Bajazet (Champollion)
ACTE PREMIER
Scène I
Oublions, s’il se peut, les soins de notre empire ;
Pour égayer le temps, amusons-nous à lire ;
Depuis que les combats retiennent mon époux
La lecture remplit mes moments les plus doux.
Ah ! loin de son mari l’épouse solitaire
Peut bien innocemment chercher à se distraire !
Mon terrible Sultan, le superbe Amurat,
A pris depuis un mois le chemin de Bagdad ;
Il va comme un pétard, fondre sur Babylone ;
Il veut venger l’affront qu’on fait à sa couronne.
Prophète Mahomet ! qui fais ce que tu veux !
Seconde mon époux, remplis ces nobles vœux !
Et que frais et gaillard, aux rives du Bosphore
Il vienne retrouver l’épouse qui l’adore !
Malgré nos petits soins, nos séduisants soucis
Nos coups d’œil assassins, enfin malgré nos charmes
Au mépris de nos cris, de nos pleurs, de nos larmes,
De nos crispations, de nos tendres soupirs,
On les voit du ménage oubliant les plaisirs,
À l’ardeur des combats abandonnant leurs âmes
Pour aller s’échiner quitter leurs tendres femmes…
Cela ne se fait point ainsi dans les romans :
On n’y trouve partout que fidèles amants,
Que maris pleins de feu sous les glaces de l’âge,
Amoureux de leur femme après le mariage.
Auprès de leur moitié s’endormant tous les jours,
Et sans les faire taire, écoutant leurs discours.
Ah ! que c’est beau ! voilà comme tous devraient être ;
Mais à notre destin puisqu’il faut se soumettre,
Oublions un instant la triste vérité !
Que la fable succède à la réalité.
Je ne puis sans bailler étudier l’histoire ;
Sur le meurtre et le sang on y fonde la gloire :
On s’y tue, on s’écrase, on se bat… Fi ! l’horreur !…
Un roman au contraire, est plus selon mon cœur ;
Fardant la vérité l’auteur par son adresse
En me trompant, me plaît, me charme et m’intéresse
J’abhorre un grave écrit…Vive la fiction !
Jamais femme n’aima la méditation.
Trop souvent la raison nous fatigue et nous blesse,
L’ennui naquit un jour d’un excès de sagesse.
Je veux pour m’amuser achever ce récit,
C’est là que j’en étais… Voyons donc ce que fit
Conduit par le destin, guidé par Mélusine
L’amoureux et le beau prince de Cochinchine.
Elle lit
« Déjà le prince Titi ne voyait plus le balcon de son adorable princesse, il tira son mouchoir de sa poche, leva les yeux au ciel, soupira profondément et se moucha de la meilleure grâce du monde, bientôt il perdit de vue les hautes tours de la fameuse Londres ; il suivait tristement à pied le chemin qui mène directement à Trébizonde ; c’est là qu’il devait être assez heureux pour rencontrer l’effroyable géant Fierabras possesseur du serpent sans queue, des cerises sans noyaux et des pommes sans pépins, objets rares et précieux qui seuls pouvaient lui faire obtenir la main de l’infante d’Angleterre ; car l’aimable Titi n’avait pas lui-même d’autre avantage sur ses rivaux que d’être le plus noble, le plus riche, le plus puissant, le plus beau et le mieux fait de tous les princes de la terre qui se disputaient la main de la fille du Sultan de la Grande-Bretagne ; cela ne suffisait point, il fallait encore posséder les trésors inestimables que le géant Fierabras avait traîtreusement enlevés au roi Arthus…
Pour prouver son amour, qu’il est beau qu’un amant
Affronte sans péril, la gueule d’un géant !
« … Le beau prince Titi suivait donc, comme nous avons eu l’honneur de le dire, le chemin de Trébizonde, il était seul… non il n’était pas seul ; la princesse Mimi lui avait donné un chien Danois ; le plus beau chien Danois de toute l’Asie ; il s’appelait Constant emblème ingénieux, touchant et sentimental de la fidélité que le prince Titi avait promise à la princesse Mimi et que la princesse Mimi avait promise au prince Titi…
Ah ! que c’est donc touchant ! quelle délicatesse !
Comme il devait aimer son chien et sa maîtresse.
« … Le prince Titi et le chien Constant cheminaient ensemble ; l’un la tête courbée, l’autre les oreilles basses ; l’un les mains dans ses goussets, l’autre la queue entre les jambes, car quoique ce chien ne fût qu’une bête, il devinait cependant que son maître, ce maître qu’il aimait de tout son cœur, était bien loin d’être satisfait et content, car il était triste comme un bonnet de nuit quand on n’a pas envie de dormir…
Que cette pauvre bête avait donc de l’esprit !
Oh ! que j’aurais eu peur que quelqu’un ne la prit !
Trop aimable animal comme il savait connaître
La cause du chagrin qui chagrinait son maître.
« … À peine avaient-ils fait un demi-quart de lieue sur la grande route, que tout à coup un énorme et gros serpent, un dragon aussi gros qu’un gros éléphant de la plus grosse taille, sortit de dessous une pierre où il s’était caché et avala en un clin d’œil et comme un grain de sel le chien Constant, compagnon du prince Titi. Celui-ci fut au désespoir…
Ô ciel ! quel coup affreux ! quel malheur accablant !
Pauvre prince Titi ! trop malheureux amant !
Tu perds, trois fois hélas ! cet animal fidèle !…
Pour la triste Mimi quelle triste nouvelle !…
Ah ! si mon cher époux, cet époux si constant,
Si l’aimable Amurat, m’avait fait en partant
Cadeau d’un jeune chien qui fut sur ce rivage
De la fidélité la douce et tendre image,
Un petit épagneul, un carlin, un barbet,
Un joli chien canard, fut-ce même un roquet,
Me rappelant sans cesse un époux trop aimable
Comme il partagerait et ma couche et ma table !
Et si dans mon boudoir paraissait à l’instant
Un énorme dragon, gros comme un éléphant,
S’il voulait m’arracher le chien que j’idolâtre,
Contre cet éléphant j’essaierais de me battre ;
S’il était le plus fort, et que ce monstre affreux
Le croquât, il faudrait qu’il nous croquât tous deux !!
« … Ce serpent était l’enchanteur Kara Lacaramoussa, amoureux de la princesse Mimi et ennemi du prince Titi ; il avait pris cette forme pour… »
Ah ! vilain enchanteur !… Quel bruit se fait entendre !
Quel mortel sans mon ordre, en ces lieux veut se rendre.
Ah ! c’est le grand visir !… Acomat, est-ce toi ?
Scène 2
Roxane
Que tu viens à propos pour calmer mon effroi !
Ne suis-je pas bien pâle ?… Ah ! parle, réponds-moi.
Acomat
Hélas !
Roxane
Tu ne me croiras point…
Acomat
Hélas ! que faut-il croire ?
Roxane
J’avouerai que j’éprouve un plaisir sans second
À lire cet écrit instructif et profond.
Son auteur mélangeant l’art avec la nature
Vous offre de nos cœurs une vive peinture.
Dans les moindres détails, quelle précision !
Comme il sait nous tenir dans l’indécision !
Comme il sait embrouiller dans chaque circonstance,
La nature, l’amour, le plaisir, la constance,
Les désirs, la terreur, les soupirs, les appas…
Acomat
Madame, pour le coup, je ne vous comprends pas…
Roxane
Ah ! ne t’étonne point si tu ne peux m’entendre,
C’est du sublime, ami, c’est là qu’il faut l’apprendre !
Moi-même (et je le dis sous le sceau du secret),
Je n’ai pas du roman bien saisi le sujet
Car je n’en suis encor qu’au treizième volume.
Quel fécond écrivain ! Quelle fertile plume !
Je te le prêterai…
Acomat
C’est pour votre désir avoir trop de bonté…
Hélas ! hélas ! hélas !
Roxane
Grand visir, qu’avez-vous ?
Acomat
Me perce l’estomac, le cœur et le cerveau !!
Ah ! quel crêpe il faudra coudre à votre chapeau !
Roxane
Attends donc… que dis-tu ? Visir prends la parole.
Acomat
Ce que je vous dirai ne sera pas très drôle.
Roxane
Je suis prête, allons donc !
Acomat
Madame, votre époux…
Roxane
Eh bien !
Acomat
Votre mari…
Roxane
Visir ! finirez-vous ?
Acomat
Le sultan…
Roxane
Le sultan ! que veux-tu donc me dire ?
Acomat
Amurat…
Roxane
Amurat !… Mahomet quel martyre !
Acomat
Le grand Turc…
Roxane
Parle ou sinon…
Acomat
Eh bien ! le grand sultan est mort.
Roxane
Ah ! cruel ! je te vais faire couper la langue !
Acomat (se jetant à ses pieds)
Voilà donc quel sera le fruit de ma harangue…
Roxane
Barbare ! tu n’as donc ni boyaux ni pitié !
Eh quoi ! sans ménager une tendre moitié,
Ne la préparant pas à cette triste épreuve
Oses-tu sans façon lui dire qu’elle est veuve,
Est-ce ainsi qu’on se joue avec les sentiments !
Je vois bien que jamais tu n’as lu de romans !
Acomat
Vous m’avez ordonné d’être bref…
Roxane
Quelle audace !
Acomat
Je lirai des romans…
Roxane
Relève-toi, visir, puisque j’ai pardonné,
Conte-moi longuement le coup infortuné
Qui ravit sans retour un bon maître à l’empire,
À Roxane… un époux… parle avant que j’expire.
Et visir sur le tout tâche de m’attendrir.
Ou bien devant tes yeux, tu vas me voir mourir.
La sensibilité me gonfle et m’assassine
Il faut l’évacuer… le sentiment me mine
Je perds mon embonpoint… parle donc.
Acomat
Où notre magnanime et sublime sultan
Quitta les murs sacrés du palais de Bizance,
Et que vers Babylone allant en diligence
Pour la dernière fois il vous fit ses adieux ;
Des larmes et des pleurs s’échappaient de vos yeux,
Malgré le mauvais temps vous prétendiez le suivre,
Vous voulûtes mourir, il vous força de vivre,
Oh ! que vous aviez chaud dans ce fatal moment !
Roxane
Ah oui ! c’était l’effet d’un noir pressentiment !
Il me faisait suer !
Acomat
Hélas ! ce n’était point l’erreur d’une belle âme !
Ce noir pressentiment était le précurseur
D’un crime du destin qui l’égale en noirceur.
Écoutez en détail cette triste aventure :
Le sultan Amurat était dans sa voiture,
Il marchait en avant, sa garde le suivait.
Comme l’air était chaud, Sa Majesté buvait,
Non du vin, (vous savez que notre loi divine
En a très sagement purgé notre cuisine,
Elle en a craint pour nous les dangereux fumets),
Mais de cet innocent et savoureux sorbet,
De sucre, de piment, de cannelle, d’orange,
De citron et de musc, rafraîchissant mélange.
Tant pour tromper l’ennui d’un voyage si long
Que pour se procurer un sommeil plus profond,
Il lisait un roman triste et mélancolique.
Roxane
Ah ! quelle sympathie !
Acomat
S’échappe du volume à mesure qu’il lit ;
Le sultan le pompait ; son œil s’appesantit,
Il baille malgré lui, puis se palpe et s’étire ;
Il baille encore plus fort, tousse, crache, soupire,
Et se jette en ronflant dans les bras du sommeil ;
Le roman à ses pieds attendit son réveil.
Tout à coup la voix du sultan se fait entendre ;
Les grands auprès de lui s’empressent de se rendre,
Il beuglait comme un veau ; les eunuques surpris
Écoutent en tremblant ses redoutables cris…
Roxane
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce donc qu’avait le pauvre sire ?
Acomat
Un gros torticoli !
Roxane
Visir ! vous voulez rire !
Acomat
Un gros torticoli, madame.
Roxane
Rien que çà !
Acomat
Ah ! c’était bien assez puisqu’il en trépassa !…
Roxane
Ouf !…
Acomat
On tire le Sultan du fond de sa voiture.
C’est en vain ! Car sa tête avant la fin du jour
Déjà vers son épaule a fait un demi-tour…
Rien n’arrête du mal l’extrême violence,
Le menton à grands pas vers la nuque s’avance,
Et les yeux éblouis par ce tour imprévu
Apercevaient alors ce qu’ils n’ont jamais vu ;
Il a le cou tordu, c’est une affaire faite !
Voilà ce que m’apprend, la dernière estafette.
Cependant il me reste une lueur d’espoir ;
Pour en être plus sûr, moi-même je veux voir…
Je pars sans plus tarder, tâchez d’être tranquille
Madame.
Roxane
Ah ! tu prendrais une peine inutile ;
Hélas je ne puis plus douter de mon malheur…
Il est mort, c’est très sûr…
Acomat
Qui vous l’a dit ?
Roxane
Et mille pronostics ; les cris d’une chouette,
Un couteau mis en croix dessus une fourchette ;
Mon Amurat s’est mis en route un vendredi ;
Au milieu du festin un laquais étourdi
Sur la nappe avant-hier a versé la salière,
Dans la rue un gros chien pendant la nuit dernière
Pour troubler mon sommeil poussait des cris affreux,
Le pain mis à l’envers !…
Acomat
Le grand Turc est flambé.
Roxane
Acomat désormais je ne veux voir personne,
Soit juif, soit musulman, idolâtre ou payen…
Mais, visir, dites-moi, le deuil m’ira-t-il bien ?
Acomat
Qui pourrait en douter ?…
Roxane
Je veux de ma douleur te donner une preuve ;
La terre, l’univers en seront étonnés.
Oui tant que dureront mes jours infortunés
Je fais le sacrifice…
Acomat
Eh ! lequel donc, Madame ?
Roxane
Le plus grand de tous ceux que peut faire une femme
C’est de ne plus parler.
Acomat
Laissez donc, quel fagot !
Roxane
Oui, de par Mahomet ! je ne dis plus un mot.
Acomat
Qui croirait qu’une Turque eût le cœur aussi tendre !…
J’espère cependant que vous voudrez m’entendre !
(Roxane fait signe que non.)
À quoi vous mèneront ces projets superflus ?…
Roxane
Avez-vous oublié que je ne parle plus ?
Acomat
On ne peut que louer cet excès de tendresse,
Quel effort, juste ciel !… que de délicatesse !…
Pour l’univers entier quel spectacle touchant !…
Ah ! comme cela doit réjouir le Sultan !…
De la cime des cieux, sans doute il vous contemple,
Car vous donnez au sexe un furieux exemple !
Et qu’il sera content de voir (car c’est très beau !)
Votre langue avec lui tomber dans le tombeau…
Comme un coup de canon votre tendresse éclate.
Amurat ne peut plus bouger ni pied ni patte,
Et puisque pour toujours notre sultan est frit
Pourquoi ne plus parler ! Vous avez de l’esprit…
Sultane ! vous avez la langue bien pendue,
Le public croira-t-il que vous l’avez perdue ?…
Rompez, au nom du ciel ! ce silence accablant ;
Quiconque ne dit rien passe pour ignorant ;
Et puisque vous voulez en faire à votre tête,
Tous les gens du bel air, vous croiront une bête.
C’est très dur, mais fort dur !… Vous n’avez plus d’Époux,
Madame, en vous taisant le rattraperez vous !…
Amurat vous a-t-il ordonné de vous taire !….
Hélas le pauvre Turc ! tant s’en faut qu’au contraire !
Pour payer votre amour, vos soins, votre vertu,
Il vous donne son bien.
Roxane
Que ne le disais-tu !
Acomat
Voici son testament fait pardevant notaire ;
Sultane, vous verrez que la chose est très claire,
Hem ! écoutez-moi bien.
(Il lit.)
« L’an mil quatre cent soixante et dix-sept
« Le treize Ramazan au lever de l’aurore,
« Moi notaire juré du canton de Bosphore
« Michaël Haraiktan double meim, soussigné
« Par Sultan Amurat, nommément désigné,
« D’ailleurs connu de tous par ma grande sagesse,
« J’écris le testament de sa dite hautesse ;
« J’affirme que j’ai vu, couché sur son sopha,
« Le susdit grand Sultan, fils à feu Moustapha,
« Lequel indisposé de douleurs corporelles
« Était, ce néanmoins, très sain de sa cervelle,
« Comme de ses cinq sens, mémoire, entendement,
« Lequel m’a fait alors l’exprès commandement
« De m’asseoir sans tarder pardevant une table
« Pour écrire ; lequel d’un ton fort lamentable
« M’a de suite dicté le présent testament ;
« Dont voici la teneur noncupatoirement :
« Puisqu’il me faut mourir, je vais cesser de vivre.
« Ceux qui ne meurent point doivent donc me survivre,
« Il est donc bien certain qu’il faut avant ma mort,
« Assurer à chacun un convenable sort.
« Aussi de mon plein gré, je lègue à la sultane
« Mon écrin, mes bijoux ; et mes eaux de senteur,
« Mes joyaux, mes bonbons, mon bonnet d’empereur,
« Mon palais des soupirs avec ses dépendances,
« Je lui donne le sac qui contient mon magot,
« L’argent aussi s’entend…
Roxane
Ça y est-il ?
Acomat
Mot pour mot !
(Il continue à lire.)
« Je donne au grand visir, à cet ami fidèle
« Ma fourchette d’argent, mon couteau, mon écuelle.
(Il tire son mouchoir et s’essuie les yeux.)
« De plus mon gobelet, à sa fille une dot
« De cent mille sequins… (À Roxane.)
Roxane
Ça y est-il ?
Acomat
Mot pour mot !
(Poursuivant sa lecture.)
« Je veux aussi régler le destin de l’empire,
« Voici ce que j’ordonne et ce que je désire :
« Pour mon fils Ibrahim, ce n’est qu’un animal
« Il ne montera point au trône impérial ;
« Peu m’importe, après tout, qu’il jure, qu’il se fâche ;
« Je l’exclus à bon droit, car c’est une ganache ;
« Ses droits reviennent donc à son frère cadet ;
« J’élis pour successeur le jeune Bajazet
« Quoique prince du sang il a la tête bonne ;
« Qu’il soit élu grand Turc, je le veux et l’ordonne !
« Qu’on procède de suite à son couronnement
« Pour qu’il puisse pleurer à mon enterrement.
« Amurat.
« Ainsi fait dans la ville de Brousse.
« Ont signé les témoins, Passivan, Barberousse,
« Chef des eunuques noirs, Mamamouchi pacha,
« Mahomet Bridoison. ― Tambourini Bacha
« En foi de quoi je mets mon nom et mon paraphe
« Doublemain. »
Je veux faire poser devant ton monument !
Grand visir, donnez-moi ce divin testament
(Elle lit.)
Grâce au ciel ! c’est très vrai que je suis légataire !
(Elle relit.)
Bajazet empereur !… Visir, il faut vous taire,
Je viens de concevoir un étrange projet…
Ne parlez point encore à l’heureux Bajazet.
Courez chez Atalide, il faut sans plus attendre
Qu’elle se rende ici. Comme elle a le cœur tendre
Elle partagera mon amère douleur.
Contez-lui toutefois la mort de l’empereur,
Rien de plus, allez donc.
Acomat
J’y cours.
Scène 3
Vas-tu dans ce moment perdre la Tramontane ?
Pour la seconde fois il faut te couronner,
Sinon on pourrait bien t’envoyer promener…
Choisis !… ô Mahomet ! que faut-il que je fasse !
Saurais-je sans maigrir supporter ma disgrâce ?
Non, je ne me sens pas les rognons assez forts,
Mais je puis, si le Ciel seconde mes efforts,
Remplacer en ce jour l’époux que je regrette
Et voir le diadème assuré sur ma tête ;
Il ne faut pour cela qu’épouser Bajazet…
Mon enfant, réfléchis, ce serait bientôt fait !
C’est un joli garçon, puis il sera le maître.
Allons, que la douleur sorte par la fenêtre,
Vite, vite, la joie, oublions nos chagrins,
Remercions le ciel de nos heureux destins.
J’épouse Bajazet… aimais-je tant son frère ?…
Mon Dieu non !… car c’était un mauvais caractère,
Un vrai fesse-mathieu, hargneux, triste, grondeur,
Un petit libertin, et de plus un boudeur.
Bajazet au contraire, a la jambe bien faite,
Surtout je lui connais plus de cœur que de tête,
Je pourrais le mener, il aime les romans.
Oh ! comme nous allons passer d’heureux moments !
Je l’épouse, c’est sûr, très sûr, et tout de suite.
Il doit bientôt venir me faire une visite,
Crac, je le lui propose… Et s’il allait biaiser !…
Et si ce Nicodème osait s’y refuser !…
Un moment, mon bijou, je saurai t’y contraindre,
Si tu veux m’aimer, je puis me faire craindre.
Quel bonheur… en mes mains je tiens le testament,
De ma félicité ce sera l’instrument.
Au prince Bajazet il assure l’Empire ;
S’il ne fait à l’instant tout ce que je désire,
Je le brûle à sa barbe !
Scène 4
Atalide
Est-il vrai que le ciel vous ravit votre époux ?…
Ah ! racontez-moi donc cette triste aventure,
Le sultan est-il cuit ?… en êtes-vous bien sûre ?
Le visir Acomat n’aurait-il point craqué ?
Roxane
Je sens par ce malheur mon esprit détraqué…
Hélas ! il est trop vrai, ma chère, je suis veuve.
Atalide
Le Ciel vous réservait une bien rude épreuve ;
Je ne puis que mêler mes larmes à vos pleurs,
Atalide saura partager vos douleurs.
Mon cœur est délicat comme une sensitive,
Ma sensibilité, vive, prompte, expansive,
S’échappe par mes yeux en toute occasion,
Et je perds à l’instant la respiration.
L’aspect de l’infortune et m’accable et me touche ;
Je ne puis sans pleurer voir souffrir une mouche :
Même (vous me croirez ou ne me croirez point),
Mon extrême pitié se montre en si haut point,
Que si sur mon sopha lorsque je vais m’étendre,
Une puce flairant ma peau mollette et tendre
De son dard assassin me pique et me poursuit,
J’endure sans pâlir le tourment qui me cuit ;
Et quoique la douleur soit poignante et fort vive,
Je sais me dire, il faut que tout le monde vive !
Ah ! que n’éprouve point un cœur comme le mien !…
Des animaux je suis le plus ferme soutien ;
J’ai toujours eu pour eux un faible irrésistible ;
Cela prouve pourtant que j’ai l’âme sensible.
Le malheur a des droits à ma compassion,
Que ne ferais-je pas dans cette occasion ?
Hélas ! pour adoucir votre amère souffrance,
Je me mettrais en quatre, en cette circonstance,
Mon cœur saigne, Madame, en voyant vos douleurs ;
Votre teint se flétrit, vous perdez vos couleurs ;
Il faut se chagriner, mais sans perdre courage…
À quoi pensez-vous donc ?
Roxane
Je pense au mariage…
Atalide
Quoi ! Madame, sitôt !…
Roxane
Voyez donc ! pourquoi pas !…
Atalide
L’hymen a donc pour vous de terribles appas ?
Moi, je crois que ce dieu nous attrape et nous leurre
Qu’il nous donne toujours plus de pain que de beurre…
Donc puisque votre époux vous est escamoté,
Jouissez en repos de votre liberté
Au lieu de rechercher un nouvel esclavage.
Roxane
Ah ! tu ne connais pas les rigueurs du veuvage !…
Atalide
Mais madame…
Roxane
Quelque soit le bavard il s’en repentira,
Et si la calomnie ou m’attaque ou me touche
Par quelque bon firman je lui ferme la bouche.
Il me faut un mari.
Atalide
Que vous avez dessein de traîner à l’autel ?
Roxane
Devine.
Atalide
Est-ce Ibrahim !
Roxane
Fi donc, c’est une bête !
Atalide
Le visir Acomat.
Roxane
Vais-je unir mes destins avec ceux d’un sujet !
Atalide
Et qui sera-ce donc, madame ?
Roxane
Bajazet…
Atalide
Grand Dieu du ciel…
Roxane
D’où vient que ce nom t’émerveille ?
Atalide
Madame, il est bien jeune.
Roxane
Et moi suis-je si vieille ?
(Avec dépit.)
Mais voyez donc un peu…
Atalide
Ce n’est point ma pensée et vous vous méprenez…
Je dis que Bajazet est étourdi,… volage,…
Qu’il n’appréciera point le charmant avantage…
Le bonheur sans pareil de vous appartenir…
L’homme est un être enfin qu’on ne peut définir.
Madame, que sait-on !…
Roxane
Et Roxane n’est pas si mal de sa personne…
Bajazet l’aimera.
Atalide
Et ne puis, après tout, qu’approuver votre choix.
Roxane
Écoute, je te veux faire une confidence.
Ma tendresse pour toi date de ton enfance,
Tu passes au sérail pour un joli sujet,
Et ma vive amitié m’inspire un bon projet.
Tu connais mes desseins, si le ciel les couronne
Je veux te marier… Ah ! vous riez friponne !…
La petite rusée !… en honneur c’est charmant !
Un bon petit mari…
Atalide
Un mari quel qu’il soit n’offre rien qui me touche.
Roxane
Quoi ! vous voulez trancher de la petite bouche !…
Mais vous faites l’enfant !…
Atalide
Je ne veux point d’époux.
(Elle se jette aux pieds de Roxane.)
Roxane
Eh bien ! n’en parlons plus, mon fifi, levez-vous !
À coup sûr, mon projet n’est pas de vous contraindre,
Je veux me faire aimer et non me faire craindre.
(Elle la met sur ses genoux.)
Asseyez-vous ici… là, bien, mon petit chou,
Ah ! je ne croyais pas vous faire de boubou,
Pauvre rat, j’ai pour vous une tendresse extrême ;
Il faut faire plaisir à celle qui vous aime,
N’est-il pas vrai, mon cœur ? Aussi dès ce moment,
Vous ferez mon éloge à mon futur amant,
Dites-lui que je suis une bonne personne ;
Que je vaux un royaume, un sceptre, une couronne ;
Que j’ai l’âme fort tendre, il faut lui dire encor
Que par mes qualités je vaux mon pesant d’or ;
Enfin à tous propos entonner ma louange :
Vous le ferez… pas vrai ? C’est bien… adieu, mon ange.
De mes jardins, je vais parcourir les détours
Et penser un moment à mes tendres amours…
Seule je veux rêver à ma nouvelle flamme,
Adieu donc, mon bijou, je m’en vais.
Scène 5
Elle veut m’enjôler avec son ton mielleux ;
Mais je hais à la mort les discours doucereux,
Je sais ce qu’en vaut l’aune ; elle est bonne la gouaille,
Quoi !… devant Bajazet tu prétends donc que j’aille,
Pour te faire adorer, cherchant mille raisons,
Étaler tout l’éclat de tes perfections !!
De tes mâles beautés, lui coiffer la cervelle !…
Sultane de mon cœur, ma douce tourterelle,
Attends-toi-zy. D’abord, il faut penser à soi,
Et le beau Bajazet ne sera pas pour toi.
As-tu connu Giraud ?… Torche ! ma toute belle,
Il n’est pas pour ton nez… Je ne suis pas cruelle,
J’ai le cœur assez tendre, et dès le premier jour,
Où mon cher Bajazet m’avoua son amour,
Je sus l’apostropher par une douce œillade,
Ça le ravigota, car il était malade.
Je lui donnai mon cœur… Il est constant, discret,
Et malgré les jaloux, il m’adore en secret.
Pour adoucir un peu son douloureux martyre,
Mon amour complaisant lui permet de m’écrire.
En venant dans ce lieu, j’ai reçu ce poulet.
Voyons ce que m’écrit mon petit Bajazet.
(Elle lit.)
Lumière de mes yeux ! charme de mes prunelles !
Ô vous que j’aimerai toujours !
Ô vous mes uniques amours !
Il faut donc obéir à vos rigueurs cruelles ?
Si vous ne révoquez vos ordres absolus,
Je me sens de calibre à faire une incartade.
Je ne puis vous parler qu’à votre promenade,
Et le reste du jour je ne vous parle plus !…
Je voudrais vous voir à toute heure,
Si vous vous refusez à mon tendre désir,
De douleur il faut que je meure :
Si vous le remplissez, je mourrai de plaisir !
Comme c’est délicat, que d’esprit, que de grâce !
Un amour aussi vif fondrait un cœur de glace…
Comme je l’aime donc ce petit Bajazet !
Et comme il m’aime aussi, si j’en crois son billet :
Lumière de mes yeux : accrochez ma Roxane,
Mes uniques amours ! rien que ça ma sultane.
Ah ! ah ! vous avez beau me guincher de travers,
C’est cependant pour moi qu’on fait ces jolis vers !…
Oui, madame, pour moi !! pour moi, ne vous déplaise ;
Maintenant, vous pouvez l’aimer tout à votre aise,
Je m’en bats l’œil ! on vient et j’entends quelque bruit,
C’est Roxane, grands dieux ! et Bajazet la suit.
Scène 6
Roxane
Le fait est très certain !
Bajazet
Que dites-vous Madame ?
Roxane
Oui, le sultan est mort.
Bajazet
Quel est son successeur ?
Roxane
Mais il faut avant tout…
Je ferai tout cela, j’en donne ma parole !
Roxane
Ah ! sans doute, à vos yeux, je vais passer pour folle ;
Mais prince, je ne puis dompter mes sentiments,
S’il est avec le ciel des accommodements,
L’amour n’en connaît point quand ses ardentes flammes
Comme un torrent de feux, ont calciné nos âmes…
L’amour règne en tyran sur nos sens étonnés ;
Il sait, quand il le veut, nous mener par le nez ;
Rien ne peut résister à sa toute puissance,
Il dispose de nous…
Bajazet
Je ne vous entends pas : torrent, sens étonnés,
Puissance, amour, tyran, âme, nez calcinés…
Qu’ont-ils donc de commun, ces mots, avec l’empire ?
Roxane
Prince, un petit moment, je m’en vais vous le dire.
Un objet s’est ouvert la porte de mon cœur,
Mais il ne connaît point les feux de mon ardeur ;
Je lui tais mon penchant, et le trait qui me larde.
Mais, hélas ! malgré moi, lorsque je le regarde,
Mon œil, languissamment, décèle mon amour…
Je tremble, je pâlis, et rougis tour à tour…
Cependant le cruel, droit comme une statue,
Écoute le récit du tourment qui me tue…
Comme un manche à balais planté pour reverdir,
Mon discours le surprend et semble l’étourdir…
Il m’entend de ses yeux, me voit de ses oreilles,
Mais au lieu de parler, le sot baille aux corneilles ;
Il voit mon embarras croissant à son aspect,
J’attends une réponse… il n’ouvre pas le bec !…
Cependant, je l’adore, et le lui dis en face,
Un autre danserait… et lui reste à sa place…
De mon attachement peut-être est-il touché ?
Prince m’entendez-vous ?
(Bajazet fait signe que non.)
(Avec impatience, Roxane continue.)
Que vous êtes bouché !
Bajazet
Parlez d’une façon moins inintelligible.
Roxane
Je parlais comme parle un cœur neuf et sensible ;
Mais, prince, puisqu’il faut vous parler clairement,
J’use d’un style bref, simple et sans ornement ;
Garde à vous ! Écoutez ; Bajazet, je vous aime,
Il faudra m’épouser de suite, à l’instant même,
Si vous voulez régner… Vous paraissez surpris !…
Cependant, pensez-y, l’empire est à ce prix.
Bajazet
(Toise Roxane et dit avec un geste de dégoût.)
Il est trop cher !
Roxane
Ingrat !!!
Bajazet
Mais vous parlez pour rire ?
Roxane
Cruel ! c’est pour de bon.
Bajazet
(Après l’avoir toisée de nouveau.)
Je renonce à l’empire.
Roxane
Ah ! barbare, ah ! perfide !
Bajazet
Elle prend le haut ton, elle se pique au jeu.
Quoi ! parce qu’elle m’aime il faut que j’épouse !…
Oh ! je ne donne pas comme ça dans la blouse,
Et nous avons un peu de caboche après tout.
Mais, de par le prophète ! elle est d’assez bon goût,
J’ai bien une encolure à faire une conquête ;
Je suis assez joli quand j’ai la barbe faite…
Le mollet bien formé, du feu dans le regard…
À tout prendre, je suis un jeune et beau gaillard…
Pas mal… c’est bien choisi… mais on vous en ratisse !
Si je vous épousais, je serais un Jocrisse ;
Car enfin de quel droit venez-vous à l’instant
De m’offrir et le titre et le rang de sultan ?
Seul, mon frère Ibrahim a droit à cette place.
Vous vouliez m’attraper, pas vrai ? Je vous en casse !
Eh bien ! s’il faut parler avec sincérité
Votre frère Ibrahim sera déshérité ;
Le sultan Amurat vous lègue sa couronne
Et sans condition, mon prince, il vous la donne.
Pour que vous ne puissiez en douter nullement,
Je pourrai vous montrer, son propre testament.
(Elle le tire de sa poche.)
Le voici…
(Le cachant précipitamment.)
Disparais !!!
Bajazet
Je suis donc grand sultan ?…
Roxane
Écoute, en m’épousant tu deviens empereur,
Ton hymen avec moi te mène à la grandeur
Mais si tu ne veux point consentir à me prendre,
Tu vois ce testament !… je le réduis en cendre
Et ton frère Ibrahim devient ton souverain.
Si tu veux m’épouser n’attends pas à demain…
Bajazet
(Bas à part.) (Haut.)
Dissimulons mon fils !… Eh bien ! ma main est prête
Donnez-moi ce papier… donnez donc.
Roxane
Non ce n’est pas ainsi que l’on peut m’abuser…
Voulez-vous le donner ?
Roxane
(Bajazet tend la main pour le prendre.)
Non, non !!!
Bajazet
J’en jure par le ciel ! j’en jure par mon âme !
J’en atteste le grand et sage Mahomet !
Son tombeau de Médine et son divin Baudet !
Je ne veux point de vous !… C’est une affaire faite !…
Roxane
Prince, gardez-vous bien de faire un coup de tête
Vous y réfléchirez avant la fin du jour
Adieu, mon étourdi !…
Bajazet
Salut grosse m’amour !
(Il s’en va en mettant le pouce horizontalement contre son nez et en remuant en même temps tous les doigts de la main, il fait plusieurs grimaces comiques.)
Scène 7
Ah ! c’est un peu trop fort !… refuser un empire
Cela se concevrait… mais moi c’est bien plus pire !…
Aurais-je par hasard, négligé ce matin
Avec l’eau de Ninon de m’éclaircir le teint ?…
(Elle prend un miroir et se contemple.)
Mais non… ma peau toujours est fraîche et délicate
Elle brille partout d’albâtre et d’écarlate ;
Le fard est bien placé… le blanc l’est encore mieux…
Aurais-je ce matin moins d’éclat dans les yeux ?…
Ils sont très vifs… les cils sont teints d’un noir qui tranche
… Eh mais ! mon ratelier branlerait-il au manche ?…
Il tient très bien d’abord… en honneur je m’y perds…
Ah !… mes deux coussinets sont-ils mis de travers ?…
Mon Dieu non ! que serait-ce ? en vain je m’évertue
Le prince Bajazet avait donc la berlue !…
Pour ne pas voir le prix d’un minois si charmant…
Il n’en est pas touché… non… bien joli pourtant…
Mais quel est ce papier ?…
(Elle se baisse et ramasse un billet.)
Je ne la connais point…
(Elle lit.)
… Ô fatale lecture !
Le voilà découvert le secret plein d’horreur ;
Ce secret si caché qui me bouchait son cœur…
Ô traître Bajazet ! très traîtresse Atalide !
Amoureux enragés ! couple ingrat et perfide !!!
Scène 8
Roxane
Accourez grand visir ! partagez ma fureur ;
Apprenez un secret qui me glace d’horreur…
Non, tout ce que l’enfer produit de plus féroce
N’est que petite bière auprès du crime atroce
Que je vais vous conter, j’apprends par ce billet
Qu’Atalide accrochant le cœur de Bajazet
Partage avec ardeur sa tendresse coupable.
Acomat
Je n’en suis point surpris, Atalide est aimable
Elle a de jolis yeux, des charmes, du caquet,
Se fait aimer de tous comme de Bajazet ;
Elle met à parler une grâce touchante,
En tout ce qu’elle fait, Madame, elle est charmante,
Enfin elle me plaît, mais beaucoup quant à moi !…
Roxane
(Avec colère et jalousie.)
Tais-toi, toi, toi, toi, toi, toi, toi nommément toi !!!
Apprends que Bajazet a su toucher mon âme
Que je l’adore enfin !…
Acomat
Que ne le disiez vous !…
Roxane
Ma rivale me souffle un époux un amant ?…
Que je veux Bajazet… qu’elle se croit plus belle
Que Roxane.
Acomat
péronnelle
Comme ça lui va bien !
Roxane
Ne vaux-je pas mieux qu’elle ?
Acomat
Eh ! sans comparaison !
Roxane
C’est un morceau friand avec sa face blême !…
Acomat
Il lui sied de montrer sa mine de carême !…
Roxane
Voyez comme mon teint relève mes appas !
Acomat
Madame, vous avez un teint de mardi-gras.
Roxane
Comme il a de l’esprit !… mais, visir, ma tournure ?…
Acomat
Charmante !… c’est un vrai chef-d’œuvre de nature…
Atalide d’abord marche comme un fagot…
Roxane
J’ai bien quelque embonpoint.
Acomat
Voulez-vous ressembler à la maigre Atalide…
Roxane
Eh ! point du tout, mon cher, mais regarde, décide.
Acomat
Le joli petit pied !… Sultane, Cendrillon
Ou je me trompe fort devait l’avoir plus long.
Roxane
Et ma taille, visir !
Acomat
Finette !…
Roxane
Dis-tu vrai ?
Acomat
Ma petite parole…
Roxane
Tu vois de Bajazet quel doit être le choix
Laquelle de nous deux penses-tu qu’il préfère ?…
Acomat
Ce sera vous, Madame !
Roxane
À propos, ces romans que tu m’avais promis
Où sont-ils ?
Acomat
Je viens de recevoir, Madame, à votre adresse
De ces contes légers une très lourde caisse !
Roxane
Cher visir, de ce pas je veux les aller voir
Ils pourront me calmer et nourrir mon espoir.
(Acomat lui donne la main pour sortir.)
ACTE II
Scène 1
C’est ici, mon garçon, qu’il te faut réfléchir !
Et de ton embarras t’efforcer de sortir…
Ce n’en serait pas un pour un homme ordinaire ;
Qui sait bientôt trouver la fin de son affaire ;
Mais je ne puis sitôt brusquer le dénouement,
Les combats dans le cœur, prouvent le sentiment,
Commençons. À l’amour sachons tenir la bride
Au grand galop sans quoi j’irai voir Atalide ;
Et contre mes transports, contre ma passion
Laissons un peu parler la noble ambition…
Voilà donc, d’un côté, les traits de la maîtresse,
De l’autre la bouteille et son heureuse ivresse,
Si je suis le grand Turc Dieu sait le joli train
Où du beau Bajazet va rouler le destin ;
Les plaisirs à sa voix vont en foule se rendre,
Il n’a qu’à se baisser chaque jour pour en prendre,
Mais mon gosier surtout avec ardeur promet
De faire un fier accroc aux lois de Mahomet.
À tire Larigot, comme un nouveau Grégoire.
Du matin jusqu’au soir je fais serment de boire,
Et du meilleur j’entends… sans peine on le conçoit.
Voilà ce que mes yeux trouvent du côté droit…
Mais à gauche, j’entends chanter à ma maîtresse :
Il n’est point de plaisir, de bonheur sans caresse
La meilleure liqueur et le vin le plus fin
Sans le sucre d’amour ne font que chicotin…
Ah ! quels cruels combats ! Déplorable misère !…
Mon cœur et mon gosier en moi se font la guerre,
Et maîtresse et bouteille, et tendresse et bon vin,
Ensemble, tour à tour, se battent dans mon sein :
Dans ce bel embarras, lorsque je m’envisage,
L’âne entre deux boisseaux est ma parfaite image ;
Comment donc m’en sortir !… mettons la main au cœur
Comme il bat !… ah ! bouteille à ton air enchanteur…
(Il se tourne à gauche.)
… Mais tes coups redoublés vont crever ma poitrine !…
Tu l’emportes enfin, ô charmante cousine
C’en est fait.
Scène 2
Bajazet
Savez-vous aujourd’hui ce que fait Bajazet ?
Atalide
Quand vous me l’aurez dit, je le saurai peut-être
Faut-il rire ou pleurer, faites-le-moi connaître.
Bajazet
Madame, écoutez-moi, je vous laisse le choix
Et mon destin encor dépend de votre voix ;
À Roxane, Amurat prêt à fuir la lumière
A fait signifier sa volonté dernière.
En place d’Ibrahim je dois être sultan ;
Mais Roxane en ses mains garde le testament,
Et pour moi se prenant d’un amour ridicule,
Si je ne brûle pas pour elle, elle le brûle…
Fidèle à vos appas j’ai voulu refuser,
Elle me donne encor du temps pour y penser…
Mais comme l’on n’a plus ce qu’on s’est laissé prendre
Mon cœur est tout à vous il ne peut plus se rendre.
Atalide
Ô tendre souvenir de mes tendres secrets !
Étoile de mes vœux ! de mes soupirs discrets !
Doux soleil de ma vie ! Arc-en-ciel de mon âme
Miroir étincelant qui réfléchit ma flamme !
Qu’à ce trait généreux je connais en ce jour
Dans un parfait amant, le plus parfait amour !
Mais, c’est assez, Seigneur, pour une infortunée
Suivre sa passion contre sa destinée…
Il en coûterait trop pour vouloir m’épargner :
Il faut me planter là, mon cousin, pour régner.
Bajazet
Vous planter là, Madame, ah c’est me faire injure !…
Atalide
Eh ! seigneur, croyez-vous ma tendresse assez dure
Pour ne me vouloir pas aussi sacrifier.
Un amour sans tourment, ce serait trop grossier…
Ce n’est pas que le sort d’une triste fortune
Quand vous le partagez ait rien qui m’importune
Ah ! cousin, croyez-moi, si nous étions encor
À ces temps trop heureux de l’ancien âge d’or
Où le lait en ruisseau coulait dans les prairies,
Où les grives tombaient au bec toutes rôties,
Où les champs présentaient des biscuits pour moissons
Où les ondes, tout frits nous donnaient les poissons,
Que j’eusse aimé vous voir près de moi sous un hêtre
Quitter la royauté, pour un repas champêtre,
Soupirant nuit et jour, filer l’amour parfait,
Et vous accompagnant du tendre flageolet
Vous même roucouler quelque douce romance ;
Ou danser avec moi l’aimable contredanse ;
Je te dirais alors : que sert d’être empereur ?
Ah ! n’avons nous pas tout, quand nous avons un cœur ?…
Si j’avais seulement la lampe merveilleuse,
Tu verrais de t’aimer ton amante orgueilleuse
Te cachant loin des yeux des profanes humains
Chaque jour te verser l’amour à pleines mains,
Pour un trône quitté, te régalant sans cesse ;
Des vins et de l’amour réunissant l’ivresse,
Mes soins sauraient remplir ta bouche de douceur ;
Sorbets, glaces, café, sucre, bonbons, liqueurs…
Bajazet
Ah ! que dis-tu, mon rat, femme aimable et sensible !…
Atalide
Oui mon chat !… mais du sort la rigueur inflexible
Si votre frère vient à tortiller de l’œil
Sans qu’à Roxane, hélas ! vous fassiez plus d’accueil
Votre legs est flambé !… la chose est évidente !…
Mais croyez-vous qu’encor Roxane mécontente,
Par vous mystifiée en veuille rester là ?…
Il lui reste Ibrahim… elle l’épousera,
Et Dieu sait contre nous ce qu’elle saura faire !
Moi-même sans le sou, peut-être à la misère,
D’une vieille il faudra tourniller le chignon
Devenir de princesse, une simple fanchon…
Les romans bien plutôt nous offrent le contraire ;
Le mien ne peut avoir une fin si vulgaire.
Bajazet
Que vous m’attendrissez !… mais si je vous suis cher
Tirez-moi s’il vous plaît votre discours au clair
Vous êtes je le sais passablement jalouse
Que deviendriez vous si Roxane m’épouse ?
Je ne demande point ce que je deviendrai…
Je passerai le temps du mieux que je pourrai ;
Je deviendrai dans peu morte ou peut-être folle,
Mais si quelque pensée en ceci me console,
C’est de voir qu’adorant mes ordres absolus,
Vous aurez fait, seigneur, ce que j’aurai voulu.
Bajazet
Qui ?… moi… j’épouserais cette grosse figure,
Vrai type de poupard ou de caricature ?…
Atalide
Pourquoi médire d’elle, ô mon petit cousin !
Il ne se faut jamais moquer de son prochain ;
Je sais qu’elle a les yeux, la voix d’une harangère,
Et qu’elle est gracieuse ainsi qu’une mégère ;
Qu’elle a l’air dégagé, leste, comme une tour,
Et la taille avec ça faite comme un tambour ;
Je sais bien qu’elle prend du tabac comme un suisse,
Que son teint est toujours rouge comme écrevisse…
Au lieu qu’on voit en moi cette aimable pâleur
Qui marque des amours la charmante langueur…
Mais votre cœur par là me rendra mieux les armes…
Quand vous comparerez ses appas et ses charmes…
D’ailleurs le sacrifice en sera bien plus beau,
Faut-il que seule enfin, je souffre dans ma peau !…
Bajazet
Non, vous ne verrez point cette union cruelle…
Plus vous me commandez de vous être infidèle,
Madame, et plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez…
Ainsi donc mes serments s’en iraient en fumée !
Atalide
Non pas ! Je prétends bien toujours seule être aimée,
Et je ne vous dis pas, Seigneur, de me trahir ;
Point du tout… il ne faut seulement que mentir.
Amusez-la, cousin, d’un bon petit mensonge,
Tant qu’enfin vous meniez l’ânesse dans la longe.
Dès qu’une bonne fois vous serez empereur
Vous lui direz alors : Madame, serviteur !
Je vous casse et je mets mon Atalide en place…
Quand on ment pour l’amour on trouve toujours grâce,
Faites-la moi tomber vite dans le panneau.
Bajazet
Je vous entends enfin… non, non, ce n’est pas beau !
Je ne pourrai jamais faire cette bassesse…
J’ai plus de sentiment, plus de délicatesse…
À Roxane je vais le dire de ce pas,
Et je vous quitte…
Atalide
Jusque dans son boudoir je m’en vais te conduire
Me tuer à ses yeux.
Bajazet (à part)
Ô Ciel ! qu’elle me scie !
Atalide
Que je suis malheureuse !… Ô destin trop affreux !
Un amant ne veut pas faire ce que je veux…
Aveugle à mes discours, il est sourd à mes larmes,
Tandis que pour attraits n’ayant que peu de charmes,
Une femme jadis obligea son amant
De rester douze mois sans parler un instant !
Et moi…
Bajazet
Qui voulut à ce prix s’acquérir ma tendresse ;
Oui, pour avoir menti, le pauvre Bajazet,
Madame, en son enfance eut trop souvent le fouet.
J’en ai pris trop d’horreur pour toute menterie ;
C’est comme je vous dis une affaire finie.
Adieu !
Scène 3
Faut-il rire ou pleurer ?… c’est toujours mon refrain…
(Voyant qu’elle est seule.)
Il est parti !… cruel !… quel aimable jeune homme !
Il n’est pas son pareil de Paris jusqu’à Rome !
Qu’il séduit ma raison ! j’ai voulu l’éprouver,
Que d’un noble transport il vient de se sauver !
Que l’innocence en lui paraît sans artifice !
Quelle fidélité !… quelle horreur pour le vice !
De quel enthousiasme il charme mon esprit !
Relisons son billet, cet adorable écrit…
Je ne le trouve pas ! oh ! que me voilà sotte…
Quoi donc ? l’aurais-je pris pour une papillote ?
Mais non, je n’ai pas fait ma toilette aujourd’hui…
Oh ! comment de mon sein se serait-il enfui !
Aussi je suis toujours dans un trouble terrible ;
A-t-on la tête à soi quand on est si sensible.
(Roxane entre.)
Scène 4
Roxane
Retirez-vous !
Atalide
Madame, excusez l’embarras…
Roxane
Retirez-vous… non, non, ne vous retirez pas,
Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée ;
De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?
Atalide
On m’a dit que du camp un courrier est venu !
Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.
Roxane
Mais vous devez savoir que le sultan expire,
Que son frère Ibrahim lui succède à l’Empire.
Atalide
Je croyais que c’était, Madame, Bajazet…
Roxane
De quoi vous mêlez-vous. Madame, s’il vous plaît ?…
Atalide
Enfin, c’est mon cousin, on nous nourrit ensemble,
Je peux bien de son sort m’informer, ce me semble.
Roxane
Eh ! bien j’en aurai soin.
Atalide
Je sais que vous avez le cœur si bien placé !
(À part.)
La mauvaise guenon !
Roxane (à part)
On dirait que ces mots cachent quelque finesse,
Je te vais attraper !…
(Haut.)
Un nouveau testament
Contredit le premier, mais moi décidément
Je trompe d’Amurat la volonté bizarre.
Atalide
Sultane, vous montrez un courage bien rare !
Roxane
Oui, je le brûlerai pour que votre cousin…
Atalide (vivement)
Soit empereur ! Madame, ah ! le noble dessein,
Qu’il est digne en effet d’une âme généreuse !
Roxane
Je vous trouve, ma mie, aujourd’hui bien parleuse !
Atalide
Madame, qui pourrait malgré tous ses efforts,
Voyant ce que je vois, retenir ses transports !…
Qu’en effet Bajazet est bien fait pour un trône !
Qu’il aura bonne grâce avec une couronne !
Roxane (impatientée)
Ô langue de serpent !… Quand vous aurez fini !…
Atalide
Madame je me tais.
Roxane
Mahomet sois béni !
Atalide
(À part.)
Qu’elle a mauvaise grâce.
Roxane
Eh bien !
Atalide
Je vous écoute.
(À part.)
Quelle voix de Rogome ! elle a pompé la goutte.
C’est sûr.
Roxane
Que je ne puis avoir laissé là mon projet ;
J’aime votre cousin, il m’aime à la folie…
Atalide
Vous déploriez pourtant sa froideur inouïe…
Roxane
Oui, mais en cet instant, par les plus doux aveux,
Il vient de rendre enfin son cœur à mes beaux yeux.
(À part.)
Tu la gobes ; c’est bon.
Atalide
Est-il bien vrai Madame ?
Roxane
Croyez si vous le voulez.
Atalide
Là… foi d’honnête femme ?
Roxane
En pouvez-vous douter ?
Atalide (avec dépit)
Le parjure !… Osez-vous écouter ses propos ?
C’est un enfant, Madame, un fade petit maître
Qui fait le joli cœur, ou voudrait le paraître,
Et qui ne peut sentir le moindre sentiment.
C’est un pauvre cousin, mais un plus pauvre amant !
Dans un temps il voulut me conter des fleurettes,
Mais mon cœur délicat l’envoyait aux soubrettes ;
Même s’il faut ici vous parler clair et net,
Je crois qu’il a souvent offensé Mahomet,
Car j’ai souvent senti de sa bouche amoureuse,
S’exhaler en hoquets son haleine vineuse !
Roxane
Tais-toi, langue d’aspic ! quand tu l’as cru constant,
Dis… tenais-tu sur lui ce langage insultant ?…
Vous vous aimez tous deux, j’en ai le témoignage…
Vois ce billet… j’étouffe et suffoque de rage…
(Elle s’évanouit.)
Atalide
Ciel ! nous sommes trahis ! ô billet malheureux !
En te perdant, hélas ! tu nous perds tous les deux !
Pleure, pleure à présent, malheureuse Atalide !…
(Elle s’évanouit.)
Roxane (regardant du coin de l’œil)
(À part.)
Sauvons ce bon billet des mains de la perfide,
Il pourra me servir contre mon vil ingrat.
(Elle retombe.)
Atalide
Je n’en puis plus…
Roxane
Je meurs…
Atalide
Ah ! Comme mon cœur bat !
Roxane (reprenant connaissance)
Quand on se trouve mal, quelle excellente chose
De porter avec soi toujours du sel de rose !
Atalide
Par pitié, laissez-moi renifler ce flacon,
Car ce matin du mien j’ai cassé le bouchon.
Roxane
Tiens… prends… il n’est pas temps qu’ici ta vie expire…
Atalide
Parlez si vous voulez, je n’ai rien à vous dire.
Roxane
Ah ! tu restes muette après la trahison !…
Regardez-moi ce teint couleur de sang d’oignon,
Pour m’oser disputer un cœur tendre et novice !…
Te crois-tu le nez fait pour être impératrice ?…
Atalide
Vous avez beau crier, puisque de mon amant
Le cœur me reste encor, brûlez le testament.
Épousez Ibrahim ! bien loin que ça me pique,
Avec mon Bajazet je vous ferai la nique…
Demandez-moi, grands Dieux, où se niche l’amour !
Oui, oui, c’était pour vous que se chauffait le four !
Allez, quoiqu’on ne soit qu’une pauvre princesse.
On redoute fort peu reine de votre espèce…
Oui, oui, je l’aime, il m’aime et nous nous adorons,
Et nous nous chérirons tant que nous le pourrons…
Roxane
Comment ! sur mon sopha me dire des injures,
C’est trop fort !… Eh ! bien, oui, vous êtes deux parjures.
Je sais que ton cousin, ton ingrat de cousin ;
Malgré tous mes appas veut refuser ma main,
Mais il n’est pas au bout : puisque l’offre d’un trône
Ne peut le faire enfin pencher vers ma personne,
De Roxane au sérail tous adorent la loi,
Je prétends l’épouser malgré lui, malgré toi.
Atalide
Oui comptez là-dessus ! attendez-le sous l’orme !
Avant qu’il ait commis cette sottise énorme,
Il pourra s’écouler bien de l’eau sous le pont !
C’est moi qui vous le dis et qui vous en réponds !
Adieu.
Roxane
Tu me paieras bientôt un tel excès d’audace !
(Aux gardes.)
Qu’on me fasse à l’instant arriver Bajazet…
(À part.)
Sur la gorge il lui faut mettre le pistolet.
Scène 5
Roxane
Je ne vous ferai point de reproches frivoles.
Quoique je ne sois point avare de paroles.
Depuis que le grand Turc est absent, vous savez
Comme je vous nourris et comme vous vivez ;
Vous savez les mets fins qui chargent votre table,
Vous savez que pour vous Roxane favorable
Osa même braver le décret souverain,
Qui pour un gosier Turc a supprimé le vin.
Avec de si doux soins je n’ai pas su vous plaire !
Je n’en murmure point, quoique à ne vous rien taire
Je n’eusse pas besoin de tous ces grands bienfaits :
À des yeux connaisseurs suffisaient mes attraits.
Mais je m’étonne enfin que pour reconnaissance,
Pour prix de tant de soins qui pansaient votre panse,
D’un assez mince objet ici comme un vrai sot
Vous soyez amoureux, et sans m’en dire un mot !
Bajazet
Qui, moi Madame !
Roxane
Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ?
Me pousser quelque bourde en faisant l’innocent ?
Abuser la candeur de mon tendre penchant ?
En me dissimulant d’un silence perfide
Le sot amour qu’a su t’inspirer Atalide ?…
Bajazet
Atalide… Madame, ô ciel qui vous a dit…
Roxane
Tiens, sais-tu lire au moins ce que ta main écrit ?…
Bajazet
Mais oui, je ne suis pas un âne de nature
Et je sais, s’il vous plaît, lire mon écriture…
En ce billet, Madame, est ma confession,
Atalide toujours m’aime et de passion,
Et moi je la payais d’une amour mutuelle.
Ce n’est pas que pourtant je la trouve aussi belle
Que vous…
Roxane
Que tu serais heureux en étant mon époux !…
Atalide, crois-moi, n’est qu’une minaudière.
Qui n’aime que sa peau dont on la voit si fière ;
Mais elle est maigre et pâle… Ah ! le friand morceau
Pour porter la couronne et le royal manteau !
Toujours sentant la fièvre, et, par-dessus, maussade !
Tu ne serais jamais que son garde malade.
Regarde-moi mon cœur : que ce visage rond
Près de toi sur un trône aura bonne façon !…
Par mille petits soins tu verras que je t’aime ;
Chaque soir à souper je te coiffe moi-même ;
En batiste, je veux te broder un jabot,
Je te tricoterai des gilets de tricot ;
Cela te touchera bientôt, je le parie,
Tu m’aimeras, mon choux, jusques à la folie…
Allons, oublions tout, je te vais pardonner,
Avec moi, n’est-ce pas tu consens à régner ?…
Bajazet
Mais, Madame, Atalide ?…
Roxane
Parle… Veux-tu régner mon aimable perfide ?
Une fois ?…
Bajazet
Non !…
Roxane
Deux fois ?
Bajazet
Eh non !
Roxane
Eh bien : trois fois ?
Bajazet
Non !… encore un coup non !!!
Roxane
Eh ! bien pour cette fois ce sera la dernière.
Il faut tous de ce pas venir chez le notaire
Signer notre contrat au gré de mon désir,
Puis unir, d’un second, Atalide au visir ;
Sinon dès aujourd’hui n’écoutant que ma rage
À l’hôpital des fous je te fais mettre en cage,
Et cela sur le champ, sans forme de procès.
Bajazet
Je serais bien plus fou si je vous épousais !…
Si vous voulez ce prix de mon obéissance,
C’est trop cher, et je vous tire ma révérence.
Roxane (furieuse)
Ah ! ce n’est pas ainsi que tu pourras sortir…
Holà gardes, à moi ! qu’on vienne le saisir
Et que sans plus tarder on l’entraîne, on le lie
Par ordre du sultan et pour toute sa vie !
À l’hôpital des fous qu’on l’enferme soudain !
Et surtout je défends qu’on lui donne du vin !
(On entraîne Bajazet.)
Scène 6
Roxane
(À part.)
Mais qui vient me troubler ?… C’est vous belle mignonne,
Eh bien ! Vous me traitiez tantôt à la dragonne,
On mène votre amant à l’hôpital des fous…
Atalide
(À part.)
Ah ! ma pauvre Atalide, il te faut filer doux !…
(Haut.)
Madame, c’est le fait d’une âme trop commune
De vouloir dans le cœur nourrir de la rancune,
Surtout lorsqu’abjurant un discours assez vain
Votre esclave, à vos yeux, met de l’eau dans son vin.
Ah ! par ces yeux si beaux, qui regardent mes larmes,
Ah ! par tous vos appas, vos attraits et vos charmes,
Madame, écoutez-moi, pardonnez à l’amour
L’artifice innocent de mon cœur sans détour !
Ne l’excusez-vous pas ? Vous êtes si sensible !…
La reine de Doline était-elle inflexible
Quand, malgré son amour pour le prince Titi,
Elle voulut le rendre à la belle Mimi ?…
Roxane
Ah ! sans doute à présent je suis délicieuse,
On a besoin de moi !… belle capricieuse,
Larmoyez, pleurnichez et désespérez-vous,
Comme si vous chantiez ! Entendez-vous, mon choux !
Atalide
Ô vrai cœur de rocher ! barbare Impératrice !
De mon amour, pour toi, je fais le sacrifice :
Épouse mon amant, je le cède à tes vœux !
Que je sois malheureuse et Bajazet heureux !
Roxane (durement)
Madame il est trop tard.
(Acomat paraît.)
Scène 7
Roxane
C’est vous visir ?
Acomat
Vous voyez Acomat l’étonnement dans l’âme…
Hélas ! vos beaux projets ont fait naufrage au port,
Mahomet vous en veut : le sultan n’est pas mort !
Il arrive ce soir.
Roxane
Adieu mon mariage…
Atalide
Son mari n’est pas mort, voyez comme elle enrage !
Roxane (éperdue)
Atalide… visir… je ne sais où j’en suis…
Quel coup de foudre, ô ciel !
Acomat
Mais il vous en cuira.
Atalide
Quand son mari revient qu’elle a de joie en l’âme !
Roxane
Ô ma chère Atalide ! ô mon cher Acomat,
Donnez-moi vos conseils dans ce funeste état…
Atalide
Madame, il est trop tard.
Roxane
Visir, aidez-moi donc.
Acomat
Le sultan va savoir que j’ai suivi vos plans.
Je suis dans de beaux draps !
Atalide
Pour trouver un moyen de vous tirer d’affaire…
Faut-il que je vous donne un conseil salutaire ?
Roxane
Ah ! parle, c’est…
Atalide
De faire ainsi que vous voudrez.
Roxane
Ô vrai cœur de rocher.
Atalide
Chacun son tour ; tenez ;
Je suis bonne pourtant ; écoutez-moi, Roxane ;
Si vous voulez rester dans la pourpre ottomane,
Courez, et sans retard, délivrez Bajazet,
Il est bon et d’ailleurs je suis son tendre objet,
Aisément j’obtiendrai que pour vous il s’apaise,
Et qu’à votre sultan sur le tout il se taise.
Roxane
Ah ! vous êtes ici mon ange protecteur,
Oui, je vais accomplir l’ordre de votre cœur.
Atalide
Ah ! sans doute à présent je suis délicieuse.
On a besoin de moi !… mais courez donc, causeuse !
Vite, dépêchez-vous… le temps presse, allez donc !…
(La sultane sort avec Acomat.)
Scène 8
Comme je fais marcher cette grosse don-don !
Livrons-nous aux transports de mon âme ravie !
Le beau temps vient, dit-on, toujours après la pluie !
Après avoir si bien essuyé dans ce jour
Les coups de la fortune et les tourments d’amour,
Je touche presque au port ! quelle belle aventure !
Mon roman vient de prendre une fière tournure !
Abaissez votre orgueil, princesse Rosina,
Vous Mathilda, Laura, vous, belle Celina !
Que les amants futurs en lisant mon histoire,
Au-dessus de vos noms vont mettre ma mémoire !
Ce soir vient Amurat, j’aurai mon Bajazet.
Scène 9
Acomat
Ô de pleurs et de cris déplorable sujet !
Ah ! vous voilà, c’est vous que je cherchais, princesse…
Atalide
Quel est donc le chagrin qui cause ta tristesse,
Visir ?
Acomat
Vous prêterez l’oreille à ce récit fatal ?…
Car quand je parle enfin j’aime assez qu’on m’écoute.
Atalide
Parle.
Acomat
De l’hôpital des fous ; enfin nous arrivons.
Nous frappons à la porte, on ouvre, nous entrons.
Après mille propos que je ne puis vous dire,
On dit que Bajazet était dans le délire,
Et qu’enfin votre amant soupirant comme un veau,
Sur le ventre couché rampait sur le carreau…
Nous le voyons bientôt… Ciel ! il était mort ivre !…
Atalide
Ah !
Acomat
Si vous n’écoutez je ne puis pas poursuivre.
Atalide
Je t’entends.
Acomat
Qu’aucun verre de vin ne lui serait donné.
Pour charmer sa douleur, par un trait de génie
Alors il demanda…
Atalide
Quoi donc ?
Acomat
De l’eau-de-vie !
Atalide
Ah ! quel excès d’amour ; quel tendre dévouement !
Acomat
Là-dessus l’on n’avait aucun commandement.
On servit Bajazet… Il lampe, lampe, lampe,
Tant qu’enfin de ses jours il éteignit la lampe !
Madame, je l’ai vu : sa mâchoire craquait.
Et son âme s’enfuit dans un dernier hoquet !…
Atalide
Ah !
Acomat
Ce n’est pas fini…
Atalide
Après que j’ai perdu cet objet que j’adore ?
Acomat
Après ce coup…
Atalide
Hélas !
Acomat
J’aurais bien fait mon vers sans exclamation !
Après ce coup fatal, de la reine enragée,
La tête au même instant s’est aussi dérangée…
Elle court, je la suis, elle échappe à ma main
Et se jette à la mer du haut du pont Euxin !
Vous pouvez à présent faire vos doléances,
Mais moi je sais trop bien plier aux circonstances ;
Voyant que tour à tour chacun se tue ici,
Pour vouloir refuser de me tuer aussi ;
La mort de votre amant pour moi seul a des charmes,
Et je vais dans le vin submerger mes alarmes…
(Il sort.)
Scène 10 et dernière
Me voilà bien lotie !… inexplicable sort !…
Je n’avais qu’un cousin, qu’un amant, il est mort !…
(Sanglotant)
Ah ! oui… que je suis fraîche ! ô pauvre infortunée !…
L’innocence, grands dieux ! est ainsi condamnée !
Où trouver des mouchoirs pour essuyer mes pleurs ?…
Montagnes, fendez-vous aux cris de mes douleurs !…
L’amour est dans la vie, hélas ! une autre vie :
Quand je n’ai plus d’amant la mienne est donc finie !
N-i ni, c’est fini… vous pouvez m’enterrer,
Je suis morte et le jour cesse de m’éclairer…