Bakounine/Œuvres/TomeIV2

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Œuvres - Tome IV.
LETTRES À UN FRANÇAIS (suite)


LETTRES À UN FRANÇAIS
(SUITE)


|81 bis Supposons qu’aucune ville de France ne prenne cette initiative, et que la France pour cette fois soit perdue, c’est-à-dire que, Paris une fois tombé aux mains des Prussiens, elle accepte toutes les conditions de paix que Bismarck lui dictera. Quelle sera alors la position du socialisme en France et dans l’Europe tout entière ?

Voyons d’abord la situation du peuple français. Quel peut être le gouvernement qui consentira à signer les conditions de paix déshonorantes et désastreuses pour la France que le roi de Prusse — le futur empereur de l’Allemagne s’il revient victorieux et vivant de la France — ne manquera pas, sera forcé de lui imposer ? Tout plein de mépris que je sois pour l’impuissance désormais avérée du parti radical, je ne pense pas que Jules Simon et Jules Favre eux-mêmes puissent descendre assez bas pour les signer. Les républicains ne les signeront pas, et s’il s’en trouve parmi eux quelques-uns qui les signent, ce ne pourront être que des républicains vendus, comme Émile Ollivier, le défunt ministre. Le parti républicain anti-socialiste, parti vieilli avant l’âge, parce qu’il a passé toute sa vie dans les aspirations platoniques, en dehors de toute réalité et de toute action positives, est sans doute désormais incapable de vivre et de faire vivre la France, mais il saura au moins mourir sans déshonorer ses cheveux blancs, et je le crois assez fier pour se laisser ensevelir sous les ruines de Paris, plutôt que de signer un traité de paix qui ferait de la France une vice-royauté de la Prusse.

Thiers et Trochu consentiront-ils à le signer ? Qui le sait ? On connaît peu le général Trochu. Quant à Thiers, ce vrai représentant de la politique et du parlementarisme bourgeois, on le connaît assez pour savoir qu’il a de bien gros péchés sur la conscience. C’est lui, plus que tout autre, qui a été l’âme de la conspiration réactionnaire au sein de l’Assemblée constituante et qui a contribué à l’élection du prince président en 1848. Mais il y a en lui un grand patriotisme d’État, qui |82 ne s’est jamais démenti et qui constitue proprement toute sa vertu politique. Il aime sincèrement, passionnément la grandeur et la gloire de la France, et je pense que lui aussi mourra plutôt que de signer la déchéance de la France. Thiers et Trochu sont d’ailleurs des orléanistes, tous les deux, et les princes d’Orléans signeront difficilement les conditions de Bismarck, parce ce que ce serait une action aussi lâche qu’impolitique de leur part. Au reste, chi lo sà ? Ils sont fatigués d’être restés si longtemps sans couronne, et « Paris vaut bien une messe », a dit leur aïeul Henri IV.

Oh ! parlez-moi par exemple de M. Émile de Girardin. Parlez-moi de messieurs les sénateurs, les conseillers d’État, les diplomates, les membres du Conseil privé et du cabinet de l’empereur. Eux sont rompus à toutes les bassesses, ils ne demanderont pas mieux que de se vendre ; ils sont tous à acheter, et pas cher. Quant à l’impératrice Eugénie, elle est capable sans doute de s’offrir à l’armée prussienne tout entière, pourvu que cette dernière veuille bien conserver la couronne déshonorée de la France sur la tête de son fils.

Le plus probable, je pense, c’est que, s’il y a conclusion de la paix, cette paix sera signée par des bonapartistes. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que, quel que soit le gouvernement qui la signe, il sera nécessairement et par la force même des choses le vassal de la Prusse, le très humble et dévoué serviteur du comte de Bismarck ; un serviteur très sincère, parce que, méprisé et détesté de la France, il n’aura plus, comme je l’ai déjà observé, d’autre appui ou d’autre raison d’existence que la Prusse.

Se sachant d’autant plus haï à l’intérieur qu’il sera plus efficacement protégé à l’extérieur, le gouvernement nouveau de la France se devra autant à lui-même, qu’il devra à |83 son suzerain, d’organiser et de gouverner la France de manière à ce qu’elle ne puisse troubler ni la tranquillité intérieure, ni la paix extérieure.

Le joug administratif qui a pesé sur elle, et qui l’a si profondément démoralisée pendant ces dernières vingt années, sera nécessairement renforcé. On conservera toute la centralisation administrative actuelle, avec cette différence que le centre réel n’en sera plus à Paris, mais à Berlin. On conservera en très grande partie tout le personnel de cette administration, parce que ce personnel a trop bien mérité de la Prusse. Tous ces hauts et petits fonctionnaires de l’empire qui se sont perfectionnés par une pratique de vingt ans dans l’art d’opprimer, de ruiner et de corrompre les populations, n’ont-ils pas abandonné et ouvert sans défense leurs préfectures et leurs communes aux Prussiens ?

Les impôts seront considérablement augmentés. On ne diminuera pas, mais on sera forcé au contraire de faire monter le budget. Parce qu’au déficit si proche de la banqueroute que Napoléon III aura légué, on devra ajouter les intérêts de tous les emprunts de la guerre, aussi bien que ceux des milliards qu’on aura payés à la Prusse. Le cours forcé des billets de la Banque de France, voté par les Chambres seulement comme une mesure transitoire et seulement pour la durée de la guerre, deviendra une institution permanente, comme en Italie depuis 1866 ; et comme en Italie, on verra l’or et l’argent faire place à un papier qui n’atteindra jamais sa valeur nominale.

Les impôts devront être déjà augmentés par cette seule raison, qu’à l’augmentation du chiffre des dépenses de l’État correspondra non une augmentation, mais une diminution notable du chiffre des imposés, l’Alsace et la Lorraine devant être séparées de la France. Les contributions directes deviendront plus fortes, à cause de la diminution du produit des contributions indirectes, et ce dernier devra diminuer nécessairement, par suite des traités de |84 commerce avantageux pour l’Allemagne, mais ruineux pour la France, que la Prusse ne manquera pas d’imposer à cette dernière, tout à fait comme la France impériale l’avait fait par rapport à l’Italie.

Le commerce et l’industrie de la France, déjà ruinés par cette guerre, le seront donc encore plus par cette paix. Le travail national diminuera, et, avec lui, le taux des salaires, tandis que les impôts, qui, en dernier compte, retombent toujours sur le prolétariat, et par là même le prix des denrées, augmenteront. Le peuple de France deviendra beaucoup plus misérable, et plus il sera misérable plus il deviendra nécessaire de le contenir.

Le peuple des campagnes sera principalement contenu par l’action morale des jésuites. Pieusement élevé dans les principes de l’Église catholique et romaine, il continuera d’être systématiquement excité contre le libéralisme et le républicanisme de la bourgeoisie et contre le socialisme des ouvriers partageux des villes. On se trompe beaucoup si l’on pense que Bismarck et le vieux Guillaume, roi de Prusse, son élève et son maître, comme protestants, seront les ennemis des jésuites. Dans les pays protestants, ils continueront de protéger les mômiers, mais ils continueront de soutenir les jésuites dans les pays catholiques ; parce que jésuites et mômiers sont également excellents pour apprendre aux peuples la patience, la soumission et la résignation.

La grande majorité des bourgeois sera naturellement mécontente. Humiliés dans leur patriotisme et dans leur vanité nationale, ils seront en plus ruinés. Beaucoup de familles appartenant à la bourgeoisie moyenne descendront dans la petite bourgeoisie, et beaucoup de petits bourgeois se verront repoussés dans le prolétariat. Par contre, l’oligarchie bourgeoise accaparera encore davantage toutes les affaires et tous les revenus du commerce et de l’industrie nationale ; et |85 les éperviers de la Bourse spéculeront sur les malheurs de la France.

La bourgeoisie sera mécontente. Mais son mécontentement n’offrira pas de danger immédiat. Séparée du prolétariat par sa haine aussi bien réfléchie qu’instinctive contre le socialisme, elle est impuissante en ce sens qu’elle a perdu la faculté de faire la révolution. Il lui reste bien encore une sorte d’action lentement dissolvante, elle peut miner et ruiner les institutions à la longue, en les frondant, en leur faisant continuellement la petite guerre, comme cela se voit en Italie aujourd’hui, mais elle n’est plus capable de pensées audacieuses, ni de résolutions énergiques, ni de grandes actions. Elle est châtrée et a passé définitivement à l’état de chapon. Elle pourra donc bien inquiéter et ennuyer le gouvernement, mais non le menacer d’un danger sérieux.

Le danger sérieux ne pourra lui venir que du prolétariat des villes. Aussi ce sera principalement contre lui qu’il usera de tous ses moyens d’étouffement et de répression. Son premier moyen sera de l’isoler tout à fait, en excitant d’abord contre lui, comme je l’ai déjà expliqué, les populations des campagnes, et, ensuite, en empêchant de toutes les manières, aidé puissamment en ceci par la grande et la moyenne bourgeoisie, que la petite bourgeoisie ne vienne se joindre à lui sur le terrain du socialisme. Son second moyen sera de le démoraliser et d’empêcher par toute sorte de mesures préventives et coercitives son développement intellectuel, moral et social : la mesure principale sera sans doute de défendre et de poursuivre, de persécuter avec acharnement toutes les associations ouvrières, et avant tout naturellement la grande et salutaire Association internationale des travailleurs du monde entier. Son troisième et dernier moyen sera de le contenir et de le réprimer par la force armée.

L’armée de ce gouvernement se transformera enfin tout à fait en un corps de gendarmes, trop faible et trop mal organisé pour défendre l’indé |86 pendance du pays, assez puissant pour comprimer les révoltes de ses populations mécontentes. La réduction inévitable et considérable de l’armée française, que la Prusse ne manquera pas d’imposer à la France vaincue, sera l’unique avantage qui résultera pour la France de cette paix honteuse. Si la France sortait de cette guerre au moins l’égale de la Prusse en indépendance, en sécurité, en puissance, cette réduction pourrait devenir pour elle une source de grandes et salutaires économies. Mais, la France vaincue et devenue une vice-royauté de la Prusse, la population de la France n’en tirera absolument aucun avantage, car l’argent qu’on aura épargné sur l’armée, il faudra le dépenser pour corrompre, pour acheter, pour tranquilliser, pour assimiler au nouveau régime les consciences et les volontés du pays officiel, l’esprit public et privé des classes intelligentes et privilégiées. La corruption systématique de ces classes coûte immensément cher, et l’Italie actuelle aussi bien que la France impériale en savent quelque chose.

L’armée sera donc considérablement amoindrie, mais en même temps perfectionnée dans le sens du service de la gendarmerie, le seul qu’elle sera désormais appelée à remplir. Quant à la défense de la France contre des attaques extérieures, de la part soit de l’Italie, de l’Angleterre, de la Russie, ou de l’Espagne, ou même de la Turquie, Bismarck et son souverain, le généreux empereur de l’Allemagne, ne permettront pas qu’elle s’en occupe elle-même. Ce sera désormais leur affaire. Ils garantiront et ils protégeront puissamment l’intégrité de leur vice-royauté de Paris, comme l’empereur Napoléon III avait garanti et protégé l’intégrité de sa vice-royauté de Florence.

Telle sera certainement la position de la France lorsqu’elle aura accepté et signé les conditions de la Prusse. Voyons maintenant quelle sera la situation des ouvriers au milieu de cette France nouvelle ?

Sous le rapport économique, elle sera infiniment plus misérable. C’est si clair, qu’il n’est pas même |87 besoin de le démontrer. Sous le rapport politique, elle deviendra également beaucoup plus mauvaise. On peut être certain que, cette guerre une fois terminée, le premier, le principal soin de tous les gouvernements de l’Europe sera de sévir contre les associations ouvrières, de les corrompre, de les dissoudre, de les détruire de toutes les façons et par tous les moyens légaux et illégaux. Ce sera pour les gouvernements la plus grande affaire, une question de vie et de mort, car toutes les autres classes de la société ayant cessé d’être dangereuses et contraires à l’existence des États, il ne leur reste plus que le monde ouvrier à combattre.

Et, en effet, la classe nobiliaire, ayant perdu absolument toute indépendance de position, d’intérêt et d’esprit, s’est depuis longtemps inféodée à l’État, même en Angleterre. Le clergé et l’Église, malgré leurs rêves innocents de suprématie et de domination spirituelles et même temporelles, malgré l’infaillibilité du pape nouvellement proclamée, ne sont en réalité rien aujourd’hui qu’une institution de l’État, une sorte de police noire sur les âmes au profit de l’État, parce qu’en dehors de l’État ils ne peuvent plus avoir ni revenus ni puissance. La bourgeoisie enfin, je l’ai déjà dit et je le répète encore, la bourgeoisie est définitivement tombée à l’état de chapon. Elle fut virile, audacieuse, héroïque, révolutionnaire, il y a quatre-vingts ans ; elle le redevint encore une fois, il y a cinquante-cinq ans, et elle resta telle, quoique déjà à un degré beaucoup moindre, pendant la Restauration, depuis 1815 jusqu’en 1830. Repue et satisfaite par la révolution de Juillet, elle eut encore des rêves révolutionnaires jusqu’en Juin 1848. À cette époque elle se réveilla définitivement réactionnaire. Elle est aujourd’hui le profitant et par conséquent le partisan le plus intéressé et le plus passionné de l’État.

Restent donc les paysans et les ouvriers des villes. Mais les paysans, dans presque tous les pays de l’Occident de l’Europe, — moins l’Angleterre et l’Écosse, où proprement les paysans n’existent pas, moins l’Irlande, l’Italie et l’Espagne où ils se trouvent dans une situation misérable, et par conséquent révolutionnaire et socialiste sans qu’ils le sachent eux-mêmes, — en France et en Allemagne surtout, sont à demi satisfaits ; ils jouissent ou croient jouir d’avantages qu’ils s’imaginent avoir intérêt à conserver contre les attaques d’une révolution sociale ; ils ont sinon les profits réels, au moins le rêve vaniteux, l’imagination de la propriété. Ils sont en outre systématiquement maintenus par les gou |88 vernements et par toutes les Églises, officielles ou officieuses, de l’État dans une ignorance crasse. Les paysans constituent aujourd’hui la base principale, presque unique, sur laquelle sont assises la sécurité et la puissance des États. Ils sont donc de la part de tous les gouvernements l’objet d’une attention toute particulière. On travaille systématiquement leur esprit pour y cultiver les fleurs si délicates de la foi chrétienne et de la fidélité au souverain, et pour y semer les plantes salutaires de la haine contre les villes. Malgré tout cela, les paysans, comme je l’ai expliqué ailleurs, peuvent être soulevés et seront soulevés tôt ou tard par la révolution sociale ; et cela pour ces trois simples raisons : 1° À cause même de leur civilisation si peu avancée ou de leur barbarie relative, ils ont conservé dans toute son intégrité le tempérament simple, robuste et toute l’énergie de la nature populaire ; 2° Ils vivent du travail de leurs bras et sont moralisés par ce travail, qui nourrit en eux une haine instinctive contre tous les fainéants privilégiés de l’État, contre tous les exploiteurs du travail ; 3° Enfin, travailleurs eux-mêmes, ils ne sont séparés des travailleurs des villes que par des préjugés, non par des intérêts. Un grand mouvement réellement socialiste et révolutionnaire pourra les étonner d’abord, mais leur instinct et leur bon sens naturel leur feront comprendre bientôt qu’il ne s’agit pas du tout de les spolier, mais de faire triompher et d’établir partout et pour tous le droit sacré du travail sur les ruines de toutes les fainéantises privilégiées du monde. Et lorsque les ouvriers, abandonnant le langage prétentieux et scolastique d’un socialisme doctrinaire, inspirés eux-mêmes par la passion révolutionnaire, viendront leur dire simplement, sans détours et sans phrases, ce qu’ils veulent ; lorsqu’ils arriveront dans les campagnes non en précepteurs et en maîtres, mais comme des frères, des égaux, provoquant la révolution, mais ne l’imposant pas aux travailleurs de la terre ; lorsqu’ils mettront le feu à tout le papier timbré, procès, titres de propriété et de rentes, dettes privées, hypothèques, lois criminelles et civiles ; lorsqu’ils allumeront des feux de joie de toute cette paperasse immense, signe et consécration officielle de l’esclavage et de la misère du prolétariat, — alors, soyez-en bien certains, le paysan les comprendra et se lèvera avec eux. Mais pour que les paysans se lèvent, il faut absolument que l’initiative du mouvement révolutionnaire soit prise par les ouvriers des villes, parce que ces ouvriers seuls joignent |89 aujourd’hui, à l’instinct, la conscience éclairée, l’idée, et la volonté réfléchie de la révolution sociale. Donc tout le danger qui menace l’existence des États est uniquement concentré aujourd’hui dans le prolétariat des villes.

Tous les gouvernements de l’Europe le savent bien, et c’est pourquoi, aidés puissamment par la riche bourgeoisie, par la ploutocratie coalisée de tous les pays, ils emploieront tous leurs efforts, après cette guerre, pour tuer, pour corrompre, pour étouffer complètement cet élément révolutionnaire dans les villes. Après la guerre de 1815, il y a eu la Sainte-Alliance politique de tous les États contre le libéralisme bourgeois. Après la guerre présente, si elle se termine par le triomphe de la Prusse, c’est-à-dire par celui de la réaction internationale, il y aura la Sainte-Alliance à la fois politique et économique des mêmes États, devenus encore plus puissants par la coopération intéressée de la bourgeoisie de tous les pays, contre le socialisme révolutionnaire du prolétariat.

Telle sera, en général, la situation du socialisme dans toute l’Europe. J’y reviendrai tout à l’heure. Mais auparavant je veux examiner quelle devra être la situation toute spéciale du socialisme français après cette guerre, si elle se termine par une paix honteuse et désastreuse pour la France. Les ouvriers seront infiniment plus mécontents et plus misérables qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent. Cela s’entend de soi-même. Mais s’ensuit-il : primô, que leurs dispositions, leur esprit, leur volonté et leurs résolutions deviendront plus révolutionnaires ? et secundô, alors même que leurs dispositions deviendraient plus révolutionnaires, auront-ils plus de facilité, ou même une facilité égale à celle d’aujourd’hui, à faire la révolution sociale ?

Sur chacune de ces questions, je n’hésite pas à me prononcer d’une manière négative, et voici pourquoi. Primô, quant à la disposition révolutionnaire dans les masses ouvrières, — je ne parle pas naturellement ici de quelques individus exceptionnels, — elle ne dépend pas seulement d’un plus ou moins grand degré de misère ei de mécontentement, mais encore de la foi ou de la confiance que les masses ouvrières ont dans la justice et dans la nécessité du triomphe de leur cause. Depuis qu’il existe |90 des sociétés politiques, les masses ont été toujours mécontentes et toujours misérables, parce que toutes les sociétés politiques, tous les États, républicains aussi bien que monarchiques, depuis le commencement de l’histoire jusqu’à nos jours, ont été fondés exclusivement et toujours, seulement à des degrés de franchise différents, sur la misère et sur le travail forcé du prolétariat. Donc, aussi bien que les jouissances matérielles, tous les droits politiques et sociaux ont été toujours le lot des classes privilégiées ; les masses laborieuses n’ont jamais eu pour leur part que les souffrances matérielles et les mépris, les violences de toutes les sociétés politiquement organisées. De là leur mécontentement éternel.

Mais ce mécontentement n’a produit que bien rarement des révolutions. Nous voyons même des peuples qui sont réduits à une misère excessive, et qui pourtant ne bougent pas. A quoi cela tient-il ? Seraient-ils contents de leur position ? Pas le moins du monde. Cela tient à ce qu’ils n’ont pas le sentiment de leur droit, ni la foi en leur propre puissance ; et parce qu’ils n’ont ni ce sentiment, ni cette foi, ils restent pendant des siècles des esclaves impuissants. Comment l’un et l’autre naissent-ils dans les masses populaires ? Le sentiment ou la conscience du droit est dans l’individu l’effet de la science théorique, mais aussi de son expérience pratique de la vie. La première condition, c’est-à-dire le développement théorique de l’intelligence, ne s’est encore jamais et nulle part réalisée pour les masses. Même dans les pays de l’Europe où l’instruction populaire est le plus avancée, comme en Allemagne par exemple, elle est si insignifiante et surtout si faussée, qu’il ne vaut presque pas la peine d’en parler. En |91 France elle est nulle. Et pourtant on ne peut pas dire que les masses ouvrières de ce pays soient ignorantes de leurs droits. D’où en ont-elles donc pris la connaissance ? Uniquement dans leur grande expérience historique, dans cette grande tradition qui, se développant à travers les siècles et se transmettant d’âge en âge, toujours grossissante et toujours enrichie de nouvelles injustices, de nouvelles souffrances et de nouvelles misères, finit par éclairer toute la masse du prolétariat. Tant qu’un peuple n’est point tombé en décadence, il y a toujours progrès dans cette tradition salutaire, unique institutrice des masses populaires. Mais on ne peut pas dire qu’à toutes les époques de l’histoire d’un peuple, ce progrès soit égal. Au contraire, il ne se manifeste que par soubresauts. Quelquefois il est très rapide, très sensible, très large, d’autres fois il se ralentit ou s’arrête ; d’autres fois encore, il semble reculer tout à fait. À quoi cela tient-il ?

Cela tient évidemment au caractère des événements qui constituent son histoire. Il y en a qui l’électrisent et le poussent en avant ; d’autres agissent sur la disposition générale de la conscience populaire d’une manière déplorable, décourageante, écrasante, au point de l’abattre ou de la dévoyer, au point quelquefois de la fausser tout à fait. On peut en général observer dans le développement historique des peuples deux mouvements inverses, que je me permettrai de comparer au flux et au reflux de l’Océan.

À certaines époques, qui sont ordinairement les précurseurs de grands événements historiques, de grands triomphes de l’humanité, tout semble avancer d’un pas accéléré, tout respire la puissance : les intelligences, les cœurs, les volontés, tout va à l’unisson, tout semble marcher à la conquête de nouveaux horizons. Alors il s’établit dans toute la société comme un courant électrique qui unit |92 les individus les plus éloignés dans un même sentiment, et les intelligences les plus disparates dans une même pensée, et qui imprime à tous la même volonté. Alors chacun est plein de confiance et de courage, parce qu’il se sent porté par le sentiment de tout le monde. Telle fut, pour ne point sortir de l’histoire moderne, la fin du dix-huitième siècle, à la veille de la grande Révolution. Tel fut, quoique à un beaucoup moindre degré, le caractère des années qui précédèrent la révolution de 1848. Tel est enfin, je pense, le caractère de notre époque, qui semble nous annoncer des événements qui peut-être dépasseront en grandeur ceux de 1789 et de 1793. Ce qu’on sent, ce qu’on voit dans ces époques grandioses et puissantes, ne peut-il être comparé au flux de l’Océan ?

Mais il est d’autres époques sombres, désespérantes, fatales, où tout respire la décadence, la prostration et la mort, et qui présentent une véritable éclipse de la conscience publique et privée. Ce sont les reflux qui suivent toujours les grandes catastrophes historiques. Telle fut l’époque du premier Empire et de la Restauration. Tels furent les dix-neuf ou vingt ans qui suivirent la catastrophe de Juin 1848. Telles seront, à un degré plus terrible encore, les vingt ou trente années qui succéderont à la conquête de la France populaire par les armées du despote prussien, s’il est vrai que les ouvriers, que le peuple français puisse être assez lâche pour livrer la France.

Une si grande lâcheté historique serait une preuve que messieurs les professeurs de l’Allemagne et les colonels du roi de Prusse[1] ont raison d’affirmer que le rôle de la France dans |93 le développement des destinées sociales de l’humanité est fini, que cette splendide intelligence française, ce phare lumineux des siècles modernes, s’est définitivement éclipsée, qu’elle n’a plus rien à dire à l’Europe, qu’elle est morte, et qu’enfin ce grand et noble caractère national, cette énergie, cet héroïsme, cette audace française, qui par l’immortelle révolution de 1793 ont démoli l’infâme prison du moyen âge et ont ouvert à toutes les nations un monde nouveau de liberté, d’égalité et de fraternité, [n’existent plus ; que les Français[2]] se sont tellement avilis à présent et sont devenus tellement incapables de vouloir, d’oser, de lutter et de vivre, qu’il ne leur reste rien de mieux à faire que de se coucher, comme des esclaves, au seuil même de ce monde, sous les pieds d’un ministre prussien.

Je ne suis point nationaliste du tout. Je déteste même, de toute l’énergie de mon cœur, le soi-disant principe des nationalités et des races que les Napoléon III, les Bismarck et les empereurs de Russie ont mis en avant, rien que pour détruire en leur nom la liberté de toutes les nations. Le patriotisme bourgeois n’est à mes yeux qu’une passion très mesquine, très étroite, très intéressée surtout, et foncièrement anti-humaine, n’ayant pour objet que la conservation et la puissance de l’État national, c’est-à-dire le maintien de tous les privilèges exploiteurs au milieu d’une nation. Quand les masses populaires sont patriotiques, elles sont bêtes, comme le sont aujourd’hui une partie des masses populaires en Allemagne, qui se laissent tuer par dizaines de milliers, avec un enthousiasme stupide, pour le triomphe de cette grande unité et pour la constitution de cet Empire germanique, lequel, s’il se constituait jamais, sur les ruines de la France conquise, deviendrait le tombeau de toutes leurs espérances d’avenir. Ce qui m’intéresse à cette heure, ce n’est donc pas le salut de la France comme grande puissance politique, comme État, ni de la France impériale, ni de la France royale, ni même de la République française.

Ce que je déplorerais comme un malheur immense pour l’humanité tout entière, ce serait la déchéance et la mort de la France, comme grande nature nationale ; la mort de ce grand caractère national, |94 de cet esprit français, de ces instincts généreux, héroïques, et de cette audace révolutionnaire, qui ont osé prendre d’assaut, pour les démolir, toutes les autorités consacrées et fortifiées par l’histoire, toutes les puissances du ciel et de la terre. Si cette grande nature historique qui s’appelle la France venait à nous manquer à cette heure, si elle disparaissait de la scène du monde, ou, ce qui serait pis encore, si cette généreuse et intelligente nation, de la hauteur sublime où l’avait placée le travail et le génie héroïque des générations passées, tombait tout d’un coup dans la boue, continuant de vivre comme esclave de Bismarck, un vide immense se ferait dans le monde. Ce serait plus qu’une catastrophe nationale, ce serait un malheur, une déchéance universelle.

Imaginez-vous la Prusse, l’Allemagne de Bismarck, au lieu de la France de 1793, au lieu de cette France dont nous avons tous attendu, dont nous attendons encore aujourd’hui l’initiative de la Révolution sociale !

Le monde est tellement habitué à suivre l’initiative de la France, à la voir marcher toujours audacieusement en avant, qu’aujourd’hui encore, au moment où elle semble perdue, écrasée par d’innombrables armées, et trahie par tous ses pouvoirs officiels, aussi bien que par l’impuissance et par l’imbécillité évidente de tous ses républicains bourgeois, le monde, toutes les nations de l’Europe, étonnées, inquiètes, consternées de sa déchéance apparente, attendent encore d’elle leur salut. Elles attendent qu’elle leur donne le signe de la délivrance, le mot d’ordre, l’exemple. Tous les yeux sont tournés, non sur Mac-Mahon ou Bazaine, mais sur Paris, sur Lyon, sur Marseille. Les révolutionnaires de toute l’Europe ne bougeront que quand la France bougera.

Le parti ouvrier de la démocratie socialiste de cette grande nation germanique qui semble avoir envoyé à cette heure tous les enfants de sa noblesse et de sa bourgeoisie pour envahir la France populaire ; ce parti auquel il faut rendre cette justice, bien méritée, qu’au début même de la guerre, au milieu de l’enthousiasme guerrier de toute l’Allemagne nobiliaire ou bourgeoise, il a courageusement protesté contre l’envahissement de la France, ce parti attend avec anxiété, avec une impatience passionnée, le mouvement révolutionnaire de la France, le signal de la révolution universelle[3]. Tous les |95 journaux socialistes de l’Allemagne supplient les ouvriers de la France de proclamer au plus vite la République démocratique et sociale, non cette pauvre république rationnelle ou positiviste, sagement pratiquée, tant recommandée par ce pauvre M. Gambetta, mais la grande République, la République universelle du prolétariat, pour qu’ils puissent enfin protester hautement et par les paroles et par les actes, avec le vrai peuple allemand, contre la politique belliqueuse des privilégiés de l’Allemagne, sans avoir l’air de plaider la cause de la France impériale, de la France d’un Napoléon III.

Telle est donc aujourd’hui, malgré tous ses malheurs, et peut-être à cause même de ces terribles malheurs, d’ailleurs si bien mérités, — telle est encore et plus que jamais la grande position de la France révolutionnaire. Du déploiement audacieux et du triomphe de son drapeau, le monde attend son salut.

Mais qui portera ce drapeau ? La bourgeoisie ? Je crois en avoir dit assez pour prouver d’une façon irréfutable que la bourgeoisie actuelle, même la plus républicaine, la plus rouge, est devenue désormais lâche, imbécile, impuissante. Si on abandonnait le drapeau de la France révolutionnaire en ses mains, elle le laisserait tomber dans la boue. Le prolétariat de la France, les ouvriers des villes et les paysans des campagnes réunis, mais surtout les premiers, peuvent seuls le tenir, de leurs mains puissantes et bien haut, pour le salut du monde.

Telle est aujourd’hui leur grande mission. S’ils la remplissent, ils émanciperont toute l’Europe. S’ils faiblissent, ils se perdront eux-mêmes et ils condamneront le prolétariat de l’Europe au moins à cinquante ans d’esclavage.

Ils se perdront eux-mêmes. Car ils ne peuvent pas s’imaginer que, s’ils consentent aujourd’hui à subir le joug des Prussiens, ils retrouveront en eux-mêmes et l’intelligence, et la volonté, et la puissance nécessaires pour faire la Révolution sociale. Ils se trouveront, après cette honteuse catastrophe, dans une position mille fois pire que le fut celle de leurs prédécesseurs, les ouvriers de la France, après les catastrophes de Juin et de Décembre. Quelques rares ouvriers pourront bien conserver l’intelligence et la volonté révolutionnaires, mais ils n’auront pas la foi révolutionnaire, parce que cette foi n’est possible que quand les sentiments de l’individu trouvent un écho, un appui dans les instincts et dans la volonté unanime des masses ; mais cet écho et cet appui, ils ne les trouveront plus dans les masses : les masses seront complètement |96 démoralisées, écrasées, désorganisées et décapitées.

Oui, désorganisées et décapitées, parce que le gouvernement nouveau, cette vice-royauté ou ce vice-empire qui sera installé, protégé et dirigé désormais de Berlin, par le grand chancelier de l’Empire germanique, le comte de Bismarck, ne manquera pas d’employer contre le prolétariat, et sur un pied beaucoup plus large encore, les mesures de salut public qui ont si bien réussi au général Cavaignac, le dictateur de la République, d’abord, et ensuite à ce Robert Macaire infâme qui, sous le double titre de prince président et d’empereur des Français, a tranquillement assassiné, pillé et déshonoré la France pendant vingt-deux mortelles années.

Ces mesures, quelles sont-elles ? Elles sont très simples. Avant tout, pour désorganiser complètement les masses ouvrières, on abolira tout à fait le droit d’association. Il ne s’agira pas seulement de cette grande Association internationale, tant redoutée et tant détestée. Non, en dehors de leurs ateliers, où ils se trouveront soumis à une discipline sévère, on interdira aux ouvriers de la France tout genre d’association, sous quelque prétexte que ce soit. De cette manière, on tuera leur esprit, et tout espoir de former entre eux, par la discussion et par l’enseignement mutuel, le seul qui puisse les éclairer maintenant, une volonté collective quelconque. Chaque ouvrier se retrouvera, comme après Décembre, réduit à un isolement intellectuel et moral complet, et par cet isolement condamné à la plus complète impuissance.

En même temps, pour décapiter les masses ouvrières, on en arrêtera et en transportera à Cayenne quelques centaines, quelques milliers peut-être, les plus énergiques, les plus intelligents, les plus convaincus et les plus dévoués, comme on a fait en 1848 et en 1851.

Que feront alors les masses ouvrières désorganisées et décapitées ? Elles brouteront l’herbe et, fustigées par la faim, travailleront comme des forcenés pour enrichir leurs patrons. Attendez donc une révolution des masses populaires réduites à une pareille position !

|97 Mais si, malgré cette position misérable, poussé par cette énergie française qui ne pourra pas se résigner facilement à la mort, poussé encore plus par son désespoir, le prolétariat français se révolte, oh ! alors il y aura, pour le remettre à la raison, les chassepots doublés cette fois des fusils à aiguille ; et contre cet argument terrible, auquel il n’aura à opposer ni intelligence, ni organisation, ni volonté collectives, rien que son désespoir, il sera dix fois, cent fois plus impuissant qu’il ne l’a jamais été.

Et alors ? — alors le socialisme français aura cessé de compter parmi les puissances actives qui poussent en avant le développement et l’émancipation solidaires du prolétariat de l’Europe. Il pourra bien encore y avoir des écrivains socialistes, des doctrines et des ouvrages et des journaux socialistes en France, si le nouveau gouvernement et si le chancelier de l’Allemagne, le comte de Bismarck, veulent le permettre toutefois. Mais ni les écrivains, ni les philosophes, ni leurs ouvrages, ni enfin les journaux socialistes, ne constituent encore le socialisme vivant et puissant. Ce dernier ne trouve une réelle existence que dans l’instinct révolutionnaire éclairé, dans la volonté collective et dans l’organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes, — et quand cet instinct, cette volonté et cette organisation font défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories dans le vide, des rêves impuissants.

Donc il est évident que, si la France se soumet à la Prusse, si dans ce moment terrible où se joue, avec tout son présent, son avenir tout entier, elle ne préfère pas la mort de tous ses enfants et la destruction de tous ses biens, l’incendie de ses villages, de ses villes et de toutes ses maisons, à l’esclavage sous le joug des Prussiens, si elle ne brise pas par la puissance d’un soulèvement populaire et révolutionnaire celle des armées allemandes |98 innombrables qui, victorieuses sur tous les points jusqu’ici, la menacent dans sa dignité, dans sa liberté et jusque dans son existence, si elle ne devient pas un tombeau pour tous ces six cent mille soldats du despotisme allemand, si elle ne leur oppose pas le seul moyen capable de les vaincre et de les détruire, dans les circonstances présentes, si elle ne répond pas à cet envahissement insolent par la Révolution sociale non moins impitoyable et mille fois plus menaçante, — il est certain, dis-je, qu’alors la France est perdue, ses masses ouvrières seront esclaves, et le socialisme français aura vécu.

Et dans ce cas, voyons quelle sera la situation du socialisme, quelles seront les chances de l’émancipation ouvrière dans tout le reste de l’Europe ?

Quels sont, en dehors de la France, les pays où le socialisme est devenu réellement une puissance ? Ce sont l’Allemagne, la Belgique, l’Angleterre et l’Espagne.

En Italie, le socialisme n’est encore que dans son enfance. La partie militante des classes ouvrières, surtout dans l’Italie septentrionale, ne s’est pas encore suffisamment dégagée des exclusives préoccupations du patriotisme politique que leur a inspirées la puissante influence du grand agitateur et patriote de l’Italie, le vrai créateur de l’unité italienne, Giuseppe Mazzini. Les ouvriers italiens sont socialistes et révolutionnaires par position et par instinct, comme le sont sans aucune exception les ouvriers du monde entier. Mais les ouvriers italiens se trouvent encore dans une ignorance quasi-absolue des vraies causes de cette position misérable, et ils méconnaissent pour ainsi dire la vraie nature de leurs propres instincts. Ils sont assommés par un travail qui les nourrit à peine, eux, leurs femmes, leurs enfants, |99 maltraités, malmenés, se mourant de faim, et poussés, dirigés, se laissant aveuglément entraîner par la bourgeoisie radicale et libérale, ils parlent de marcher sur Rome, comme si les pierres du Colisée et du Vatican allaient leur donner la liberté, le loisir et le pain ; et ils font maintenant des meetings dans toutes leurs cités pour forcer leur roi d’envoyer ses soldats contre le pape ; comme si ce roi et ces soldats, aussi bien que cette bourgeoisie qui les pousse, les deux premiers protecteurs officiels, et la dernière exploiteuse privilégiée du droit de propriété, n’étaient point les causes principales, immédiates, de leur misère et de leur esclavage !

Ces préoccupations exclusivement politiques et patriotiques sont très généreuses, sans doute, de leur part. Mais il faut avouer en même temps qu’elles sont bien stupides.

Il est un point de vue, pourtant, qui légitime, dans une certaine mesure, cette tendance des ouvriers italiens de marcher sur Rome, la ville éternelle étant la capitale du despotisme intellectuel et moral, la résidence du pape infaillible. Depuis des siècles, et non sans beaucoup de raison, toutes les villes italiennes considèrent le pouvoir et l’action catholique du pape comme l’une des raisons constantes et fondamentales de leurs malheurs et de leur esclavage, et elles veulent en finir avec lui. C’est une de ces tendances impérieuses, historiques, contre lesquelles aucun raisonnement, si juste qu’il soit, ne peut prévaloir, et il faut peut-être aux ouvriers italiens une nouvelle expérience historique, une nouvelle désillusion amère, pour qu’ils ouvrent enfin les yeux, pour qu’ils comprennent qu’en envoyant les soldats d’un roi contre le pape, ils ne se seront délivrés ni des soldats, ni du roi, ni du pape, et que, pour démolir tout cela d’un seul coup, avec la propriété et l’exploitation nobiliaires et bourgeoises dont les soldats, le roi et le pape ne sont rien que la conséquence, la consécration et la garantie nécessaires, il n’y a qu’un seul moyen : c’est de faire d’abord chez soi, chacun dans leurs villes, mais en soulevant toutes les villes en même temps, une bonne révolution sociale. Car contre une telle révolution, éclatant simultanément dans toutes les villes et dans toutes les campagnes, il n’y aura ni pape, ni roi, ni soldats, ni noblesse, ni bourgeoisie qui tiennent.

|100 Sous le rapport de la Révolution sociale, on peut dire que les campagnes de l’Italie sont même plus avancées que les villes. Restées en dehors de tous les mouvements et de tous les développements historiques dont elles n’ont payé jusqu’à présent que les frais, les campagnes italiennes n’ont ni tendances politiques, ni patriotisme. Maintenues par tous les gouvernements qui se sont succédé dans différentes parties de l’Italie dans une ignorance et dans une misère effroyables, elles n’ont jamais partagé les passions des villes. Livrées sans partage à l’influence des prêtres, elles sont superstitieuses, et en même temps fort peu religieuses. La puissance des prêtres dans les campagnes n’est donc que très éphémère ; elle n’est réelle qu’en tant qu’elle concorde avec la haine instinctive des paysans contre les riches propriétaires, contre les bourgeois et les villes. Mais réveillez seulement l’instinct profondément socialiste qui dort à demi éveillé dans le cœur de chaque paysan italien ; renouvelez, dans toute l’Italie, seulement avec un but révolutionnaire, la propagande que le cardinal Ruffo avait faite en Calabre, à la fin du siècle dernier ; jetez seulement ce cri : La terre à qui travaille la terre de ses bras ! et vous verrez si tous les paysans italiens ne se lèveront pas pour faire la Révolution sociale ; et si les prêtres veulent s’y opposer, ils tueront les prêtres.

Le mouvement tout à fait spontané des paysans italiens l’an passé, mouvement provoqué par la loi qui a frappé d’un impôt la mouture des blés, a donné la mesure du socialisme révolutionnaire naturel des paysans italiens. Ils ont battu des détachements de troupes régulières, et, lorsqu’ils venaient en masse dans les villes, ils commençaient toujours par brûler toute la paperasse officielle qui leur tombait sous la main.

|101 L’Italie se trouve incontestablement à la veille d’une révolution. Le gouvernement de Victor-Emmanuel, tous ces ministères qui se sont succédé, les uns plus voleurs, plus lâches, plus coquins que les autres, l’ont si bien gouvernée qu’elle se voit réduite aujourd’hui à un état politique et financier tout à fait impossible. Le crédit de l’État, du gouvernement, du parlement lui-même, de tout ce qui constitue le monde officiel, est ruiné. L’industrie et le commerce sont ruinés. Les impôts toujours grossissants écrasent le pays, sans parvenir à combler le déficit qui s’élargit toujours davantage. La banqueroute frappe à la porte de l’État. La déconsidération règne en maîtresse dans la société politique et civile, les malversations de toute sorte sont devenues le pain quotidien. Il n’y a plus ni foi, ni bonne foi. Victor-Emmanuel se sent entraîné avec son suzerain, Napoléon III, dans l’abîme. On n’attend que le signal d’une révolution en France, l’initiative révolutionnaire de la France, pour commencer la révolution en Italie.

Par quoi cette révolution commencera, est indifférent. Probablement par cette éternelle question de Rome. Mais toute révolution italienne, quels que soient la nature et le prétexte de son début, tournera nécessairement et bientôt en une immense révolution sociale, car la question béante, dominante, réelle, la question qui se cache derrière toutes les autres, c’est la misère horrible et l’esclavage du prolétariat. Voilà ce que savent, aussi bien que le gouvernement, tous les hommes et tous les partis politiques en Italie. Et c’est à cause de cela même que les libéraux et les républicains italiens hésitent. Ils craignent cette Révolution sociale qui menace de les engloutir.

Et pourtant je n’ai point classé l’Italie parmi les pays où le socialisme, ayant conscience de lui-même, se trouve organisé. Cette conscience et bien plus encore cette organisation manquent absolument aux ouvriers et naturellement encore plus aux paysans italiens. Ils sont socialistes comme le bourgeois gentilhomme de Molière faisait de la prose, sans le savoir. Par conséquent, l’initiative de la révolution socialiste ne peut venir d’eux. Ils doivent la recevoir du dehors.

|102 Je ne parle pas du tout de la Suisse. Si le monde humain allait mourir, ce n’est pas la Suisse qui le ressusciterait. Passons outre.

Le socialisme commence à constituer déjà une véritable puissance en Allemagne. Les trois grandes organisations ouvrières : l’Association générale des ouvriers allemands, ou l’ancienne organisation lassallienne, Allgemeiner deutscher Arbeiter-Verein, — le Parti ouvrier de la démocratie socialiste (Sozial-demokratische Arbeiter-Partei), ayant pour organe le Volksstaat, — et les nombreuses Associations ouvrières pour l’instruction mutuelle (Arbeiter-Bildungs-Vereine), embrassent ensemble au moins cinq cent mille ouvriers. Elles sont divisées entre elles beaucoup plus par des intrigues et par des questions d’influence personnelle que par des questions de principe. Les deux premières organisations sont franchement socialistes et révolutionnaires. La troisième, qui reste encore la plus nombreuse, continue de subir en partie l’influence du libéralisme et du socialisme bourgeois. Pourtant cette influence diminue à vue d’œil, et l’on peut espérer que dans peu de temps, surtout sous l’impression des événements actuels, les ouvriers de cette troisième organisation passeront en masse dans le Parti ouvrier de la démocratie socialiste, parti qui s’est formé il y a un an à peine, à la suite d’une longue lutte entre les ouvriers lassalliens et ceux des Arbeiter-Bildungs-Vereine, par la fusion d’une partie des uns et des autres.

L’organisation prédominante aujourd’hui est incontestablement le Parti ouvrier de la démocratie socialiste. Il se trouve en rapports directs avec l’Internationale, autant que les lois actuelles de l’Allemagne le permettent. Ces lois sont naturellement très restrictives, oppressives et sévères, ayant pour but principal d’empêcher de toutes les manières la formation d’une puissance ouvrière. Elles défendent et poursuivent comme un crime de haute trahison, non seulement toute alliance organisée des associations ouvrières de l’Allemagne avec les associations des pays étrangers, mais encore, — et malgré cette grande idée de l’unité germanique au nom de laquelle le roi de Prusse vient de lancer toutes les armées réunies de l’Allemagne contre cette pauvre |103 France, — elles défendent aux associations ouvrières de chaque pays allemand de s’associer et de s’organiser unitairement avec celles des autres pays de cette même Allemagne unitaire.

L’élan des ouvriers allemands est néanmoins trop fort pour qu’il puisse être contenu par ces lois, et l’on peut constater actuellement l’existence de l’organisation réelle d’une association ouvrière imposante, unissant tous les pays de l’Allemagne, et tendant une main fraternelle aux associations ouvrières de tous les autres pays de l’Occident de l’Europe, aussi bien qu’à celles des États-Unis d’Amérique.

Le Parti ouvrier de la démocratie socialiste, et l’Association générale des ouvriers allemands fondée par Lassalle, sont l’un et l’autre franchement socialistes, dans ce sens qu’ils veulent une réforme socialiste des rapports entre le capital et le travail ; et les lassalliens aussi bien que le parti d’Eisenach sont unanimes sur ce point que, pour obtenir cette réforme, il faut préalablement réformer l’État, et, s’il ne se laisse pas réformer volontairement et d’une manière pacifique, à la suite et par le moyen d’une grande agitation ouvrière pacifique et légale, le réformer par la force, c’est-à-dire par la révolution politique. Selon l’avis presque unanime des socialistes allemands, la révolution politique doit précéder la révolution sociale, — ce qui est une grande et fatale erreur selon moi, parce que toute révolution politique qui se fera avant, et, par conséquent, en dehors de la révolution sociale, sera nécessairement une révolution bourgeoise, et la révolution bourgeoise ne peut servir |104 à produire tout au plus qu’un socialisme bourgeois ; c’est-à-dire qu’elle doit infailliblement aboutir à une nouvelle exploitation, plus hypocrite et plus savante peut-être, mais non moins oppressive, du prolétariat par la bourgeoisie.

Cette idée malheureuse de la révolution politique qui doit précéder, disent les socialistes allemands, la révolution sociale, ouvre à deux battants les portes du Parti de la démocratie socialiste ouvrière à tous les démocrates radicaux exclusivement politiques et fort peu socialistes de l’Allemagne. C’est ainsi qu’à bien des reprises différentes, le Parti ouvrier de la démocratie socialiste ouvrière, entraîné par ses chefs, non par son propre instinct beaucoup plus populairement socialiste que les idées de ces chefs, s’est confondu et a fraternise avec les bourgeois démocrates du Parti du peuple (Volkspartei), parti exclusivement politique, et non seulement étranger, mais directement hostile à tout socialisme sérieux ; ce qu’il a prouvé d’ailleurs d’une manière éclatante autant par les discours passionnément patriotiques et bourgeois de ses représentants, dans la mémorable assemblée populaire tenue à Vienne au mois de juillet ou d’août 1868, que par les attaques furibondes de ses journaux contre les ouvriers véritablement socialistes révolutionnaires de Vienne, qui, au nom de la démocratie humaine et universelle, sont venus troubler leur concert patriotique et bourgeois.

Ces discours et ces attaques passionnées contre le socialisme, ce grand empêcheur, ce trouble-fête éternel du radicalisme bourgeois, soulevèrent la réprobation on peut dire unanime du monde ouvrier en Allemagne, et mirent dans une position tout à fait délicate et très difficile les hommes |105 comme M. Liebknecht et d’autres, qui, tout en voulant rester à la tête des associations ouvrières, ne voulaient point se brouiller ni rompre leurs relations politiques avec leurs amis de la Volkspartei bourgeoise. Les chefs de ce dernier parti s’aperçurent bientôt qu’ils avaient commis une grande faute, car malgré l’énergie, la force d’action et l’audace révolutionnaire si bien connues et aujourd’hui si bien prouvées des bourgeois, ils ne peuvent pas pourtant espérer que réduits à eux-mêmes, et sans un peu d’assistance de la part du prolétariat, ils pourront faire une révolution ou seulement constituer l’ombre d’une puissance sérieuse. Cela n’a jamais été d’ailleurs le système des bourgeois de faire la révolution par eux-mêmes. Ce système ingénieux a toujours consisté en ceci : Faire la révolution par le bras tout-puissant du peuple, et en fourrer ensuite les profits dans leur poche. Donc force a été aux bourgeois radicaux de la Volkspartei de s’expliquer, de faire en quelque sorte amende honorable, et de se proclamer également socialistes. Leur socialisme nouveau, qu’ils annoncèrent d’ailleurs avec un grand fracas de paroles et de phrases, ne dépasse naturellement pas les rêves innocents de la coopération bourgeoise.

Pendant tout un an, depuis août 1868 jusqu’au mois d’août 1869, il y eut des négociations diplomatiques entre les représentants principaux des deux partis, ouvrier et bourgeois, et ces négociations aboutirent enfin au fameux programme du Congrès d’Eisenach (7, 8 et 9 août 1869), qui constitua définitivement le Parti ouvrier de la démocratie socialiste.

Ce programme est une vraie transaction entre le programme socialiste et révolutionnaire de l’Association internationale des travailleurs, |106 si clairement déterminé par les Congrès de Bruxelles et de Bâle, et le programme bien connu du démocratisme bourgeois.

Voici les trois premiers articles, qui caractérisent parfaitement le caractère politique et économique de ce programme du nouveau Parti de la démocratie socialiste ouvrière :


Article Ier — Le Parti de la démocratie socialiste ouvrière (die sozial-demokratische Arbeiter-Partei) en Allemagne tend à la constitution d’un État populaire libre (die Einrichtung eines freien Volksstaats).

Art. II. — Chaque membre du Parti de la démocratie socialiste ouvrière s’oblige à servir de tous ses moyens les principes suivants :

1. Les conditions politiques et sociales actuelles sont injustes au plus haut degré et doivent être par conséquent repoussées avec la plus grande énergie.

2. La lutte pour l’émancipation des travailleurs n’est point une lutte pour l’institution de nouveaux privilèges de classe, mais pour l’égalité des devoirs et des droits et pour l’abolition de toute domination de classe.

3. La dépendance dans laquelle le travailleur se trouve vis-à-vis du capitaliste est la base principale de la servitude sous toutes ses formes. Le Parti de la démocratie socialiste ouvrière tend, par le moyen de l’abolition du système de production actuel, à conquérir pour le travailleur le plein produit de son travail.

4. La liberté politique est la plus urgente condition préalable (die unentbehrlichste Vorbedingung) de l’émancipation économique des classes ouvrières. Par conséquent la question sociale est inséparable de la question politique. Sa solution n’est possible que dans un État démocratique.

5. Considérant que l’émancipation politique et économique de la classe ouvrière n’est possible que sous la condition que tous les travailleurs s’unissent pour le même but, le Parti de la démocratie socialiste ouvrière en Allemagne se donne une organisation unitaire, qui permet pourtant à chaque membre d’exercer son influence pour le bien commun.

6. Considérant que l’émancipation du travail n’est point une question locale, ni même nationale ; qu’elle est une question sociale qui embrasse tous les pays dans lesquels se trouvent réalisées les conditions de la société moderne (in denen es moderne Gesellschaft gibt), le Parti |107 de la démocratie socialiste ouvrière, autant que les lois sur les associations le permettront, se considère comme une branche de l’Association internationale des travailleurs, dont elle partage les tendances. Le Comité (Vorsland) du Parti sera par conséquent en rapport officiel avec le Conseil général.

Art. III. — Les premiers objets à atteindre (die nächsten Forderungen) par l’agitation du Parti de la démocratie socialiste ouvrière sont les suivants :

1. Le droit de suffrage direct et secret pour tous les hommes âgés de vingt ans pour l’élection des députés du Parlement fédéral aussi bien que des Parlements des différents États, ainsi que des membres des représentations provinciales et communales et de tous les autres corps représentatifs.

2. La législation directe par le peuple, avec le droit de proposer et de repousser les lois.

3. Abolition de tous les privilèges de classe, de propriété, de naissance et de confession.

4. Institution de l’armement national remplaçant l’armée permanente.

5. Séparation de l’Église et de l’État, séparation de l’École et de l’Église.

6. Instruction obligatoire dans les écoles populaires. Instruction gratuite dans tous les établissements publics d’instruction.

7. Indépendance des tribunaux, institution du jury et de la procédure publique.

8. Abolition de toutes les lois concernant le droit de réunion, d’association et de coalition ; pleine liberté de la presse. Détermination de la journée normale de travail. Interdiction du travail des enfants et limitation du travail des femmes dans les établissements industriels.

9. Abolition de tous les impôts indirects, institution de l’impôt direct sur le revenu.

10. Appui de l’État pour la coopération ouvrière et crédit de l’État pour les associations de production.


Ces trois articles, dans leur développement, expriment parfaitement, non la plénitude des instincts et des aspirations socialistes et révolutionnaires des travailleurs qui font partie de cette nouvelle organisation de la démocratie socialiste en Allemagne, mais les tendances des chefs qui ont conçu le programme et qui dirigent aujourd’hui le parti.

L’article Ier nous frappe tout d’abord par son désaccord parfait avec l’esprit et le texte du programme fondamental de l’Association internationale. Le Parti de la démocratie socialiste veut l’institution |108 de l’État populaire libre. Ces deux derniers mots, populaire et libre, sonnent bien, mais le premier mot, l’État, doit sonner mal aux oreilles d’un vrai socialiste révolutionnaire, d’un ennemi résolu et sincère de toutes les institutions bourgeoises, sans en excepter une seule ; il se trouve en contradiction flagrante avec le but même de l’Association internationale, et détruit absolument le sens des deux mots qui le suivent : populaire et libre.

Qui dit Association internationale des travailleurs dit négation de l’État, tout État devant nécessairement être un État national. Ou bien les auteurs du programme entendraient-ils l’État international, l’État universel, ou au moins, dans un sens plus restreint, l’État qui embrasserait tous les pays de l’Europe occidentale où existe, pour me servir de l’expression favorite des socialistes allemands, « la société ou la civilisation moderne », c’est-à-dire la société où le capital, devenu l’unique commanditaire du travail, se trouve concentré entre les mains d’une classe privilégiée par l’État, la bourgeoisie, et grâce à cette concentration réduit les travailleurs à l’esclavage et à la misère ? Les chefs du Parti de la démocratie socialiste tendraient-ils à l’institution d’un État qui embrasserait tout l’Occident de l’Europe, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, tous les pays Scandinaves, les pays slaves soumis à l’Autriche, la Belgique, la Hollande, la Suisse, l’Italie, l’Espagne et le Portugal[4] ?

Non, leur imagination et leur appétit politique n’embrassent pas tant de pays à la fois. Ce qu’ils veulent avec une passion qu’ils |109 ne cherchent pas même à masquer, c’est l’organisation de leur patrie allemande, de la grande unité germanique. C’est l’institution de l’État exclusivement allemand que le premier article de leur programme pose comme le but principal et suprême du Parti ouvrier de la démocratie socialiste. Ils sont des patriotes politiques avant tout.

Mais, alors, que laissent-ils à l’internationalité ? Que donnent ces patriotes allemands à la fraternité internationale des travailleurs de tous les pays ? Rien que des phrases socialistes, sans réalisation possible, parce que la base principale, première, exclusivement politique, de leur programme, l’État germanique, les détruit.

En effet, du moment que les ouvriers de l’Allemagne doivent vouloir et servir avant tout l’institution de l’État germanique, la solidarité qui devrait, au point de vue économique et social, les unir jusqu’à les confondre avec leurs frères, les travailleurs exploités du monde entier, et qui devrait, selon moi, être la base principale et unique des associations ouvrières de tous les pays ; cette solidarité internationale est nécessairement sacrifiée au patriotisme, à la passion politique nationale, et il peut arriver que les ouvriers d’un pays, partagés entre ces deux patries, entre ces deux tendances contradictoires : la solidarité socialiste du travail et le patriotisme politique de l’État national, et sacrifiant, comme ils le doivent d’ailleurs s’ils obéissent à l’article Ier du programme du Parti de la démocratie socialiste allemande, sacrifiant, dis-je, la solidarité internationale au patriotisme, se trouveront dans cette malheureuse position d’être unis à leurs compatriotes bourgeois contre les travailleurs d’un pays étranger. C’est ce qui est précisément arrivé aujourd’hui aux ouvriers de l’Allemagne.

Ce fut un spectacle intéressant que de voir la lutte qui, au début de la guerre, s’est élevée au sein des classes ouvrières de l’Allemagne entre les principes du patriotisme allemand, que leur impose le programme de leur |110 parti, et leurs propres instincts profondément socialistes. On avait pu penser d’abord que leur patriotisme l’emporterait sur leur socialisme, et craindre qu’ils ne se laissassent entraîner par l’enthousiasme gallophobe et guerrier de l’immense majorité des bourgeois de l’Allemagne[5]. Dans une grande assemblée ouvrière du Parti de la démocratie socialiste, tenue à Brunswick dans les derniers jours de juillet, on avait prononcé beaucoup de discours frappés au coin du plus pur patriotisme, mais en même temps, et par là même, presque entièrement dénués de sentiments de justice et de fraternité internationale.

Aux adresses généreuses, franchement socialistes et réellement fraternelles des ouvriers de l’Internationale de Paris et d’autres cités de la France, on répondit par des invectives contre Napoléon III, — comme s’il y avait quelque chose de commun entre ce misérable et criminel escroc, qui pendant vingt ans a porté le titre d’empereur des Français, et les ouvriers de la France, — et par le conseil ' ironique de renverser au plus vite leur tyran, pour mériter les sympathies de la démocratie de l’Europe. En lisant ces discours, on eût pu croire entendre des hommes libres, et fiers de leur liberté, parlant à des esclaves. En voyant cette fière indignation germanique contre la tyrannie et la malhonnêteté de Napoléon III, on pourrait s’imaginer que le rêve de la démocratie socialiste, l’État populaire et libre, est déjà réalisé en Allemagne, et que les ouvriers allemands ont lieu d’être satisfaits de leurs propres gouvernements !

Entre la politique de Napoléon III et celle du grand chancelier de l’Allemagne, le comte de Bismarck, existe-t-il une autre différence que celle-ci : l’une a été malheureuse, l’autre heureuse ? Quant au fond immoral, despotique, violateur de tous les droits humains, il est absolument le même. Ou bien les ouvriers de l’Allemagne auraient-ils la naïveté de penser que Bismarck, comme homme politique, est plus moral que Napoléon III, et qu’il s’arrêtera devant quelque immoralité que ce soit, lorsqu’il s’agira d’atteindre un but politique quelconque ?

|111 S’ils peuvent le penser, c’est qu’ils n’ont fait aucune attention à la politique de leur grand chancelier, dans ces dernières années surtout, depuis la dernière insurrection de la Pologne, pendant laquelle il n’a point joué d’autre rôle que celui de comparse des bourreaux moscovites ; et c’est qu’ils n’ont jamais réfléchi sur les nécessités et sur la nature même de la politique. S’ils peuvent encore croire à la moralité politique, même seulement relative, du comte de Bismarck, c’est qu’ils ont très mal lu leurs propres journaux et les journaux du parti démocratique bourgeois, dans lesquels toutes les sales intrigues de Bismarck, toutes ses criminelles trahisons contre la liberté des peuples en général et contre la patrie allemande en particulier, au profit de l’hégémonie prussienne, ont été complètement dévoilées.

Il est indubitable que lorsque Bismarck a entrepris, de concert avec cette pauvre Autriche qu’il a dupée, sa campagne nationale et patriotique contre le petit Danemark, il se trouvait déjà en pleine conspiration contre Napoléon III. Il est indubitable aussi que lorsqu’il a entrepris sa campagne anti-germanique, toute prussienne, contre l’Autriche et contre les souverains allemands alliés de l’Autriche, il s’alliait d’une main avec l’empereur de Russie, et de l’autre avec Napoléon III. Des circonstances inattendues, le triomphe inespéré et rapide de l’armée prussienne, lui permirent de duper l’un et l’autre. Mais il n’en est pas moins certain que Bismarck avait fait à Napoléon III des promesses positives, au détriment de l’intégrité du territoire allemand, aussi bien que du royaume belge, et qu’il eût tenu ses promesses, si Napoléon III s’était montré plus énergique et plus habile. Toute la différence entre Napoléon III et le comte de Bismarck, en tant qu’hommes politiques, consiste donc en ceci : l’habileté, c’est-à-dire la coquinerie, de l’un a surpassé celle de l’autre. À coquin, coquin et demi, voilà tout. Quant au reste, c’est le même mépris pour l’humanité et pour tout ce qui s’appelle droit humain, morale humaine, et cette |112 conviction, non théorique seulement, mais pratique, journellement exercée et manifestée, que tous les moyens sont bons et que tous les crimes sont permis, quand il s’agit d’atteindre le but suprême de toute politique : la conservation et l’accroissement de la puissance de l’État.

Le comte de Bismarck, qui est un homme d’esprit avant tout, doit bien rire lorsqu’il entend parler de sa morale et de sa vertu politique. S’il prenait ces louanges au sérieux, il pourrait même s’en offenser, parce qu’au point de vue de l’État, vertu et morale ne signifient pas autre chose qu’imbécillité politique. M. de Bismarck est un homme positif et sérieux. Voulant un but, il en veut tous les moyens, et comme c’est en même temps un homme énergique et bien résolu, il ne reculera devant aucun moyen qui pourra servir la grandeur de la Prusse.

Qu’il me soit permis de reproduire, à cette occasion, quelques mots d’un discours que j’ai prononcé, il y a juste deux ans, au Congrès de la Ligue de la paix et de la liberté, tenu à Berne en 1868. Ce fut en quelque sorte mon discours d’adieu, car, ce Congrès du radicalisme bourgeois ayant repoussé le programme socialiste que mes amis et moi lui avions présenté, je suis sorti avec eux de la Ligue. Répondant à des questions et à des attaques sournoises de plusieurs démocrates et même socialistes allemands, voici par quelles paroles j’ai terminé ce discours :

« Enfin, pour me résumer, je répète énergiquement : Oui, nous voulons la dissolution radicale de l’Empire de toutes les Russies, l’anéantissement complet de sa puissance et de son existence. Nous le voulons autant par justice humaine que par patriotisme.

« Et maintenant que je me suis assez clairement expliqué, de manière, ce me semble, à ne laisser de place à aucune équivoque, qu’il me soit permis de poser une question à mes amis les questionneurs allemands.

« Dans leur amour de la justice et de la liberté, veulent-ils renoncer à toutes les provinces polonaises, conquises par les armes, quelles que soient d’ailleurs leur position géographique et leur importance stratégique et commerciale pour l’Allemagne ? Veulent-ils renoncer |113 à tous les pays polonais, dont les populations ne se soucient pas d’être allemandes ? Veulent-ils renoncer à leurs soi-disants droits historiques sur toute cette partie de la Bohême que les Allemands ne sont pas parvenus à germaniser, par les moyens anodins que l’on sait ; sur tout le pays habité par les Silésiens, les Moraves et les Tchèques, et où la haine, hélas ! par trop légitime, contre la domination allemande ne saurait être mise en question ? Veulent-ils repousser, au nom de la justice et de la liberté, cette politique ambitieuse de la Prusse, qui, au nom des nécessités commerciales et maritimes de l’Allemagne, veut englober de force des populations danoises habitant le Schleswig dans la grande Confédération germanique du Nord ? Veulent-ils cesser de revendiquer, au nom de ces mêmes nécessités commerciales et maritimes, la ville et le territoire de Trieste, qui sont beaucoup plus slaves qu’italiens, et beaucoup plus italiens qu’allemands ? En un mot, veulent-ils renoncer, pour leur propre part, comme ils l’exigent des autres, à toute politique d’État, et accepter pour eux-mêmes, aussi bien que pour les autres, toutes les conditions ainsi que tous les devoirs de la justice et de la liberté ? Veulent-ils accepter, dans toute leur franchise et dans toutes leurs applications, les principes suivants, les seuls qui puissent rendre la paix et la justice internationale possibles :

« 1° Abolition de tout ce qu’on appelle le droit historique (de conquête) et les convenances politiques des États, au nom du droit suprême de toutes les populations (de l’Europe et du monde), petites ou grandes, faibles ou fortes (civilisées ou non civilisées), ainsi que de tous les individus, de disposer d’eux-mêmes avec une entière liberté, sans égard pour les besoins et les prétentions des États, et sans autre limite pour cette liberté que le droit égal d’autrui ;

« 2° Abolition de tous les contrats perpétuels entre tous les individus aussi bien qu’entre toutes les unités collectives : associations locales (communes), provinces et nations ; ce qui signifie reconnaître à toute population qui se serait même librement alliée avec une autre le droit de rompre le contrat, après avoir satisfait à tous les engagements temporaires et limités qu’elle aurait contractés : ce droit étant fondé sur ce principe, condition essentielle de la liberté, que le passé ne doit pas et ne peut pas lier le présent, comme le présent ne saurait jamais engager l’avenir, et que le droit souverain réside toujours dans les générations présentes ;

« 3° Reconnaissance du droit de sécession pour les individus aussi bien que pour les associations, les communes, les provinces et les nations ; à cette seule condition que, par une nouvelle alliance avec une puissance étrangère, hostile et menaçante, la partie sortante ne mette pas en danger l’indépendance et la liberté de la |114 partie qu’elle délaisse ?

« Voilà les vraies, les seules conditions de la justice et de la liberté. Nos amis allemands veulent-ils les accepter aussi franchement que nous les acceptons ? Et, pour tout dire, veulent-ils avec nous la destruction de l’État, de tous les États ?

« Messieurs, là est toute la question. Car qui dit État, dit violence, oppression, exploitation, injustice, érigées en système et devenues autant de conditions fondamentales de l’existence même de la société. L’État, messieurs, n’a jamais eu et ne pourra jamais avoir de morale. Sa morale à lui et sa seule justice, c’est l’intérêt suprême de sa conservation et de sa toute-puissance, intérêt devant lequel tout ce qui est humain doit plier. L’État est la négation même de l’humanité. Il l’est doublement : et comme le contraire de l’humaine liberté et de l’humaine justice (à l’intérieur), et comme interruption violente de la solidarité universelle de la race humaine (à l’extérieur). L’État universel, plusieurs fois essayé, s’est montré toujours impossible, de sorte que tant qu’il y aura État, il y aura des États ; et comme chaque État se présente comme un but absolu, posant le culte de son être comme la loi suprême, à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées, il en résulte ceci, que tant qu’il y aura des États, la guerre sera perpétuelle. Tout État doit conquérir ou être conquis. Tout État doit fonder sa puissance sur la faiblesse, et, s’il le peut sans danger pour lui-même, sur l’anéantissement des autres États.

« Messieurs, vouloir ce que veut ce Congrès, vouloir l’établissement d’une justice internationale, d’une liberté internationale et d’une paix éternelle, et vouloir en même temps la conservation des États, serait donc de notre part une contradiction et une naïveté ridicules. Faire changer aux États leur nature est impossible, parce que c’est précisément par cette nature qu’ils sont des États, et ils ne sauraient s’en départir sans cesser d’exister aussitôt. Par conséquent, messieurs, il n’y a pas et il ne peut y avoir d’État bon, juste, vertueux. Tous les États sont mauvais, en ce sens que, par leur nature, par leur base, par toutes les conditions et par le but suprême de leur existence, ils sont tout l’opposé de la liberté, de la morale et de la justice humaines. Et sous ce rapport, quoi qu’on dise, il n’existe pas de grande différence entre le sauvage Empire de toutes les Russies et l’État le plus civilisé de l’Europe. |115 Savez-vous en quoi cette différence consiste ? L’Empire des tsars fait cyniquement ce que les autres font hypocritement. L’Empire des tsars, avec sa franche manière despotique et dédaigneuse de l’humanité, est le seul idéal vers lequel tendent et qu’admirent en secret tous les hommes d’État de l’Europe. Tous les États de l’Europe font ce qu’il fait, autant que l’opinion publique et, surtout, autant que la solidarité nouvelle, mais déjà puissante, des masses ouvrières de l’Europe le permettent, — opinion et solidarité qui contiennent les germes de la destruction des États. En fait d’États, messieurs, il n’est de vertueux que les États impuissants. Et encore sont-ils bien criminels dans leurs rêves.

« Je conclus : Qui veut avec nous l’établissement de la liberté, de la justice et de la paix ; qui veut le triomphe de l’humanité, qui veut l’émancipation radicale et complète (économique et politique) des masses populaires, doit vouloir comme nous la dissolution de tous les États dans la fédération universelle des associations productives et libres de tous les pays. »

Il est clair que tant que les ouvriers allemands auront pour but l’institution de l’État national, quelque libre et populaire qu’ils s’imaginent cet État, — et il y a loin de l’imagination à la réalisation, surtout quand l’imagination suppose la réconciliation impossible de deux éléments, de deux principes, l’État et la liberté populaire, qui s’entredétruisent et s’entredévorent, — il est clair qu’ils continueront de sacrifier toujours la liberté populaire à la grandeur de l’État, le socialisme à la politique, et la justice, la fraternité internationale, au patriotisme. Il est clair que leur propre émancipation économique ne sera rien qu’un beau rêve éternellement relégué dans un avenir lointain.

Il est impossible d’atteindre à la fois deux buts contradictoires. Le socialisme, la révolution sociale impliquant la destruction de l’État, il est évident que qui tend à l’État doit renoncer au socialisme, doit sacrifier l’émancipation économique des masses à la puissance politique d’un parti privilégié quelconque.

|116 Le Parti de la démocratie socialiste allemande doit sacrifier l’émancipation économique, et par conséquent aussi l’émancipation politique, du prolétariat, ou plutôt son émancipation de la politique, à l’ambition et au triomphe de la démocratie bourgeoise. Cela résulte clairement du IIe et du IIIe articles de son programme.

Les trois premiers paragraphes de l’article II sont tout à fait conformes au principe socialiste de l’Association internationale des travailleurs, dont ils reproduisent presque textuellement le programme. Mais le quatrième paragraphe du même article, déclarant que la liberté politique est la condition préalable de l’émancipation économique, détruit complètement la valeur pratique de cette reconnaissance de principe. Il ne peut signifier que ceci :

« Ouvriers, vous êtes les esclaves, les victimes de la propriété et du capital. Vous voulez vous émanciper de ce joug économique. C’est fort bien, et vos vœux sont parfaitement légitimes. Mais pour les réaliser, il faut que vous nous aidiez d’abord à faire la révolution politique. Plus tard nous vous aiderons à faire la révolution sociale. Laissez-nous d’abord établir, par la force de vos bras, l’État démocratique, une bonne démocratie bourgeoise comme en Suisse, et ensuite… — ensuite nous vous donnerons un bien-être égal à celui dont les ouvriers jouissent en Suisse. » (Voir les grèves de Genève et de Bâle.)

Pour se convaincre que cette aberration incroyable exprime parfaitement les tendances et l’esprit du Parti de la démocratie socialiste allemande, — en tant que programme, non en tant qu’aspirations naturelles des ouvriers allemands qui le composent, — il n’y a qu’à bien étudier l’article III, où se trouvent énumérées toutes les demandes immédiates et premières (die nächsten Forderungen) qui doivent être posées par l’agitation pacifique et légale |117 du parti. Toutes ces demandes, moins la dixième, qui n’avait pas même été proposée par les auteurs du programme, mais qui y a été ajoutée plus tard, au milieu de la discussion, à la suite d’une proposition faite par un membre du Congrès d’Eisenach, — toutes ces demandes ont un caractère exclusivement politique. Tous ces points recommandés comme les objets principaux de l’action pratique immédiate du parti ne constituent pas autre chose que le programme bien connu de la démocratie bourgeoise : suffrage universel, avec la législation directe par le peuple ; abolition de tous les privilèges politiques ; armement national ; séparation de l’Église et de l’État, de l’École et de l’Église ; instruction gratuite et obligatoire ; liberté de la presse, d’association, de réunion et de coalition ; transformation de tous les impôts indirects en un impôt direct, progressif et unique sur le revenu.

Voilà donc ce qui constitue le véritable objet, le but réel, présent, de ce parti : une réforme exclusivement politique de l’État, des institutions et des lois de l’État. N’ai-je pas eu raison de dire que ce programme n’était socialiste qu’en rêve, pour un avenir lointain, mais qu’en réalité c’était un programme purement politique et bourgeois ; tellement bourgeois qu’aucun de nos ci-devant collègues de la Ligue de la paix et de la liberté n’aurait hésité à le signer ? N’ai-je pas raison de dire encore que, si l’on jugeait le Parti de la démocratie socialiste des ouvriers allemands par son programme, — ce que je me garderai bien de faire, car je sais que les aspirations réelles de ces ouvriers vont infiniment au delà du programme, — on aurait le droit de penser que l’institution de ce parti n’a point eu d’autre but que de faire servir la masse ouvrière, comme un instrument sacrifié et aveugle, à la réalisation des projets politiques de la démocratie bourgeoise de l’Allemagne ?

Il n’y a dans ce programme que deux points qui ne seront pas du goût des bourgeois. Le premier de ces points est contenu dans la seconde moitié du huitième paragraphe de l’article III, où l’on demande la détermination de la journée normale de travail, l’abolition du travail des enfants et la limitation de celui des femmes, toutes choses qui font faire toujours la grimace aux bourgeois, parce que, amateurs passionnés de toutes les libertés qui tournent à leur profit, ils demandent à haute voix, pour le prolétariat, la liberté de se laisser exploiter, écraser, assommer, sans que l’État s’en mêle. Pourtant les temps sont devenus si durs pour ces pauvres bourgeois, qu’ils ont fini par consentir à cette intervention de l’État même en Angleterre, dont l’organisation sociale actuelle, que je sache, n’est encore nullement socialiste.

|118 L’autre point, beaucoup plus important, et d’un caractère socialiste beaucoup plus déterminé, est contenu dans le dixième paragraphe de l’article III, paragraphe qui, ainsi que je l’ai déjà fait observer, n’a pas été proposé par les rédacteurs mêmes du programme, mais est dû à l’initiative d’un membre du Congrès d’Eisenach et a été présenté au milieu de la discussion du programme. Ce point demande l’appui, la protection (die Forderung) et le crédit de l’État pour la coopération ouvrière et surtout pour les associations de production, avec toutes les garanties de liberté désirables.

C’est un point qu’aucun démocrate bourgeois n’admettra de bon gré, parce qu’il est en contradiction absolue avec ce que la démocratie bourgeoise et le socialisme bourgeois appellent la liberté. En effet, la liberté de l’exploitation du travail du prolétariat, forcé de le vendre au capital au plus bas prix possible, forcé non par une loi politique ou civile quelconque, mais par la position économique dans laquelle il se trouve, par la terreur et l’appréhension de la faim ; cette liberté, dis-je, ne craint pas la concurrence des associations ouvrières, soit de consommation, soit de crédit mutuel, soit de production, par cette simple raison que les associations ouvrières, réduites à leurs propres moyens, ne seront jamais en état de former un capital capable de lutter contre le capital bourgeois. Mais lorsque les associations ouvrières seront appuyées par la puissance de l’État, seront soutenues par l’immense crédit de l’État, non seulement elles pourront lutter, mais elles finiront à la longue par vaincre les entreprises industrielles et commerciales bourgeoises, fondées uniquement sur le capital privé soit individuel, soit même collectif et représenté par des sociétés anonymes de capitalistes, l’État étant naturellement la plus puissante de toutes les sociétés anonymes.

Le travail commandité par l’État, tel est le principe fondamental du communisme autoritaire, du socialisme d’État. L’État devenu seul propriétaire, — à la fin d’une certaine période de transition, qui sera nécessaire pour faire passer la société, sans trop grandes secousses, économiques et politiques, de l’organisation actuelle du privilège bourgeois à l’organisation future de l’égalité officielle de tous, — l’État |119 sera aussi l’unique capitaliste, le banquier, le bailleur de fonds, l’organisateur, le directeur de tout le travail national et le distributeur de ses produits. Tel est l’idéal, le principe fondamental du communisme moderne.

Enoncé pour la première fois par Babeuf, vers la fin de la grande Révolution, avec tout l’appareil de civisme antique et de violence révolutionnaire qui constituaient le caractère de cette époque, il fut remanié et reproduit en miniature, il y a trente ans à peu près, par M. Louis Blanc, dans sa très petite brochure sur l’Organisation du travail, dans laquelle ce citoyen estimable, beaucoup moins révolutionnaire et beaucoup plus indulgent pour les faiblesses bourgeoises que Babeuf, s’est efforcé de dorer et d’adoucir la pilule, afin que les bourgeois puissent l’avaler sans se douter qu’ils prennent un poison qui doit les tuer. Les bourgeois ne se sont pas laissé tromper, et, rendant brutalité pour politesse, ils ont expulsé M. Louis Blanc de France. Malgré cela, avec une constance qu’il faut admirer, M. Louis Blanc reste seul fidèle à son système économique, et continue de croire que tout l’avenir est contenu dans sa petite brochure sur l’organisation du travail.

L’idée communiste a passé depuis en des mains plus sérieuses. M. Charles Marx, le chef incontestable du parti socialiste en Allemagne, — une grande intelligence armée d’une science profonde, et dont la vie tout entière, on peut le dire sans flatterie, a été vouée exclusivement à la plus grande cause qui existe aujourd’hui, celle de l’émancipation du travail et des travailleurs, — M. Charles Marx, qui est incontestablement aussi, sinon l’unique, au moins l’un des principaux fondateurs de l’Association internationale des travailleurs, a fait du développement de l’idée communiste l’objet d’un travail sérieux. Son grand ouvrage, le Capital, n’est point une fantaisie, une conception a priori, éclose en un seul jour dans la tête d’un jeune homme plus ou moins ignorant des conditions économiques de la société et du système actuel de production. Il est fondé sur la connaissance très étendue, très détaillée, et sur l’analyse profonde de ce système et de ses conditions. M. Charles Marx est un abîme de science statistique et économique. Son ouvrage sur le capital, quoique malheureusement hérissé de formules et de subtilités métaphysiques, qui le rendent inabordable pour la grande masse des lecteurs, est au plus haut degré un ouvrage |120 positiviste ou réaliste, dans ce sens qu’il n’admet point d’autre logique que celle des faits.

Vivant, depuis trente ans à peu près, presque exclusivement au milieu d’ouvriers allemands, comme lui réfugiés, et entouré de quelques amis et disciples plus ou moins intelligents, appartenant par leur naissance et par leurs relations au monde bourgeois, M. Charles Marx est arrive naturellement à former une école, une sorte de petite Église communiste, composée d’adeptes fervents, et répandue sur toute l’Allemagne. Cette Église, toute restreinte qu’elle soit sous le rapport du nombre, est savamment organisée, et, grâce à des rapports multiples avec les associations ouvrières de tous les points principaux de l’Allemagne, elle forme déjà une puissance. M. Charles Marx jouit naturellement dans cette Église d’une autorité presque suprême, et il faut lui rendre cette justice qu’il sait manier cette petite armée de fanatiques adhérents de manière à rehausser toujours son prestige et son pouvoir sur les imaginations des ouvriers de l’Allemagne.

L’idée communiste de M. Charles Marx transpire dans tous ses écrits ; elle s’est également manifestée dans les propositions faites l’an passé par le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs, résidant à Londres, au Congrès de Bâle, aussi bien que par les propositions qu’il se proposait de présenter au Congrès qui devait avoir lieu cette année en septembre et qui a du être suspendu à cause de la guerre. M. Charles Marx, membre du Conseil général de Londres et secrétaire correspondant pour l’Allemagne, jouit dans ce Conseil, comme on sait, d’une grande et il faut ajouter légitime influence, de sorte qu’on peut tenir pour certain que les propositions qui ont été faites par le Conseil général au Congrès sont sorties principalement du système et de la collaboration de M. Charles Marx.

C’est ainsi qu’au Congrès de Bâle le citoyen anglais Lucraft, membre du Conseil général, a émis cette idée que toute la terre d’un pays doit devenir propriété de l’État, et que la culture de cette terre doit être dirigée et administrée par les fonctionnaires de l’État, « ce qui, a-t-il ajouté, ne sera possible que dans un État démocratique et social, dans lequel le peuple aura à veiller sur la |121 bonne administration de la terre nationale par l’État ».

C’est ainsi qu’au même Congrès, lorsque fut débattue la proposition d’abolir le droit d’héritage, proposition qui obtint la majorité relative des voix, tous les membres du Conseil général, tous les délégués anglais, et la grande majorité des délégués allemands ont voté contre cette abolition, par cette raison spéciale, développée par le citoyen Eccarius, au nom du Conseil général, « qu’une fois que la propriété collective de la terre, des capitaux et en général de tous les instruments du travail, sera reconnue et établie dans un pays quelconque, l’abolition du droit d’héritage deviendra inutile, le droit d’héritage devant tomber de lui-même, lorsqu’il n’y aura plus rien à hériter ». Mais, par une contradiction étrange, ce même citoyen Eccarius, au nom de ce même Conseil général, a fait une contre-proposition tendant à établir provisoirement un impôt sur l’héritage au profit des masses ouvrières, ce qui indique que le Conseil général n’espère point que la propriété collective puisse être établie maintenant par le moyen d’une révolution, mais qu’il espère la voir s’établir progressivement par la voie de transactions politiques successives avec la propriété bourgeoise.

Les délégués des associations ouvrières allemandes, qui apparaissaient pour la première fois en grand nombre à un Congrès de l’Internationale[6], firent en outre — d’accord avec les délégués de la Suisse allemande[7] — une nouvelle proposition, tout à fait conforme d’ailleurs à leur programme d’Eisenach, et ne tendant à rien de moins qu’à introduire le principe de la politique nationale ou bourgeoise dans le programme de l’Internationale. Cette proposition, celle de la législation directe par le peuple comme moyen préalable absolument nécessaire pour arriver aux réformes sociales, fut déposée par le citoyen Bürkly, de Zürich, et chaudement appuyée par les citoyens Gœgg, Rittinghausen, Bruhin et Liebknecht. Elle donna lieu à un débat suffisamment passionné, au milieu duquel le citoyen Liebknecht, l’un des chefs principaux du Parti de la démocratie socialiste en Allemagne, déclara qu’on était réactionnaire si l’on ne voulait pas traiter cette question ; qu’elle était parfaitement légitime et urgente, puisque l’Association internationale elle-même, dans ses Congrès précédents, et notamment dans celui de Lausanne (1867), avait proclamé que la question politique était inséparable de la question sociale ; et qu’enfin, si cette question ne paraissait pas importante à Paris, à Vienne, à Bruxelles, où la question sociale ne pouvait pas être traitée dans sa forme et dans ses conditions politiques, elle était importante pour les pays où cette impossibilité n’existait pas.

|122 Grâce à la résistance des délégués français, italiens, espagnols, belges, et d’une partie des délégués de la Suisse romande, cette question tomba. Il n’en fut plus question au Congrès de Baie. Inde irae.

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[Le texte s’arrête ici. Ce qui suit, dans le manuscrit, feuillets 122-125, forme une longue note, inachevée, — répondant à un appel de note placé après les mots Inde Irae, — et accompagnée elle-même de « sous-notes ». Pour éviter une disposition typographique gênante, je place cette note à la suite du texte, et dans le même caractère. Les sous-notes du manuscrit, par conséquent, se trouvent devenir des notes ordinaires.]

Note. — La colère du parti tudesque fut en effet très grande. Elle fut grande surtout contre moi, qu’ils accusèrent, je ne sais pourquoi, d’être le promoteur principal, sinon le chef, de cette opposition énergique qu’avait rencontrée de tous les côtés, pendant tout le Congrès de Bâle, cette politique nationale et bourgeoise qu’ils nous ont présentée comme devant être celle de l’Internationale. Je l’ai combattue, il est vrai, avec toute l’énergie dont je suis capable, parce que je la crois funeste à l’Association internationale, parce qu’elle fausse, selon moi, le principe même de cette grande Association, parce qu’enfin elle est toute contraire au socialisme révolutionnaire, à cette politique internationale du prolétariat qui, selon mon intime conviction, peut seule le sauver et le faire triompher.

Je n’aurais eu absolument rien à redire si mes adversaires, les socialistes allemands, s’étaient bornés à attaquer mes principes avec force, même avec colère. Ces principes leur paraissant mauvais, en les attaquant ils usaient de leur droit, et remplissaient même leur devoir. Ce que je ne comprends pas, c’est que des hommes qui se respectent et qui prétendent à l’estime d’autrui puissent employer, dans cette lutte contre un adversaire, des moyens infâmes, de sales mensonges et la calomnie.

Voilà un an que je suis en butte de leur part aux attaques les plus ignobles, sciemment mensongères, et en même temps les plus ridicules. C’est une campagne parfaitement combinée et organisée. L’inspirateur principal et le chef de cette guerre m’est connu. Il reste caché derrière les brumes de Londres, comme Moïse derrière les nuées du Sinaï. Législateur des Juifs allemands |123 socialistes de nos jours, il inspire la parole et les actes de ses disciples. À lui donc revient la plus grande part de la responsabilité de tout ce qu’ils disent et de tout ce qu’ils font. C’est un homme digne du plus grand respect sous beaucoup de rapports, mais qui mérite souvent une réprobation énergique. Doué d’une vanité irascible, il identifie trop souvent sa propre personne, un peu gâtée par l’adulation servile de ses disciples et de ses amis, avec le principe, et ses propres rancunes avec le service d’une cause dont il est d’ailleurs l’un des plus illustres et des plus utiles serviteurs. Je ne veux pas encore le nommer, mais il sera bien forcé de se nommer lui-même. Et alors je m’expliquerai directement et publiquement avec lui.

Je me contenterai de parler en ce moment du menu fretin, de cette petite canaille qui lui sert ordinairement d’avant-garde, lorsque, inspiré par une pensée mauvaise, il veut commettre une mauvaise action.

Le premier qui ouvrit l’attaque contre moi, après le Congrès de Bâle, ce fut M. Maurice Hess, jadis le compétiteur ambitieux et jaloux, aujourd’hui, sans doute par sentiment d’impuissance, devenu le courtisan obséquieux du Moïse moderne. Dans un article publié contre moi, le 2 octobre 1869, dans le Réveil de Paris, article que M. Delescluze avait commis l’énorme injustice d’accepter, — injustice qu’il a d’ailleurs noblement réparée par une déclaration loyale faite par lui-même dans un des numéros suivants du Réveil (22 octobre), — M. Maurice Hess a eu l’effronterie d’écrire les lignes suivantes, que je ne puis qualifier autrement que d’infâmes. Je veux reproduire en entier l’article de M. Maurice Hess :

« Le vote négatif[8] du Congrès de Bâle [sur la question de l’abolition de l’héritage], malgré son vote favorable au principe de collectivité, reste une énigme pour ceux qui ignorent l’histoire secrète de ce Congrès. Il s’est passé à Bâle quelque chose |124 d’analogue à ce qui, un mois auparavant, a eu lieu au Congrès d’Eisenach[9].

« On sait que c’était l’opposition contre le communisme prussien de M. de Schweitzer qui avait triomphé à Eisenach. Il est vrai qu’à Bâle on n’avait pas à combattre un parti prussien qui n’y était pas même représenté. Mais, en revanche, il y avait là un parti russe[10], proche parent du parti prussien[11]. Faut-il le dire ? Les partisans de Bakounine[12], |125 chef du communisme russe[13], ne se doutaient pas plus du service qu’ils étaient appelés à rendre dans un intérêt panslaviste, que les dupes de M. de Schweitzer ne se doutaient de faire les affaires du pangermanisme prussien. Quoi qu’il en soit, les uns et les autres ont travaillé pour le roi de Prusse[14].

« Un parti russe n’existait pas encore aux Congrès précédents de l’Internationale. Ce n’est que dans le courant de l’année dernière qu’un essai tendant à changer l’organisation et les principes de l’Internationale, de même qu’à transférer le siège du Conseil général de Londres à Genève, a été fait par Bakounine, patriote russe[15] dont nous ne soupçonnons pas la bonne foi…[16] »


(Le manuscrit s’interrompt ici.)




  1. Lisez la lettre insolente et caractéristique adressée par le colonel de Holstein à M. Émile de Girardin. (Note de Bakounine.)
  2. Dans le manuscrit, après les mots « d’égalité et de fraternité », la phrase continue directement par : « qu’ils se sont tellement avilis », — « qu’ils » se rapportant à un mot « les Français » sous-entendu. Pour la clarté du sens, j’introduis dans la phrase les cinq mots placés entre crochets, comme je l’eusse fait en 1870, si j’avais eu à imprimer ce manuscrit à cette époque. — J. G.
  3. On voit quelles illusions se faisait alors Bakounine sur la démocratie socialiste allemande et sur ses dispositions à s’associer à un mouvement révolutionnaire parti de la France. — J. G.
  4. Déjà au Congrès de l’internationale à Bâle, l’année précédente (septembre 1869), Bakounine avait opposé ce qu’il appelait l’État international à la conception traditionnelle de l’État, nécessairement national. Il avait demandé « la destruction de tous les États nationaux et territoriaux, et, sur leurs ruines, la constitution de l’État international de millions de travailleurs, État que le rôle de l’Internationale sera de constituer ». Demander la constitution de l’État international sur les ruines des États nationaux équivalait, dans sa bouche, à demander la destruction de l’État. — J. G.
  5. Comme il faut être juste avant tout, je dois constater que plusieurs organes de la démocratie bourgeoise en Allemagne, et plus que les autres la Zukunft de Berlin, ont énergiquement et noblement protesté contre cette furie bourgeoiso-tudesque. Ils ont compris que de la manière dont était posée la question entre Bismarck et Napoléon III, la défaite aussi bien que la victoire des armées de l’Allemagne ne pouvaient attirer sur cette dernière que d’horribles malheurs : dans le premier cas, le pillage des provinces allemandes, |111 le démembrement de l’Allemagne et le joug étranger ; dans le second cas, une dépense non moins énorme en argent et en hommes, et l’esclavage indigène, prussien, bismarckien, l’asservissement de la nation allemande sous les talons d’une monarchie militaire et victorieuse « par la grâce de Dieu », et sous l’insolence de tous les lieutenants poméraniens. Mais à quoi sert de protester, lorsqu’on a la gloire de faire partie d’une grande nation triomphante et qu’on est emprisonné dans le dilemme insoluble de l’État et de la liberté ? (Note de Bakounine.)
  6. Il y en avait douze : Spier, Riltinghausen, Liebknecht, Krieger, Bracke, Scherer, Würger, venus d’Allemagne ; Lessner, venu de Londres ; Moritz Hess, venu de Paris ; Janasch, J.-Ph. Becker, Gœgg, délégués allemands habitant la Suisse. — J. G.
  7. Il y en avait douze : Karl Bürkly, Hermann Greulich, Eschbach, délégués du canton de Zürich ; Frey, Bruhin, Bohny, Leisinger, Holeiber, Starke, Collin, Quinch, Gut-Gerold, délégués du canton de Bâle. — J. G.
  8. Premier mensonge. Ce vote n’a pas été négatif du tout, puisque la nécessité de l’abolition de l’héritage a été reconnue et prononcée par une majorité relative, comprenant cinq délégués allemands [32 oui contre 23 non, avec 13 abstentions], et que la proposition du Conseil général a eu contre elle la majorité, non plus relative, mais absolue [19 oui contre 37 non, avec 6 abstentions]. (Note de Bakounine.)
  9. Si M. de Schweitzer n’avait d’autre péché à se reprocher que d’être l’antagoniste énergique du socialisme bourgeois et du radicalisme bourgeois qui ont malheureusement triomphé au Congrès d’Eisenach, moi, pour ma part, je n’aurais que des félicitations à lui adresser. Mais les adversaires de M. de Schweitzer prétendent, non sans une apparence de raison, que M. de Schweitzer est un allié secret de la politique monarchique et prussienne du comte de Bismarck. Si cela était vrai, ce serait de la part de M. de Schweitzer une trahison infâme envers le socialisme et la sainte cause des masses ouvrières qui ont confiance en lui. Les chefs du Parti de la démocratie socialiste allemande ne commettent point cette trahison, qui, si elle est réelle vraiment, ne peut être qu’une trahison lucrative ; mais ils commettent une autre trahison de cette même cause, — non pas lucrative, sans doute, mais non moins funeste à l’émancipation des ouvriers qui les suivent, — en s’alliant, |125 et en rattachant le mouvement socialiste et révolutionnaire des ouvriers de leur parti, à la politique des bourgeois radicaux de l’Allemagne. C’est tomber de Scylla en Charybde, et c’est une conséquence naturelle de ce culte de l’État qu’ils ont en commun avec M. de Schweitzer. Le culte de l’État est en général le trait principal du socialisme allemand. Lassalle, le plus grand agitateur socialiste et le vrai fondateur du socialisme pratique en Allemagne, en était pénétré. Il ne voyait de salut pour les travailleurs que dans la puissance de l’État, dont les ouvriers devaient s’emparer, selon lui, au moyen du suffrage universel. Lui aussi avait été accusé, par les mêmes adversaires, — à tort ou à raison, je ne le sais, — d’avoir entretenu des rapports secrets avec Bismarck. Il est impossible de se fier à la parole et aux écrits des publicistes allemands, car la première chose qu’ils font, en attaquant un adversaire quelconque, c’est de lui jeter de la boue, et ils paraissent en avoir une provision inépuisable. (Note de Bakounine.)
  10. J’étais au Congrès de Bâle le seul Russe, et je n’y représentais pas même la Russie, mais des Sections de Lyon et de Naples. (Note de Bakounine.)
  11. Voilà que les insinuations infâmes commencent. (Note de Bakounine.)
  12. Probablement ceux avec qui j’ai voté : la majorité des délégués français, les délégués espagnols, le délégué italien, quelques délégués belges, tous les délégués (moins deux) de la Suisse romande, et quelques délégués allemands (cinq), parmi lesquels mon ci-devant ami le citoyen Philippe Becker, et le citoyen Lessner, membre du Conseil général. Le citoyen Jung, autre membre du Conseil général, m’a dit, après la votation sur l’abolition du droit d’héritage, qu’il s’était repenti, en voyant la manière mesquine dont on avait traité la question de la propriété collective, de n’avoir pas voté avec nous. La majorité des délégués belges se sont abstenus, ne voulant pas, m’avaient-ils dit, voter contre nous. Et en général je dois ajouter que la plus grande partie de ceux que M. Hess appelle mes partisans m’étaient absolument inconnus avant le Congrès. (Note de Bakounine.)
  13. Qu’a dû ressentir, en lisant ces mots, ce pauvre petit Juif russe, M. Outine, qui intrigue maintenant à Genève, se battant les flancs et se donnant des peines incroyables pour qu’on l’appelle un chef, fût-ce d’une Section russe imaginaire, composée de quatre ou cinq membres, et dont il serait le seul membre parlant ? (Note de Bakounine.)
  14. Pauvre Philippe Becker ! être traité ainsi par un ami ! (Note de Bakounine.)
  15. J’accepte cette dénomination dans ce sens, que je veux la destruction complète de l’État russe, de l’Empire de toutes les Russies, destruction dont j’ai développé et prouvé l’urgence dans tous mes discours, dans mes écrits, dans tous les actes de ma vie. Quant au panslavisme dont tous ces Juifs m’accusent, d’une manière aussi ridicule qu’infâme, j’y reviendrai plus tard. (Note de Bakounine).
  16. La phrase de l’article de Moritz Hess, laissée inachevée, se termine ainsi dans le Réveil :… « [dont nous ne soupçonnons pas la bonne foi] révolutionnaire, mais qui caresse des projets fantaisistes non moins à réprouver que les moyens d’action qu’il emploie pour les réaliser ». — Au sujet de cet article, voir mon ouvrage l’Internationale, Documents et Souvenirs, tome Ier, pages 220-224. — J. G.