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Baliseurs de ciels/Ciel d’Afrique 1

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CIEL D’AFRIQUE

JEAN DAGNAUX,
GRAND SEIGNEUR DU CIEL


Les Ailes françaises ont connu, depuis cinquante ans — et le premier vol d’Ader — de nobles et attachantes figures. Avec celles de Guynemer et de Mermoz, il n’en est qu’une que l’on puisse qualifier d’inégalable : celle de Jean Dagnaux, héros des deux guerres et pionnier magnifique de notre aviation impériale.

À tous trois il a été réservé la sublime récompense qu’a chantée le poète :

L’espace est devenu leur vague sépulture
Où vont-ils ? Où sont-ils ? On ne sait rien, sinon
Qu’ils ont réalisé la gloire la plus pure
Puisqu’ils ne seront plus qu’une âme dans un nom.

J’ai évoqué ailleurs[1] ma première rencontre avec le commandant Dagnaux en cet après-midi de mars 1934, où nous suivions ensemble sur la carte d’Afrique, les étapes du dernier voyage de reconnaissance qu’effectuaient, avant la mise en service de sa ligne, l’ingénieur en chef Hirschauer et le chef-pilote Poulin.

Le 8 juin suivant, le trimoteur Bloch-120 d’Alger-Brazzaville décollait vers El-Goléa, inaugurant la série des vols d’étude sur le dur parcours Méditerranée-Congo.

À son bord, à côté des pilotes Poulin et Pharabod, du radio Mathias et du mécanicien Lefèvre — tombé le 13 janvier 1943 sur ce même trajet — Dagnaux avait tenu à effectuer ce voyage, ainsi qu’il devait par la suite le faire pour tous les vols importants.

Il ne revint d’Alger que le 23 septembre, après avoir réglé en Afrique équatoriale toutes les difficultés qui retardaient encore le trafic régulier ; au début de 1935 la ligne entrait en exploitation.

Dès le 16 mars, le « Commandant » prenait place à bord de l’un des appareils pour une première inspection ; à la suite de ce voyage, des modifications d’horaire furent décidées, qui permirent la correspondance à Alger avec la ligne Alger-Marseille d’Air-France. Courrier et passagers partis de Paris le dimanche matin, étaient à Brazzaville le samedi soir alors que plus de trois semaines étaient nécessaires par le paquebot et le chemin de fer.

En septembre 1935, au départ d’Alger, le « Sirius » emportait 9 passagers et 165 kilos de poste ; en novembre l’avion de la Régie Dagnaux, dépassant le Congo, apportait le courrier de France à celui de René Lefèvre et de Jean Assollant qui le conduisait à Tananarive.

Le grand rêve de Dagnaux, celui qui fut vraiment le but de sa vie, était réalisé.

Le 6 mars 1936, à Paris, il rendait à son Conseil d’administration les comptes de la première année de trafic : 403 252 kilomètres parcourus, 6.767 kilos de courrier, 216 passagers, 5 991 kilos de messageries et 4 898 kilos d’approvisionnement, pièces de rechange et autres. Régularité : 100 % ; accident personnel ou passager : néant.

Le dimanche 8 mars, en un nouveau voyage d’inspection, Dagnaux partait d’Alger pour le Congo.

Le succès de la liaison fut tel que les prix de passage furent abaissés et qu’au début de 1936, les billets aller et retour à tarif réduit, pouvaient être utilisés par les « habitués ». Comme à la même époque les appareils de la ligue Lefèvre avaient été modernisés, l’on pouvait, en mai 1936, pour moins de 10 000 francs, se rendre, en huit jours de Paris à Tananarive. En 1938, sur Alger-Brazzaville, deux services hebdomadaires avaient dû être établis pour satisfaire aux demandes de passages faites parfois trois et quatre mois à l’avance.

En juin 1938, alors que le réseau d’Air-Afrique venait d’englober la ligne Lefèvre et les transversales nord-africaines Oran-Alger-Tunis, le « Commandant » reprit une fois encore la route de Madagascar et poussa même jusqu’à la Réunion, dont il envisageait de faire la tête de ligne australe de la grande artère impériale.

Le 21 juillet 1938, il quitta, pour la dernière fois, la Grande Île qu’il avait, des premiers, reliée à la Métropole par la voie aérienne douze ans auparavant.

En avril 1939, à bord du quadrimoteur léger Potez-661, il étudiait encore les bretelles Oubangui-Cameroun qui compléteraient les mailles du réseau de l’Afrique Française lorsque René Lefèvre, devenu son second, effectua les essais du premier des bimoteurs rapides américains qu’il venait d’acheter en Amérique. Parti du Bourget le jeudi 11 mai 1939 à 0 h. 50, Dagnaux et Lefèvre, pilotés par Poulin, atterrissaient à Alger à 7 h. 58, en repartaient à 9 heures avec un second appareil sur lequel Descamps avait remplacé Poulin et, après une escale à Aouleff, se posaient à Niamey à 18 h. 10 ayant efîectué avec un avion pour dix passagers, Paris-Niamey en moins de 15 heures. Le lendemain, à 327 de moyenne, le beau voyage se terminait à Brazzaville, mettant la capitale du Congo français à moins de 37 heures de la métropole. Le 1er juin les Lockeed étaient mis en service régulier sur la ligne ; ils devaient par la suite, assurer le voyage complet jusqu’à Tananarive.

Ce beau succès représentait pour Dagnaux vingt ans de labeur ininterrompu durant lesquels il n’avait cessé de payer de sa personne.

Né à Montbéliard le 28 novembre 1891, Jean Dagnaux avait préparé Polytechnique au collège de Mâcon d’abord, puis au Lycée de Dijon. Il était sous-lieutenant d’artillerie à la déclaration ; de guerre, mais demanda bientôt à passer dans l’aviation comme observateur ; lorsqu’il fut affecté à la cinquième arme, en juin 1915, il était déjà nanti d’une citation à l’ordre de l’Armée.

J’ai conté[2] dans quelles circonstances, amputé de la jambe gauche après un combat en 1916 devant Verdun, Dagnaux exigea et obtint de passer son brevet de pilote dont il accomplit la dernière épreuve en un bombardement lointain au-dessus du territoire ennemi. Le 23 avril 1918 il remportait sa quatrième victoire sur avion de bombardement ou d’observation ; blessé sérieusement peu après, alors qu’il servait sous les ordres du commandant Vuillemin, à l’escadrille C-II, il revenait vingt-quatre jours plus tard reprendre son poste et, pour fêter ce retour, attaquait à basse altitude, un train qu’il coupa en peux, près de Chambley.

Le 11 novembre 1918, Jean Dagnaux, lieutenant pilote-observateur, grand mutilé, réformé deux fois 100 %, comptait trois blessures, quatre victoires, quatre-vingt-trois bombardements et près de 200 heures de vol de guerre. Il avait vingt-six ans, la rosette d’officier de la Légion d’Honneur et la Croix de Guerre avec dix citations.

Quitter l’aviation il ne voulait pas y songer et comme son « patron », Vuillemin, crée à Villacoublay une escadrille de grands raids, Dagnaux s’y fait affecter.

Il devait en être l’un des « as ».

En 1918, suivant l’expression de Pierre Vire, « la grande masse des rescapés de la guerre allait s’enliser dans la paix ».

Dagnaux, lui, a senti qu’il fallait choisir un idéal, un but à la vie nouvelle qu’il allait être appelé à mener ; il détermine l’objectif vers lequel, tendront, durant vingt ans, tous ses efforts : la ligne aérienne impériale France-Madagascar.

« L’aviation, a dit Mermoz, est comme toutes les grandes œuvres humaines qui ont bouleversé le monde, née, avant tout, d’une mystique ».

Le caractère même, de Dagnaux l’appelait vivre intensivement cette mystique-là.

Droit et fidèle, orgueilleux mais modeste, violent mais de cette force impétueuse devant laquelle aucun obstacle ne résiste, l’on a pu dire de lui qu’il avait la timidité d’une jeune fille, la douceur d’un agneau, mais au combat ou au danger un cœur de lion, une âme de feu, des, nerfs d’acier.

Vuillemin, qui l’a ainsi jugé et qui s’y connaît en hommes, choisira celui-là parmi l’élite de l’escadrille des raids pour l’accompagner sur un second appareil, au cours d’un vol de Paris au Caire par Constantinople.

Dagnaux a, pour la première fois, survolé la terre d’Afrique ; il est arrivé au seuil du désert.

Le continent et l’obstacle sont à sa taille ; son Destin est tracé.

Sitôt revenu il veut connaître le Sahara là où il va l’affronter et va jusqu’à In Salah.

En 1920, trois avions partis d’Alger, cap au sud, se perdent dans le vent de sable ; Vuillemin rallie le Niger, le général Laperrine tombe dans le Tanezrouf, Dagnaux a une panne dans les gorges d’Arak. Trois semaines, il reste isolé dans le Hoggar, la leçon lui a servi ; il étudiera si soigneusement les problèmes que posent l’entretien du matériel de sa ligne et l’infrastructure du parcours qu’en cinq ans d’exploitation intensive, pas un équipage, pas un passager de la Régie Air-Afrique ne connaîtra d’accident grave.

Il faut, avant d’affronter le désert, développer son entraînement de pilote et son habileté de navigateur. Durant trois ans, Dagnaux accumulera les heures de vol et les missions fastidieuses ; enfin, en 1923, il se sent prêt. Un vol Paris-Bucarest ; et retour dans la journée le confirme dans sa propre confiance en soi. Il exécute un voyage de reconnaissance sur les confins algérotunisiens, puis établit le record Paris-Stockolm-Oslo et retour. En octobre 1924, à bord de son avion d’armes, un Bréguet-Lorraine, il court la très dure coupe Lamblin et s’y classe brillamment.

Vuillemin, qui a préparé un raid vers le Tchad avec deux appareils et des équipages d’élite, connaît le rêve de Dagnaux et accepte de l’emmener. Tous deux font équipage à bord du « Jean Casale », Blériot-115 quadrimoteur de 4×180 CV, tandis que le colonel de Goys, chef de mission, prend place à bord d’un avion du même type, le « Roland Garros ».

L’ordre du Sous-Secrétaire d’État à l’Aéronautique porte la prospection des itinéraires transafricains, notamment en direction de Madagascar jusqu’au Tchad et à l’Oubangui ; retour par la côte atlantique.

Pelletier d’Oisy, que ses raids vers l’Orient ont rendu célèbre, et le commandant Le Prieur qui avait obtenu de faire « en vraie grandeur » l’expérimentation de son navigraphe, sorte de dérivomètre perfectionné qu’il venait de mettre au point, complétaient les équipages qui comptaient en outre quatre sous-officiers dont le fameux Besin, mécanicien inséparable de Pelletier d’Oisy.

Partis de Buc, près de Versailles, le 18 janvier 1925, les deux avions durent, en raison de circonstances atmosphériques particulièrement défavorables, faire escale à Avord et à Perpignan.

Le 22 il touchaient Los Alcazares puis Oran, après une navigation remarquablement précise. Une première revision des moteurs, puis des ennuis de pneumatiques les retardent à Colomb-Béchar, Beni-Abbès et Adrar. Enfin, le 5 février, les deux appareils mettent le cap sur Gao et le 6 sur Niamey où ils se posent le même jour.

La première partie du voyage, l’étape saharienne est heureusement, quoique péniblement terminée. Après une révision très sérieuse des cellules et des moteurs les deux Blériot sont sur la piste de Niamey le 10 février, prêts au départ. Un peu avant six heures, les moteurs du « Jean-Casale » sont mis en route.

Le point fixe rageur des quatre Hispano soulève un nuage de sable et de gravier ; le mécanicien Knetch fait signe à Vuillemin :

— Paré, mon colonel !

L’équipage embarque.

Au poste premier pilote, Vuillemin, à l’avant, dans la cabine de navigation, Dagnaux, derrière, le radio Vendelle et le mécanicien Knetch.

Le « Roland Garros » piloté par Pivolo et à bord duquel ont pris place le colonel de Goys, le commandant Le Prieur, le cinématographiste Dely et le mécanicien Besin roule sur la piste à quelques mètres en arrière, en dehors cependant de la poussière soulevée par le « Jean Casale ».

Soudain Pelletier d’Oisy pousse un cri : à quatre cents mètres devant et, de quelque trente mètres de haut, le « Jean Casale » s’est mis en cabré, a glissé sur l’aile droite, pleins moteurs, et s’est écrasé dans un nuage.

Trop lancé pour pouvoir réduire et interrompre son décollage, Pivolo arrache son appareil, vire très serré et malgré sa lourde charge revient se poser sur la piste ; c’est alors la course vers l’avion accidenté qu’ont déjà rejoint les rares spectateurs.

Debout, près des débris du grand biplan, le capitaine Dagnaux tient à la main sa jambe brisée, sa jambe de bois et, malgré le tragique de la situation — Vuillemin gît inanimé sous la carlingue et Vendelle, le plus gravement touché, ne survivra que quelques heures à ses blessures — de Goys et Pelletier d’Oisy ne peuvent que rire du sang-froid imperturbable avec lequel Dagnaux vérifie, non sans émotion dans ses bagages, si son « pilon de rechange a bien été préservé du choc fatal ».

Mais les sourires se figent sur les lèvres quand Dagnaux, contemplant tristement les morceaux pitoyables de sa jambe brisée dit à mi-voix : « Je m’y étais bien habitué pourtant. Elle avait fait toute la fin de la guerre avec moi. »

Le raid fut interrompu, car tout l’équipement radiotélégraphique se trouvait à bord du « Jean, Casale » et Dagnaux revenu à Paris reprit ses cours de navigation à l’École de l’Aéronautique à Versailles, poursuivant son entraînement en prenant part à toutes les compétitions militaires contre des rivaux de dix à douze ans ses cadets.

En 1926, la Perse ayant demandé à la France, l’envoi d’une mission aéronautique, le commandant Dagnaux — il a été promu à ce grade à 34 ans — est désigné pour la diriger. Ce sera pour lui l’occasion d’un Paris-Téhéran et retour effectué dans de très belles conditions.

Cette fois Dagnaux se sent prêt à tenter seul la grande aventure ; déjà deux appareils de l’aviation navale, pilotés par les lieutenants de vaisseau Guilbaud et Bernard sont partis reconnaître un itinéraire jalonné par les grands lacs et les cours d’eau africains. Guilbaud a dû abandonner, mais Bernard a atteint Majunga à la mi-novembre.

L’aviation militaire ne saurait être absente de cette lutte pacifique, Dagnaux et son mécanicien Durfer décollent de Villacoublay à la fin de novembre 1926 à bord de leur Bréguet-Renault ; le mauvais temps retarde les premières étapes à Lyon puis à Istres. À Alicante c’est un douanier espagnol pointilleux qui, ayant découvert dans les bagages du commandant une caméra, exige la confiscation de l’avion ; les choses n’iront pas si loin heureusement, mais après deux escales à Oran et Colomb-Béchar, Dagnaux ne peut décoller d’Adrar pour la traversée du Sahara que le 6 décembre.

Adrar-Gao est effectué sans escale malgré un échauffement intempestif de l’huile ; l’eau a atteint 85° en vol. Mais le lendemain, sur l’étape Gao-Zinder, le thermomètre qui est monté à 115° au décollage se maintiendra vers 90° durant le vol et Dagnaux, malgré les mauvais souvenirs que lui a laissés le terrain de Niamey infléchit sa route vers le Niger et se pose sur la piste en bordure de laquelle s’était, deux ans plus tôt, écrasé le « Jean-Casale ».


Il était écrit que le Bréguet-Renault connaitrait sur cette partie du parcours les pires obstacles ; une brume de sable qui aveugle le pilote et monte jusqu’à 1 700 mètres le contraint à se poser à Maradi, puis à Tessaoua. Enfin, après trois étapes à Zinder, Fort-Lamy et Fort-Archambault, — ville où fut ramené le corps de Latham, tué par un buffle, dans la savane du Tchad, — Dagnaux atteint Bangui. Il est en Afrique Équatoriale Française. Pourtant, aucun terrain n’existant encore à Brazzaville, c’est à Kinchassa, sur la rive droite du Stanley-pool que Dagnaux doit se poser. Il a subi le long du Congo d’effroyables tornades, son avion, sur un terrain de campagne, à Luebo, s’enlise sur la piste que les pluies ont transformée en marécage. Il faudra attendre deux semaines et ce ne sera que le 15 janvier qu’il pourra décoller de Broken-Hill vers le canal de Mozambique.

Sur le terrain trop petit — les Imperial Airways ne l’ont pas encore choisi comme escale de leur ligne Londres-le Cap — il endommage une aile au départ. Durfer va réparer durant trois jours et, le 18, il se posera, le premier, sur le terrain portugais de Tête qui porte encore aujourd’hui son nom. Le gouverneur s’excuse fort mais, étant donné le peu de fréquence ! ! ! du passage des avions, il ne peut le ravitailler qu’en essence d’auto.

Le Renault s’en contente cependant jusqu’à Mozambique et le 31, traversant 650 kilomètres d’Océan Indien avec un avion monomoteur terrestre, Dagnaux se pose à Majunga : le Bréguet-19 est le premier avion à avoir atteint l’Île Rouge en partant de France et, après avoir traversé tout le continent noir ; ce voyage de trois mois, qui devait se terminer en apothéose le 10 février 1927 sur le terrain d’Arivonimamo, à 40 kilomètres à l’ouest de Tananarive servira de base aux nombreux raids qui devaient avoir pour but Madagascar ; la ligne régulière ne devait pas — huit ans plus tard — utiliser d’autres escales.

Au retour le commandant Dagnaux devait malheureusement briser son appareil sur un banc de sable du Zambèze. Les leçons de ce premier essai devaient être fructueuses et sitôt de retour en France, Dagnaux obtient un autre appareil pour un nouveau voyage d’études. En 1928, il repart ; contraint de se poser dans la vallée du Rhône, il est grièvement blessé et ne doit la vie qu’à son mécanicien, qui parvient à l’arracher aux flammes.

Pourtant le succès est là puisque, lui, Dagnaux a passé ; afin d’avoir les coudées franches, le commandant quitte l’armée à la fin de 1928 et le 1er décembre fonde la Compagnie Transafricaine d’Aviation.

Pour le seconder Dagnaux a choisi Poulin. Cet ancien lieutenant de zouaves, qui avait terminé la guerre avec douze citations dans l’aviation de chasse et trois blessures, avait fait partie, dès 1918, de la première équipe des lignes Latécoère. Il est intimement lié à l’histoire des lignes Toulouse-Barcelone, Marseille-Alger, Oran-Alicante.

Sitôt connu le projet de Dagnaux, il s’y est donné corps et âme ; durant douze ans il participera à tous les vols d’expérience, à tous les dépannages dans le désert — c’est lui, avec Pierre Viré comme passager, qui devait, en 1932, retrouver Reginensi perdu dans les gorges d’Arak — et finira comme chef d’exploitation du réseau d’Afrique en 1942.

Donc Dagnaux et Poulin connaissent leur affaire : dans les moindres détails tout est prévu et, lorsque après six ans d’efforts, six ans durant lesquels aucune réalisation d’envergure n’aura été possible, la ligne pourra enfin démarrer pratiquement, l’infrastructure sera parfaitement au point et la sécurité totale.

Cependant que Dagnaux, grand mutilé, se penche sur l’infortune de ses camarades et, acceptant en 1930 la présidence des Ailes brisées, fait, de cette association, un puissant instrument de soulagement pour les victimes de l’Air.

Durant ces six années de « point mort », vingt fois la Transafricaine manque de sombrer dans les multiples crises financières ou politiques de ces heures, les plus troubles de l’entre-deux-guerres ; la foi et la persévérance du commandant Dagnaux ont raison de tous les obstacles et, le 30 mai 1934, la Transafricaine devenue Air-Afrique est élevée à la dignité de Régie d’État, Jean Dagnaux en est nommé directeur et administrateur.

Poulain et Hirschauer revenaient de leur voyage de prospection à bord d’un Farman-190. La grande épopée commençait : elle ne devait se terminer qu’à l’armistice.

Le 3 septembre 1939 cependant, dans son courrier officiel, le commandant Dagnaux qui avait, dès le 29 août, demandé à reprendre du service dans l’armée, trouvait un pli frappé du cachet du Grand Quartier Général de l’Air lui annonçant son maintien en affectation spéciale à la tête de la Régie Air-Afrique.

« L’affaire est lancée, elle n’a plus besoin de moi », dit-il et il entreprit aussitôt une démarche personnelle auprès de son ami le général Vuillemin qui devait l’appeler à servir auprès de lui au Grand Quartier Général.

Officier, Dagnaux obéit, mais lui, qui était si fier de pouvoir, dans l’aviation, être bon à quelque chose, car « l’on peut y servir assis », ne saurait admettre que ce soit à trier des paperasses derrière un bureau.

Sur ses instances, il est affecté comme commandant en second du Groupement de bombardement no 9 que commande le colonel François.

« Les belles heures du GB-5 vont revivre », écrit-il au Général Vuillemin, sous les ordres duquel il avait servi à ce groupe en 1918.

Car Dagnaux ne saurait comprendre son rôle de chef autrement qu’en tête de ses escadrilles et sur les ordres de vol qu’on lui apporte à signer il ajoute seulement, utilisant le droit qu’a tout chef de groupement de s’inscrire en surnombre sur l’un de ses appareils, « sur l’Amiot-143 no 43 de nuit, chef de bord, lieutenant-colonel Dagnaux ». Ainsi entre deux visites au centre d’instruction de Mourmelon qu’il avait créé en pleine guerre pour la mise au point de nouvelles méthodes destinées à renforcer l’efficacité de nos bombardiers, il augmentait son carnet de vol sur des avions périmés datant de 1935 et que l’on n’osait envoyer en mission que de nuit à 180 kilomètres à l’heure.

Dès que son escadre « toucha » les bombardiers modernes Amiot-350, dérivés du magnifique appareil de record de Rossi, le colonel Dagnaux s’en affecta un.

C’est à bord de son « 31 » qu’il effectua les missions les plus audacieuses dès l’offensive du 10 mai ; le jour même, à la tête de ses huit escadrilles, qui sortirent trois fois dans la journée, il attaque d’importants objectifs ennemis dans la région de Muchen-Gladbach. Le 11 mai, de nuit, il ramène sur un terrain de la formation son appareil touché par les éclatements de la D.C.A. et dont deux des équipiers sont blessés.

Le 14 mai, le sergent Young, de la 348 escadre se tue sous ses yeux au décollage, et un équipage du 2/34, composé du commandant de groupe, commandant de Laubier, des sergents Ankaoul et Gelly, pilotés par mon camarade d’Istres — le vice-président de la promotion Jacques Puget — sergent-chef Georges Occis, est envoyé sur les ponts de Sedan que passent les Allemands : ils sont abattus.

Dans la nuit du 17 au 18, peu après minuit, le « 31 » qui a décollé en mission offensive vole à l’est de Guise à 600 mètres d’altitude ; sur le tableau de bord du lieutenant Frémond, pilote, la lumière diffuse éclaire faiblement l’indicateur de vitesse : 420. À l’avant le colonel Dagnaux cherche à distinguer au sol, à travers le plancher vitré de son poste de bombardier, les mouvements des troupes ennemies qui marchent sans trêve vers l’ouest. Soudain l’Amiot est pris dans un faisceau de projecteurs et avant que le pilote ait pu se dégager, un tir de Flak extrêmement dense se déclenche.

Pied à fond à gauche, volant gauchi à fond et violemment projeté dans le tableau de bord Frémond a piqué à mort en virant serré. Mais les projecteurs ne lâchent pas leur proie et la D.C.A. tire à nouveau, crible les réservoirs de gauche et le centre du fuselage ayant pris feu en quelques secondes, Frémond appelle au téléphone de bord son équipage. L’adjudant mitrailleur Lavolley et le Colonel ne répondirent pas. Seul le radio Regnault affirma qu’il était sain et sauf. Frémond supposant le Colonel gravement atteint réduisit à fond les deux moteurs, cabra l’appareil et ordonna :

— Saute…

Puis, ayant vu Regnault projeté à travers les flammes, il attendit une fraction de seconde pour vérifier si le colonel Dagnaux et son mitrailleur allaient pouvoir évacuer également le bord ; mais l’avion, en perte de vitesse, partit en abatée et Frémond larguant le couvre-habitacle du poste pilote, eut juste le temps de sauter.

L’Amiot pouvait être alors à 300 mètres ; presque aussitôt après l’ouverture de son parachute, le lieutenant Frémond entendit l’explosion sourde de l’appareil au sol, suivie de l’éclatement des bombes ; les deux parachutes furent brutalement « soufflée » par le déplacement d’air.

Faits prisonniers aussitôt par les artilleurs qui les avaient abattus, Frémond et Regnault examinèrent un moment l’énorme entonnoir rougeoyant où achevait de se consumer leur appareil et les corps de leurs coéquipiers.

C’était contre le porche d’une petite église du village de la Vallée-aux-Bleds ; au-dessus de la tombe de métal ardent un grand christ de pierre, mutilé lui aussi par les éclats de bombe, étendait les bras, comme pour accueillir dans sa gloire éternelle ceux dont les âmes étaient demeurées invaincues, en plein ciel.

Tout comme Mermoz, qui nous a laissé un testament mystique, Dagnaux nous a confié ses préceptes de vie qui sont autant de consignes dans un discours qu’il prononça pour les jeunes de ce lycée de Dijon dont il était un ancien élève :

« Vous qui demain, prendrez votre part de la charge des destinées du pays, songez dès maintenant aux devoirs qui vous attendent. Préparez-vous à les remplir. Aimez la vie avec ses luttes et ses déboires, sans la rêver facile et simple. Donnez-vous un but en mettant une idée élevée au terme de vos entreprises. Ne considérez jamais un succès comme une fin, mais comme un moyen d’aller plus loin.

« Marquez votre métier de votre personnalité ; notre pays a besoin de jeunes, qui chercheront leurs vraies joies non dans les satisfactions fragiles d’une éphémère réussite, mais qui utiliseront leurs caractères trempés au creuset de la discipline pour approcher leur idéal.

« Ne vous laissez arrêter par aucun succès, par aucun déboire ; à ce prix seulement vous serez des hommes… »

Et je me souviens d’une anecdote contée voici quelques années par l’un de ceux qui avaient servi sous ses ordres.

Un jour Dagnaux allait décoller pour une quelconque mission du temps de paix ; son mécano, le moteur ayant refusé de partir au démarreur, lançait l’hélice à la main. Sur une compression plus dure, le moteur résiste, l’homme insiste et, soudain le moteur part, l’hélice d’un seul coup, fauche une tête et le soldat, plein de vie, n’est plus devant l’appareil, qu’un pauvre sac informe qui se vide de son sang. Dagnaux descend de l’avion : contre sa jambe gauche il claque d’un coup de talon sec sa jambe métallique et porte la main à son casque. Puis il se recueille pour prier. Les assistants ont discerné sur son visage, d’ordinaire impassible, un rayonnement sublime, ils n’osent interrompre sa brève méditation pour enlever le corps ou demander des ordres. Mais déjà Dagnaux s’est repris ; ce croyant est un homme d’action chez lequel les sentiments passent après le devoir.

— Un mécanicien pour couper le moteur et vérifier l’hélice, ordonna-t-il et, comme l’ambulance emportait vers l’infirmerie le corps du malheureux mécano, Dagnaux décollait sur le même appareil pour accomplir sa mission.

« Ne vous laissez arrêter par aucun succès, par aucun déboire, à ce prix vous serez des hommes. »

La vie tout entière du commandant Dagnaux illustre cette consigne de stoïcien.

N’avais-je pas raison d’avoir tenu à évoquer, en ces quelques pages, la grande figure du Commandant Dagnaux.

Au pied du Christ de la Vallée-aux-Bleds, chaque année, une délégation de l’aviation française va s’incliner.

Une promotion d’élèves-officiers, un terrain, une rue d’Alger, portent le nom glorieux ; mais c’est dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu et qui ont eu l’honneur de collaborer à sa grande œuvre qu’a surgi le plus bel hommage.

Demain les Ailes de France, ouvertes à nouveau toutes grandes, voleront au-dessus du continent noir qu’il a conquis sur la ligne Jean Dagnaux.

  1. Les Ailes qui poussent, chapitre iv.
  2. Destin des Ailes, chapitre ix.