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Bailly (Arago)/14

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 341-356).
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BAILLY MAIRE DE PARIS. — DISETTE. — MARAT SE DÉCLARE L’ENNEMI DU MAIRE. — ÉVÉNEMENTS DU 6 OCTOBRE.


La Bastille avait été prise le 14 juillet. Cet événement, sur lequel, depuis plus d’un demi-siècle, on disserte à perte de vue et en sens divers, était caractérisé en ces termes dans l’adresse à l’Assemblée nationale rédigée par M. Moreau de Saint-Méry, au nom du comité de la ville :

« La journée d’hier sera à jamais mémorable par la prise d’une citadelle, conséquence de la perfidie de son gouverneur. La bravoure du peuple s’est irritée par une parole d’honneur trahie. Cet acte, la meilleure preuve qu’une nation qui sait le mieux obéir est avide de sa juste liberté, a été suivi de traits que les malheurs publics avaient pu faire présager. »

Lally-Tollendal disait aux Parisiens, le 15 juillet : « Dans les circonstances désastreuses qui viennent de se passer, nous n’avions pas cessé de partager vos douleurs ; mais nous avions aussi partagé votre ressentiment : il était juste. »

L’Assemblée nationale sollicita et obtint du roi, le 15 juillet, l’autorisation d’envoyer à Paris une députation qui se flattait de ramener l’ordre et le calme dans cette grande ville, alors en convulsion. Madame Bailly, toujours dominée par la crainte, essaya vainement de dissuader son mari de se joindre aux députés désignés. « Je ne suis pas fâché, disait naïvement le savant académicien, après une présidence qui a été applaudie, de me montrer à mes concitoyens. » Vous le voyez, Messieurs, Bailly met toujours le lecteur des Mémoires posthumes dans la confidence de ses plus secrets sentiments.

La députation venait de remplir son mandat, à l’Hôtel de Ville, à l’entière satisfaction de la population parisienne ; l’archevêque de Paris, son président, avait déjà proposé de se rendre en cortége à la cathédrale pour y chanter le Te Deum ; on se préparait à sortir, lorsque, s’abandonnant à un mouvement d’enthousiasme spontané, l’assemblée, d’une voix unanime, proclama Bailly maire de Paris et Lafayette commandant général de la garde bourgeoise, dont la création venait d’être autorisée.

Les procès-verbaux de la municipalité disent que Bailly, nommé ainsi à l’improviste, s’inclina devant l’assemblée, les yeux baignés de larmes, et qu’au milieu de ses sanglots, il ne trouva que des mots sans suite pour témoigner sa reconnaissance. Le récit de notre confrère différe à peine de la relation officielle. Je le rapporterai néanmoins comme un modèle de sincérité et de modestie.

« Je ne sais pas si j’ai pleuré, je ne sais pas ce que j’ai dit ; mais je me rappelle bien que je n’ai jamais été si étonné, si confondu et si au-dessous de moi-même. La surprise ajoutant à ma timidité naturelle devant une grande assemblée, je me levai, je balbutiai quelques mots qu’on n’entendit pas, que je n’entendis pas moi-même, mais que mon trouble, plus encore que ma bouche, rendit expressifs. Un autre effet de ma stupidité subite, c’est que j’acceptai, sans savoir de quel fardeau je me chargeais. »

Bailly, devenu maire, et tacitement agréé par l’Assemblée nationale, profita, dès le 16 juillet, de ses relations avec Vicq-d’Azyr, médecin de la reine, pour engager Louis XVI à se montrer aux Parisiens. Ce conseil fut écouté. Le 17, le nouveau magistrat adressait au roi, près de la barrière de la Conférence, un discours qui commençait ainsi :

« J’apporte à Votre Majesté les clefs de sa bonne ville de Paris. Ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple, ici le peuple a reconquis son roi. »

L’antithèse : « il avait reconquis son peuple, ici le peuple a reconquis son roi, » fut universellement applaudie. Depuis, elle a été critiquée avec amertume, avec violence. Les ennemis de la Révolution se sont attachés à y découvrir une intention d’outrage, que démentaient le caractère de Bailly, et plus encore, dès le premier coup d’œil, l’examen des autres parties de son discours. Je l’avouerai, Messieurs, je crois même avoir le droit de ne pas accepter la qualification de malheureuse, qu’un de nos plus respectables confrères de l’Académie française vient d’infliger à la phrase célèbre, tout en rendant une pleine justice aux sentiments de l’orateur. Le venin renfermé dans les quelques paroles que j’ai rapportées était bien inoffensif, puisqu’il s’écoula plus d’une année, sans qu’aucun courtisan, armé, en guise de microscope, de toutes ses susceptibilités monarchiques, commençât à en soupçonner l’existence.

Le maire de Paris se retrouvait, à l’Hôtel de Ville, au milieu de cette même bourgeoisie parisienne qui lui inspirait, quelques mois auparavant, la réflexion chagrine déjà citée : « Je remarquai dans l’assemblée des électeurs une grande défaveur pour les gens de lettres et pour les académiciens. » Les dispositions ne paraissaient pas changées.

Le mouvement politique de 1789 avait été précédé, dans l’ordre physique, par deux perturbations très-graves qui eurent beaucoup d’influence sur la marche des événements. Personne n’ignore que l’hiver excessivement rigoureux de 1788 à 1789 fut, pour le peuple, la cause de cruelles souffrances. Peut-être ne sait-on pas aussi généralement que, le 13 juillet 1788, une grêle d’une grosseur et d’une abondance sans exemple ravagea complétement en quelques heures, sur deux zones parallèles fort larges, tout l’espace compris entre le département de la Charente et les frontières des Pays-Bas, et qu’à la suite de cette grêle effroyable, le grain manqua en partie, dans le nord et dans l’ouest de la France, jusqu’après la récolte de 1789.

La disette se faisait déjà fortement sentir, lorsque Bailly accepta, le 15 juillet, les fonctions de maire de Paris. Ce jour-là, il était résulté d’une visite faite à la halle et chez tous les boulangers, que les approvisionnements, en grains et farines, seraient entièrement épuisés en trois jours. Le lendemain, 16 juillet, tous les préposés à l’administration des subsistances avaient disparu. Cette fuite, conséquence naturelle de l’intimidation terrible qui planait sur ceux qui tenaient, de près ou de loin, aux approvisionnements, interrompait les opérations déjà commencées et exposait la ville de Paris à la famine.

Bailly, magistrat depuis un seul jour, réfléchit que la multitude n’entend rien, n’écoute rien lorsque le pain manque ; que la disette vraie ou supposée est le grand moyen des émeutes ; que toutes les classes de la population accordent leurs sympathies à quiconque crie : J’ai faim ; que ce cri lamentable réunit bientôt dans un sentiment commun de fureur aveugle, des individus de tout âge, de tout sexe, de toute condition ; qu’aucune puissance humaine ne saurait maintenir l’ordre et la tranquillité, au sein d’une population qui craint pour sa nourriture ; il résolut donc de consacrer ses jours et ses nuits à l’approvisionnement de la capitale ; de mériter, comme il le disait lui-même, le titre de père nourricier des Parisiens, ce titre dont il se montra toujours si fier, après l’avoir péniblement conquis.

Bailly a consigné, jour par jour, dans ses Mémoires, le tableau de ses démarches, de ses inquiétudes, de ses frayeurs. Il sera peut-être bon, pour l’instruction des heureux administrateurs de notre époque, de transcrire ici quelques lignes du journal de notre confrère :

« 18 août. Nos provisions sont extrêmement réduites. Celles du lendemain dépendent strictement des dispositions arrêtées la veille ; et voilà qu’au milieu de cette détresse, nous apprenons que nos voitures de farine sont arrêtées à Bourg-la-Reine ; que des bandits pillent les marchés sur la route de Rouen ; qu’ils se sont emparés de vingt voitures de farine qui nous étaient destinées ;… que le malheureux Sauvage a été massacré à Saint-Germain en Laye ;… que Thomassin a échappé avec beaucoup de peine à la fureur de la population de Choisy. »

En reproduisant textuellement ces paroles ou quelque chose d’équivalent, autant de fois qu’il y eut de jours de disette dans l’année 1789, on se fera une idée exacte des inquiétudes qu’éprouva Bailly dès le lendemain de son installation comme maire. Je me trompe : il faudrait, pour compléter le tableau, enregistrer aussi les démarches irréfléchies, inconsidérées d’une multitude d’individus dont la destinée paraît être de se mêler de tout pour tout gâter. Je ne résisterai pas au désir de montrer un de ces importants, affamant, ou du moins très-peu s’en fallut, la ville de Paris :

« 21 août. L’approvisionnement, dit Bailly, était si court, que la vie des habitants de la métropole dépendait de l’exactitude, en quelque sorte mathématique, de nos combinaisons. Ayant appris l’arrivée à Poissy d’un bateau de dix-huit cents sacs de farine, je fis partir sur le-champ, de Paris, cent voitures pour les chercher. Et voilà que le soir un officier, sans pouvoir et sans mission, raconta devant moi qu’ayant trouvé des voitures sur la route de Poissy, il les avait fait rétrograder, attendu qu’il ne pensait pas qu’aucun bateau chargé stationnât sur la Seine. Il me serait difficile de rendre le désespoir et la colère où ce récit me jeta. Nous fûmes obligés de mettre des sentinelles à la porte des boulangers ! «

Le désespoir et la colère de Bailly étaient très-naturels. Aujourd’hui même, après plus d’un demi-siècle, on ne songe pas sans frémir à cet individu obscur qui, pour n’avoir pas pensé qu’un bateau chargé pût stationner à Poissy le 21 août 1789, allait plonger la capitale dans de sanglants désordres.

À force de persévérance, de dévouement, de courage, Bailly réussit à vaincre toutes les difficultés que la disette réelle et la disette factice, plus redoutable encore, faisaient journellement surgir. Il vainquit, mais sa santé resta, depuis cette époque, profondément altérée ; mais son âme avait éprouvé plusieurs de ces blessures profondes qui ne se cicatrisent jamais entièrement. Lorsque je passais, a dit notre confrère, devant les boutiques des boulangers dans le temps de disette, et que je voyais la foule les assiéger, mon cœur se serrait. Aujourd’hui même que l’abondance est revenue, la vue d’une de ces boutiques me fait éprouver une vive émotion.

Les conflits administratifs dont la source existait au sein même du conseil de la commune, arrachaient chaque jour à Bailly cette exclamation, image fidèle de l’état de son âme : J’ai cessé d’être heureux. Les embarras qui provenaient de l’extérieur le touchaient beaucoup moins, et cependant ils n’étaient nullement à dédaigner. Surmontons de justes répugnances ; jetons un regard ferme sur l’horrible sentine où s’élaboraient les indignes calomnies dont Bailly fut quelque temps l’objet.

Plusieurs années avant notre première révolution, un Neufchâtelois quittait ses montagnes, traversait le Jura, et venait s’abattre à Paris. Sans fortune, sans talent reconnu, sans notabilité d’aucune sorte, d’un physique repoussant, d’une tenue plus que négligée, il semblait difficile qu’il espérât, qu’il rêvât même des succès ; mais on avait dit au jeune voyageur d’avoir pleine confiance, quoique un académicien célèbre n’eût pas encore donné cette singulière définition de notre pays : « La France est la patrie des étrangers. » En tout cas, la définition ne fut pas menteuse, car, peu de temps après son arrivée, le Neufchâtelois était attaché, en qualité de médecin, à la maison d’un des princes de la famille royale et avait contracté d’étroites liaisons avec la plupart des personnages puissants de la cour.

Cet étranger était affamé de gloire littéraire. Parmi ses premières productions figura un ouvrage médico-philosophique, en trois volumes, relatif aux influences réciproques de l’âme et du corps. L’auteur croyait avoir créé un chef-d’œuvre ; Voltaire n’était pas de trop pour l’analyser convenablement ; empressons-nous d’ajouter que le vieillard illustre, cédant aux sollicitations pressantes de M. le duc de Praslin, un des protecteurs les plus actifs du docteur suisse, promit d’étudier l’ouvrage et d’en dire son avis.

L’auteur était au comble de ses vœux. Après avoir annoncé doctoralement que le siége de l’âme est dans les méninges, pouvait-il y avoir rien à redouter du libre penseur de Ferney ? Il avait oublié seulement que le patriarche était, par-dessus tout, un homme de goût, et que le livre sur le corps et sur l’âme blessait toutes les convenances. L’article de Voltaire parut. Il commençait par cette leçon sévère et juste : « On ne doit pas prodiguer le mépris pour les autres et l’estime pour soi-même à un point qui révolte tous les lecteurs. » La fin était encore plus accablante : « On voit partout Arlequin qui fait la cabriole pour égayer le parterre. »

Arlequin n’en demanda pas davantage. La littérature ne lui ayant pas réussi, il se jeta sur les sciences.

Dès son début dans cette nouvelle carrière, le médecin neufchâtelois s’en prit à Newton. Mais voyez le malheur ; ses critiques portèrent précisément sur les points où l’optique peut le disputer en évidence à la géométrie elle-même. Cette fois, le protecteur fut M. de Maillebois, et le tribunal l’Académie des sciences.

L’Académie prononça son jugement avec gravité, sans y mêler aucun mot piquant ; par exemple, elle ne parla pas d’Arlequin ; mais il n’en resta pas moins établi que de prétendues expériences, destinées, disait-on, à renverser celles de Newton, sur l’inégale réfrangibilité des rayons de diverses couleurs, et l’explication de l’arc-en-ciel, etc., n’avaient absolument aucune valeur scientifique.

L’auteur ne se tint pas pour battu. Il conçut même la possibilité d’une revanche, et, profitant de ses relations avec le duc de Villeroy, gouverneur de la seconde ville du royaume, il fit mettre au concours, par l’Académie de Lyon, toutes les questions d’optique qui, depuis plusieurs années, étaient l’objet de ses élucubrations ; il fournit même de ses propres deniers, et sous un nom supposé, la valeur du prix.

Le prix si envié, si singulièrement proposé, ce fut, non le protégé du duc de Villeroy, mais l’astronome Flaugergues qui le remporta. À partir de ce moment, le pseudo-physicien devint l’ennemi acharné des corps scientifiques de l’univers entier, de quiconque portait le titre d’académicien. Mettant de côté toute honte, il ne se fit plus connaître, dans le champ de la philosophie naturelle, que par des expériences imaginaires, que par des jongleries ; il recourut à des pratiques méprisables, dans le but de jeter du louche sur les principes de la science les plus clairs, les plus avérés : témoin ces aiguilles métalliques, dont l’académicien Charles fit la découverte, et que le docteur étranger avait adroitement cachées dans un gâteau de résine, afin de contredire l’opinion commune sur la non-conductibilité électrique de cette substance.

Ces détails étaient nécessaires. Je ne pouvais me dispenser de caractériser le journaliste qui, par ses calomnies quotidiennes, contribua le plus à ébranler la popularité de Bailly. Il fallait d’ailleurs, une fois pour toutes, le dépouiller dans cette enceinte de ce noble titre de savant dont les gens du monde, les historiens eux-mêmes, l’ont inconsidérément gratifié. Lorsqu’un homme se révèle par de brillantes œuvres de l’intelligence, le public est heureux de les trouver alliées aux qualités du cœur. Sa joie ne doit pas être moins vive, lorsqu’il constate l’absence de toute distinction intellectuelle chez celui qui d’abord s’était fait connaître par des passions méprisables, par des vices, ou même seulement, par de graves torts de caractère.

Si je n’ai pas nommé encore l’ennemi de notre confrère, si je me suis contenté d’énumérer ses actes, c’est afin d’éloigner, autant qu’il était en moi, le sentiment pénible que ce nom doit soulever ici. Jugez, Messieurs, appréciez mes scrupules ; le persécuteur acharné de Bailly, dont je vous entretiens depuis plusieurs minutes, c’était Marat !

La révolution de 89 vint offrir au littérateur, au physiologiste, au physicien avorté, les moyens de sortir de la position intolérable que son inhabileté et son charlatanisme lui avaient faite.

Dès que la Révolution eut pris une marche décidée, il s’opéra dans les régions inférieures du monde politique des transformations subites qui excitèrent une vive surprise. Marat fut un des exemples les plus frappants de ces brusques revirements de principes. Le médecin neufchâtelois s’était montré l’adversaire ardent des opinions qui firent convoquer l’assemblée des notables, et du mouvement national de 89. À cette époque, les institutions démocratiques n’avaient pas de censeur plus acerbe, plus violent. Marat se plaisait à laisser croire qu’en quittant la France pour l’Angleterre, il fuyait surtout un spectacle de rénovation sociale qui lui était odieux. Cependant, un mois après la prise de la Bastille, il revint à Paris, fonda un journal, et, dès son début, laissa bien loin derrière lui ceux-là même qui, dans l’espoir de se faire remarquer, croyaient devoir pousser l’exagération jusqu’aux dernières limites. Les anciennes relations de Marat et de M. de Calonne étaient parfaitement connues ; on se rappelait ces paroles de Pitt : « Il faut que les Français traversent la liberté, et soient ramenés à l’ancien régime par la licence ; » les adversaires avoués de la Révolution montraient par leur conduite, par leurs votes, et même par leurs imprudentes paroles, que, suivant eux, le pis était le seul moyen de revenir à ce qu’ils appelaient le bien ; et, toutefois, ces rapprochements instructifs frappèrent seulement huit ou dix membres de nos grandes assemblées, tant le soupçon occupe peu de place dans le caractère national, tant la défiance est pénible à la loyauté française. Les historiens de nos troubles eux-mêmes ont à peine effleuré la question, assurément très importante, très-curieuse, que je viens de soulever. En pareille matière, le rôle de prophète est passablement hasardeux ; cependant, je n’hésite pas à prédire qu’une étude minutieuse de la conduite et des discours de Marat ramènera de plus en plus la pensée sur ces chapitres des traités de chasse, où l’on nous montre des faucons, des éperviers de mauvaise espèce, ne poursuivant d’abord le gibier que sur un signe et au profit de leur maître ; prenant goût peu à peu à ces luttes sanglantes, chassant enfin avec passion et pour leur propre compte.

Marat se garda bien d’oublier qu’en temps de révolution les hommes naturellement suspects agissent dans leur intérêt le plus immédiat, en cherchant à rendre suspects ceux dont le devoir est de les surveiller. Le maire de Paris, le commandant général de la garde nationale, devaient donc être les premiers points de mire du folliculaire. En qualité d’académicien, Bailly avait un titre de plus à sa haine.

Chez les hommes du tempérament de Marat, les plaies d’amour-propre ne se cicatrisent jamais. Sans les passions haineuses puisées à cette source, qui pourrait croire qu’un individu, dont la vie était partagée entre la direction d’un journal quotidien, la rédaction de placards sans nombre dont il couvrait les murs de Paris, et les luttes de la Convention, les combats non moins acharnés des clubs ; qu’un individu qui, en outre, s’était donné la tâche d’imposer au pays la loi agraire, trouverait le temps d’écrire des lettres très-étendues contre les anciens adversaires officiels de ses mauvaises expériences, de ses absurdes théories, de ses élucubrations sans érudition et sans talent : des lettres où les Monge, les Laplace, les Lavoisier, sont traités avec un tel oubli de la justice et de la vérité, avec un tel cynisme, que mon respect pour cette assemblée m’interdit d’y puiser une seule citation.

Ce n’était donc pas seulement le maire de Paris que poursuivait le prétendu ami du peuple ; c’était aussi l’académicien Bailly. Mais le savant illustre, mais le vertueux magistrat, ne donnaient aucune prise à des inculpations nettes et précises. Le hideux folliculaire le comprit à merveille ; aussi se jeta-t-il dans des insinuations vagues, sans réfutation possible, méthode qui, pour le dire en passant, n’a pas manqué d’imitateurs. Marat s’écriait chaque jour : « Que Bailly rende ses comptes ! » et la plus puissante figure de rhétorique, comme disait Napoléon, la répétition, finit par faire pénétrer des doutes dans une portion stupide du public, dans quelques esprits faibles, ignorants et crédules du conseil de la commune ; et le scrupuleux magistrat voulut, en effet, rendre ses comptes. Les voici en deux lignes : Bailly n’eut jamais aucun maniement de fonds publics. Il sortit de l’Hôtel de Ville après y avoir dépensé les deux tiers de sa fortune patrimoniale. Si la durée de ses fonctions s’était prolongée, il se serait retiré complétement ruiné. Avant que la commune lui assignât des appointements, la dépense de notre confrère, en aumônes, dépassait déjà 30,000 livres.

C’est là, Messieurs, le résultat final. Les détails seraient plus piquants, et le nom de Bailly les ennoblirait. Je pourrais montrer notre confrère intervenant une seule fois, avec sa femme, pour régler l’ameublement des appartements que la commune lui assignait ; en faire rejeter tout ce qui avait quelque apparence de luxe ou même d’élégance ; remplacer les services de porcelaine par de la faïence, des tapis neufs par les tapis à demi usés de M. de Crosnes, des secrétaires en acajou par des secrétaires en noyer, etc. ; mais tout ceci semblerait une critique indirecte qui est loin de ma pensée. Par les mêmes motifs, je ne dirai pas que, ennemi de toute sinécure, de tout cumul d’appointements, quand les fonctions ne sont pas remplies, le maire de Paris, depuis qu’il n’assistait plus régulièrement aux séances de l’Assemblée nationale, ne touchait point les honoraires de député, et que cette circonstance fut constatée, au grand ébahissement des imbéciles dont les clameurs de Marat avaient troublé l’esprit. Je rapporterai, au contraire, que Bailly refusa tout ce qui, dans les revenus des prévôts des marchands, ses prédécesseurs, provenait d’une source impure ; et, par exemple, les attributions sur les loteries, dont les produits furent, par ses ordres, constamment versés dans les caisses de la commune.

Vous le voyez, Messieurs, je n’ai eu nulle peine à montrer que le désintéressement de Bailly était grand, éclairé, dicté par la vertu, et qu’il marchait au moins l’égal de ses autres qualités éminentes. Dans la série d’accusations que j’ai extraites des pamphlets de l’époque, il en est une, tout considéré, sur laquelle je renonce à défendre Bailly. Il accepta une livrée de la ville, ce qu’on ne blâme point ; mais les couleurs en étaient très-éclatantes ! Peut-être les inventeurs de ces vives nuances avaient-ils imaginé que les insignes du premier magistrat de la capitale, dans une cérémonie, dans une foule, devaient, comme la lumière d’un phare, frapper même des yeux inattentifs. Mais ces explications regardent ceux qui voudront faire de Bailly un être de raison, un personnage absolument sans défauts ; moi, quoique son admirateur, je me résigne à confesser que, dans une vie laborieuse, parsemée de tant d’écueils, il a commis la faute horrible, impardonnable, si l’on veut, d’avoir accepté de la commune une livrée à couleurs éclatantes.

Bailly ne figura dans les événements du mois d’octobre 1789 que par les efforts inutiles qu’il fit à Paris, de concert avec Lafayette, pour empêcher un nombreux attroupement de femmes de se porter sur Versailles. Lorsque cet attroupement, considérablement grossi, revint le 6 octobre, escortant très-tumultueusement les voitures de la famille royale, Bailly harangua le roi à la barrière de la Conférence. Trois jours après, il complimentait aussi la reine aux Tuileries, au nom du conseil municipal.

En se retirant de l’Assemblée nationale, qu’il appelait alors une caverne d’anthropophages, Lally-Tollendal publia une Lettre dans laquelle il inculpa amèrement Bailly à l’occasion de ces discours. Lally s’indignait en se rappelant que le jour où le roi rentra dans la capitale en prisonnier, entouré d’une foule très-peu respectueuse et précédé des têtes de ses malheureux gardes du corps, avait semblé à Bailly un beau jour !

Supposez les deux têtes dans le cortége, et Bailly devient inexcusable ; mais on a confondu les époques, ou, plus exactement, les heures ; mais les misérables qui, après un conflit avec les gardes du corps, portèrent à Paris leurs barbares trophées, partirent de Versailles dans la matinée ; mais ils furent arrêtés et emprisonnés, par ordre de la municipalité, dès qu’ils eurent franchi les barrières de la capitale. Ainsi la circonstance hideuse rapportée par Lally était le rêve d’une imagination égarée.