Babylone/03

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Simon Kra (p. 50-72).

CHAPITRE III

LA BUVEUSE DE PÉTROLE

Toute la famille, réunie autour de la cuisinière qu’on vient de déficeler, écoute l’histoire de la chouette.

Parce qu’elle connaît les merveilleux secrets des rêves, l’enfant tout à l’heure est entrée de plain-pied dans celui de la grand-mère. Mais elle a été la seule et les autres, le grand-père, la mère, les gendarmes n’y ont vu que du feu. Aussi, la conteuse qui sent la quasi-unanimité de l’auditoire à sa merci, Orphée d’un nouveau genre, fait-elle tout son possible pour entraîner les écouteurs dociles, parmi les forêts du mystère et de la peur.

L’effroi qui marque chaque visage, lui permet de mesurer son charme, mais elle évite le regard d’une petite fille qui a trop bien compris l’étrange farce de mémoire et se rappelle qu’hier encore, cette inspirée usait de mots scientifiques et incompréhensibles, empruntés au vocabulaire du savant son mari, pour rendre compte de ses états d’âme. Or, parjure à tout un passé positiviste, la nouvelle sibylle, d’un seul coup, a jeté aux chiens les déductions affûtées, armes logiques à tir sûr et direct, flèche de raison, tout ce qui constituait l’arsenal de ses arguments habituels. Un mépris bien neuf lui interdit l’usage de termes, références qui l’ont, toute sa vie, légitimée. Elle n’a d’ailleurs point perdu au change, puisqu’elle oublie sa terreur initiale au seuil de la cuisine, en présence du corps garrotté, que l’empire du monde ne l’eût pas décidé à toucher. Le champ de bataille sur le carreau, de la meilleure foi du monde, elle pourrait affirmer qu’elle y fut à son aise et tout aussi impériale que Napoléon à Austerlitz. Les taches fleuries, en sinistres soupçons le long des murs, dont elle se demandait si elles étaient du sang de poulet ou de domestique, elle les ajoute au bouquet de ses pressentiments.

À chacun de ses sens elle reconnaît un pouvoir de pénétration égal à celui des rayons X, et, pour un peu, s’affirmerait absolue maîtresse des destinées qui l’entourent. Conséquence : la cuisinière qui s’était crue au tombeau, soudain se sent renaître par la grâce d’un énergique : « Vous vivez, ma fille, vous n’avez pas été assassinée. »

Cette simple phrase répétée deux ou trois fois et, petit à petit, un à un, elle a repris ses esprits. La voilà maintenant qui traverse d’un pas gaillard le cercle de la famille et de la maréchaussée, pour retourner à ses casseroles.

Mystère d’un cordon-bleu ressuscité, cette rougeaude qui met du pain à tremper pour la soupe, sans doute fût-elle glissée au néant, si sa patronne, elle-même, ne l’avait repêchée, obligée de continuer à vivre.

Pleurs, pleurs de joie, pleurs d’orgueil, pleurs de triomphe. Pentecôte domestique, la flamme bleue du fourneau à gaz va-t-elle venir se plier autour d’un front où, soixante armées durant, furent seules admises les pensées bien enchaînées, les hypothèses sans éclat, les déductions sages à paraître ternes. Mais, une telle humilité, pour qui savait y voir, de tout temps, fut annonciatrice d’un grand destin. Le cambriolage a été une pomme de Newton. Une pomme douloureuse sans doute, mais puisque le théâtre du crime incite aux comparaisons alimentaires, la sagesse des nations ne dit-elle pas qu’on ne fait jamais d’omelette sans casser d’œufs. Au reste, si Newton avait reçu sa pomme sur le nez, au lieu de la voir tout bêtement tomber à terre, qui sait si la modalité de cette chute ne nous eût point valu deux découvertes au lieu d’une ? Quoi qu’il en soit, n-i ni, fini le règne de la monotonie. Une ère sans couleur est révolue. À nous, l’éloquence, les étranges volontés, leurs surprises et leurs miracles. Une bonne a été la première à bénéficier de ce fluide. Déjà elle prépare un repas lyrique. Il suffit de la voir éplucher ses pommes de terre pour la deviner poreuse aux plus subtils effluves. La famille, la maréchaussée ont appris de qui désormais dépend leur sort.

Poitrines oppressées, cœurs qui vont tambour battant, il y a du prodige dans l’air. Parlez du nez de Cléopâtre, Pascal, et tant qu’il vous plaira, l’honnête et jusqu’à ce jour réaliste épouse du plus fameux psychiâtre de la troisième République sait que les gourgandines, les Cynthia ne sont pas seules à bénéficier, pour leur usage personnel, de certains dons. Dehors, un soir d’été pèse sur les jardins de toute sa masse, mais sa lourdeur n’écrasera, ne froissera pas même les mystères pourtant fragiles de cette maison, car déjà s’épanouit silencieux et invisible tout un gulf stream d’ondes magnétiques. À même le désordre d’une cuisine que les bandits ont saccagée, un espoir inattendu fait la roue. Sanglés dans leurs tuniques, des gendarmes d’Île-de-France ouvrent la bouche pour mieux entendre ! Un matérialiste septuagénaire et convaincu, d’écouter la compagne de sa vie, soudain, a senti s’effriter ses plus impérieuses certitudes. Une jeune femme qui n’avait pas encore souffert dans son corps, d’être privée d’amour, parce qu’elle ne trouve rien de mieux pour apaiser la soudaine et inquiétude fringale de ses doigts, caresse les cheveux d’une petite fille qui, elle, sans broncher, écoute l’invocation aux étoiles, aux planètes, dont la joie trop scintillante tout à l’heure fera frémir les uns et les autres, comme si le ciel pris à témoin n’était qu’une énorme injustice aux dents de lune.

Oiseau de sinistre augure chapeauté en veuve, du sommet d’une armoire de thuya et palissandre, comme de quelque néfaste Olympe, tes yeux où brillait un regard familier, quel sort ont-ils jeté sur cette famille ? Le brigadier ceinturonné, botté, lui-même est si ému que, pour reprendre ses esprits, avant de commencer son enquête, il a demandé qu’on lui verse un peu d’eau de Cologne sur son mouchoir. Maintenant, afin de se donner une contenance, il frise ses moustaches, mais continue à n’en mener pas large. Il surveille le fourneau, comme s’il craignait de voir des hiboux, par légions, s’en échapper. Seule, l’enfant a conservé son sang-froid. Du fond du cœur elle remercie la tante au ventre de plumes et long voile, grâce à qui vient d’être enfin rompue la monotonie des jours. Une bassinoire de cuivre, derrière la tête de la nouvelle mystique, dessine une auréole fauve, et, touché par tant de majesté, le vieux savant, qui voudrait trouver, dans le désordre de son esprit, de quoi étayer sa foi chancelante, fortifier sa soumission déjà moins certaine aux faits, sans frustrer d’une grandeur inattendue celle qui porte son nom, en toute conscience, cherche quelles raisons, logiquement, ont bien pu décider sa défunte belle-sœur à se métamorphoser, ainsi, en chouette.

— Peut-être est-ce encore un nouveau coup de Cynthia. Pourtant nous avons toujours fait pour elle tout ce qui était de notre devoir.

— Si quelqu’un a quelque chose à se reprocher, ce n’est certes pas de notre côté.

— Alors ?

— Alors, reprend la grand-mère, cet ensemble de faits me trouble d’autant plus que, si nous avons toujours été, ma chère sœur et moi, comme les deux doigts de la main, il me faut bien avouer que, par exception, à la mort de la cousine de Compiègne, dont nous étions les deux seules héritières, nous avons eu une scène et des plus violentes et, précisément, à propos du bracelet de cheveux de l’impératrice Eugénie, que nous voulions conserver l’une et l’autre. J’invoquais mon droit de primogéniture, à quoi elle répondit que mes convictions républicaines me destinaient peu à être la dépositrice d’une relique impériale. N’étant point parvenues à nous accorder, nous tirâmes le bracelet au sort. Il me fut attribué et, jamais plus, avec ma pauvre sœur, nous ne parlâmes de la discussion que nous avions eue à son sujet. Or, tout à l’heure en rentrant, lorsque, dès le vestibule, j’ai compris ce qui venait de se passer, savez-vous dans quelle chambre je suis allée ? Je me suis précipitée dans le salon bleu et j’ai été droit à la vitrine qui contenait le souvenir. Il n’y était plus. Sa place était vide. Les bandits avaient emporté le bracelet…

Le chœur familial de reprendre sur le mode funèbre :

— Le bracelet.

— Oui, le bracelet, le bracelet en cheveux de l’impératrice Eugénie.

— Un bracelet en cheveux d’Impératrice.

— En cheveux d’Impératrice, vous l’avez dit, ma fille.

— Madame peut croire que j’aurais mieux aimé qu’ils me tuent, si seulement j’avais pu les empêcher de le prendre. Quand je les ai vus, je leur ai dit : « Des fois que vous me passeriez sur le corps, plutôt que de partir avec un bien qui n’est pas le vôtre. » Alors les garnements ont ri tout leur saoul et elle, Madame, elle m’a traitée de vieille baderne.

— Elle, qui elle ? il y avait donc une femme dans la bande ?

— Eh oui, Madame, et même que je l’ai maudite. Je ne suis qu’une pauvre bougresse de cuisinière, n’empêche que je l’ai maudite et à la face du ciel et de la terre. Après toutes les bontés que Monsieur et Madame ont eues pour elle.

— Nous la connaissons donc ?

— Si Madame la connaît ! Je m’étonne même que Madame, voyante comme elle l’est, n’ait pas encore deviné.

— Taisez-vous, je sais, je sais : Lucie, la petite femme de chambre…

— Voilà encore une fois Madame qui tombe juste. Oui, Madame, la femme de chambre et son bon ami l’aide jardinier, et encore des tas de copains à eux. Voilà belle lurette que j’en ai gros sur le cœur. Si j’avais su, il y a longtemps que j’aurais parlé, mais j’étais bête à force de bonté. D’abord je ne me suis doutée de rien. Ça vous avait des yeux baissés, un air innocent, mais fiez-vous aux saintes-nitouches. Primo, elle avait un caractère, cette fille. Des jours une vraie chipie, d’autres on était à tu et à toi, si bien qu’on ne savait jamais sur quel pied danser. Et puis elle aimait trop la vadrouille. Pour l’excuser, je cherchais des raisons : C’est une anémique, que je me disais. Le fait est qu’elle vous avait des mines de papier mâché. Dame, on a beau se coller plein de rouge sur la margoulette, lorsqu’on gigote jusqu’à des trois heures du matin… à Paris tous les soirs bal et rebal, je te danse et je te redanse. Bien souvent elle ne rentrait pas avant potron-minet et, le dimanche après-midi, pour se reposer, le cinéma. Quand on est venu ici, elle a pris des airs, à croire qu’elle avait tout à fait perdu la boule. Est-ce que j’étais sa mère pour l’empêcher de verser à pleines cuillerées du vinaigre dans tous ses plats ? C’est comme pour la moutarde. Elle en étalait des épaisseurs sur son pain, mordait au beau milieu d’une tartine, de quoi faire éternuer tous les diables, et se mettait à pleurer comme une Madeleine. La vie est déjà bien assez triste sans qu’on se force à manger des choses qui vous tirent les larmes aux yeux. Mais allez faire entendre raison à cette butée. Un jour, je suis rentrée dans ma cuisine comme elle suçait un morceau de charbon, un autre, c’était à n’en pas croire ses yeux, elle buvait du pétrole. Le soir du pétrole elle a été malade, mais d’un malade à rendre tripes et boyaux. Alors tout de même je me suis permis une petite observation. Elle m’a répondu que c’était pour faire comme la nièce de madame, mademoiselle Cynthia, qui buvait, fumait, prisait des tas de cochonneries, dont la Lucie m’a dit les noms, qui étaient des drôles de noms que je ne rappelle pas. Tout le temps que la rouquine était là, elle lui chipait ses trucs, s’en flanquait un bon vieux coup, puis fermait les yeux, et elle se croyait au paradis. Moi, je lui ai dit que tous ces systèmes c’étaient ni plus ni moins que des poisons, et que, si elle tenait tant à imiter quelqu’un, elle ferait mieux de ne pas choisir la Cynthia. Ouitche. Elle en était coiffée, et maintenant qu’elle ne pouvait plus fouiller dans son bazar à vices, parce que, révérence parlée, elle voulait à tout prix se rendre dingote, elle bouffait du charbon et s’envoyait des lampées de pétrole. Madame pense bien que plus d’une fois je me suis demandée d’où ça pouvait venir pour avoir de tels goûts. Je l’ai souvent questionnée sur sa famille. Elle n’aimait pas ce sujet. Tout ce qu’elle m’a jamais avoué, c’est qu’elle avait un frère qui doit s’occuper dans l’aviation, puisqu’il est, à ce qu’elle prétendait, un monte-en-l’air…

Lucie, buveuse de pétrole, aussi jolie avec son tablier blanc que les petites maids des films américains. L’enfant la revoit assise dans la lingerie, un refrain aux lèvres. Les monte-en-l’air. Cette grosse bête de cuisinière ne comprend rien à rien, et la femme de chambre avait un sourire si pâle, si doux, quand pour une petite fille qui connaissait et savait garder son secret, elle chantait une chanson aux paroles plus tristes que la pluie d’hiver sur le zinc, la chanson des monte-en-l’air. Des pleurs brillaient dans ses yeux que les tartines de moutarde avaient, depuis longtemps, habitués à la voluptueuse torture des larmes.

Frêle petite buveuse de pétrole, une enfant écoutait l’histoire de votre monte-en-l’air, le gars costaud et souple qui n’a pas froid aux yeux. Surpris en train de visiter un appartement, il est sorti par la fenêtre et pendant des heures il a erré sur les toits de Paris. Ses espadrilles blanches à rubans bleus trouaient la nuit, les chats miauleurs s’enfuyaient entre ses jambes et vingt fois, par leur faute, il a failli se rompre le cou. Le froid mordait à même ses muscles, mais la police a dû attendre le petit matin et ses traîtrises aigres avant d’avoir raison de son courage. Enfin on s’est saisi de lui. On l’a enfermé pour des mois et des mois, dans la prison où, petit à petit, meurent de silence et d’immobilité tous ceux qui voulurent ressusciter le vent.

Afin d’oublier ses tristesses, sa sœur trop sensible a fouillé dans les armoires de Cynthia. Elle a trouvé de quoi reprendre confiance et puis le jardinier aimait à l’embrasser dans le cou. Hélas, le malheur fit qu’ils n’eussent pas un liard, et pourtant des amoureux ne peuvent vivre entre quatre murs. Alors comme le père et Cynthia, ils ont décidé de partir. Pour ne pas crever de faim en route, ils ont emporté les fourchettes, les cuillers, toute une argenterie dont personne ne se servait jamais et, parce qu’ils avaient du goût, qu’ils étaient sentimentaux, à cette quincaille ils ont ajouté le bracelet en cheveux de l’Impératrice Eugénie. Mais la fugitive, pourvu qu’elle n’ait pas froid dans l’auto qui fait se lever en frissons légers, légers, l’espoir sur les routes d’une épaisse nuit.

Le jardinier (il a de la force pour deux, a déclaré la grand-mère ce matin même en le voyant bêcher) doit la serrer bien fort pour lui tenir chaud. Et si elle ferme les yeux, elle voit des millions d’étoiles.

Amour, amour, fuite à toute vitesse, le père et Cynthia partis comme des voleurs, les voleurs partis comme le père et Cynthia. Deux couples ont dû crier de joie, au premier tournant, lorsque sont devenus à jamais invisibles l’ennui de cette bâtisse, l’orgueil des peupliers. Deux couples, c’est-à-dire huit yeux un peu fous. Les hommes acceptent de se sentir les esclaves de minces créatures leurs compagnes. Cléopâtre, dit-on, aimait à enrouler des serpents autour de ses poignets. Voilà qui vaut des bracelets en cheveux de l’Impératrice. Si pour cette Africaine le jeu a mal tourné c’est qu’elle l’a bien voulu. Cynthia, la petite femme de chambre n’ont pas un goût aussi théâtral et point ne leur est besoin, non plus, de batailles en haute mer pour connaître de miraculeuses tempêtes. Que le vent se taise, elles se ressusciteront par les drogues de leurs boîtes étranges, de leurs flacons secrets. Dire que cette grosse bête de cuisinière ne se rappelle même pas ce qu’il faut respirer, boire, fumer pour deviner le soleil dont les flammes dorent ces amantes. Espoirs chancelants, rêves qui ne savent encore à quoi s’accrocher, il va falloir inventer des mots dignes de baptiser les extases, aux foudres lyriques, dont l’enfant veut que, plus tard, soit traversée sa vie. Sans doute n’aura-t-elle jamais le courage de boire du pétrole, mais son ennui, elle saura bien, pour le griser, retrouver les filtres qui faisaient si profondément insondables les yeux d’une Cynthia. Bonheur, apothéose. Alors elle sera vengée des jours, des semaines, des mois, des années d’attente. Les échos du monde entier prolongeront les tonnerres de ses inoubliables minutes. Jamais plus de ces dîners autour d’une table sans joie. Déjà ce soir, la simple fuite d’une bonne amoureuse allume des astres inespérés à même l’habituelle monotonie. Que la patience est difficile. Tout à l’heure, après le discours de la grand-mère, l’interrogatoire de la cuisinière et les constatations d’usage, quand les gendarmes sont partis, l’enfant s’est sentie presque jalouse de ces gros hommes moustachus, pour qui toute grande s’ouvrait la nuit. Maintenant, regard dédaigneux sur une tranche de veau froid, plus que jamais elle regrette qu’on ait, sous prétexte d’hygiène, banni de cette maison la moutarde. Petite revanche, le grand-père, heureux d’avoir trouvé de nouvelles raisons de flétrir Cynthia, n’attendra point les légumes pour donner les noms que la cuisinière avait sottement perdus :

— Du joli, du propre, tempête l’homme de science. Et quand je songe que ces scandaleuses pratiques avaient pour théâtre ma maison. J’apprends que Cynthia ne se contentait point d’être une débauchée, une femme sans pudeur. Elle était, par surcroît, toxicomane. Sans doute a-t-elle été assez habilement vicieuse pour s’attacher qui vous savez par ces charmantes habitudes. Nous qui ne buvons que de l’eau, nous n’étions pas en mesure de lutter avec une créature qui offrait le luxe néfaste de ses paradis artificiels. Diable, diable, que pouvait-elle bien prendre ? De la cocaïne, de l’opium, de la morphine, de l’éther ? Voyez l’exemple : Lucie, cette domestique d’abord irréprochable, s’est mise à boire du pétrole ! Elle est devenue pétrolomane. Soit dit en passant, je signalerai cette curieuse perversion à quelque séance de l’Académie de Médecine. Malheureusement je n’aurai point d’autres cas à citer et ma communication ne sera guère étoffée. Il ne faudra rien déduire qu’avec la plus grande prudence. Voyons un peu. J’ai soigné des toxicomanes de tous les genres. Caractéristique commune : les uns et les autres se signalent par leur amoralité, ce qui n’empêche nullement les déviations spécifiques. Pour les pétrolomanes, je les croirais volontiers voleurs, comme les cocaïnomanes, menteurs, les morphinomanes peu soignés, les opiomanes sédentaires… »

— Les pétrolomanes voleurs. La jolie découverte que voilà. Au moins on ne peut vous accuser de vous compromettre par une trop grande audace dans l’hypothèse, siffle la grand-mère. La cuisinière elle-même ferait ce diagnostic. Une buveuse de pétrole fiche le camp avec d’inestimables souvenirs de famille. Vous concluez : Les pétrolomanes sont voleurs. Bravo. J’admire votre esprit de déduction. Il fait merveille. Le seul malheur est que nous ne sachions de quel côté nous tourner. Trêve de balivernes et avouez tout bonnement que vous, un psychiâtre renommé, un démonteur d’âmes, vous ne voyez pas plus clair à toute cette aventure que le premier pandore venu. Plus de trente années durant, j’ai eu, en vous, une foi aveugle. Je vous croyais un grand psychologue. Eh bien, cette affaire aura eu au moins le triste avantage de me dessiller les yeux. Je mesure ma naïveté, ma sottise. Votre science, c’est un mot, ça ne sert à rien.

— Quoi, quoi, ma bonne. Se peut-il ?

— Il se peut et j’ai bien dit. Voyez plutôt. Vous avez bien mené votre barque et la nôtre. Récapitulons. Vous choisissez pour votre fille un garçon sans principe. Cynthia vient vivre avec nous. Vous la trouvez charmante, parfaite, jusqu’au jour où elle nous enlève notre gendre. Ce jour-là, fort de votre déterminisme, vous concluez à l’inévitable. L’inévitable, l’inévitable ? Laissez-moi rire, vous vous prétendez soumis aux faits, mais vous pourriez vivre centenaire, que vous n’en apprendriez jamais rien. Votre maison va de mal en pis, et si le hasard avait voulu que je fusse assassinée, aujourd’hui, vous n’auriez pas même su donner la liste des objets dérobés. Enfin, grâce au ciel, je suis là, bien vivante, avec mes quatre membres, en chair et en os. D’ici peu, il sera mis bon ordre à cet état de choses.

— Mais ma bonne, que signifie ? Je ne comprends pas.

— Si vous ne comprenez pas, on ne demande qu’à vous expliquer. Dorénavant, je gouvernerai seule cette maison. J’y serai maîtresse et maîtresse absolue. Depuis mon rêve, ces pressentiments réalisés, je suis une autre femme. J’ai conscience de ma valeur, et n’accepte plus d’être soumise à vos méthodes. Écoutez-moi. Vos procédés expérimentaux, votre chère déduction, je leur ris au nez. Je crois au génie, à l’intuition. Vous n’êtes plus mon idole.

— Je ne suis plus votre idole, ma bonne, j’entends bien. Dieu merci, la pratique des sciences m’a donné une grande humilité. Votre attitude, pour douloureuse qu’elle me puisse être, je ne m’en plaindrai pas, du moins en mon nom propre. Mais vous, vous, chère amie, la compagne de mes travaux depuis un tiers de siècle, ne croyez-vous pas qu’il y ait quand même un peu de légèreté à changer aussi brusquement du tout au tout. Vous vous rappelez ma théorie des actes-champignons. Vous savez que je réserve ce nom à tout ce par quoi se manifeste une activité dont, logiquement, nous étions en droit d’attendre sinon le contraire, du moins quelque chose d’assez différent. Je m’explique : les actes-champignons sont tous les actes qui n’ont pas plus de causes raisonnables que les champignons de racines. Les uns et les autres risquent fort d’être vénéneux, encore que les imprudents aiment à s’en régaler. Par ailleurs, il est justice que la plante la plus spontanée, soit la moins bien accrochée au sol nourricier de toute végétation. Ainsi, les actes-champignons, dont les hurluberlus se plaisent à louer la prompte éclosion, les apparences éclatantes et, souvent, même, à tirer je ne sais quelle notion plus ou moins extravagante de liberté, les actes-champignons, vous dis-je, parce que rien de sage, de certain ne les attache, ne les fixe au temps et à l’espace, en dépit de l’empreinte, dont leur surprise marque l’esprit mouvant des hommes, nous savons ce que peut durer leur action. Qu’Alcibiade fasse couper la queue de son chien, une excentricité qui bouleverse trois jours durant la cité, aux yeux des générations futures, les seules juges que je me reconnaisse, ne prouvera que l’humeur instable de son auteur…

Pauvre vieux savant, perdu en pleine théorie des actes-champignons, pied à pied il défend une autorité domestique dont on essaie de le frustrer. Il n’y a jamais si fort tenu que depuis la minute qu’il la sent menacée. Le regret ride sa figure, la zèbre. Semblable frisson, jadis, décomposa le visage de la Grèce, le jour que naquit le vent de feu qui dessécha l’Ilissus, brûla l’illusion pacifique des oliviers, foudroya la sagesse des Philosophes, et confia aux échos d’un monde qui allait inventer les chaussettes, les panneaux-réclames dans la campagne, les autobus, les crises de conscience, les maladies vénériennes, les conserves de homard à la pieuvre, le ragoût de mouton, les talons en caoutchouc et le casse-noisettes :

Pan, le grand Pan est mort .

Du fouillis des dieux antiques, des héros spartiates, des généraux athéniens, une petite fille ne se rappelle que Pan, à cause de cette plainte. Robes d’eurythmie déchirées, polluées la force insouciante des athlètes et la plus blanche des laines blanches, on alla même jusqu’à priver les morts de leurs gâteaux de miel. Piètre compensation, désormais, leur fut accordé l’honneur des voiles noirs, de ces longs voiles qui traînent jusqu’à terre, quand du haut d’une armoire à glace, la mère de la dernière païenne vient annoncer des malheurs.

Pan, le grand Pan est mort.

Pan qui osa défier Phoebus. Lentement se sont éteintes les étoiles d’éleusis. Les profils parfaits se sont tordus. Le malheur et les hiboux surveillent l’univers. Mortes les Pythies aux cheveux de vipères, les belles inspirées à la bouche de feu, au regard d’eau. Une sorcière domestique, aujourd’hui, n’invoque les secrètes puissances que pour menacer les amoureux et, à leur poursuite, lancer la police de Seine-et-Oise. Si réussi ait pu être le bal des Tuileries, une boucle de lumière impériale vaut-elle que soient frustrés de seul bonheur possible deux jeunes gens qui n’avaient pas trente-six moyens de vivre l’un près de l’autre, sans le tourment d’une quotidienne servitude ?

La grand-mère, après le copieux exposé de la théorie des actes-champignons, décidément parjure au grave et modeste idéal, vient à nouveau d’affirmer sa foi toute fraîche, dans le génie, l’intuition. Elle parle d’un jeune magistrat entrevu l’après-midi chez les amis de la Villa des Soupirs et, cette découverte qui s’appelle Petitdemange, comment déjà n’en point remercier le ciel ? Petitdemange par-ci, Petitdemange par-là. Elle est sûre qu’il va retrouver les cambrioleurs, donner des conseils, des adresses, une philosophie, en résumé tout ce qu’il faut à la vie matérielle et spirituelle d’une famille. Petitdemange, à la fois un nom de clown, de catastrophe ou de cannibale, pense l’enfant qui, toute la nuit, rêvera de cet inconnu avec qui l’on va faire alliance, contre un jardinier sentimental et sa jolie buveuse de pétrole. Le rire de Petitdemange, qu’elle ne peut mettre encore sur aucun visage, de mille menaces, poignarde son sommeil. Mais comment protéger ceux que leur passion arracha au secours des murs et des lois ? Paravent de papier fragile, la tendresse d’enfant endormie, d’une chiquenaude, Petitdemange crève cette défense transparente. Les routes sont aux amoureux du monde entier. Le vent nourrit leur poitrine, éclaire leurs regards. Mais quel trou, à l’horizon, leur permettra de s’échapper, de monter aux étoiles ?

D’un rideau, s’élèvent en plein ciel les fleurs imprudentes dont on les parsema. Très haut, se balancent des calices de pourpre. Parmi les nuages, danse une Montgolfière à crinoline. Une auto de plus en plus rouge fait une tache vertigineuse de folie sur le goudron en rubans, en filets qui empêche le paysage de s’envoler. Or, au matin, le vent dont croyaient vivre les plus altières créatures, a éparpillé leurs forces. Et elles tombent à terre, sur la terre dure, sur la terre froide, marionnettes d’un cirque lugubre. On les range dans une longue boîte montée sur deux roues, et un petit cheval d’ivoire, par saccades, les traîne aux travers d’un pays de désolation. Bientôt, c’est le seuil d’une forêt de pierres. Le sol y perd à jamais ce que les plantes en échange de l’invisible nourriture lui abandonnent de douceur végétale. Cailloux, silex, ferrailles, mais le sabot d’un cheval d’ivoire ne craint pas les avenues de cruautés, ni son front les flammes de ce soleil qui va s’écraser en lettres du plus inexorable vert pomme, sur le rose à grincer des dents de la boîte aux marionnettes : Poupées amoureuses, annoncent les planches de ce cercueil indivis.

Poupées amoureuses, afin de les mieux narguer, au carrefour le plus désolé, sont assises en rond, les méchancetés du monde entier que secoue un rire jumeau de celui de Petitdemange. Halte là cheval d’ivoire ! Il est l’heure d’ouvrir la boîte. Tu vois, un vrai jeu d’enfant. De soi-même a glissé le couvercle à charnière. Chairs fripées, yeux clignotants, tous les couples fameux se lèvent, pour de piètres résurrections. Revanche inespérée, seuls ont conservé un espoir possible, Cynthia plus fraîche qu’une glace au citron, en dépit de sa longue traîne d’or déchirée, le père de si bel air dans son habit aux basques pourtant plus tristes qu’ailes d’oiseaux mouillés, une petite femme de chambre buveuse de pétrole et son amoureux, le jardinier.