Balle-Franche (Aimard)/VIII

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C. Lahure (p. 41-46).


Natah-Otann et ses compagnons marchaient en tête de la cavalcade.

VIII

LE PROSCRIT.


Nous sommes contraints, pour l’intelligence des faits qui vont suivre, d’interrompre un instant notre récit, afin de raconter une aventure étrange, qui s’était passée dans les prairies de l’Ouest, trente et quelques années avant l’époque où commence notre histoire.

Les Indiens, que l’on s’obstine, à tort selon nous, à considérer comme des sauvages, ont certaines coutumes qui montrent un bon sens rare et une connaissance approfondie du cœur humain.

Les Indiens Commanches, qui semblent se rappeler que dans les temps anciens ils ont joui d’une civilisation relativement fort avancée, sont ceux qui ont conservé le plus grand nombre de ces coutumes frappées sans contredit au coin de l’originalité.

Un jour du mois de février, qu’ils nomment Wame binni-quisis, lune des Aigles qui arrivent, de l’année 1795 ou 1796, un village de la tribu de la Vache-Rouge, était en proie, à une agitation extraordinaire.

Le hachesto ou harangueur public, monté sur le toit d’une hutte, convoquait les guerriers pour la septième heure du jour, sur la place du village, auprès de l’arche du premier homme, où devait se tenir un grand conseil.

Les guerriers s’interrogeaient vainement entre eux four connaître la cause de cette convocation imprévue, mais nul ne pouvait les renseigner, le hachesto lui-même l’ignorait, et force leur fut d’attendre l’heure de la convocation, bien que les commentaires et les suppositions ne laissassent pas d’aller leur train.

Les Peaux-Rouges, que des auteurs mal informés nous représentent comme des hommes froids, compassés et silencieux, sont au contraire très-gais et surtout très-bavards lorsqu’ils sont entre eux.

Ce qui a pu faire supposer le contraire, c’est que, dans leurs rapports avec les blancs, les Indiens sont arrêtés d’abord par les difficultés de langage insurmontables pour eux aussi bien que pour leurs interlocuteurs, et ensuite par cette méfiance que tout aborigène de l’Amérique apporte toujours dans ses relations avec les Européens, quels qu’ils soient, à cause de la haine invétérée qui séparé les deux races.

Pendant notre long séjour au milieu des tribus indiennes, nous avons été souvent à même de reconnaître combien on se trompe sur le compte des Peaux-Rouges. En assistant à leurs longues causeries du soir dans les villages, ou pendant les expéditions de chasse, c’était un feu roulant de plaisanteries et de bons mots, souvent durant des heures entières, à la grande joie de l’auditoire riant à gorge déployée, de ce bon rire indien, sans souci et sans arrière-pensée, qui fend la bouche jusqu’aux oreilles et tire des larmes de jubilation, rire qui ne peut se comparer pour les éclats métalliques qu’à celui des nègres, bien que le premier soit beaucoup plus spirituel que le second, dont les notes ont toujours quelque chose de bestial.

Vers le déclin du jour, heure choisie pour la convocation, la place du village de la Vache-Rouge présentait un aspect des plus animés.

Les guerriers, les femmes, les enfants et les chiens, ces hôtes inséparables des Peaux-Rouges, se pressaient autour d’un large cercle, laissé vidé, au milieu de la place pour le feu du conseil, auprès duquel les principaux chefs de la nation étaient accroupis cérémonieusement.

À un signe d’un vieux sachem, dont les cheveux blancs comme de l’argent inondaient les épaules, le porte-pipe apporta le grand calumet dont il présenta à chaque chef le tuyau à tour de rôle, tout en conservant le foyer dans la paume de la main.

Lorsque tous les chefs eurent fumé, le porte-pipe inclina le calumet vers les quatre points cardinaux en murmurant des paroles mystérieuses que nul n’entendit, puis il vida la cendre dans le feu en disant à haute voix :

« Chefs, guerriers, femmes et enfants de la Vache-Rouge, vos sachems sont réunis afin de juger une question fort grave ; priez le maître de la vie de leur inspirer des paroles sages.

— Que le maître de la vie inspire aux sachems de la nation des paroles sages, » répondirent en chœur les assistants.

Alors le porte-pipe ; après s’être respectueusement incliné devant les chefs, se retira en emportant le calumet.

Le conseil commença.

Sur un signe du vieux sachem, un chef se leva, salua l’assistance et prit la parole.

« Sachems vénérés, chefs et guerriers de ma nation, dit-il d’une voix haute, la mission dont je suis chargé est pénible pour mon cœur, écoutez-moi avec indulgence, ne vous laissez pas dominer par la passion, que la justice seule préside à l’arrêt sévère que peut-être vous serez forcé de prononcer ; la mission dont je suis chargé est pénible, je le répète, elle gonfle mon cœur de tristesse : je suis contraint d’accuser devant vous deux chefs renommés appartenant à deux familles illustres, qui tous deux à titre égal ont bien mérité de nous dans maintes occasions en rendant des services signalés à la nation ; ces chefs, puisqu’il me faut les nommer devant tous, sont la Panthère-Bondissante et l’Épervier. »

En entendant prononcer ces noms si connus et si justement estimés, un frémissement d’étonnement et de douleur parcourut les rangs de la foule.

Mais, sur un geste du plus ancien sachem, le silence se rétablit presque immédiatement, et le chef continua :

« Comment un nuage a-t-il passé subitement sur l’esprit de ces deux guerriers, dit-il, et a-t-il terni à ce point leur intelligence, que ces deux hommes qui si longtemps s’étaient chéris comme deux frères, dont l’amitié était citée dans la nation, sont devenus tout à coup ennemis implacables, comment le Grand-Esprit s’est-il si complètement retiré d’eux, que lorsqu’ils s’aperçoivent, leurs yeux lancent des éclairs, leur poitrine se gonfle et leurs mains cherchent leurs armes pour s’entre-tuer ? Nul ne peut le dire, nul ne le sait : ces chefs eux-mêmes, interrogés par les sachems, ont baissé les yeux et ont gardé un silence obstiné sans vouloir révéler les causes de cette inimitié cruelle, qui porte le trouble et la désolation dans la tribu. Un tel scandale ne doit pas durer plus longtemps, le tolérer davantage serait donner un exemple pernicieux à nos enfants ! Sachems, chefs et guerriers, au nom de la justice, je réclame que ces ennemis irréconciliables soient à jamais bannis de la tribu, ce soir même au coucher du soleil. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Le chef se rassit au milieu d’un silence lugubre ; dans cette réunion de près de deux mille individus, on aurait presque entendu les battements de ces cœurs oppressés de tristesse, tant chacun apportait une attention soutenue aux paroles prononcées dans le conseil.

« Y a-t-il un chef qui ait des observations à présenter sur l’accusation qui vient d’être portée ? » dit le vieux sachem d’une voix faible, mais qui fut parfaitement entendue dans toutes les parties de la place.

Un membre du conseil se leva.

« Je prends la parole, dit-il, non pas pour réfuter l’accusation du Chat-Tigre, malheureusement tout ce qu’il a dit est de la plus scrupuleuse exactitude ; loin d’exagérer les faits, il a, avec cette bonté et cette sagesse qui résident en lui, amoindri au contraire tout ce que cette haine a d’odieux ; je viens seulement présenter une observation à mes frères. Les chefs sont coupables, ce n’est malheureusement que trop prouvé, une plus longue discussion sur ce point serait oiseuse ; mais, le Chat-Tigre nous l’a dit lui-même avec cette loyauté qui le distingue, ces deux hommes sont des chefs renommés, des guerriers d’élite, ils ont rendu à la nation des services signalés ; tous à différents titres, nous les aimons et nous les chérissons ; soyons sévères, mais ne soyons pas cruels, ne les rejetons pas du milieu de nous comme des coyotes immondes ; avant de les frapper, faisons encore une tentative pour les réconcilier ; cette dernière démarche, faite à la face de toute la nation, touchera sans doute leur cœur, et nous aurons le bonheur de conserver deux chefs illustres. S’ils demeurent sourds à nos prières, si nos observations n’obtiennent pas le succès que nous désirons, alors, comme le mal sera sans remède, soyons implacables devant un aveuglement que rien n’aura pu vaincre, faisons cesser le scandale qui règne depuis trop longtemps, et, ainsi que l’a demandé le Chat-Tigre, rejetons-les à jamais de notre nation qu’ils déshonorent. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Après s’être incliné devant les sachems, le chef reprit sa place au milieu d’un murmure de satisfaction causé par ses chaleureuses paroles.

Bien que ces deux discours fussent dans le programme de la cérémonie, que chacun sût à quoi s’en tenir sur le résultat de la séance, cependant les chefs incriminés avaient tant de sympathie dans la nation, que bien des personnes espéraient encore qu’ils se réconcilieraient au dernier moment, lorsqu’ils se verraient sur le point d’être bannis.

Ce qu’il y avait surtout d’étrange dans la haine qui séparait ces deux hommes, c’est que la cause en était complètement ignorée et que personne ne savait à quoi l’attribuer.

Lorsque le silence fut rétabli, le plus ancien sachem, après avoir consulté ses collègues à voix basse, prit la parole :

« Que la Panthère-Bondissante et l’Épervier soient introduits en notre présence. »

Alors, aux deux angles opposés de la place, la foule se fendit comme un fruit mûr et livra passage à un petit groupe de cinq ou six chefs au milieu desquels marchaient les deux accusés.

Lorsqu’ils se rencontrèrent, ils demeurèrent impassibles, une légère contraction des sourcils fut la seule preuve d’émotion qu’ils donnèrent en ce trouvant face à face.

C’étaient deux hommes de vingt-cinq à vingt-huit ans à peu près, d’une taille, haute et bien découplée, d’une apparence martiale. Ils portaient leur grand costume et leurs peintures de guerre.

Leurs armes étaient tenues par leurs amis respectifs.

Ils se présentèrent au conseil avec un visage respectueux et une contenance modeste, qui leur attira des compliments unanimes de la part des assistants.

Après les avoir considérés, d’un air triste et bienveillant à la fois pendant un assez long laps de temps, le plus ancien sachem se leva avec effort, et, soutenu par deux de ses collègues qui le tenaient par-dessous les bras, il prit enfin la parole avec un accent mélancolique, d’une voix faible et entrecoupée :

« Guerriers, mes enfants chéris, dit-il, de l’endroit où vous vous teniez vous avez entendu l’accusation qui a été prononcée contre vous : qu’avez-vous à dire pour votre défense, ces paroles sont-elles vraies ? Avez-vous, en effet, l’un pour l’autre cette haine cruelle et irréconciliable ? Répondez. »

Les deux chefs baissèrent silencieusement la tête.

Le sachem reprit :

« Mes enfants chéris, j’étais bien vieux déjà, moi qui compte près de cent hivers, lorsque votre mère, une enfant que j’avais vue naître aussi, vous mit au monde ; c’est moi qui, le premier, vous ai enseigné à vous servir des armes qui, plus tard, dans vos mains vigoureuses, sont devenues si redoutables. Lorsque je suis si près de mes derniers jours, au moment où je vais m’endormir du sommeil éternel pour ne me réveiller que dans les prairies bienheureuses, donnez-moi une consolation suprême qui me rendra le plus heureux des hommes et me payera de toutes les douleurs que vous m’avez causées. Voyons, mes enfants, un bon mouvement du cœur ; vous êtes jeunes, aventureux, l’amour seul doit trouver place dans vos âmes, la haine est une passion de l’âge mûr, elle ne sied pas à la jeunesse ; tendez-vous ces mains loyales, embrassez-vous comme deux frères que vous êtes, et que tout soit à jamais oublié entre vous, je vous en prie, mes enfants ; on ne résiste pas aux prières d’un vieillard si près de la tombe que je le suis. »

Il y eut un moment d’anxiété suprême dans la foule, chacun attendait, la poitrine oppressée, le cœur serré, ce qui allait advenir.

Les deux chefs jetèrent un regard attendri sur le vieux sachem, qui les considérait avec des larmes dans les yeux, ils tournèrent la tête l’un vers l’autre ; leurs lèvres tremblèrent comme s’ils avaient voulu parler ; un mouvement nerveux agita tout leur corps, mais aucun son ne sortit de leur bouche, leurs bras restèrent inertes à leur côté.

« Répondez, reprit le vieillard, oui ou non, il le faut, je le veux, je vous l’ordonne !

— Non ! » dirent-ils ensemble d’une voix sourde mais ferme.

Le sachem se redressa.

« C’est bien, dit-il. Puisqu’il ne reste plus aucun sentiment généreux dans votre cœur, que la haine a tout dévoré en vous, que vous n’êtes plus des hommes mais des monstres, écoutez l’arrêt irrévocable que vos sachems, vos égaux, vos parents et vos amis prononcent contre vous. La nation vous rejette de son sein, vous n’êtes plus les enfants de notre tribu, le feu et l’eau vous sont refusés sur les territoires de chasse de notre nation, nous ne vous connaissons plus ; des chefs qui répondent de vous sur leur tête vous conduiront à vingt-cinq lieues du village, vous, la Panthère-Bondissante, dans la direction du sud ; vous, l’Épervier, dans la direction du nord ; défense expresse vous est faite, sous peine de mort, de remettre les pieds sur le territoire de la nation que vos mocksens maudits ne doivent plus fouler désormais ; que chacun de vous prenne une de ces deux flèches, elles sont peintes de diverses couleurs et vous serviront de passe-port dans les tribus où vous passerez ; cherchez une nation qui vous adopte, car désormais vous n’avez plus ni patrie ni famille ; allez, maudits ! ces flèches sont le dernier cadeau que vous recevez de vos frères ; partez ; puisse le maître de la vie attendrir vos cœurs de tigre ; pour nous, nous ne vous connaissons plus. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Le vieillard se rassit au milieu de l’émotion générale, il se voila la face avec un pan de son manteau de bison et demeura immobile. Il pleurait.

Les deux chefs sortirent en trébuchant comme des hommes ivres, emmenés chacun par un point opposé de la place ; entraînés et soutenus par les chefs qui les avaient amenés, ils traversèrent les rangs de leurs compatriotes, courbés sous les malédictions qui les accueillaient sur leur passage.

À la sortie du village, des chevaux les attendaient ; ils se mirent en selle et partirent au galop, toujours suivis de leur escorte, qui ne devait les abandonner qu’au bout de vingt-cinq lieues.

Lorsqu’ils furent arrivés chacun à l’endroit où ils devaient être laissés, les guerriers mirent pied à terre, jetèrent sans parler leurs armes sur le sol et repartirent à fond de train.

Pas un mot n’avait été prononcé pendant cette longue course qui avait duré quatorze heures.

Nous suivrons l’Épervier. Quant à la Panthère-Bondissante, nul ne sut jamais ce qu’il devint ; ses traces se perdirent si complètement qu’il fut impossible de le retrouver.

L’Épervier était un homme d’une énergie et d’un courage à toute épreuve ; cependant lorsqu’il se vit seul, abandonné de tous ceux qu’il avait aimés, il eut un moment de découragement et de rage froide qui faillit le rendre fou.

Mais bientôt son orgueil se révolta ; il se roidit contre la douleur, et, après avoir laissé prendre à son cheval le repos nécessaire, il se remit résolument en route.

Il marcha ainsi au hasard, pendant plus d’un mois, sans suivre de direction arrêtée, vivant de sa chasse, se souciant fort peu de l’endroit où il arriverait et des gens avec lesquels le hasard le mettrait en contact.

Un jour, après une assez longue course infructueuse à la poursuite d’un élan que, par une espèce de fatalité, il ne put jamais atteindre, il se trouva tout à coup en face d’un cheval mort ; il regarda autour de lui ; non loin de ce cheval en gisait un second, auprès duquel était étendu un cadavre qu’à son costume il était facile de reconnaître pour un Européen, ou tout au moins pour un blanc.

L’Épervier sentit s’éveiller en lui sa curiosité.

Avec cette sagacité particulière aux Indiens, il commença immédiatement à fureter de tous les côtés.

Ses recherches furent presque immédiatement couronnées de succès ; il aperçut au pied d’un arbre un homme aux cheveux grisonnants, à la barbe inculte et touffue, revêtu de vêtements en lambeaux, qui était étendu sans mouvement.

L’Indien s’approcha vivement pour s’assurer de l’état de l’inconnu, et lui prodiguer ses soins, si par hasard il n’était pas mort.

La première chose que fit l’Épervier fut de poser la main sur le cœur de celui qu’il voulait secourir. Ce cœur battait, mais si faiblement qu’il semblait devoir bientôt s’arrêter.

Tous les Indiens sont un peu médecins, c’est-à-dire qu’ils possèdent la connaissance de certaines plantes au moyen desquelles, du reste, soit dit entre parenthèse, ils opèrent souvent des cures réellement merveilleuses.

Tout en cherchant à ranimer l’inconnu, l’Indien l’examinait attentivement.

Bien que ses cheveux commençassent à grisonner, cet homme était jeune encore et ne paraissait pas âgé de plus de quarante à quarante-cinq ans ; sa taille était haute et bien prise ; il avait le front large et bien bombé, le nez recourbé, la bouche grande et le menton carré.

Ses vêtements, quoique en lambeaux, avaient une coupe gracieuse et étaient faits d’un drap fin qui indiquait parfaitement qu’il devait appartenir à une classe aisée de la société ; le lecteur comprend que ces nuances délicates avaient échappé à l’Indien ; lui n’avait vu qu’un homme d’apparence intelligente et décidée sur le point de mourir, et, bien qu’il appartenait à la race blanche, race que, de même que tous ses compatriotes, il détestait, et pour cause, devant une telle détresse il avait oublié ses antipathies pour ne plus songer qu’à le secourir.

Auprès de l’inconnu se trouvaient pêle-mêle, sur l’herbe, une trousse de chirurgien, une molette, des pistolets, un fusil, un sabre et un livre ouvert.

Pendant assez longtemps les tentatives de l’Épervier n’eurent aucun résultat. Déjà il désespérait de rappeler le mourant à la vie, lorsqu’il vit une fugitive rougeur teinter ses joues d’une nuance presque imperceptible, et sentit son cœur battre plus vite et plus fort.

L’Épervier fit un geste de joie à ce succès pour lui inespéré.

Chose incroyable ! ce guerrier, dont jusque-là toute la vie s’était écoulée à faire aux blancs une guerre d’embuscades et de surprises, commettant avec tous les raffinements de la cruauté la plus émérite les actes les plus barbares sur les malheureux Espagnols qui tombaient entre ses mains, cet homme se réjouissait de rappeler à la vie cet individu qui, pour lui, était un ennemi naturel.

Au bout de quelques instants, l’inconnu ouvrit lentement les yeux ; mais, blessé probablement par l’éclat du jour, il les referma aussitôt.

L’Épervier ne se découragea pas et résolut de mener à bonne fin une œuvre si bien commencée.

Son attente ne fut pas trompée ; au bout de quelques minutes l’inconnu rouvrit les yeux ; il fit un geste comme pour se redresser, mais il était trop faible ; ses forces le trahirent, il retomba.

Alors l’Indien le souleva doucement par les épaules et l’assit contre le tronc du catalpas au pied duquel il était étendu primitivement.

L’inconnu le remercia d’un geste en murmurant d’une voix à peine articulée ce mot :

« Beber — boire — »

Les Comanches, dont la vie se passe à faire périodiquement des incursions sur le territoire espagnol, savent tous au moins quelques mots de cette langue ; l’Épervier la parlait assez couramment : Il saisit la gourde pendue à l’arçon de sa selle et que deux heures auparavant il avait emplie, et il en glissa l’orifice entre les lèvres du malade.

Dès que celui-ci eut goûté l’eau, il commença à boire à longs traits.

Mais l’Indien, qui se doutait de ce qui était arrivé à l’homme qu’il secourait, ne lui laissa boire que quelques gorgées, puis il lui retira la gourde.

L’inconnu voulait boire encore, mais l’Épervier s’y opposa.

« Non, lui dit-il, il ne faut pas, mon père, le visage pâle est trop faible, il mangera d’abord. »

Le malade lui sourit et lui pressa la main.

L’Indien se releva tout joyeux, sortit de son sac aux provisions quelques fruits, et les présenta à celui qu’il venait presque de ressusciter.

Grâce à ces soins intelligents, au bout d’une heure, le malade se sentit assez bien pour se lever.

Alors il expliqua en mauvais espagnol à l’Épervier que lui et un de ses amis voyageaient de compagnie, que leurs chevaux étaient morts de fatigue, que son ami et lui manquant de tout dans ce désert où il leur avait été impossible de se procurer de l’eau et des vivres, son ami avait succombé dans ses bras, après des souffrances atroces, il y avait déjà un jour que lui-même était en train d’en faire autant, lorsque sa bonne étoile ou plutôt la Providence l’avait amené pour le sauver.

« Bon, répondit l’Indien, lorsque l’inconnu eut terminé son récit, mon père est fort maintenant, je lui lacerai un cheval et je le conduirai jusqu’à la première habitation des hommes de sa couleur. »

À cette proposition l’inconnu fronça le sourcil, une expression de haine et de mépris hautain se peignit sur ses traits.

« Non, dit-il, je ne veux pas retourner auprès des hommes de ma couleur, ils m’ont rejeté, proscrit, je les hais : c’est au désert que désormais je veux habiter.

— Ooah ! s’écria l’Indien avec étonnement, mon père n’a plus de nation ?

— Non, répondit-il, je suis seul, sans patrie, sans parents, sans amis ; la vue d’un homme de ma couleur excite ma haine et mon mépris : tous ils sont ingrats, je veux vivre loin d’eux.

— Bon, fit l’Indien, moi je suis aussi rejeté par ma nation, moi aussi je suis seul, je resterai avec mon père, je serai son fils.

— Comment ! s’écria l’inconnu, qui crut avoir mal compris, il serait possible ! parmi vos tribus errantes la proscription existe aussi ? Vous comme moi, vous êtes rejeté par ceux de votre race, de votre sang, vous êtes abandonné, sans famille, condamné à errer désormais seul, tout seul ?

— Oui, murmura l’Épervier, en baissant la tête.

— Oh ! s’écria l’inconnu en lançant vers le ciel un regard d’une expression étrange, oh ! les hommes ! ils sont partout les mêmes, cruels, dénaturés, et sans cœur. »

Il se promena quelques instants en murmurant certaines paroles dans une langue que l’Indien ne comprenait pas, puis il revint vivement vers lui, et lui serrant fortement les mains :

« Eh bien oui ! dit-il avec une énergie fébrile, j’accepte votre proposition, notre sort est le même, nous ne devons plus nous séparer : victimes tous deux de la méchanceté des hommes, nous vivrons ensemble ; vous m’avez sauvé la vie, Peau-Rouge, dans le premier moment j’en étais fâché, mais maintenant j’en remercie la Providence, puisque je pourrai encore faire du bien efforcer les hommes à rougir de leur ingratitude. »

Ce discours était beaucoup trop alambiqué et trop bourré de préceptes philosophiques pour être compris complètement par l’Épervier : cependant il en saisit le sens ; cela lui suffit, car lui aussi était heureux de trouver dans son compagnon d’infortune un homme frappé des mêmes malheurs.

« Que mon père ouvre les oreilles, dit-il, il va rester ici pendant que moi je chercherai un cheval pour lui ; les manadas sont nombreuses aux environs, j’aurai bientôt trouvé ce qu’il nous faut ; mon père sera patient pendant l’absence de son fils l’Épervier ; du reste, je lui laisse à boire et à manger.

— Allez, » lui dit l’inconnu.

L’Indien revint deux heures après avec un magnifique cheval.

Quelques jours se passèrent ainsi en courses vagabondes, mais toutes dirigées de plus en plus vers le désert. L’inconnu semblait redouter de rencontrer les hommes blancs ; cependant, à part le récit qu’il avait failli mourir, l’inconnu gardait un silence obstiné sur toutes les particularités de son existence. L’Indien ne savait ni qui il était, ni ce qu’il avait fait jadis, ni pourquoi il s’était enfoncé ainsi dans le désert au risque d’y périr.

Chaque fois que l’Épervier lui demandait quelques détails sur sa vie, il détournait la conversation, et cela si adroitement, que l’Indien ne pouvait plus la ramener à son point de départ.

Un jour que tous deux causaient en chevauchant aux côtés l’un de l’autre, l’Épervier qui, à part lui, était piqué du peu de confiance que lui témoignait l’étranger, lui dit tout à coup nettement et sans préambule :

« Mon père était un grand chef dans sa nation ? »

L’inconnu sourit tristement.

« Peut-être, répondit-il ; mais maintenant je ne suis plus rien.

— Mon père se trompe, dit sérieusement l’Indien, les guerriers de sa nation peuvent l’avoir méconnu, mais sa valeur reste toujours la même.

— Fumée que cela, soupira l’inconnu.

— L’amour de la patrie est la plus grande et la plus noble passion que le maître de la vie ait mise au cœur de l’homme ; mon père avait un nom révéré par les siens. »

L’inconnu fronça les sourcils, son visage prit une expression que l’Indien ne lui avait jamais vue.

« Mon nom est un anathème, dit-il, nul ne l’entendra prononcer désormais ; il a été comme un stigmate cloué à mon front par les partisans de celui que j’ai aidé, moi infime, à abattre. »

L’Épervier fit un geste de suprême dédain.

« Le chef de la nation se doit à ses guerriers ; s’il les trahit, ils sont les maîtres de sa chevelure, » dit-il d’une voix ferme.

L’inconnu, surpris d’être si bien compris par cet homme primitif, sourit avec orgueil.

« En demandant sa tête, fit-il avec conviction, la mienne était là comme enjeu, je voulais sauver ma patrie. Qui pouvait me blâmer ?

— Personne ! répondit vivement l’Épervier, tout traître doit mourir. »

Il y eut un long silence.

L’Épervier reprit le premier la parole.

« Nous devons, dit-il, vivre de longs jours ensemble ; mon père veut que son nom demeure inconnu, je n’insisterai pas pour le connaître ; cependant nous ne pouvons plus longtemps errer à l’aventure, il nous faut une tribu qui nous adopte, des hommes qui nous reconnaissent pour frères.

— À quoi bon ? demanda l’inconnu.

— À être forts et partout respectés ; nous nous devons à nos frères, comme ils se doivent à nous ; la vie n’est qu’un prêt que nous fait le maître du monde, à la condition que cette vie soit profitable à ceux qui nous entourent. Sous quel nom présenterai-je mon père aux hommes auxquels nous demanderons asile et protection ?

— Sous celui que vous voudrez, mon fils ; puisque je ne puis plus porter le mien, tout autre m’est indifférent. »

L’Épervier réfléchit un instant.

« Mon père est fort, dit-il, sa chevelure commence à se diaprer des neiges de l’hiver ; il se nommera désormais le Bison-Blanc.

— Le Bison-Blanc, soit, répondit avec un soupir l’inconnu, autant ce nom qu’un autre ; peut-être pourrai-je échapper ainsi aux coups de ceux qui ont juré ma mort. »

L’Indien charmé de savoir comment il devait nommer dorénavant son ami, lui dit alors d’un ton joyeux :

« Dans quelques jours nous arriverons dans un village des Indiens du Sang ou Kenhàs où nous serons reçus comme si nous étions des fils de la nation ; mon père est sage, moi je suis fort, les Kenhàs seront heureux de nous recevoir : courage, vieux père, cette patrie d’adoption vaudra peut-être la nôtre.

— France ! adieu ! » murmura l’inconnu, d’une voix étranglée.

Quatre jours plus tard, ils arrivèrent en effet au village des Kenhàs ; la réception qui leur fut faite fut amicale.

« Eh bien ! dit l’Épervier à son compagnon lorsqu’ils eurent été adoptés selon tous les rites indiens, que pense mon père ? N’est-il pas heureux ?

— Je pense, répondit mélancoliquement l’autre, que rien ne peut rendre à l’exilé la patrie qu’il a perdue. »