Bacon - Œuvres, tome 15/Préface

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Bacon - Œuvres, tome 15
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres15 (p. 1-20).

PRÉFACE
DE L’AUTEUR.


Les événemens de l’antiquité la plus reculée, à l’exception toutefois de ceux qui se trouvent consignés dans les livres saints, ont été ensevelis dans l’oubli le plus profond : à ce silence que l’histoire garde sur les temps primitifs, ont succédé les fables des poëtes ; et à ces fictions, les histoires qui sont entre nos mains en sorte que ces fables sont comme un voile tendu entre cette antiquité si reculée, dont la mémoire est entièrement effacée et ces temps ultérieurs dont l’histoire s’est conservée. La plupart de mes lecteurs sans doute s’imagineront que ce traité n’est qu’un pur jeu d’esprit, et n’a pour objet que le simple amusement ; qu’en expliquant ces fables, je prends les mêmes licences que les poëtes ont prises, en les inventant ; conjecture d’autant plus naturelle que, si tels eussent été mon but et mon plan, je n’aurois fait, après tout, qu’user de mes droits, en mêlant quelquefois, par forme de distraction et de délassement, à des recherches plus difficiles, ces explications qui sont le fruit de mes méditations et de mes lectures. Je n’ignore pas non plus combien une telle matière est souple et ductile, ni combien il est facile, avec un peu d’adresse et de sagacité, de controuver des analogies imaginaires, et d’attribuer, avec assez de vraisemblance aux inventeurs de ces fictions, des idées qu’ils n’ont jamais eues. Enfin, je sais que les interprétations de ce genre doivent être d’autant plus suspectes, qu’on a dans tous les temps, abusé des facilités qu’on trouvoit à cet égard car un assez grand nombre d’écrivains ont détourné le sens de ces fables des poëtes, pour les appliquer à leurs propres inventions, ou du moins à leurs propres opinions, auxquelles ils vouloient attacher cette vénération qu’inspirent naturellement les choses antiques ; genre de prestige qui n’est particulier à aucun siècle et dont les anciens n’ont pas moins usé que les modernes. C’est ainsi, par exemple que Chrysippe, abandonnant le rôle de philosophe pour jouer celui d’un interprète de songes attribuoit aux plus anciens poëtes les opinions des stoïciens ; et que les chymistes abusés par une prévention encore plus ridicule, ont voulu appliquer ces jeux de l’imagination des poëtes, aux transformations des corps, et à ces expériences qu’ils faisoient à l’aide de leurs fourneaux. Nous connoissons, dis-je, tous ces abus, et nous pressentons toutes les objections auxquelles ils peuvent donner lieu voyant assez combien d’esprits frivoles ou audacieux se sont donné carrière par rapport à ces allégories. Mais, après avoir mûrement considéré et suffisamment pesé tous ces inconvéniens nous n’y voyons point du tout une raison pour changer de sentiment sur ce point, ni pour abandonner notre dessein ; car, en premier lieu, la licence ou l’ineptie d’un petit nombre d’écrivains ne doit pas décréditer toutes les paraboles sans exception, ni rien ôter à l’honneur qui leur est dû en général ; les proscrire et les rejeter toutes indistinctement, seroit même une décision téméraire et une sorte d’impiété ; car, la religion même aimant à couvrir du voile mystérieux de l’allégorie les augustes vérités qu’elle nous enseigne, vouloir déchirer ce voile, seroit vouloir mettre une sorte de prohibition et d’interdit sur le commerce que ces emblèmes établissent ou entretiennent entre les choses divines et les choses humaines : mais tenons-nous-en pour le moment à ce qui concerne la sagesse purement humaine. J’avoue ingénument que je suis très disposé à croire que la plupart de ces fables des anciens poëtes renfermoient dès l’origine un sens mystérieux et allégorique, soit que je me laisse subjuguer par cette vénération qu’inspire naturellement l’antiquité, soit parce qu’en approfondissant ces fictions, je découvre quelquefois, entre le sens qu’elles présentent naturellement et la texture même de la fable, ou les noms des êtres mis en action dans la fiction, une analogie si exacte, si sensible et si frappante qu’on ne peut disconvenir que les inventeurs n’aient eu en vue ce sens même, et ne l’aient, à dessein, couvert du voile de l’allégorie ; car il n’est point de mortel, quelque aveugle et dépourvu d’intelligence qu’on veuille le supposer, qui ne conçoive à la première vue, que cette fable où il est dit qu’après la défaite et la mort des géants, la terre enfanta la renommée, qui fut ainsi, en quelque manière, leur sœur posthume, se rapporte à ces murmures et à ces bruits séditieux qui, après qu’une révolte a été assoupie, et presque entièrement étouffée, se répandent et voltigent encore pendant quelque temps ; ou qui, en lisant dans les poëtes, que le géant Typhon ayant coupé les nerfs à Jupiter, les emporta, et qu’ensuite Mercure les ayant dérobés, les rendit à ce dieu ; ne reconnoisse aussi-tôt que cette fable figure allégoriquement ces violentes insurrections qui coupent aux rois les deux principaux nerfs ; savoir, ceux de l’argent et de l’autorité de manière toutefois qu’à l’aide de discours gracieux et populaires, ou de sages édits, ils recouvrent, pour ainsi dire, furtivement et en très peu de temps, l’affection de leurs sujets et la force qui en dérive ; ou qui enfin, en lisant dans les auteurs fabuleux que, dans cette expédition si mémorable des géans, l’âne de Silène, qui ne cessa de braire durant le combat, contribua beaucoup à la défaite de ces enfans de la terre, ne voie, au premier coup d’œil, que cette fiction désigne ces immenses coalitions de rebelles, qu’on voit le plus souvent dissipées par des nouvelles hazardées et de vains bruits qui répandent la terreur parmi eux[1]. De même, qui me voit aisément, dans plusieurs de ces fictions, l’analogie de certains noms avec les personnes ou les choses qu’ils désignent ? Par exemple, le nom de Metis, l’une des épouses de Jupiter, signifie proprement le conseil, la prudence[2] ; celui de Typhon, les gonflemens, les soulèvemens, ou les insurrections ; celui de Pan, l’univers entier, le grand tout ; celui de Némésis, la vengeance, etc. On ne doit pas non plus être étonné de voir les poëtes mêler quelquefois à leurs fictions quelques faits historiques, ou y faire d’autres additions, pour rendre la narration plus agréable ; ou confondre les temps, ou enfin transporter une partie de telle fable dans telle autre, pour former du tout une nouvelle allégorie ; ces variations n’ébranlent point notre sentiment, et sont d’autant moins étonnantes, que les inventeurs de ces fables n’ont ni vécu dans les mêmes temps, ni visé aux mêmes buts ; quelques-unes de ces fictions étant fort anciennes, et les autres beaucoup plus modernes ; les unes servant de voile à des principes ou à des systèmes de physique, et les autres à des maximes de morale ou de politique. Ajoutez que, dans quelques-unes de ces fables, la narration est quelquefois si ridicule et si absurde, que cette absurdité même démontre leur destination et leur sens allégorique ; car, lorsque la narration d’une fable n’a rien d’invraisemblable ni de choquant, on peut présumer qu’on ne l’a inventée que pour le simple amusement, et que, dans cette vue, on a tâché de donner au récit la vraisemblance historique : mais, lorsqu’on y voit des choses que personne ne se seroit jamais avisé de raconter, ni même d’imaginer, on peut en inférer qu’elles avoient une autre destination. De ce dernier genre est la suivante. Jupiter, disent les poëtes, épousa Metis ; sitôt qu’il la vit enceinte, il la dévora ; il eut ensuite lui-même une sorte de grossesse ; et, au terme ordinaire de l’accouchement, Pallas sortit de son cerveau toute armée. Il est clair qu’un conte si monstrueux, si extravagant et si éloigné de toutes les voies de la pensée humaine, ne se seroit pas présenté de lui-même à l’esprit d’un mortel, pas même en songe. Une des considérations qui ont le plus contribué à confirmer notre sentiment sur ce point, c’est que la plupart des fables dont nous parlons, n’étoient pas de l’invention des poëtes qui les ont publiées ou rendues célèbres, tels que Homère, Hésiode, etc. Car, s’il étoit bien prouvé que ces fictions appartenoient réellement aux poëtes dont nous les tenons, une telle origine (autant que nous pouvons le présumer) ne nous annonceroit ni de grandes vues, ni un but fort élevé. Mais, pour peu qu’on les lise avec quelque attention, on reconnoîtra aisément que ces poëtes les rapportent comme ayant été adoptées et reçues dans des temps plus anciens, non comme nouvelles et comme étant de leur invention[3]. De plus, des auteurs contemporains les uns des autres les rapportant de différentes manières, on doit en inférer que ce qu’elles ont de commun vient des temps plus anciens ; et que leurs différences et leurs variations viennent des additions que les différens auteurs auront jugé à propos d’y faire pour les embellir et les rendre plus agréables ; ce seroit même cette dernière considération qui leur donneroit plus de prix à nos yeux, et qui nous détermineroit à les regarder, non comme des productions de ces poëtes mêmes qui nous les ont transmises, ni de leurs contemporains, mais comme d’augustes débris d’un siècle plus éclairé, et comme une sorte de souffle léger qui, des traditions de quelques nations beaucoup plus anciennes, est venu, pour ainsi dire tomber dans les trompettes et les flûtes des Grecs. Cependant, si quelqu’un s’obstinoit encore à soutenir que le sens allégorique de ces fables y a été mis après coup, et non dès l’origine[4], nous lui laisserons volontiers son opinion sur ce point, et nous l’abandonnerons à cette sévérité de jugement qu’il affecte dans cette question ; mais, pour peu qu’il provoque et mérite une replique, nous lui livrerons un nouvel assaut, en lui opposant une considération encore plus importante et plus frappante : les paraboles, lui dirons-nous, ont été, dans tous les temps, employées à deux usages de nature très différente, et ont même eu souvent deux destinations opposées ; car ces allégories dont on revêt certaines vérités, peuvent servir et servent en effet, tantôt à les voiler, tantôt à les éclaircir[5]. Mais, laissant pour le moment la première de ces deux destinations, afin d’éviter toute discussion sur ce sujet, et en accordant même que les fables les plus anciennes n’étoient que des fictions vagues et sans objet, n’ayant pour but que le simple amusement, toujours est-il certain que les fictions inventées dans les temps ultérieurs ont eu la seconde de ces deux destinations ; et il n’est point d’homme un peu éclairé qui ne les regarde comme une invention fort judicieuse, très solide, très utile aux sciences et même d’une nécessité absolue pour remplir ce second objet dont nous venons de parler, je veux dire, pour mettre à la portée des moindres esprits les vérités récemment découvertes, mais trop éloignées des opinions vulgaires, et les pensées trop abstraites : aussi, dans ces premiers siècles, temps où les inventions et les déductions de la raison humaine, même celles qui aujourd’hui sont triviales et rebattues, étoient encore nouvelles et paroissoient étranges, tous les écrits et les discours étoient remplis de fables, d’apologues de paraboles, d’énigmes, d’emblêmes, d’allégories et de similitudes de toute espèce. À cette époque ce langage figuré n’étoit pas encore un moyen destiné à envelopper des vérités qui, bien qu’utiles, ont besoin d’être un peu voilées, mais une simple méthode d’enseignement ; car alors les esprits, encore foibles et grossiers, repoussant toute pensée trop subtile ou trop abstraite, ne pouvoient encore saisir que les vérités sensibles ; comme l’invention des hiéroglyphes est plus ancienne que celle des lettres de l’alphabet, l’invention de ces paraboles a aussi précédé celle des argumens ; et, même de nos jours, tout homme qui veut éclairer les esprits, en ménageant leur faiblesse, est encore obligé de suivre la même méthode, et de recourir fréquemment aux similitudes[6]. Ainsi, terminant ce préambule par une vérité importante, la sagesse des premiers siècles, dirons-nous, fut, ou très grande, ou très heureuse : très grande, si les premiers sages inventèrent à dessein ces figures et ces allégories ; très heureuse, si, en visant à un autre but, ils eurent du moins le mérite de fournir une matière, une occasion et un moyen, pour donner tant d’élévation et de dignité aux contemplations humaines. Quoi qu’il en soit, nous espérons que nos méditations sur ce sujet ne seront pas tout-à-fait inutiles, et que nous remplirons du moins l’un ou l’autre des deux objets indiqués ; car, à l’aide de ces interprétations des antiques paraboles, nous répandrons quelque jour sur les obscurs écrits de quelques anciens ou sur les choses mêmes. Cependant, s’il nous est permis d’exposer notre sentiment sur ce point avec une liberté philosophique, et sans témoigner de mépris pour ceux qui nous ont précédés dans cette carrière, nous ne craindrons pas de dire que les productions en ce genre, publiées jusqu’ici, se réduisent presqu’à rien ; et, quoique des écrivains très laborieux aient traité fort amplement cette matière, le genre même est tombé dans une sorte d’avilissement, parce que ces premières tentatives pour expliquer les tables les plus anciennes ont été faites par des hommes peu éclairés, dont la science s’élevoit à peine au-dessus des lieux communs, et qui, n’ayant appliqué ces allégories qu’à des opinions vulgaires, ont manqué le vrai but, et n’ont fait qu’effleurer cet important sujet. Pour nous, abandonnant aux écrivains dont nous venons de parler, les faciles découvertes qu’ils ont pu faire en ce genre, nous tâcherons de pénétrer plus avant dans ces profondeurs de l’antiquité, et de saisir ces vérités plus fécondes que les premiers sages couvrirent du voile mystérieux de la fable et de l’allégorie.

  1. Ou par la voix d’un grand braillard, dont les éclats sont pour la multitude autant de démonstrations géométriques ; car il n’est point, dans les Gaules de prédicateur dominicain qui ne sache que le souverain à main calleuse aime excessivement le brailler, et n’aime point du tout le raisonner.
  2. Il paroît que, dans la fiction des douze grands dieux, Jupiter représente les rois ; et les onze autres dieux, les facultés, les ministres et les instrumens dont ils ont besoin, et dont ils font ou doivent faire usage.
  3. Par exemple, Homère a eu soin de nous dire qu’il les tenoit de sa muse ; cependant il ne nous dit pas de qui sa muse les tenoit : mais cette muse, c’étoit probablement son aïeule.
  4. On a toujours bercé de contes insignifians l’enfance des individus et des nations. Ainsi l’antiquité de ces contes ne prouve point du tout qu’ils signifient quelque chose. La nourrice berce l’enfant, et les ambitieux bercent le peuple ; puis, quand l’enfant à une ou à cent mille têtes a un peu grandi, le berceur ou la berceuse lui fait un petit conte pour l’empêcher de crier et l’enfant dort ; doux sommeil où il boit à longs traits l’oubli de son incurable misère ; enfin, quand le conte est fini, l’enfant s’éveille, et il croit, ou, ce qui est la même chose, il croit croire ce qu’il n’a pas même écouté.
  5. Les fables peuvent avoir une infinité d’usages mais, pour abréger, nous n’en montrerons que treize.

    1.o Elles offrent des narrations amusantes aux enfans, aux femmes, et aux hommes qui leur ressemblent.

    2.o On aime à voir les actions et les passions humaines dans des êtres d’une autre espèce et d’une nature supérieure ou inférieure c’est-à-dire, à découvrir des analogies entre des êtres qu’on croyoit totalement différens.

    3.o Ce sont des espèces d’énigmes faciles à débrouiller, et dont on a le plaisir de deviner le mot ; et alors caressant son propre esprit, on est presque aussi content de l’auteur de la charade, ou du logogryphe, qu’on l’est de soi.

    4.o En comparant les différentes parties de la fable aux parties respectives de sa moralité (ou en général de la vérité composée qu’elle représente, soit en la voilant un peu, soit au contraire en la rendant plus sensible), on analyse celle-ci ; ce qui en donne une idée plus vive, plus claire, plus distincte et plus complète.

    5.o Cette vérité, ainsi appliquée et en quelque manière réalisée et personifiée dans les acteurs de la fable, ébranle plus fortement l’imagination, que si elle étoit présentée sous la forme d’une maxime (qui n’est qu’une espèce d’algèbre) et devient ainsi plus active.

    6.o Cette vérité, ainsi analysée et personnifiée, se grave plus aisément et plus profondément dans la mémoire, qui alors a plusieurs prises au lieu d’une seule.

    7.o Cette même vérité se présente alors sous deux faces différentes, et elle procure ainsi le plaisir de la variété.

    8.o L’esprit, en envisageant une même vérité, tantôt dans une maxime, tantôt dans une fiction, la saisit mieux que s’il ne la voyoit que de l’une de ces deux manières, chacune de ces deux formes l’empêchant de se rassasier de l’autre ; ce qui lui procure non-seulement le plaisir, mais de plus l’utilité de la variété, c’est-à-dire un plaisir actuel et l’annonce, ou la semence d’un autre ; car le plaisir est une utilité actuelle, et l’utilité n’est qu’un plaisir prévu.

    9.o Les fables fournissent aux écrivains et en général à toute personne qui veut discourir agréablement, une infinité d’allusions qui embellissent la diction, animent le discours, et réveillent, dans l’esprit de l’auditeur ou du lecteur, une infinité d’idées et de tendres souvenirs qui tiennent à ce temps d’innocence où il a appris ces fables.

    10.o Une fable dispense de montrer clairement et directement aux hommes une vérité morale, politique ou religieuse, qui peut les offenser ; en un mot, elle sert à les instruire sans les humilier ; à leur faire aimer la vérité, en leur faisant aimer celui qui la dit.

    11.o La fable une fois composée, en supposant même que sa moralité soit frappante ne laisse pas de fournir aux poëtes, aux orateurs et à tous les écrivains, un moyen pour présenter une vérité utile, sans parler en leur propre nom : car, non-seulement la leçon ne doit pas être trop claire ni trop directe, mais il ne faut pas non plus qu’elle soit trop magistrale : les animaux du bon La Fontaine sont des instituteurs pour toutes les classes ; et puisque les hommes ne veulent pas accepter la vérité de la main d’un homme d’esprit, il faut bien la leur faire dire par une bête.

    12.o Une fiction peut servir à faire accroire au peuple une vérité qu’on ne sait pas lui apprendre, ou à lui enseigner en masse une vérité un peu composée dont il ne pourroit saisir qu’une partie, par la voie sèche et pénible du raisonnement.

    13.o Une fable, une fiction quelconque peut servir à enseigner une erreur qu’on qualifie d’utile, parce qu’elle l’est, sinon à ceux qui l’apprennent, du moins à ceux qui l’enseignent : par exemple, elle peut servir à construire ou à fabriquer une religion ; car s’il est vrai qu’il n’y ait qu’une seule vraie religion, il est clair que toutes les autres ne sont que des fables et que, si ces fables ne sont pas des allégories, ce sont donc des mensonges.

  6. La raison même, éclairée par l’expérience, nous dit qu’il faut raisonner peu avec les individus ou les peuples encore enfans, et leur donner beaucoup d’images ; parce que, dans les uns et les autres, c’est l’imagination qui domine. Les raisonnemens, sur-tout ceux qui sont très généraux et très composés, sont une espèce d’algèbre qui n’est utile et qui ne plaît qu’à ceux qui sont fort exercés à ce calcul et qui en font métier, y ayant attaché leur réputation ou, leur subsistance ; mais auquel les autres hommes n’entendent rien et qu’ils ne daignent pas même écouter : en-sorte que l’art de raisonner n’est le plus souvent que l’art d’ennuyer. Socrate est celui de tous les philosophes qui a le mieux compris que, pour instruire les ignorans, il ne faut pas être trop savant avec eux. Ce que nous ignorons a presque toujours quelque analogie avec ce que nous savons ; il est donc presque toujours possible de nous conduire, par de simples comparaisons, de ce que nous savons à ce que nous ignorons. C’est là le véritable but des fables, des apologues, des paraboles, des emblêmes, des allégories, des métaphores, des translations et des similitudes, de toute espèce ; toutes formes de discours qui ont pour base l’analogie ; car l’analogie est le fil que la nature a mis dans les mains de l’homme, pour l’aider à marcher du connu à l’inconnu, et lui épargner une partie des frais de l’expérience.