchant droit vers le piège qui lui était tendu. Elle y tomba maladroitement et s’y trouva prise.

On venait d’entendre la déposition du docteur Chaussier démontrant l’impossibilité et l’invraisemblance de l’empoisonnement. — « Tel est, dit-il, l’avis de nombreux médecins, entre autres du célèbre docteur Dubois, lequel croit bien avoir reçu, sept ou huit ans auparavant, la visite de la comtesse de Normont, venue pour le consulter au sujet de prétendus mouvements nerveux qui n’avaient rien de réel… » Babet se lève, s’écrie que le fait est faux et « qu’elle n’a jamais vu M. Dubois qu’en gravure sur les quais ». Le président ordonne que le grand chirurgien sera cité à comparaître. Il se présente le surlendemain, — c’était le 23 novembre, — et déclare que, il y a plusieurs années, étant à sa maison de campagne de Vitry, près Choisy, « une dame, grande et élancée, l’a consulté au sujet d’une contraction nerveuse du visage dont elle se disait affligée depuis un vol commis dans sa maison. Il l’examina et diagnostiqua sans hésitation que cette affection était feinte et qu’il avait affaire à une simulatrice.

— Reconnaîtriez-vous cette dame ?

— Je ne crois pas ; il y a longtemps que j’ai reçu cette visite. »

Babet s’avance majestueusement, soulève son voile, enlève son chapeau et, se postant à deux pas du témoin : « Monsieur Dubois, dit-elle, je vous livre ma figure et ma voix. »

Sans presque la regarder, Dubois, visiblement embarrassé, répond simplement : « Je ne crois pas reconnaître madame. »

Alors, exultante, Babet annonce d’une voix sonore qu’elle va révéler un grand secret, qu’elle a eu le tort de taire jusqu’alors. — « Oui, messieurs, s’écrie-t-elle, une personne s’est présentée chez monsieur Dubois, et cette personne est l’accusée Julie. Elle y est allée non pas une fois, mais deux fois, conduite par M. de Normont qui lui donnait dix médecins tandis qu’il m’en refusait un seul… »

Le président invite Dubois à regarder Julie Jacquemin.

— « Je jure sur mon honneur, atteste le chirurgien, que je n’ai jamais vu l’accusée, et si l’une de ces deux femmes est venue chez moi, c’est madame » ; — il désigne du doigt la comtesse de Normont. — « Je viens de la reconnaître à sa petite toux sèche. »

Babet, désarçonnée, se trouble, essaie de détourner l’incident en se lançant dans une histoire de lettres anonymes ; mais le conseiller Bourguignon la ramène à la question : il fait comparaître M. de Normont, trop reconnaissable à son visage grêlé et son œil unique. Dubois déclare ne l’avoir jamais vu ; d’ailleurs la simulatrice est venue seule chez lui. Madame de Normont s’est reprise ; elle s’étonne qu’après avoir affirmé ne pas la reconnaître, le témoin se soit si brusquement donné à lui-même un démenti. Quelle confiance accorder à une déposition si flottante ? Tandis qu’elle parle, Dubois l’observe attentivement, fixant sur elle son regard pénétrant d’impeccable physiologiste, et, tout à coup, l’interrompant :

— « Madame de Normont persiste, fait-il d’un ton très net ; eh bien, je la reconnais formellement ; et j’affirme que c’est elle qui est venue chez moi. »

Une grande rumeur monte de l’assistance. Enfin ! Tout s’éclaire ! Puisque madame de Normont a simulé son tic nerveux, elle a pu simuler pareillement l’empoisonnement. C’est elle la coupable, et la pauvre Julie est innocente. La belle plaidoirie de maître Bonnet rallie les derniers hésitants et Julie Jacquemin, naguère condamnée à mort par le jury parisien, est acquittée à l’unanimité par le jury versaillais. Le ténébreux mystère de cette longue intrigue est maintenant percé à jour.

Non ! Car en proclamant l’innocence de Julie et bien que la question ne leur ait pas été posée, les jurés inscrivent dans leur déclaration un considérant par lequel ils affirment leur conviction absolue de la réalité de l’empoisonnement. La comtesse de Normont n’a point menti ; elle a été bien véritablement la victime d’un attentat dont les auteurs restent inconnus. De sorte que cette contradiction oblige la Cour à prononcer un verdict ambigu : elle rend justice à Julie, mise sur-le-champ en liberté, et donne néanmoins raison à son accusatrice ; il est donc ordonné, en conséquence, que les auteurs du factum intitulé la Fable de l’empoisonnement de Choisy devront supprimer ce titre qui taxe d’imposture la comtesse de Normont dont la véracité est ainsi authentiquée par un jugement solennel.


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Sauf Julie qui, ramenée par Normont à Paris, rentra rue Meslay en triomphatrice acclamée, cette conclusion hétéroclite ne satisfaisait pleinement personne, puisqu’elle ne donnait pas la solution de la harcelante énigme. On expliquait l’anomalie de la déclaration du jury par le désir d’étouffer à tout jamais un conflit qui se présentait comme inextricable, et aussi par la crainte d’exposer à son tour madame de Normont à des poursuites pour accusation calomnieuse, ce qui aurait remis tout en question sans plus de chance de faire la lumière. On voulait simplement « en finir ». Nul ne saura donc jamais si l’on doit croire à l’hypocrite férocité de la tante ou à la monstrueuse imposture de la nièce. Les défenseurs de Julie eux-mêmes ne semblaient pas là-dessus renseignés et, dans une lettre insérée au Moniteur du 1er décembre 1814, ils émettaient l’espoir que « la Providence permettrait un jour que le secret de cette fatale affaire fût révélé ». Et bien des années plus tard, Billecoq, écrivant l’éloge de Bellart, disait : — « Nous fûmes, de part et d’autre, dans le procès Normont, adversaires très animés, parce que chacun de nous avait sa conviction qui lui est demeurée entière et dont aucun de nous ne s’est jamais départi. »

Le peu que l’on connaît du sort postérieur des personnages mêlés à ce drame confus ne permet pas non plus une opinion précise. On peut affirmer cependant que l’auteur, quel qu’il fût, des lettres anonymes découvertes au matin du 1er avril devant la grande porte de la maison de Choisy connaissait bien madame de Mellertz : — « la révolution la fera mourir », y lisait-on. En effet, la tante de Babet, usée par son séjour en prison et par les émotions éprouvées, ne survécut que quatre mois au procès de Versailles. Elle mourut à sa maison de la rue Meslay le 23 avril 1815. À cette époque, les tribunaux civils retentissaient encore du nom de Charles de Normont et de celui de sa femme. L’instance en séparation, interrompue par le procès criminel, se poursuivait, donnant prétexte à de nouveaux Mémoires : Bellart et Bonnet soutenaient la plainte de Normont, Billecoq et Delacroix-Frainville défendaient Babet. Le jugement prononça la séparation au bénéfice du mari ; il était motivé « sur la conduite de madame la comtesse de Normont qui avait impliqué et compromis son époux au cours de l’instruction judiciaire et des débats devant les cours d’assises ». Elle ne fit point appel, jugeant bien que tout rapprochement serait impossible.

Normont n’épousa pas Julie puisque le divorce étant aboli depuis la Restauration, il ne put reconquérir sa liberté. D’ailleurs, il serait inélégant de franchir la limite qui sépare l’Histoire de l’indiscrétion, et, bien qu’il n’existe aucun descendant direct des principaux personnages qui ont figuré dans ce récit, on risquerait, en poursuivant l’enquête plus avant, d’éveiller des souvenirs depuis longtemps endormis et pénibles pour de très honorables familles. Il suffit d’indiquer que Charles de Normont mourut à Bruxelles en 1833.

Élisabeth Leverd, comtesse de Normont, avait obtenu par le jugement de séparation, la jouissance viagère de la maison de Choisy, car c’est là qu’on la retrouve, vivant pendant de longues années avec son père et sa mère. L’immeuble existe encore, tel, apparemment, qu’il se comportait[sic] en 1813, sauf que le jardin a, depuis lors, été morcelé ! C’est un bel hôtel dont la principale façade est en bordure de l’avenue de Paris et dont la grande porte s’ouvre sur l’ancienne rue des Savarts, devenue, depuis peu, la rue de Verdun. Un bâtiment comprenant les dépendances est en retour sur la rue Saint-Louis. Leverd mourut là, le 27 mars 1830 ; l’acte de décès le qualifie de rentier et de chevalier de la légion d’honneur, ce qui ne laisse pas que de surprendre un peu. Lui disparu, il paraît probable que, afin d’augmenter leurs ressources, sa femme et sa fille mirent en location le principal corps de logis et se confinèrent dans le petit bâtiment de la rue Saint-Louis, car c’est le domicile indiqué sur les actes de l’État civil. Madame Leverd décéda le 20 octobre 1845 ; elle avait quatre-vingt-six ans. Cinq ans plus tard mourait à soixante-cinq ans, le 19 mars 1850, Élisabeth Leverd, « veuve du comte Charles de Normont » ; deux de ses cousins germains déclarèrent son décès : Jean-Stanislas Leverd, rentier, à Paris, et Barthélemy Bladier, directeur de la comptabilité de l’Administration des biens de M. le duc d’Aumale.

FIN