Balle-Franche (Aimard)/XXVI

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C. Lahure (p. 130-134).

XXVI

LE LOUP-ROUGE.


Il nous faut maintenant, pour l’intelligence des faits qui vont suivre, faire quelques pas en arrière et retourner dans la tente qui servait d’habitation provisoire au comte de Beaulieu et à Balle-Franche.

Les deux blancs avaient été assez décontenancés de la façon dont l’entretien s’était terminé, cependant le comte était trop gentilhomme pour ne pas reconnaître loyalement que, dans cette circonstance, le beau rôle n’avait pas été pour lui, et que l’avantage était resté au sachem, dont malgré lui il ne pouvait s’empêcher d’admirer la hardiesse et surtout l’habileté ; quant à Balle-Franche, le digne chasseur ne voyait pas si loin ; furieux de l’échec qu’il avait subi et surtout du peu de cas que le chef semblait faire de sa personne, il roulait dans sa tête les plus épouvantables projets de vengeance tout en se mordant les poings avec rage.

Le comte se divertit pendant quelques instants à observer le manège de son compagnon, qui marchait de long en large dans la tente, grommelait à voix basse, fermait les poings, levait les yeux au ciel et frappait la crosse de son rifle à terre avec un désespoir comique ; mais bientôt le jeune homme n’y tint plus et partit d’un franc éclat de rire.

Le chasseur s’arrêta tout interdit et jeta un regard circulaire dans la tente ; afin de découvrir la cause d’une gaieté aussi insolite dans un moment aussi grave.

« Que se passe-t-il, donc, monsieur Édouard, dit-il enfin, pourquoi riez-vous ainsi ? »

Naturellement cette question, faite d’un air effaré, n’eut d’autre résultat que d’occasionner chez le comte un redoublement d’hilarité.

« Eh ! mon ami, dit-il, je ris des mines singulières que vous faites et des exercices excentriques auxquels vous vous livrez depuis près de vingt minutes.

— Oh ! monsieur Édouard, répondit Balle-Franche, pouvez-vous plaisanter ainsi ?

— Eh ! mon ami, vous me semblez prendre cette question bien à cœur, jamais je ne vous avais vu vous affecter autant, on croirait que vous avez perdu cette magnifique confiance qui vous faisait mépriser tous les périls.

— Non, non, monsieur Édouard, vous vous trompez, mon opinion est faite depuis longtemps, voyez-vous, il m’est prouvé que jamais ces diables rouges ne parviendront à me tuer ; seulement je suis furieux d’avoir été si complètement pris pour dupe par eux, c’est humiliant pour mon amour-propre, et je me creuse la tête pour trouver le moyen de leur jouer un bon tour.

— Faites, mon ami ; si cela était possible, je vous aiderais ; mais, quant à présent du moins, je suis contraint de demeurer neutre, j’ai les bras liés.

— Comment ! fit Balle-Franche avec étonnement, vous allez rester ici pour servir leurs diaboliques jongleries ?

— Il le faut, mon ami, n’ai-je pas donné ma parole ?

— Certes vous l’avez donnée, je ne sais trop comment ; vous auriez pu faire autrement ; mais une parole donnée à un Indien ne compte pas, monsieur Édouard : les Peaux-Rouges sont des brutes qui n’entendent rien au point d’honneur ; dans un cas pareil, je vous certifie que Natah-Otann ne se croirait aucunement lié envers vous.

— C’est possible, mon ami, bien que je ne sois pas de votre avis ; ce chef n’est pas un homme ordinaire, il est doué d’une haute intelligence.

— À quoi cela lui sert-il ? à rien, sinon à être plus fourbe et plus traître que ses compatriotes ; croyez-moi, ne faites pas tant de cérémonies avec lui, prenez congé à la française, comme ils disent dans le sud, et plantez-les là, les Peaux-Rouges seront les premiers à vous approuver.

— Mon ami, répondit sérieusement le comte, il est inutile de nous étendre davantage sur ce sujet, nous autres, gentilshommes, notre parole, une fois donnée, nous en sommes esclaves, quel que soit l’homme à qui nous l’ayons engagée, et la couleur de sa peau.

— À votre aise, monsieur Édouard, agissez comme bon vous semblera, je ne me reconnais le droit de vous donner ni des avis, ni des conseils, vous êtes meilleur juge que moi de la conduite qu’il vous plaît de suivre ; ainsi, soyez tranquille, je ne vous en parlerai plus.

— Merci, mon ami.

— Tout cela est fort bon, mais maintenant qu’allons-nous faire ?

— Comment ? qu’allons-nous faire ? qu’allez-vous faire, voulez-vous dire ?

— Non, monsieur Édouard, j’ai dit justement ce que je voulais dire, vous comprenez bien que je ne vais point vous abandonner seul dans ce nid de serpents, n’est-ce pas ?

— C’est ce qu’au contraire vous allez faite à l’instant, mon ami.

— Moi ! fit le chasseur avec un gros rire.

— Oui, vous, mon ami, il le faut.

— Bah ! pourquoi donc cela, puisque vous restez, vous.

— Voilà justement pourquoi. »

Le chasseur réfléchit un instant.

« Vous savez que je ne comprends pas du tout, reprit-il.

— C’est pourtant bien clair, dit le comte.

— Hum, c’est possible, mais pas pour moi.

— Comment, vous ne comprenez pas qu’il faut que nous nous vengions ?

— Oh ! ça, par exemple, je le comprends, monsieur Édouard.

— Comment voulez-vous que nous y parvenions si vous vous obstinez à rester ici.

— Puisque vous y restez, vous, dit obstinément le chasseur.

— Mais moi, mon ami, c’est bien différent, je reste parce que j’y suis tenu par ma parole, au lieu que vous, vous êtes libre d’aller et de venir, vous devez donc en profiter pour quitter le camp ; aussitôt dans la prairie, rien ne vous sera plus facile que de vous mettre en rapport avec quelques-uns de nos amis, il est évident que mon brave Ivon, malgré la poltronnerie dont il se croit affligé, travaille en ce moment activement à ma délivrance ; voyez-le, entendez-vous avec lui, je ne puis partir d’ici, c’est vrai, mais je ne puis non plus empêcher mes amis de me délivrer ; s’ils y parviennent, ma parole sera dégagée, et rien ne s’opposera à ce que je les suive. Me comprenez-vous, maintenant ?

— Oui, monsieur Édouard, mais je vous avoue que je ne puis me décider à vous laisser ainsi, seul, au milieu de ces diables rouges.

— Que cela ne vous inquiète pas, Balle-Franche, je ne cours aucun danger en demeurant avec eux, ils ont pour moi trop de respect pour que j’aie rien à redouter de leur part ; d’ailleurs, Natah-Otann saurait me protéger si besoin était. Ainsi, croyez-moi, mon ami, partez au plus vite, vous me servirez mieux en vous éloignant qu’en vous obstinant à rester ici, où votre présence, en cas de danger, me serait plus nuisible qu’utile.

— Vous en savez beaucoup plus long que moi sur tout cela, monsieur le comte ; puisque vous l’exigez, je vais partir, » dit le chasseur en hochant tristement la tête.

« Surtout, soyez prudent, ne vous exposez pas à vous faire tuer en quittant le camp. »

Le chasseur sourit avec dédain.

« Vous savez bien que les Peaux-Rouges ne peuvent rien sur moi, fit-il.

— C’est juste ; je l’avais oublié, dit en riant le jeune homme, allons, adieu, mon ami, ne demeurez pas ici davantage, partez, et bonne chance !

— Au revoir, monsieur Édouard ; est-ce que vous ne me donnerez pas une poignée de main avant que nous nous séparions, sans savoir si nous nous reverrons jamais ?

— Une poignée de main ! fit le comte, embrassons-nous, mon ami, ne sommes-nous pas frères ?

— À la bonne heure ! » s’écria joyeusement le chasseur en se jetant dans les bras que lui ouvrait M. de Beaulieu.

Les deux hommes, après s’être chaleureusement embrassés, se séparèrent enfin ; le comte se laissa aller sur l’amas de fourrures qui lui servait de lit, et le chasseur, après s’être assuré que ses armes étaient en état, fit un dernier signe d’adieu au jeune homme et sortit de la tente.

Balle-Franche, le rifle sous le bras, la tête haute et le regard provocateur, traversa lentement le camp. Les Indiens ne semblaient nullement se préoccuper de la présence du chasseur parmi eux, et ils le laissèrent tranquillement s’éloigner.

Celui-ci, lorsqu’il se trouva à environ deux portées de fusil du camp, ralentit sa marche et se mit à réfléchir sur ce qu’il était le plus à propos de faire pour délivrer le comte ; après quelques minutes de réflexion, son parti fut pris, et il se dirigea vers l’établissement du squatter de ce pas relevé particulier aux hommes habitués à parcourir le désert, et qui est plus rapide que le trot d’un cheval.

Lorsque Balle-Franche atteignit le défrichement, John Bright était en grande conférence avec Ivon et les partisans expédiés par le major Melvil. L’arrivée du chasseur fut saluée par un hourra de plaisir.

Les Américains étaient assez embarrassés. Mistress Margaret, quelque détaillés que fussent les renseignements qu’elle était parvenue à se procurer sur les intentions de Natah-Otann et sur les mouvements des Indiens, n’avait pu faire au major qu’un rapport fort incomplet, par la raison toute simple que les sachems du grand conseil des nations alliées tenaient leurs délibérations tellement secrètes que le Loup-Rouge, malgré toute sa finesse, n’avait pu surprendre qu’une faible partie du plan qu’ils se proposaient de suivre.

Les batteurs d’estrade, expédiés dans toutes les directions, avaient fait sur les mouvements des Pieds-Noirs des rapports effrayants ; les Indiens paraissaient, cette fois, résolus à frapper un grand coup ; toutes les nations du Missouri avaient répondu à l’appel de Natah-Otann, les tribus arrivaient les unes après les autres se joindre aux confédérés, dont le nombre qui, dans le principe, était à peine d’un millier, atteignait maintenant le chiffre effrayant de quatre mille, et menaçait de ne pas s’arrêter là.

Le fort Mackensie était enveloppé de toutes parts d’ennemis invisibles, qui avaient complètement coupé les communications avec les autres établissements de la société des pelleteries, et rendaient la position du major extrêmement critique.

Aussi les chasseurs étaient-ils fort perplexes, et depuis plusieurs heures qu’ils étaient réunis en conseil, ils n’avaient encore trouvé que des moyens insuffisants ou impraticables pour débloquer la forteresse.

Les blancs ne sont parvenus à s’imposer en Amérique qu’au moyen de la division qu’ils ont su semer parmi les peuples autochtones de ce continent ; partout où les aborigènes sont demeurés unis, les Européens ont échoué, témoin les Araucanos du Chili, dont la petite mais vaillante république a su, jusqu’à ce jour, faire respecter son indépendance ; les Seminoles de la Louisiane qui, dans ces derniers temps seulement, ont été vaincus après une guerre acharnée faite dans toutes les règles, et tant d’autres nations indiennes qu’il nous serait facile de citer, si besoin était, à l’appui de ce que nous avançons.

Cette fois, les Peaux-Rouges paraissaient avoir compris l’importance d’une union franche et énergique. Les divers chefs des nations alliées avaient, en apparence du moins, oublié toutes leurs haines et leurs jalousies de tribu à tribu, pour détruire l’ennemi commun. Aussi les Américains, malgré leur bravoure à toute épreuve, tremblaient à la seule pensée de la guerre d’extermination qu’ils allaient avoir à soutenir contre des ennemis exaspérés par de longues vexations, lorsqu’ils se comptaient et reconnaissaient combien ils étaient faibles et peu nombreux, comparés aux masses qui se préparaient à les écraser.

Le conseil, un instant interrompu à l’arrivée de Balle-Franche, fut repris aussitôt, et la discussion continua.

« By God ! s’écria John Bright avec colère en frappant du poing sur sa cuisse, je dois avouer que je n’ai pas de chance, tout tourne contre moi ; à peine suis-je installé ici, où tout me faisait présager un avenir des plus confortables, que me voilà malgré moi entraîné dans une guerre contre ces païens endiablés. Qui sait comment cela finira ? il est évident pour moi que nous y laisserons tous nos chevelures. By God ! belle perspective pour un homme tranquille, qui ne songe qu’à élever honorablement sa famille par son travail.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ce moment, dit Ivon ; il s’agit de délivrer mon maître, coûte que coûte. Comment ! vous avez peur de vous battre, vous dont c’est à peu près le métier, et qui n’avez pas fait autre chose de votre vie, tandis que moi, qui suis connu pour un insigne poltron, je ne crains pas de risquer ma chevelure pour sauver mon maître.

— Vous ne me comprenez pas, master Ivon ; je ne dis pas que je redoute de combattre les Peaux-Rouges ; Dieu me garde de craindre ces païens que je méprise ! Seulement, je crois qu’il peut être permis à un honnête et laborieux cultivateur, tel que je suis, de déplorer les suites d’une guerre avec ces démons ! Je sais trop ce que ma famille et moi nous devons à votre maître, pour hésiter à voler à son secours, quoi qu’il doive en résulter. Le peu que je possède, c’est lui qui me l’a donné, je ne l’ai pas oublié, by God ! et quand je devrais être tué, je ferai mon devoir.

— À la bonne heure ! voilà qui est parlé, s’écria Ivon avec joie ; je savais bien que vous ne reculeriez pas.

— Malheureusement, objecta Balle-Franche, tout cela ne vous avance pas à grand’chose ; je ne vois guère comment nous pourrons servir nos amis ; ces démons rouges tombent sur nous plus nombreux que les sauterelles au mois de juillet : nous aurons beau en tuer beaucoup, ils finiront par nous accabler sous le nombre. »

Cette triste vérité, parfaitement comprise des assistants, les plongea dans une morne douleur. On ne discute pas une impossibilité matérielle, il faut la subir. Les Américains se sentaient sous le coup d’une catastrophe imminente, et leur désespoir s’augmentait en raison de leur impuissance. Tout à coup, le cri : Aux armes ! poussé à plusieurs reprises en dehors, les fit bondir sur leurs sièges ; chacun s’empara de ses armes et se précipita au dehors.

Le cri d’appel qui avait rompu la conférence avait été jeté par William, le fils du squatter.

John Bright avait continué à occuper le sommet de la colline sur laquelle il avait campé à son arrivée dans le désert ; seulement cette colline, grâce aux travaux exécutés par les Américains, était devenue une véritable forteresse, capable non-seulement de résister à un coup de main tenté par des maraudeurs, mais même en état de tenir en échec des forces considérables.

Tous les yeux se dirigèrent vers la prairie, dont le paysage accidenté se déroulait dans un rayon de cinq ou six lieues de tous les côtés ; les chasseurs reconnurent avec une épouvante secrète que William ne s’était pas trompé ; une nombreuse troupe de guerriers indiens, revêtus de leurs grands costumes de guerre, galopait dans la campagne et s’approchait rapidement du défrichement.

« Diable ! murmura Balle-Franche entre ses dents, cela se gâte. Allons, je dois en convenir, ces païens maudits ont fait d’énormes progrès dans la tactique militaire ; si cela continue, ils nous en remontreront bientôt.

— Vous croyez ? répondit John Bright avec inquiétude.

— Pardieu ! reprit le chasseur, il est évident pour moi que nous allons être attaqués ; je connais maintenant le plan des Peaux-Rouges aussi bien que s’ils me l’avaient expliqué eux-mêmes.

— Ah ! fit curieusement Ivon.

— Jugez-en, continua le chasseur ; les Indiens veulent attaquer à la fois tous les postes occupés par les blancs, afin de les mettre dans l’impossibilité de se porter secours les uns aux autres ; c’est excessivement logique de leur part ; de cette façon ils auront bon marché de nous et nous massacreront en détail. Hum ! l’homme qui les commande est un rude adversaire pour nous. Mes garçons, il faut prendre gaiement notre parti ; nous sommes perdus, cela est aussi évident pour moi que si le couteau à scalper était déjà dans nos chevelures, il ne nous reste plus qu’à nous faire bravement tuer. »

Ces paroles, prononcées du ton tranquille et placide habituel au coureur des bois, fit courir un frisson de terreur dans les veines des assistants.

« Moi seul peut-être, ajouta insouciamment Balle-Franche, j’échapperai au sort commun.

— Bah ! fit Ivon, vous, vieux chasseur ; pourquoi donc !

— Dame ! dit-il avec un sourire railleur, parce que vous savez bien que les Indiens ne peuvent pas me tuer.

— Ah ! fit Ivon, stupéfait de cette réponse, en regardant son ami avec admiration.

— C’est comme cela, » termina Balle-Franche en posant à terre la crosse de son rifle et s’appuyant sur le canon.

Cependant, nous l’avons dit, les Peaux-Rouges avançaient rapidement ; la troupe se composait de cent cinquante cavaliers au moins, la plupart armés de fusils, ce qui prouvait que c’étaient des cavaliers d’élite ; en tête de la troupe, à dix pas en avant à peu près, galopaient deux cavaliers, des chefs probablement.

Arrivés à portée et demie des retranchements, les Indiens s’arrêtèrent, puis, après s’être pendant quelques instants concertés entre eux, un cavalier se détacha du groupe, fit caracoler son cheval, et lorsqu’il ne fut plus qu’à portée de pistolet des palissades, il déploya une robe de bison.

« Eh ! eh ! master John Bright, dit Balle-Franche d’un air narquois, comme chef de la garnison, ceci s’adresse à vous : les Peaux-Rouges demandent à parlementer.

— Aoh ! fit l’Américain, j’ai bien l’envie, pour toute réponse, d’envoyer une balle à ce rascal qui parade là-bas, et il leva son rifle.

— Gardez-vous en bien ! reprit le chasseur ; vous ne connaissez pas les Peaux-Rouges, tant que le premier coup de feu n’est pas tiré, il y a moyen de traiter avec eux.

— Dites donc, vieux chasseur, dit Ivon, si vous faisiez une chose ?

— Quoi donc, mon prudent ami ? répondit le Canadien.

— Dame ! puisque vous ne craignez pas d’être tué par les Peaux-Rouges, si vous alliez les trouver, vous, peut-être pourriez-vous arranger les choses ?

— Tiens ! mais c’est une idée cela, on ne sait pas ce qui peut arriver : j’y vais, cela vaudra peut-être mieux, après tout ; m’accompagnez-vous, Ivon ?

— Pourquoi pas ! répondit celui-ci ; avec vous je n’ai pas peur.

— Eh bien ! voilà qui est convenu ; ouvrez-nous la porte, master John Bright, surtout veillez bien pendant notre absence, et au premier mouvement suspect, faites feu sur les païens.

— Soyez tranquille, vieux chasseur, dit celui-ci en lui donnant une cordiale poignée de main ; je ne voudrais pas, pour un penny, qu’il vous arrivât malheur, car, by God ! vous êtes un homme.

— Je le crois, fit en riant le Canadien, mais ce que je vous en dis est plutôt pour ce brave garçon que pour moi, je vous assure que je suis bien rassuré sur mon compte.

— C’est égal, je surveillerai avec soin ces démons.

— Cela ne peut pas nuire. »

La porte fut ouverte, Balle-Franche et Ivon descendirent la colline et se dirigèrent vers le cavalier qui les attendait fièrement campé sur sa monture.

« Ah ! ah ! murmura Balle-Franche dès qu’il fut assez rapproché, du cavalier pour le reconnaître, je crois que nos affaires ne sont pas aussi mauvaises que je le supposais d’abord.

— Pourquoi donc ? demanda Ivon.

— Pardieu ! regardez ce guerrier ; ne reconnaissez-vous pas le Loup-Rouge ?

— C’est vrai, c’est en effet lui. Eh bien ?

— Eh bien ! tout me porte à croire que le Loup-Rouge n’est pas autant notre ennemi qu’il en a l’air.

— Bah ! vous en êtes sûr ?

— Silence ! nous verrons bientôt. »

Les trois hommes se saluèrent courtoisement à la mode indienne, en appuyant la main droite sur le cœur et en avançant la main gauche ouverte, les doigts écartés et la paume en dehors.

« Mon frère est le bienvenu parmi ses amis les faces pâles, dit Balle-Franche ; vient-il s’asseoir au feu du conseil et fumer le calumet dans mon wigwam.

— Le chasseur décidera : le Loup-Rouge vient en ami, répondit l’Indien.

— Bon, dit le Canadien ; le Loup-Rouge redoutait-il donc une trahison de la part de ses amis, qu’il s’est fait suivre d’un si grand nombre de guerriers ? »

Le Pied-Noir sourit avec finesse.

« Le Loup-Rouge est un chef parmi les Kenhàs, dit-il, sa langue n’est pas fourchue, les paroles que soufflent sa poitrine sortent de son cœur. Le chef veut servir ses amis pâles.

— Ah ! reprit Balle-Franche, le chef a bien parlé, ses paroles ont agréablement résonné à mon oreille ; que désire mon frère ?

— S’asseoir au feu du conseil des visages pâles, afin de leur expliquer les raisons qui le conduisent ici.

— Bon ! Mon frère viendra-t-il seul parmi les blancs ?

— Non ! une autre personne accompagnera le chef.

— Et quelle est cette personne dans laquelle un aussi grand chef que mon frère place sa confiance.

— La Louve des prairies. »

Balle-Franche réprima un mouvement de joie.

« Bon ! reprit-il, mon frère peut venir avec la Louve, les visages pâles les recevront bien.

— Mon frère le chasseur annoncera la visite de ses amis.

— Oui, chef, je vais à l’instant même m’acquitter de cette commission. »

La conférence était finie ; les trois hommes se séparèrent après s’être de nouveau salués.

Balle-Franche et Ivon se hâtèrent de regagner les retranchements.

« Victoire ! s’écria le chasseur en arrivant, nous sommes sauvés ! »

Chacun s’empressa autour de lui, avide d’apprendre les détails de la conférence ; le Canadien satisfit à la curiosité générale sans perdre un instant.

« Aoh ! fit John Bright, si la vieille dame est avec eux nous sommes sauvés en effet, » et il se frotta joyeusement les mains.

Après avoir si malheureusement échoué dans le guet-apens qu’elle avait tendu à Natah-Otann, loin de se décourager ; mistress Margaret avait, au contraire, senti augmenter sa soif de vengeance, et sans perdre un temps inutile à regretter l’échec qu’elle avait subi, elle avait immédiatement dressé ses batteries, résolue à frapper un grand coup, arrivée enfin à ce degré de rage où l’on est complètement aveuglé par la haine et où l’on marche en avant, quelles qu’en doivent être les conséquences.

Dix minutes après avoir quitté le sachem, elle était sortie du camp en compagnie du Loup-Rouge, qui, d’après ses ordres, avait emmené les guerriers placés sous ses ordres, et ils s’étaient dirigés vers le défrichement du squatter.

À peine Balle-Franche avait-il donné à ses amis les renseignements que ceux-ci lui demandaient, que mistress Margaret et le Loup-Rouge entraient dans la forteresse, où ils étaient reçus avec la plus grande affabilité par les Américains et surtout par John Bright, joyeux de voir que son défrichement n’était pas menacé et que l’orage se détournait de lui pour aller fondre ailleurs.

Nous reviendrons maintenant au fort Mackensie, où se passaient en ce moment même des événements de la plus haute importance.