Baliseurs de ciels/Ciel d’Asie 1

La bibliothèque libre.

CIEL D’ASIE[1]

MAURICE NOGUÈS TRACE LA LIGNE DANS LE CIEL D’EXTRÊME-ORIENT


Nos possessions françaises d’Extrême-Orient sont entrées très tôt dans l’histoire de la navigation aérienne. C’est en effet, en 1791, qu’une montgolfière fut lancée à Saïgon, et en 1884, qu’une section d’aérostiers prenait part aux opérations de Bac-Ninh et de Hung-Hoa.

En 1910, Van den Bern survola la Cochinchine ; en 1913, des avions volaient au Tonkin et, dès 1917, l’aviation militaire était représentée en Indochine par une escadrille de Voisin.

Dès lors, les voyages à l’intérieur de la colonie commencent. Les missions photographiques qui vont être d’une grande utilité pour la mise à jour du cadastre, se multiplient, et, en 1921, la liaison aérienne par avion et hydravion est assurée entre Saïgon et Hanoï sur un parcours difficile de 1 500 kilomètres. En 1923, le voyage est effectué sans escale : le ciel indochinois est définitivement conquis. Le problème de la liaison avec la métropole restait cependant à résoudre. En France, de nombreux voyages vers l’Orient sont entrepris, car les raids pour le record de distance en ligne droite ne sauraient encore, à cette époque, être dirigés vers l’Atlantique.

En 1924 notamment, Pelletier d’Oisy et son fidèle mécanicien Besin relient Paris à Tokio en deux mois, après 20 000 kilomètres survolés dans des conditions particulièrement difficiles. Parti de Villacoublay le 24 avril, Pivolo avait posé les roues de son Bréguet-19 sur le terrain de Saïgon Bien-Hoa le 11 mai, soit dix-sept jours plus tard.

Mais il fallait attendre le 3 janvier 1930 pour que soit inaugurée la première liaison régulière.

C’est en grande partie à Maurice Noguès et à Georges Winckler que nous devons les splendides résultats obtenus par l’Air-Orient, puis par Air-France sur la ligne Marseille-Hanoï, prolongée par la suite jusqu’à Hong-Kong.

Dès 1909, Maurice Noguès avait été contaminé par le virus aéronautique. Achetant de ses propres deniers un aéroplane, il prend son vol du champ historique d’Issy-les-Moulineaux, rase d’un peu près les toits des maisons qui bordent la piste improvisée en pleine ville et… tombe dans les fossés des fortifications.

Nullement découragé par ce premier insuccès, il achète un nouvel appareil avec lequel il vole, à Mourmelon et décroche le brevet international no 114. Il prend part à de nombreux meetings et fait preuve du plus grand courage : c’est ainsi qu’au cours d’une réunion près de Marseille, le public ayant violemment manifesté parce que le mistral interdisait l’envol des aviateurs et même ayant envahi la piste, Noguès décolla au milieu d’une double haie de spectateurs qui l’applaudirent aussitôt chaleureusement.

Parti comme simple soldat en août 1914, et engagé volontaire parce que réformé, Noguès se fera vite remarquer et, en avril 1915, à Belfort, il est décoré par le général Joffre.

Nommé rapidement officier, il organise à la V-B-107, les bombardements de nuit avant d’être affecté au commandement de la 73. Blessé à deux reprises, il reçoit la Légion d’Honneur avec une magnifique citation, la sixième.

En juin 1922, alors qu’il ne se console pas d’avoir quitté l’aviation à laquelle il doit ses meilleurs souvenirs, il rencontre le capitaine Deullin, son camarade des Cigognes, qui est chef-pilote de la Compagnie Internationale de Navigation Aérienne ; cette compagnie sous la direction du général Duval, ancien chef de l’aviation pendant la guerre, défriche les routes aériennes d’Europe centrale.

Durant dix ans il ne cessera plus de se consacrer à cette tâche. Dès ses premiers vols, il retrouve cet ascendant naturel de chef qu’il aura toujours, à tel point qu’après la mort de Deullin, le 29 mai 1923, Noguès, depuis un an seulement à la Compagnie, est choisi pour le remplacer.

Son nouveau rôle de chef-pilote, Noguès le comprend en se réservant les missions les plus périlleuses : c’est ainsi, qu’avec Beauregard, il exécute les premiers vols de nuit sur Paris-Strasbourg. En septembre 1923, le gouvernement bulgare lui demande de survoler des repaires communistes ; espérant ainsi asseoir notre influence dans ce pays, il accepte… au risque de finir, en cas de panne, au bout d’une corde, branchée à un arbre de la forêt de Hoskova.

Jugeant indispensables les vols de nuit sur Belgrade-Bucarest, il met lui-même au point cette organisation si délicate, mais il faut pousser encore vers l’Est la ligne : dès avril 1923, ambassadeur et technicien, chef et exécutant incomparable, Noguès explore et inaugure la ligne Constantinople-Ankara : son destin l’attire déjà vers l’Orient.

Noguès, qui a reçu la grande plaque d’argent de la Ligue Aéronautique de France, se voit remettre à la Sorbonne la médaille d’Encouragement au progrès. Lorsqu’en septembre 1924 l’Allemagne refusera l’autorisation de survol de son territoire, c’est encore lui qui reconnaîtra la route de l’Arlberg entre Zurich, Innsbruck et Vienne. Alors que toutes les lignes commerciales vers la Russie étaient arrêtées par l’hiver dès le 31 octobre, Noguès et Martin volent en novembre 1924 vers Moscou jusqu’où ils espèrent — prolonger la ligne Paris-Varsovie. Lorsqu’ils atterriront le 14 novembre, après un voyage très pénible, au milieu de brouillards et de la neige, les Russes se montreront stupéfaits de leur cran.

À son retour, à la fin décembre, Noguès est proposé pour la rosette d’officier de la Légion d’honneur : il la recevra en août 1925.

Sur les parcours particulièrement durs de l’Europe centrale, le matériel, toujours amélioré, de la C.I.D.N.A. est sans rival parmi les compagnies étrangères ; Noguès songe à mieux. Étendre le réseau vers le Proche-Orient. Aussi, en septembre 1925, se rend-il de Paris à Téhéran, effectuant la première liaison entre les deux capitales. Il arrive en Perse en pleine révolution. Comme le Shah évoque devant lui, au cours de son audience, le magnifique spectacle que doit présenter, vue du ciel, la montagne sacrée — le Semaven — Noguès emmène, en un vol de démonstration plus éloquent que tous les discours, les ministres, bien vite convaincus.

Noguès rentre à Paris le 24 décembre 1925. Le commandant Faure qui, dès 1918, a conçu le projet d’une liaison vers nos possessions d’Extrême-Orient, propose à Noguès de collaborer avec lui à le réaliser. Avoir sa ligne à lui. Quel rêve !

Afin d’avoir les coudées franches pour étudier sérieusement les possibilités immédiates, Noguès envoie, à la fin de 1925, sa démission de la C.I.D.N.A., puis il part présenter du matériel français dans les Balkans n’ayant pas cru, avec sa délicatesse habituelle, devoir priver notre propagande de l’appui que devait être sa personnalité très appréciée par les dirigeants des aéronautiques étrangères.

Le général Duval — qui, par ailleurs, venait d’accepter le parrainage de sa fille — insista, dès son retour, pour le faire revenir sur sa décision, mais Noguès, que des éléments du conseil d’administration de la C.I.D.N.A. choquaient par leur caractère trop matérialiste, maintint sa démission.

Au cours d’une cérémonie très simple, mais profondément émouvante, les camarades de la Compagnie tinrent à faire leurs adieux à leur





chef et à lui offrir un souvenir des trois années

où ils avaient lutté sous ses ordres.

Après une visite à l’Aéro-Club de Suisse, qui l’avait invité à venir faire une conférence sur son raid Paris-Téhéran, Noguès se consacre totalement aux préparatifs de son premier voyage vers l’Orient. Celui-ci faillit se terminer tragiquement près du port de départ : ayant quitté Saint-Raphaël le 31 août 1926, il tombe en mer au large de la Corse ; un navire norvégien le recueillera heureusement.

Le 2 décembre de la même année, ne voulant pas remettre son voyage — « trop de temps a déjà été perdu », disait-il, — il repart avec son chef-radio Girard et son mécanicien Morin pour un périple en Méditerranée : de Saint-Raphaël l’équipage gagne Corfou, Cattaro, Venise, Gênes.

Cette dernière escale devait lui laisser un souvenir particulièrement pénible : ayant enfin posé sur une mer démontée son Schreck par un vent de 25 mètres à la seconde, Noguès se voit arrêté sitôt débarqué sur la jetée et emmené au poste le plus proche ; il devait apprendre le lendemain qu’un compatriote l’avait, par lettre anonyme, accusé d’espionnage !

Relâché bientôt avec des excuses, Noguès rallia Argenteuil où son appareil devait être révisé en vue de nouveaux voyages.

Il termine son voyage le 7 février. Henry Farman, à son retour, lui propose de réaliser l’ambition de tout pilote à cette époque et lui offre « l’Oiseau Bleu » que Drouhin a abandonné pour entrer au service de l’Américain Levine, qui venait de traverser l’Atlantique d’ouest en est et qui, brouillé avec son pilote, lui proposait de ramener à New-York son « Miss Coloumbia ».

Le Farman était prêt, lui aussi, à tenter la grande aventure.

Autant parce qu’il ne voulait pas manquer de parole au commandant Faure que poussé par cette passion de sa ligne qui déjà l’avait saisi, Noguès refusa et vint s’installer à La Ciotat où il cumula les fonctions de chef-pilote, directeur, chef de centre, comptable… et secrétaire. Ce malgré quoi, du 8 au 15 septembre, il effectue un voyage Marseille-Athènes et retour, puis un premier vol de reconnaissance sur le parcours Marseille-Beyrouth qui démontre la viabilité parfaite de la ligne (5 octobre-25 novembre 1927).

C’est sur un hydravion « Météore » de la Société Provençale de Constructions Aéronautiques — le F-AIFO — que fut effectué ce premier voyage France-Syrie. Maurice Noguès, accompagné du mécanicien Morin et du radio Girard, partit de la Ciotat le 6 octobre 1927, fit escale à Naples, Corfou, Athènes et Castelrosso, arrivant à Beyrouth le 16 octobre.

Le retour, effectué du 21 au 25 novembre, connut la même régularité.

Le compte rendu de ce voyage fait par le commandant Faure au Conseil d’administration de l’Air-Orient, se terminait par ces lignes :

« Je voudrais attirer tout particulièrement votre attention sur les qualités exceptionnelles dont ont dû faire preuve l’équipage et son chef de, bord, M. Noguès, pour le succès de ce premier voyage. Par sa science du pilotage, par son expérience consommée de la navigation aérienne et aussi de tous les problèmes techniques qui se posèrent dans l’organisation et la réalisation de ce vol d’expérimentation, par son courage réfléchi, mais invincible, par l’ascendant qu’il acquiert immédiatement sur tous ses collaborateurs, Maurice Noguès a su mener à bien une tâche autour de laquelle les circonstances avaient accumulé le maximum de difficultés… »

Malheureusement, à Air-Orient comme à l’Aéropostale et plus tard à Air-France, les « requins » — le mot est de Noguès lui-même — sont nombreux et voraces.

Il ne leur suffit pas que le premier service Marseille-Athènes fonctionne en janvier 1928. Ceux qui dirigent l’affaire de leur bureau de Paris voudraient bien en retirer, dès le début, de substantiels bénéfices.

Le 6 juin 1929, le service hebdomadaire France-Syrie était inauguré après huit voyages aller et retour réussis. Il devait fonctionner depuis sans aucune interruption et après trois années d’exploitation aucun accident de personnes, aucune perte de matériel n’étaient à noter sur ce parcours.

Reçu à son retour de Beyrouth par le gouverneur Roumé et M. Louis Allègre, co-directeurs de l’Air-Orient, Noguès a l’impression que, sous les fleurs de rhétorique qui vantent son succès, se cachent de dangereuses réticences.

« Ce n’est pas Suzanne et les deux vieillards, écrit-il, mais Noguès et les deux directeurs que je pourrais nommer le drame qui, je le sens, se joue. »

Cependant, le commandant Faure, promoteur de la ligne, était évincé du Conseil d’administration et l’on cherchait visiblement à minimiser le rôle de Noguès : le caractère entier de celui-ci ; lui conseille de donner sa démission, mais il songe à son œuvre à laquelle il s’est attaché et qui est à peine ébauchée, à ses pilotes qui ont placé en lui leur confiance, ces équipages dont il disait après l’ouverture de Marseille-Beyrouth :

« Je viens, avec des émotions de mère-poule de « lâcher » mon premier équipage : Giraud, Corouge, Roux, Coupiat. Il a l’air de très bien se débrouiller… Quelle joie de travailler avec de tels éléments. »

Non, abandonner maintenant serait une désertion et Noguès tient bon ; et pour marquer sa résolution de vaincre toutes les difficultés, il ouvre, le 3 janvier 1930, le service Damas-Bagdad dont le vol d’étude ne date que du 14 juillet précédent.

Le 12 février 1930, le Farman 190 F-AJLL, qui devait rester célèbre sur la ligne, décollait de Marseille avec le pilote Noguès et le mécanicien Marsot, qui avait fait partie de l’équipage de Reginensi lors de son raid de 1929 sur le même parcours. À bord, avait pris place, à Bagdad, M. Allègre, administrateur-délégué de l’Air-Orient, qui parti de Marseille par le service régulier du 23 les avait rejoints dans cette ville le 28.

Le voyage qui emprunta toutes les escales de la ligne future : Naples, Corfou, Athènes, Castelrose, Beyrouth, Bagdad, Bassorah, Djask, Karatchi, Jodhpur, Allahabab, Calcutta, Akyab, Rangoon et Bangkok, se termina à Saïgon le 10 mars 1930.

Après une visite, le 20 mars, au gouverneur général de l’Indochine à Hanoï, visite où furent posées les bases de l’exploitation régulière, la mission rentra à Saïgon où Noguès, atteint d’une violente typhoïde, dut rester trois mois, Allègre et Marsot rentrant en France par le bateau.

Le résultat de ce beau voyage d’études fut la mise en exploitation de la ligne dès janvièr 1931, sous la forme d’un voyage par quinzaine, le service Marseille-Bagdad restant hebdomadaire, et réduit depuis le 1er juin 1930 à 48 heures.

Noguès tint à effectuer le premier courrier de sa ligne ; le matériel français n’étant pas au point, l’Air-Orient loua à la Compagnie hollandaise un trimoteur Fokker déjà utilisé par la K.L.M. sur Amsterdam-Batavia.

Il est profondément émouvant de remarquer que l’équipage qui convoya, au départ de Paris, cet appareil vers Damas où il devait attendre le courrier régulier du 22 janvier, était le même qui devait tomber sur le même parcours trois ans plus tard, presque jour pour jour, à bord de « l’Émeraude ».

Noguès, Launay et Balazuc sont marqués du même tragique destin qui frappera un autre pilote de ce premier courrier, Pichodou, compagnon de Mermoz lors de l’ultime envol de la « Croix-du-Sud ».

Quant à Winckler qui, depuis le 1er novembre 1928, est, avec Noguès, le pionnier de la ligne d’Extrême-Orient, il n’aura même pas la suprême consolation de tomber en vol. Chef-pilote depuis le 1er juin 1930, il s’est vu confier par Noguès la tâche la plus dure : défricher le tronçon Calcutta-Saïgon.

Nous verrons comment il s’est acquitté de cette mission.

Parti de Paris le 16 janvier, le courrier chargé sur le Cams bimoteur « Syrie » de Pichodou décollait à 7 h. 30, le 17, de Marignane. Après cinq jours de traversée de la Méditerranée — l’hydravion avait été retardé à chaque escale par le mauvais temps — les sacs étaient chargés le 22, à 3 h. 30 du matin, sur le trimoteur Fokker de Noguès et Launay qui, le mardi 27, à 14 heures, se posait sur le terrain de Saïgon. La première liaison régulière avait été effectuée en dix jours, malgré les circonstances atmosphériques particulièrement défavorables.

Avant la fin de l’année, le ministre des Colonies, M. Paul Reynaud tint à consacrer le magnifique effort des pionniers de l’Air-Orient en utilisant la ligne au retour d’un voyage d’inspection en Indochine.

Noguès, nommé récemment directeur technique, attendait à Rangoon où il organisait l’escale, le trimoteur de Launay et rentra en France avec ce même courrier, le 22e Indochine-France.

Ce sera l’une des dernières liaisons bi-mensuelles : le 5 mai 1932, Le service devient hebdomadaire et il sera bientôt réduit à sept jours de trajet.

Noguès ne tient plus en place : il repart pour l’Indochine afin de préparer l’embranchement Bangkok-Hanoï qu’il pense, dès 1932, prolonger jusqu’à Canton et Hong-Kong.

C’est l’époque où vient de paraître en France le beau reportage de Jérôme Tharaud sur sa ligne ; ce « Paris-Saïgon dans l’Azur », dont le lecteur au coin du feu aura du mal à s’imaginer quel acte de foi il représente. Parti le 31 décembre 1931 de Marseille avec le 25e courrier, Jérôme Tharaud s’y posait à nouveau le 25 janvier, ayant accompli en toute sécurité, sinon dans le plus parfait confort, 25 000 kilomètres en 150 heures de vol. Son récit si simple était le plus bel hommage qui se pouvait rendre à l’œuvre de Noguès. Tout au plus peut-on regretter l’anonymat que l’écrivain a tenu à laisser aux équipages et aux pionniers de la ligne : sous la plume d’un tel maître, l’énoncé de leurs noms eût été une bien belle récompense !

Noguès, lui, n’a dans sa profonde modestie aucun besoin de publicité pour poursuivre sa tâche ; sentant à nouveau l’hostilité des dirigeants non-aviateurs d’Air-Orient, il cherche dans l’action sa satisfaction et sa récompense dans l’affection émouvante dont l’entourent ses collaborateurs.

Après sa maladie d’Indochine, le chef de l’aérobase d’Athènes lui écrit :

« Nous sommes tous ici heureux d’avoir appris votre retour parmi nous et votre complet rétablissement. Vous êtes le plus beau symbole de notre ligne. Ce m’est une immense joie de vous le crier bien fort, nous vous considérons tous comme notre symbole vivant. »

Et celui de Beyrouth :

« Monsieur le Directeur, c’est pour moi un pieux devoir de vous communiquer les dernières paroles de notre pilote Hennequin. Après l’accident d’amerrissage du 13 août 1931 il fut soigné à l’hôpital de notre ville. Il avait gardé toute sa connaissance et c’est le 20, quelques heures avant sa mort, qu’il m’a prié de vous remercier de tout ce que vous aviez fait pour lui. J’ai à cœur de remplir auprès de vous cette douloureuse mission et de vous dire de quelle crâne façon notre camarade a affronté la mort. »

Lorsque le moral est touché par une injustice plus criante ou une peine plus profonde — la disparition de l’un de ses équipages — il reprend le F-AJLL des premiers vols de la ligne et, s’envole vers l’Orient. C’est ainsi que vingt jours après l’accident de Beauregard, tombé dans la forêt birmane, terrassé par la mousson, il survolait Kientheli où s’était écrasé le Fokker et y lançait une couronne, puis à Saïgon le lendemain, il entreprenait la prospection d’un parcours nouveau.

L’on a rapporté de lui ce mot magnifique : comme après un vol très mouvementé il réduisait les moteurs, commençant le plané vers la ville où, enfin, il allait être à l’abri :

« C’est maintenant que les embêtements vont commencer », dit-il.

Il avait formé une élite qui, après l’entrée de la Compagnie Air-Orient dans Air-France, devait constituer les meilleurs équipages transatlantiques : Delaunay, Pichodou, Lanata, Camoin, tant d’autres, avaient été formés au creuset magnifique de la ligne d’Extrême-Orient dont Noguès fut à la fois — est-il de plus bel hommage à rendre à sa mémoire — le Daurat et le Mermoz.

L’esprit de la ligne qui de Toulouse à Santiago avait vaincu toutes les difficultés, régnait également de Marseille à Saïgon et à Hanoï. De brillants écrivains ont conté l’épopée glorieuse de la ligne Jean Mermoz : cinéma, radio, presse, littérature se sont emparés des épisodes les plus prestigieux qui sont aujourd’hui dans toutes les mémoires. Qui connaît l’histoire de la ligne l’Extrême-Orient : j’ai des noms et des faits qui le pressent sous ma plume lorsque je pense à ces hommes que toutes les aviations du monde nous enviaient, car ils étaient parvenus sur les parcours, qu’ils desservaient, en concurrence avec des compagnies étrangères, à égaler les temps obtenus par leurs rivaux montant des appareils beaucoup plus rapides.

Combien de disparus parmi ceux qui furent les premiers collaborateurs de Noguès.

Je n’en citerai qu’un : Alfred Lacaze ; et, de toutes les aventures qui illustrèrent les dix années d’exploitation du réseau d’Extrême-Orient, je ne veux conter ici que celle de juillet 1933.

Le trimoteur Fokker piloté par Lacaze a été contraint d’atterrir dans le désert de sel, aux environs de Bassorah, par une tempête de sable : qui souffle depuis le matin et qui rend maintenant encore tout décollage impossible sur ce sol déjà trop mou en temps ordinaire.

Philosophe, le radio Péchard signale sa position : un avion des Imperial Airways répond aussitôt. Allons, il y a du bon, le tout est d’attendre.

Fullachier, le deuxième pilote et Huntsinger, le mécanicien, ont installé un campement de fortune à l’abri de la carlingue ; leur passager, M. Costa de Beauregard, de la direction de l’Air-Orient, les aide.

Malheureusement, dès que le soleil apparaît, dans ce désert à la réverbération mortelle, la chaleur devient insupportable. Les secours cependant se font attendre et les provisions ; s’épuisent. L’eau surtout qui va manquer. Une journée se passe sans apporter la moindre nouvelle du monde extérieur. À l’aube du troisième jour, un oiseau égaré tombe près des cinq hommes ; épuisé, il meurt aussitôt touché le sol brûlant. Quelques heures plus tard, un autre vient s’écrouler à leurs pieds : la vie ne peut subsister dans ce royaume de la mort sèche.

Il faut faire quelque chose pour sortir de là. Lacaze, chef de bord, envoie Fullachier et Huntsinger vers Bassorah. Après une marche exténuante dans le sable ardent où ils eurent plus d’une fois envie de se coucher pour mourir sur place, les deux hommes, au prix d’efforts surhumains, atteignent la ville. Aux portes de Bassorah ils rencontrent une caravane qui se dirigeait vers l’avion pour le secourir mais qui a été stoppée, à demi enlisée dans le terrain détrempé au cours de la nuit par l’une des plus formidables tornades de la saison, tornade que les deux hommes avaient subie en plein bled, tandis que plus heureux, Lacaze, Péchard et Beauregard avaient pu s’abriter dans la carlingue du Fokker.

Les pilotes militaires de l’escadrille d’Irak attachèrent alors des rouleaux de nattes sous les plans de leurs avions, au risque d’en compromettre l’équilibre, et les jetèrent aux rescapés qui, sur cette aire d’envol d’un nouveau genre, purent reprendre l’air.

Les pistes mobiles de décollage, pistes métalliques pliantes utilisées actuellement par les aviations en campagne, ne procèdent pas d’un autre principe !

Lacaze devait survivre six ans à son chef avant de tomber à son poste de pilotage dans le golfe du Tonkin le 7 juillet 1940 ; il venait de dépasser 8 000 heures de vol.

Tels étaient les hommes qu’avait formés Noguès, ceux dont le commandement lui procurait les plus belles satisfactions. Lorsque l’Air-Orient, à la fin de 1933, fut intégrée dans Air-France, Noguès faillit abandonner un poste où il craignait de ne plus jouir d’une autonomie et d’une indépendance suffisantes ; il venait d’ailleurs d’effectuer la reconnaissance du tronçon Bangkok-Hanoï-Hong-Kong et son œuvre de pionnier pouvait paraître achevée.

Mais on lui représenta quels services il pouvait encore rendre à la nouvelle Compagnie et Mermoz lui-même insista pour qu’il acceptât la place de directeur général adjoint.

Une fois de plus, Noguès ne crut pas pouvoir se dérober à ce qu’on lui représentait comme un devoir ; il accepta et inaugura ses nouvelles fonctions en accompagnant Mermoz dans une inspection de la ligne d’Amérique du Sud qui avait souffert cruellement des démêlés juridiques de l’Aéropostale.

— Les dirigeants d’Air-France agissent en financiers pressés de récolter les bénéfices, vous seul pouvez me comprendre. Vous Noguès, qui avez défriché la ligne d’Indochine, vous qui avez lutté, vous partagerez mon angoisse. Quand vous aurez vu nos gars à l’œuvre, vous m’aiderez à sauver Ma ligne.

À la fin d’août, en compagnie d’Edouard Serre, Noguès fit Casa-Dakar. Obligé par un| temps impossible de se poser en campagne, le grand pilote ne trouva qu’un seul terrain, à peine suffisant. L’atterrissage, particulièrement délicat, est plusieurs fois manqué : à la dixième tentative seulement, Noguès, par une manœuvre remarquable d’audace et de précision, parvient à poser son appareil sans dégât. Serre devait raconter plus tard :

« À la dixième prise de terrain, Noguès était aussi calme, aussi maître de lui qu’à la première. » Le 8 septembre, ils s’embarquait avec Mermoz sur l’aviso :

— Ceux-là aussi ont l’esprit de la ligne, lui dit Mermoz en lui montrant les marins de l’ « Aéropostale III » ; pour faire gagner une minute au courrier, le torse nu dans l’étuve équatoriale, ils peinent jour et nuit.

Et Noguès, retrempé au contact de cette flamme ardente, sentait renaître en lui l’enthousiasme de ses débuts.

« Je veux vous faire visiter mes domaines », avait dit l’Archange. Et durant un mois, il promena le directeur de l’exploitation de la Compagnie Air-France de Santos à Florianopolis, de Buenos-Aires à Santiago. Ils se posaient dans cette ville, terminus de la ligne, le 28 septembre. Puis ils revinrent dans le courant d’octobre. Noguès, devant les préparatifs allemands en Amérique du Sud, ne cacha pas ses inquiétudes ; par contre, l’atmosphère respirée au long des 14 000 kilomètres du voyage l’avait enthousiasmé.

En décembre 1933, entre deux visites à « l’Arc-en-Ciel », dont il surveillait jalousement les modifications, Mermoz alla voir Noguès à la veille de son départ avec l’ « Émeraude » :

— Air-France refuse de racheter les lignes aériennes vénézuéliennes… C’en est fini de l’œuvre de Vachet, de Chenu ; bientôt nous abandonnerons l’Argentine, le Paraguay, la Bolivie, le Pérou. Notre ciel de là-bas se déchire en lambeaux…

Noguès ne pouvait être insensible à la tristesse du grand pilote si proche de la sienne :

— Je ferai tout ce que je pourrai ; Mermoz, je vous comprends si bien. Hélas ! je suis bridé ici : paralysé par tous ces bureaux, ces conseils. Que nous sommes loin de mon petit bureau de la Ciotat ! Je vais partir pour l’Indochine avec l’ « Émeraude » que nous savions commandé pour l’Air-Orient. À mon retour…

Afin de se rendre compte lui-même des qualités de l’ « Émeraude », qui vient de battre quatre records du monde et d’effectuer six voyages remarquables avant d’être mis en service régulier sur sa ligne, Noguès, avec Launay et Givon, effectue à son bord, les 2 et 3 décembre, la liaison Paris-Alger-Paris en 11 heures de vol ! Il revient absolument « emballé » par les remarquables qualités du grand trimoteur :

— Nous allons gagner deux jours sur Marseille-Saïgon, triomphe-t-il.

Ainsi qu’il l’a toujours fait pour les voyages importants de la ligne, Maurice Noguès prend part au vol de l’ « Émeraude » vers Saïgon.

Le 21 décembre à 8 heures, piloté par Launay, le grand Dewoitine argenté décollait vers Marignane, où il se posait à 11 heures. Le soir il était à Rome, le 23 à Athènes, le 25 à Damas, le 28 à Saïgon.

Au cours d’un vol vers Hanoï, où il séjourna deux jours, Noguès mit au point, grâce à sa netteté de vue habituelle, toute la politique de la ligne Hanoï-Canton.

Ceux de ses collaborateurs de la première heure qui le revirent alors, admiraient avec une respectueuse affection ses qualités de simplicité qui, dans les hautes fonctions auxquelles il était parvenu, étaient demeurées les mêmes.

En Indochine, où il était très aimé, on lui fit fête. Son courage sans ostentation, la fidélité de son amitié, la distinction de son esprit et de son allure, cette foi dans l’avenir de son œuvre lui avaient attaché tous les cœurs.

L’un de ses collaborateurs a magnifiquement défini ce haut caractère :

« Ce pionnier était un chef et un ami tout à la fois, mais ce qui faisait de lui un être unique et exceptionnel, c’étaient l’élévation et la générosité naturelles de ses sentiments qu’il a su garder — et ceci est assurément la marque d’un esprit supérieur — dans ses plus hautes fonctions.

« Du plus modeste de ses subordonnés jusqu’à ses pairs, ce que nous admirions en lui d’une manière plus ou moins consciente c’était qu’il ait su préserver en lui ces qualités si rares après les avoir portées si haut. Nous aimions retrouver en lui ce que chacun d’entre nous était fier d’avoir de meilleur en lui-même. »

Le retour tragique de l’ « Émeraude » est encore présent à toutes les mémoires. Parti de Saïgon le 4 janvier, le Dewoitine-332 eut un léger incident d’atterrissage en Béloutchistan, à Gwadar. Pressé de rentrer en France, le Gouverneur général Pasquier avait quitté l’avion à cette escale pour prendre le courrier régulier. Réparé rapidement, l’ « Émeraude » touchait Damas le samedi 13 ; le 14, il décollait avec le Gouverneur Pasquier et son officier d’ordonnance, M. Chaumié, directeur de l’Aéronautique civile, qui avait effectué le voyage aller.

Mme Chaumié se trouvait également à bord, ainsi que Maurice Noguès et un passager de service.

L’équipage était celui des premiers essais du trimoteur depuis qu’il était livré à Air-France : Launay, prestigieux pilote de la ligne d’Indochine, collaborateur de Noguès dès ses débuts, le radio Queyrel et le mécanicien Crampel.

M. Balazuc, qui, lui aussi, avait été des premiers vols vers Damas et Saïgon, revenait d’Hanoï.

Ayant atteint Athènes le 14 janvier dans la soirée, l’ « Émeraude » par Corfou et Brindisi, rallia Marignane.

Par très mauvais temps, il décollait à 15 h. 10 vers le Bourget. La météo transmise en vol étant particulièrement mauvaise, Noguès et Launay décidèrent de se poser à Lyon. Un ordre express de Paris, spécifiant que le temps était volable sur la région parisienne, les faisait décoller à nouveau de Bron à 18 h. 15. Une heure plus tard, le dernier message annonçait que l’avion, à 1 600 mètres seulement, volait dans une tempête de neige. À 19 h. 30, il s’écrasait à Corbigny, dans la Nièvre.

Le jeudi 18 janvier 1934, dans la chapelle ardente dressée à l’École Militaire, à l’heure où décollait de Marignane le 123e courrier France-Indochine, Robert Bajac et Jean Mermoz, chefs pilotes des lignes, et qui tous deux étaient réservés au même tragique et glorieux destin, veillaient le cercueil de Maurice Noguès.

Nul prince de ce monde ne put jamais se vanter d’une telle garde d’honneur.

  1. Une grande partie des documents qui m’ont servi à écrire ce chapitre m’a été communiquée en novembre 1935 par Mme Maurice Noguès. Je suis heureux de lui en exprimer ici ma respectueuse gratitude.