Balle-Franche (Aimard)/X

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C. Lahure (p. 53-59).

X

LE GRAND CONSEIL.


Natah-Otann s’était immédiatement mis à l’œuvre ; avec cette fiévreuse ardeur qui le distinguait, il avait envoyé des émissaires dans toutes les directions aux principaux chefs des tribus des prairies de l’ouest, et il les avait convoqués dans une grande plaine de la vallée du Missouri, à un endroit nommé l’Arbre du maître de la vie, pour le quatrième jour de la lune de la neige durcie, ouabanni quisis.

Ce lieu était fort vénéré des Indiens Missouris, qui venaient constamment y suspendre des présents.

C’était une immense plaine sablonneuse, complètement nue, sur le sol de laquelle ne poussaient ni un brin d’herbe ni un buisson ; au centre de ce désert s’élevait un arbre immense, un chêne-liège de plus de vingt pieds de tour, dont le tronc était creux et dont les branches touffues couvraient un vaste espace.

Cet arbre, de cent vingt pieds de haut au moins, poussé là par hasard, devait être et était en effet pour les Indiens une plante miraculeuse ; aussi lui avaient-ils donné le nom mystique de l’arbre du maître de la vie.

Au jour dit, les Indiens arrivèrent de tous les côtés, marchant en bon ordre et campant à peu de distance de l’endroit désigné pour le conseil.

Un immense bûcher avait été allumé au pied de l’arbre, et, à un signal donné par les tambours et les chichikoués, les chefs s’accroupirent en rond.

À quelques pas en arrière des sachems, les cavaliers Pieds-noirs, Nez-percés, Assiniboins, Mandans, etc., formèrent un redoutable cordon autour du feu du conseil, tandis que des éclaireurs fouillaient le désert pour éloigner les importuns et assurer le secret des délibérations.

À l’orient, le soleil dardait ses flammes ; le désert, aride et nu, se mêlait à l’horizon sans bornes ; au sud, les montagnes Rocheuses dressaient la neige éternelle de leurs sommets, tandis que dans le nord-ouest une ligne d’argent indiquait le cours du vieux Missouri.

Tel était le paysage, simple, pittoresque et grandiose à la fois, si l’on peut parler ainsi, où, près de l’arbre symbolique aux puissantes ramures, se tenaient ces guerriers barbares revêtus de leurs étranges et bizarres costumes.

À cet aspect majestueux, on se rappelait involontairement d’autres temps et d’autres climats, quand, à la clarté des incendies, les féroces compagnons d’Attila couraient à la conquête et au rajeunissement de l’empire romain.

Généralement, les nations aborigènes de l’Amérique ont une divinité, ou, pour mieux dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile ; le culte du sauvage est moins de la vénération que de la crainte ; le maître de la vie est plutôt un génie méchant que bon : voilà pourquoi les Indiens ont donné son nom à l’arbre auquel ils attribuent la même puissance.

Les religions indiennes, toutes primitives, ne tiennent nul compte de l’être moral, et ne s’arrêtent qu’aux accidents de la nature, dont elles font des dieux.

Ces différentes peuplades cherchent à se rendre favorables les déserts, où la fatigue et la soif amènent la mort, et les rivières, qui peuvent les engloutir.

Les chefs, ainsi que nous l’avons dit, étaient accroupis autour du feu, dans une immobilité automatique et contemplative, qui faisait supposer qu’ils se préparaient à une importante cérémonie de leur culte.

Au bout d’un instant, Natah-Otann porta à sa bouche le long sifflet de guerre, fait d’un tibia humain, qu’il portait pendu au cou et en tira un son perçant et prolongé.

À ce signal, car c’en était un, les chefs se levèrent, et, se mettant en file indienne, ils firent deux fois le tour de l’arbre du maître de la vie, en psalmodiant à voix basse une chanson symbolique pour implorer son assistance pour la réussite de leurs projets.

Au troisième tour, Natah-Otann ôta un magnifique collier de griffes d’ours gris qu’il avait au cou, et le suspendit aux branches de l’arbre, en disant :

« Maître de la vie, vois-moi d’un œil favorable, je t’offre ce présent. »

Les autres chefs imitèrent son exemple, chacun à son tour ; puis ils allèrent reprendre leur place autour du feu du conseil.

Alors le porte-pipe entra dans le cercle, et, avec les cérémonies d’usage, il présenta le calumet aux chefs ; puis, lorsque chacun eut fumé, le sachem le plus âgé invita Natah-Otann à prendre la parole.

Le projet du chef indien était peut-être un des plus hardis qui jamais aient été ourdis contre les blancs, et devait, comme le disait en raillant le vieux Bison-Blanc présenter des chances de réussite par son invraisemblance même, parce qu’il flattait les idées superstitieuses des Indiens, qui, de même que tous les peuples primitifs, ajoutent une grande foi au merveilleux.

Du reste, c’est le propre des nations opprimées, auxquelles la réalité n’offre jamais que des désillusions et des souffrances, de se réfugier dans le surnaturel, qui seul leur donne des consolations.

Natah-Otann avait puisé la première idée de son entreprise dans une des croyances les plus anciennes et les plus invétérées des Comanches, ses ancêtres.

Cette croyance, avec le récit de laquelle son père l’avait si souvent bercé dans son enfance, souriait à son esprit aventureux, et lorsque l’heure arriva de mettre à exécution les projets que depuis si longtemps il mûrissait dans son esprit, il l’invoqua et résolut de s’en servir pour rallier autour de lui, dans un tout commun, les autres nations indiennes.

Voici cette croyance ou plutôt cette légende dans toute sa naïveté primitive et telle quelle s’est conservée de père en fils parmi les Indiens.

Lorsque Mocktekuzoma, que les écrivains espagnols nomment improprement Montezuma, nom qui n’a aucune signification, au lieu que le premier veut littéralement dire le seigneur sévère, se vit renfermé dans son palais et prisonnier de cet aventurier de génie nommé Cortez, qui quelques jours plus tard devait lui ravir son empire, l’empereur, qui avait préféré se confier à des étrangers avides au lieu de se réfugier au milieu de son peuple, fut averti par une espèce de pressentiment du sort qui lui était réservé ; quelques jours avant sa mort, il réunit autour de lui les principaux chefs mexicains qui partageaient sa prison, et il leur parla ainsi :

« Écoutez ; mon père le Soleil m’a averti que bientôt je retournerais vers lui : je ne sais ni comment ni quand je dois mourir, mais j’ai la certitude que ma dernière heure est proche. »

Comme à ces paroles les chefs qui l’entouraient fondaient en larmes parce qu’ils avaient pour lui la plus profonde vénération, il les consola en leur disant :

« Ma dernière heure est proche sur cette terre, mais je ne mourrai pas, puisque je retournerai auprès de mon père le Soleil, où je jouirai d’une félicité inconnue dans ce monde ; ne pleurez donc pas, mes amis fidèles, mais, au contraire, réjouissez-vous du bonheur qui m’arrive ; les hommes blancs barbus se sont, à force de trahisons, emparés de la plus grande partie de mon empire ; bientôt ils seront maîtres du reste. Qui peut les arrêter ? Leurs armes les rendent invulnérables et ils disposent à leur gré du feu du ciel ; mais leur puissance finira un jour, eux aussi seront victimes de trahisons, la peine du talion leur sera infligée dans toute sa rigueur. Seulement écoutez bien attentivement ce que je vais vous demander ; c’est de votre fidélité à exécuter mes derniers ordres que dépend le salut de notre patrie : prenez chacun un peu du feu sacré qui fut jadis allumé par le Soleil lui-même, et sur lequel les blancs n’ont pas encore osé porter une main sacrilège pour l’éteindre. Ce feu, le voilà devant vous, il brûle dans cette cassolette d’or ; emportez-le avec vous sans que nos tyrans soupçonnent ce qu’il deviendra et qu’ils ne puissent s’en emparer. Vous partagerez ce feu entre vous, de façon à ce que chacun en ait suffisamment ; conservez-le précieusement, religieusement, sans jamais le laisser éteindre. Chaque matin, après l’avoir adoré, montez sur le toit de votre maison, au lever du soleil, et regardez vers l’orient : un jour vous me verrez apparaître, donnant la main droite à mon père le Soleil ; alors vous vous réjouirez, parce que le moment de votre délivrance sera proche. Mon père et moi nous viendrons vous rendre la liberté et vous délivrer pour toujours de ces ennemis venus d’un monde pervers qui les a rejetés de son sein. »

Les chefs mexicains obéirent, séance tenante, car le temps pressait, aux ordres de leur empereur bien-aimé.

Quelques jours plus tard, Mocktekuzoma monta sur le toit de son palais et voulut parler à son peuple mutiné, lorsqu’il fut frappé d’une flèche, sans qu’on ait jamais bien su par qui, et tomba entre les bras des soldats espagnols qui l’accompagnaient.

Avant de rendre le dernier soupir, l’empereur se dressa et levant les bras au ciel, par un effort suprême, il dit à ses amis réunis autour de lui :

« Le feu ! le feu ! Songez au feu ! »

Ce furent ses dernières paroles. Dix minutes plus tard, il rendit le dernier soupir.

En vain les Espagnols, dont la curiosité était vivement éveillée par cette recommandation mystérieuse, cherchèrent, par tous les moyens en leur pouvoir, à en pénétrer la signification ; jamais ils ne parvinrent à faire parler un seul des Mexicains qu’ils interrogèrent. Tous gardèrent religieusement leur secret et plusieurs même endurèrent la torture et moururent plutôt que de le révéler.

Les Comanches et presque toutes les nations du Far-West ont conservé intacte cette croyance. Dans tous les villages indiens se trouve le feu de Mocktekuzoma, qui brûle éternellement, gardé par deux guerriers qui le surveillent, pendant vingt-quatre heures de suite, sans boire ni manger ; puis ils sont relevés par d’autres, et toujours ainsi.

Anciennement, au lieu de vingt-quatre, c’était quarante-huit heures que les gardiens restaient ; il arrivait souvent alors qu’on les trouvait morts, quand on venait les relever, soit à cause du gaz dégagé par le feu qui les asphyxiait d’autant plus facilement qu’ils étaient à jeun, soit par toute autre raison.

Les corps étaient enlevés et portés dans une grotte, où, disent les Comanches, un serpent les mangeait.

Voilà pourquoi la garde a été réduite de moitié ; depuis ce temps, on n’a plus eu de malheurs à déplorer.

Ce feu, placé dans un souterrain voûté, est contenu dans une cassolette en argent, où il couve sous la cendre.

Cette croyance est tellement générale, que non-seulement elle se rencontre chez les Indios bravos ou libres, mais encore chez les manzos ou civilisés. Beaucoup d’hommes, qui passent pour instruits et ont reçu une éducation presque européenne, conservent dans des endroits ignorés le feu de Mocktekuzoma, le font garder soigneusement, le visitent chaque jour, et ne manquent pas, au lever du soleil, de monter sur le toit de leurs maisons et de regarder vers l’orient, dans l’espoir de voir apparaître leur empereur bien-aimé, qui, accompagné du soleil, vient leur rendre cette liberté après laquelle, depuis tant de siècles, ils soupirent, et que la république mexicaine est loin de leur avoir donnée.

La pensée de Natah-Otann était celle-ci : annoncer aux Indiens, après leur avoir raconté cette légende, que les temps étaient révolus, que Mocktekuzoma allait apparaître pour les guider et leur servir de chef ; former un noyau puissant de guerriers qu’il disséminerait sur toutes les frontières américaines, de façon à attaquer ses ennemis de tous les côtés à la fois, par surprise et sans leur donner le temps de se défendre.

Ce projet, tout fou qu’il était, surtout n’ayant pour instrument, afin de le mettre à exécution, que les Indiens, c’est-à-dire les hommes les moins capables de s’allier entre eux, ce qui a toujours causé leurs défaites ; ce projet, disons-nous, ne manquait ni d’audace ni de noblesse, et Natah-Otann était réellement le seul homme capable de le mener à bien, s’il rencontrait dans les masses qu’il voulait soulever deux ou trois instruments dociles et intelligents qui comprissent sa pensée et s’y associassent réellement de cœur.

Les Comanches, les Pawnees, les Sioux étaient d’une grande utilité au chef pied-noir, ainsi que la plupart des Indiens du Far-West ; car ils partageaient la croyance dont Natah-Otann faisait la base de ses projets, et non-seulement ils n’auraient pas besoin d’être persuadés, mais encore ils l’aideraient, par leur assentiment à ce qu’il dirait, à persuader les autres Peaux-Rouges Missouris.

Mais, dans une aussi grande réunion de nations, divisées par une foule d’intérêts, parlant des langues différentes, hostiles pour la plupart les unes aux autres, comment parvenir à établir un lien assez fort pour les attacher d’une manière indissoluble ? Comment les convaincre de marcher toutes ensemble sans se jalouser ? Enfin était-il raisonnable de supposer qu’il ne se trouverait pas un traître qui vendrait ses frères et révélerait leurs projets aux Yankees, dont l’œil est toujours ouvert sur les démarches des Indiens dont ils ont si grande hâte d’être délivrés et qu’ils cherchent par tous les moyens à faire complètement disparaître.

Cependant, Natah-Otann ne se rebuta pas ; il ne se dissimulait pas les difficultés qu’il aurait à vaincre ; son courage grandissait par les obstacles, sa résolution s’affermissait pour ainsi dire, en raison des impossibilités qui devaient à chaque instant surgir devant lui.

Lorsque le plus ancien sachem, après les cérémonies préparatoires, lui eut fait signe de se lever, Natah-Otann comprit que le moment était enfin venu d’entamer la partie difficile qu’il voulait jouer ; il prit résolument la parole, certain qu’avec des hommes comme ceux devant lesquels il se trouvait, tout résidait dans la façon dont il engagerait la question, et que, la première impression une fois surprise, le succès était presque certain.

« Chefs Comanches, Osages, Sioux, Pawnees, Mandans, Assiniboins, Missouris et vous tous qui m’écoutez, Peaux-Rouges, mes frères, dit-il d’une voix ferme et profondément accentuée, depuis bien des lunes mon esprit est triste ; je vois avec douleur nos territoires de chasse envahis par les blancs, diminuer et se resserrer de jour en jour. Nous, dont les innombrables peuplades couvraient, il y a quatre siècles à peine, la vaste étendue de terre comprise entre les deux mers, nous sommes aujourd’hui réduits à un petit nombre de guerriers qui, craintifs comme des antilopes, fuient devant nos spoliateurs ; nos villes sacrées, derniers refuges de la civilisation de nos pères les Incas, vont devenir la proie de ces monstres à face humaine, qui n’ont d’autre dieu que l’or ; notre race dispersée disparaîtra peut-être bientôt de ce monde qu’elle a si longtemps seule possédé et gouverné. Parqués, ainsi que de vils animaux, abrutis par l’eau de feu, ce poison corrosif inventé par les blancs pour notre perte, décimés par le fer et les maladies blanches, nos hordes errantes ne sont plus que l’ombre d’un peuple. Notre religion, nos vainqueurs la méprisent, et ils veulent nous courber devant les lois du Crucifié. Ils outragent nos femmes, tuent nos enfants, brûlent nos villages, nous réduisant, quand ils le peuvent, à l’état de brutes et de bêtes de somme, sous le prétexte de nous civiliser. Vous tous, Indiens qui m’écoutez, le sang de vos pères s’est-il appauvri dans vos veines et avez-vous complètement renoncé à l’indépendance ? Répondez, voulez-vous mourir esclaves ou vivre libres ? »


L’arbre symbolique.

À ces mots prononcés d’une voix vibrante et relevés par un geste énergique, un frémissement parcourut l’assemblée ; les fronts se relevèrent fièrement, tous les yeux étincelèrent.

« Parlez, parlez encore, sachem des Pieds-Noirs, » s’écrièrent d’une seule voix tous les chefs électrisés.

Natah-Otann sourit avec orgueil ; sa puissance sur les masses lui était enfin révélée.

Il reprit :

« L’heure est enfin venue, après tant d’humiliations, de secouer le joug honteux qui pèse sur nous. D’ici à quelques jours, si vous le voulez, nous rejetterons les blancs loin de nos frontières, et nous leur rendrons tout le mal qu’ils nous ont fait. Depuis longtemps je surveille les Américains et les Espagnols, je connais leur tactique, leurs ressources ; pour les réduire à néant, que nous faut-il, Indiens, mes frères bien-aimés ? deux choses seules, de l’adresse et du courage ! »

Les Indiens l’interrompirent par des cris de joie.

« Vous serez libres ! continua Natah-Otann, je vous rendrai les riches vallées de vos ancêtres, les champs où sont enfouis leurs os, que chaque jour la charrue sacrilège disperse dans toutes les directions. Ce projet, depuis que je suis un homme, fermente au fond de mon cœur, il est devenu ma vie. Loin de moi et loin de vous que j’aie l’intention de m’imposer à vous comme chef, après surtout le prodige dont j’ai été le témoin, et l’apparition du grand Empereur ! Non, après ce chef suprême qui seul doit vous guider à la victoire, vous devez librement choisir celui qui exécutera ses ordres et vous les communiquera. Quand vous l’aurez élu, vous saurez lui obéir, le suivre partout, et passer avec lui à travers les périls les plus insurmontables, car il sera l’élu du Soleil, le lieutenant de Mocktekuzoma ! Ne vous y trompez pas, guerriers, notre ennemi est fort, nombreux, bien discipliné, aguerri, et surtout il a l’habitude, avantage immense sur vous, de nous vaincre. Nommez donc ce lieutenant, que son élection soit libre, prenez le plus digne, c’est avec joie que je marcherai sous ses ordres ! »


Ce spectacle avait quelque chose de hideux.

Et, après avoir salué les sachems, Natah-Otann se confondit dans la foule des guerriers, le front tranquille, mais le cœur dévoré d’inquiétude.

Cette éloquence, nouvelle pour les Indiens, les avait séduits, entraînés et jetés dans une sorte de frénésie.

Peu s’en fallait qu’ils ne considérassent le hardi chef pied-noir comme un génie d’une essence supérieure à la leur, et qu’ils ne courbassent les genoux devant lui pour l’adorer, tant il avait su frapper droit et faire vibrer surtout la corde qui devait toucher leurs cœurs.

Pendant assez longtemps le conseil fut en proie à un délire qui tenait de la folie. Tous parlaient à la fois.

Lorsqu’enfin cette émotion fut un peu calmée, les plus sages d’entre les sachems commencèrent à discuter sérieusement l’opportunité de la prise d’armes et les chances de succès.

Ce fut alors que les tribus du Far-West, qui elles croyaient fermement à la légende du feu sacré, furent utiles à Natah-Otann ; enfin, après une discussion assez longue, les avis furent unanimes pour une levée de boucliers en masse.

Les rangs des guerriers, un moment rompus, se reformèrent, et le Bison-Blanc, invité par les chefs à faire connaître l’opinion du conseil, se leva et prit la parole :

« Chefs des Comanches, des Pawnees, des Sioux, des Mandans, des Assiniboins et des Indiens missouris, dit-il, écoutez, écoutez ! Ce jourd’hui, quatrième jour de la lune de Ouabanni-quisis, il a été résolu par tous les chefs dont les noms suivent : la Petite-Panthère, le Chien-Rablé, le Bison-Blanc, Natah-Otann, le Loup-Rouge, la Vache-Blanche, le Vautour-Fauve, le Serpent-Nacré, la Belle-Femme et autres, représentant chacun une nation ou une tribu, réunis autour du feu du grand conseil, devant l’arbre sacré du maître de la vie, après avoir accompli pieusement tous les rites religieux qui doivent nous rendre favorable le mauvais Esprit, il a été résolu dis-je que la guerre était déclarée aux blancs, nos spoliateurs et que les flèches sanglantes, enroulées dans une peau de serpent, seraient jetées sur leur frontière ; comme cette guerre est sainte et a pour objet la liberté de la race rouge, tous, hommes, femmes, enfants, doivent y prendre part, chacun dans la limite de ses forces. Aujourd’hui même des wampums seront expédiés par les chefs à toutes les nations indiennes qui, par l’éloignement de leurs territoires de chasse, n’ont pu, malgré leur bon vouloir, assister à ce conseil suprême. J’ai dit. »

Un long cri d’enthousiasme arrêta le Bison-Blanc, qui continua bientôt après :

« Les chefs, après mûre délibération, faisant droit à la demande adressée au conseil par Natah-Otann, le premier sachem des Pieds-Noirs, de nommer un lieutenant à l’empereur Mocktekuzoma, souverain chef des guerriers indiens, ont choisi pour lieutenant suprême, sous les ordres seuls dudit empereur, comme devant guider toutes les nations, avec un pouvoir sans contrôle et illimité, le plus prudent, le plus digne de nous commander. Ce guerrier est le premier sachem des Indiens pieds-noirs, de la tribu des Kenkàs, dont la race est si ancienne, Natah-Otann, Le cousin du Soleil, l’astre éblouissant qui nous éclaire. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Un tonnerre d’applaudissements accueillît ces dernières paroles.

Natah-Otann salua les sachems, s’avança au milieu du cercle et dit d’un ton superbe :

« J’accepte, sachems, mes frères ; dans un an je serai mort ou vous serez libres.

— Vive à jamais Natah-Otann, le Grand-Ours des Pieds-Noirs ! cria la foule.

— Guerre aux blancs ! reprit Natah-Otann, mais guerre sans trêve ni merci, véritable battue de bêtes fauves, comme ils sont accoutumés à nous la faire ! Souvenez-vous de la loi des prairies : œil pour œil, dent pour dent ; que chaque chef expédie le wampum de guerre à sa nation, car à la fin de cette lune nous réveillerons nos ennemis par un coup de tonnerre. Ce soir à la septième heure de la nuit, nous nous réunirons de nouveau, afin d’élire les chefs secondaires, compter nos guerriers et fixer le jour et l’heure de l’attaque. »

Les chefs s’inclinèrent sans répondre, rejoignirent leur escorte et ne tardèrent pas à disparaître dans un tourbillon de poussière.

Natah-Otann et le Bison-Blanc restèrent seuls.

Un détachement de guerriers pieds-noirs, immobile à peu de distance, veillait sur eux.

Natah-Otann, les bras croisés, la tête penchée vers la terre et les sourcils froncés, semblait plongé dans de profondes réflexions.

« Eh bien ! lui dit le vieux tribun avec une nuance d’ironie imperceptible dans la voix, vous avez réussi, mon fils ; vous êtes heureux, vos projets vont enfin s’accomplir.

— Oui, répondit-il tristement sans remarquer le ton railleur de son père adoptif, la guerre est déclarée, mes projets ont réussi, mais à présent, mon ami, je tremble devant une si lourde tâche. Ces hommes primitifs me comprendront-ils bien ? sauront-ils deviner ce qu’il y a dans mon cœur d’amour et de dévouement absolu pour eux ! sont-ils mûrs pour la liberté ? peut-être n’ont-ils pas assez souffert encore ! Père ! père ! vous dont le cœur est si puissant, l’âme si grande, vous dont la vie s’est usée dans ces luttes immenses, conseillez-moi ! aidez-moi !… je suis jeune, je suis faible, sans expérience et je n’ai pour moi qu’une volonté forte et un dévouement sans bornes ! »

Le vieillard sourit avec mélancolie, et il murmura, répondant bien plus à sa propre pensée qu’à son ami :

« Oui, ma vie s’est usée dans ces luttes suprêmes ; l’œuvre que j’avais aidé à édifier a été renversée, mais non détruite, car des ruines d’une société décrépite a surgi, pleine de sève, une société nouvelle ; aussi, grâce à nos efforts, le sillon a-t-il été trop profondément creusé pour qu’il soit possible de le combler désormais ; le progrès marche quand même, rien ne peut l’entraver ni l’arrêter ! Va, ne t’arrête pas dans la route que tu as choisie, c’est la plus belle et la plus noble qu’un griand cœur puisse suivre. »

En prononçant ces paroles, ce vieux soldat de l’idée s’était laissé emporter par l’enthousiasme ; sa tête s’était relevée ; son front rayonnait, le soleil couchant se jouait sur son visage et lui donnait une expression que Natah-Otann ne lui avait jamais vue, et qui le remplissait de respect. Mais bientôt le vieillard éteignit le feu de son regard, secoua tristement la tête et reprit :

« Enfant, comment accompliras-tu ta promesse, où trouveras-tu Mocktekuzoma ? »

Natah-Otann sourit.

« Bientôt vous le verrez, mon père, » dit-il.

Au même instant, un Indien, dont le cheval ruisselant de sueur semblait souffler du feu par les naseaux, arriva devant les deux chefs, en face desquels, par un prodige d’équitation, il s’arrêta court, comme s’il eût été subitement changé en statue de granit ; sans mettre pied à terre, il se pencha à l’oreille de Natah-Otann.

« Déjà ! s’écria celui-ci. Oh ! le ciel est bien définitivement pour moi ! pas un instant à perdre ! mon cheval, vite ! »

Et il se mit en selle d’un bond de tigre.

» Que se passe-t-il donc ? lui demanda le Bison-Blanc.

— Rien qui vous intéresse quant à présent, mon père, bientôt vous saurez tout.

— Vous partez ainsi seul ?

— Il le faut. À bientôt ! bon espoir ! »

Le cheval de Natah-Otann hennit de douleur et partit comme l’éclair.

Dix minutes plus tard, tous les Indiens avaient disparu dans différentes directions, et autour de l’arbre du maître de la vie régnaient de nouveau la solitude et le silence.