Balzac chez lui/2

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères (p. 69-146).


DEUXIÈME PARTIE


Nous avons promis le Code littéraire conçu par Balzac lorsqu’il faisait encore partie de la Société des gens de lettres, où une colère, ainsi qu’on l’a vu, l’avait introduit, et d’où une colère, ainsi qu’on le verra plus loin, l’écartera pour toujours.

Après avoir donné ce travail monumental, nous mentionnerons la part qui lui revient dans le Manifeste, œuvre collective sur laquelle il promena inutilement sa plume créatrice, et nous aurons indiqué les traces à peu près complètes du passage de Balzac à la Société des gens de lettres.

Dès que nous serons sortis avec lui de cette compagnie, terre rebelle alors qu’il remua dans tous les coins sans parvenir à la féconder, nous le suivrons de nouveau à la conquête de la gloire dramatique, vers laquelle il s’élancera, plus hardi que jamais, après un repos de deux années d’impatience. Cette seconde campagne nous assure des émotions toutes nouvelles en nous rendant le Balzac des grands jours de Vautrin. Quinola même primera Vautrin de toute la différence qui existe entre le soldat enthousiaste, courant aveuglément au feu pour la première fois, et le soldat vaincu, blessé, mutilé, irrité, voulant sa revanche. Mais d’abord le Code littéraire.


CODE LITTÉRAIRE PROPOSÉ PAR DE BALZAC

Mai 1840

TITRE PREMIER

Des contrats littéraires.

1. — Les membres de la Société des gens de lettres s’engagent à ne plus passer de contrats ni de marchés relatifs à la première publication de leurs œuvres, sans que l’acte n’ait été communiqué à l’agent de la Société. Tous les contrats de ce genre devront être faits triples, et l’un des triples déposé aux archives. Ils seront tous soumis aux règles du droit littéraire exprimées ci-après.

2. — La cession d’une œuvre littéraire quelconque ne s’entend que d’une édition, à moins de stipulations contraires expresses.

3. — À moins qu’une œuvre littéraire n’ait été vendue absolument sans aucune réserve, toute édition, à quelque nombre qu’elle ait été faite, sera censée épuisée dix ans après sa publication, et l’auteur rentrera dans tous ses droits.

4. — Pour être absolue, la vente d’une œuvre littéraire quelconque doit être enregistrée et contenir la renonciation formelle par l’auteur à tous ses droits.

5. — La livraison d’un manuscrit faite par l’auteur à l’éditeur pour l’imprimer ne constitue pas à l’éditeur un droit de propriété sur ce manuscrit, à moins de conventions expresses.

6. — Dans le cas de perte d’un manuscrit livré, soit qu’elle provienne par le fait de l’imprimeur ou par le fait de l’éditeur, l’éditeur ou l’imprimeur sont solidairement responsables envers l’auteur, dans le cas où l’œuvre n’aurait pas été cédée absolument, et l’indemnité ne se confondrait pas alors avec le prix reçu.

7. — Le nombre d’exemplaires auquel se tirera l’édition d’un livre devra être exprimé par un chiffre exact, sans qu’il puisse en être tiré aucun exemplaire sous aucun prétexte, soit pour l’auteur, soit pour les journaux, soit pour les treizièmes, soit pour les mains de passe ; ces exemplaires dits gratis donnant lieu à des abus, il est plus simple d’adapter le prix de l’exemplaire au nombre destiné à la vente.

8. — Tout exemplaire tiré en sus du nombre déterminé sera payé deux fois le prix marqué à l’auteur, à titre d’indemnité.

9. — Chaque exemplaire devra porter indication du prix, soit au titre, soit sous l’indication du nom de l’imprimeur.

10. — L’éditeur n’aura pas le droit de changer ce prix par augmentation.

11. — La publication d’une œuvre littéraire quelconque dans un ouvrage collectif, dans un recueil périodique, ou dans un journal, n’emporte la propriété de cette œuvre pour l’éditeur de l’ouvrage collectif, du recueil périodique ou du journal, que dans le cas où il aurait un contrat enregistré où l’abandon de cette œuvre lui serait fait par l’auteur.

Ce cas excepté, tous les membres de la Société des gens de lettres rentreront absolument dans tous leurs droits, deux mois après la publication du dernier fragment de l’œuvre publiée, à moins de stipulations qui leur permettent de rentrer plus promptement dans leurs droits.

12. — Tout contrat par lequel un membre de la Société des gens de lettres s’engagerait à travailler pour plus de trois années consécutives au profit d’un éditeur, en stipulant un prix par volume ou par feuille, et lui en abandonnant la toute propriété, sera nul. Dans le cas de plainte du membre de la Société qui aurait fait un semblable contrat et à l’insu de l’agent, le comité poursuivra l’annulation du contrat devant les tribunaux, en s’armant de la législation sur la lésion. Sont exceptés : 1o les contrats communiqués à l’agent et relatifs à des ouvrages collectifs comportant douze volumes à deux colonnes et au delà ; 2o les contrats relatifs aux journaux.

13. — Tout rédacteur de journal qui, pendant dix années consécutives aura fait dans un journal plus de quarante articles par an, devra obtenir une pension alimentaire qui ne sera pas moindre de douze cents francs. En cas de refus par les propriétaires, le comité prendra des mesures nécessaires pour les y contraindre.

14. — Tout rédacteur de journal qui aurait donné lieu à trois jugements emportant le blâme, ou à deux jugements emportant condamnation, perdrait l’appui de la Société relativement à l’obtention de sa pension alimentaire.

15. — Cette pension ne serait demandée que dans le cas où le rédacteur n’aurait pas à lui douze cents francs de rente.


TITRE DEUXIÈME.

Des payements, Engagements à terme, Faillites et Refus de livrer.

16. — La vente d’un manuscrit à faire, consentie par un homme de lettres à un éditeur, ne constitue pas une opération commerciale, mais une opération aléatoire, et l’éditeur, par ce fait, est soumis à toutes les chances que présentent les facultés de l’auteur et le trouble de ces facultés. Si l’éditeur a fait des avances de fonds à l’auteur et que l’auteur ne puisse faire l’œuvre promise, l’éditeur n’a droit qu’à la restitution des sommes avancées et à leur intérêt depuis le jour du payement effectif. Dans le cas où il y aurait eu commencement d’exécution, d’impression, il y aurait lieu à indemnité. Dans les deux cas, l’éditeur, si l’auteur ne le remboursait pas du montant des condamnations, aurait un privilége sur les propriétés de l’auteur.

17. — Toute vente de propriété absolue devant, aux termes de l’article premier, être communiquée à l’agent, le privilége accordé par un auteur ou obtenu sur un auteur en vertu d’un jugement, résultera d’un acte consenti par lui, enregistré et déposé à l’agence, où il sera tenu un registre ad hoc. Chaque privilége s’exercera par ordre, et entièrement, en sorte que chaque somme soit intégralement payée avant de passer à une autre. Les sommes privilégiées ne pourront jamais porter intérêt.

18. — Le payement d’un prix d’œuvre littéraire, fait en billets, n’oblige l’auteur à livrer son œuvre qu’après le payement intégral des billets requis. Un seul protêt suspend l’exécution du contrat. Le défaut de payement annulera toujours le contrat.

19. — Dans le cas où un éditeur viendrait à faillir après la livraison d’une œuvre littéraire quelconque, et que cette œuvre serait imprimée entièrement ou partiellement, et même confectionnée, l’auteur est privilégié pour son prix sur les exemplaires. En quelques lieux qu’ils soient, il a droit de les saisir, soit chez l’imprimeur, soit chez le satineur, soit chez le brocheur, ou même chez un tiers, si l’éditeur en mettait en dépôt une grande quantité d’exemplaires. Ce privilége primera celui des confectionneurs divers qui s’en seraient attribué, mais dans le cas où l’auteur leur aura dénoncé le non-payement de son prix. Les stipulations nécessaires à assurer l’exécution de ce privilége devront être insérées dans tous les traités, et seront communiquées aux confectionneurs divers d’un livre.

20. — Un éditeur ne pourra vendre un livre en bloc, sans donner une garantie à l’auteur, au cas où il y aurait encore des billets à payer pour le prix, au moment de cette vente. Faute de garantie, l’acquéreur de l’édition serait garant envers l’auteur du restant du prix.

21. — Tout auteur qui, sans prétexte plausible, ne livrerait pas à un éditeur un manuscrit prêt, ou retarderait les bons à tirer d’un ouvrage, hors de toute mesure, sera passible de dommages-intérêts.

22. — Tout éditeur qui publierait un livre sans le bon à tirer de l’auteur sera passible de dommages-intérêts.

23. — À moins de stipulations contraires, toutes les corrections et frais généralement quelconques auxquels donnent lieu la confection et la mise en vente d’une œuvre quelconque, sont à la charge des éditeurs.

24. — Sera exclu de la Société des gens de lettres, tout membre qui aura vendu le même ouvrage à deux éditeurs différents, quand même il l’aurait déguisé sous des titres dissemblables.

25. — Tout membre de la Société qui, par une contrefaçon plus ou moins bien déguisée, vendrait à un éditeur comme son œuvre, un livre, une collection ou une œuvre quelconque d’un auteur mort, sera passible : 1o  de la restitution du prix, au cas où l’éditeur aurait vendu la moitié de l’édition ; 2o  de la restitution du prix et de dommages-intérêts, dans le cas où le livre ne se vendrait point. L’éditeur n’aurait aucune action dans le cas où cette fraude littéraire aurait été commise de concert avec l’auteur.

26. — Tout éditeur qui aurait publié, sans aucun traité écrit, l’œuvre d’un auteur, sera tenu de le considérer comme propriétaire, et en l’absence de toute convention écrite, l’auteur aura le droit de publier son œuvre concurremment avec l’éditeur.

27. — Tout éditeur sera tenu, à peine de dommages-intérêts, de remplir, au nom de l’auteur, les formalités nécessaires pour assurer la propriété littéraire, même quand cet éditeur serait propriétaire absolu du livre.

28. — Quand un éditeur aura acheté une œuvre faite, il ne pourra, sous aucun prétexte, se refuser à la publier dans les six mois qui suivront la date du contrat, à moins que l’ouvrage n’ait plus de quatre volumes. S’il s’agissait de publier un ouvrage en alléguant un danger judiciaire, il perdra le prix payé, et l’auteur rentrera dans son ouvrage. S’il s’agissait d’un ouvrage promis et dont il n’a pu prendre connaissance qu’après le payement du prix, l’auteur sera tenu à la restitution du prix, et la perte qui résulterait d’un commencement d’exécution serait supportée par moitié.

29. — Le droit de faire des gravures, vignettes et embellissements à une œuvre littéraire appartient à l’auteur, à moins de stipulations contraires. Nul n’a le droit de faire le portrait de l’auteur sans son consentement.

30. — Le droit de publier une œuvre littéraire quelconque a deux phases : 1o  celle de la première édition à laquelle s’appliquent les dispositions ci-dessus, et qui excluent de droit la faculté de vendre l’exploitation de l’œuvre vendue à d’autres, sous d’autres formats, à moins de stipulations contraires ; 2o  celle des éditions postérieures, pendant laquelle l’auteur pourra vendre encore à plusieurs éditeurs, sous différents formats, et même sous le même format, illustré ou compacte. Si cinq ans après la première publication de ses œuvres, un auteur en cède une nouvelle édition, il conservera le droit de l’exploiter sous les formats autres que celui de l’édition cédée, à moins de stipulations contraires. Mais, pour en transmettre le droit à un autre éditeur dans le format cédé, il sera nécessaire que la réserve de ce droit soit exprimée au contrat.

31. — L’éditeur qui acquiert le droit de fabriquer et de vendre l’édition d’une œuvre littéraire n’a pas le droit d’en vendre séparément un fragment, à moins que ce droit ne lui ait été concédé.

32. — Dans aucun cas, même dans le cas où l’éditeur est substitué à l’auteur d’une manière absolue, il n’a le droit de fractionner l’œuvre, de l’altérer, d’en supprimer des portions. L’œuvre doit rester ce que l’auteur l’a faite. Dans le cas où l’éditeur aurait falsifié, altéré, démembré une œuvre acquise d’une manière absolue, interverti l’ordre des matières, il serait passible de dommages-intérêts. Dans le cas où, sous prétexte de perfectionner son œuvre, l’auteur l’altérerait à dessein, l’éditeur porterait le différend à la juridiction du comité.

33. — Tout membre de la Société des gens de lettres qui publiera son premier ouvrage a le droit de se faire assister de l’agent central et de requérir au besoin les lumières du comité pour ses stipulations d’intérêt seulement.


TITRE TROISIÈME.

De la collaboration.

34. — Nul n’est tenu de rester dans l’indivision littéraire.

35. — L’intérêt moral étant immuable et satisfait par la réunion des noms des auteurs d’un livre fait en commun, il leur sera loisible de séparer leurs intérêts pécuniaires.

36. — La propriété de l’œuvre appartenant à deux ou plusieurs auteurs sera licitée entre eux par-devant le comité, en sorte que la propriété en restera au plus offrant. Il sera dressé procès-verbal de l’adjudication, et l’adjudicataire en sera propriétaire au même titre qu’un éditeur qui l’aurait acheté absolument. Le procès-verbal lui tiendra lieu de contrat et restera aux archives.

37. — Au cas où, pendant l’exécution d’une œuvre entreprise en commun, les collaborateurs auraient des différends, le litige sera soumis au comité.

38. — Dans le cas où, pendant l’exécution d’un ouvrage entrepris en commun, l’un des collaborateurs viendrait à décéder, ses héritiers n’auraient d’autres droits que ceux qu’entendraient leur concéder les collaborateurs survivants.

39. — Il n’y a de priorité pour l’idée d’une œuvre quelconque que pour celui qui en a vendu le titre par un acte enregistré, par la déclaration de l’imprimeur à l’administration, selon les règlements, ou par des preuves écrites, accompagnées de preuves testimoniales. Dans ces cas, quiconque s’emparerait de la pensée d’une œuvre serait passible de blâme et de dommages-intérêts, au cas où il aurait nui au vrai propriétaire.

40. — La collaboration ne résulte que d’une convention expresse faite entre deux auteurs de coopérer selon leurs forces ou dans des proportions données, à une œuvre déterminée. Elle doit s’établir par lettres réciproques. La collaboration prétendue, sans preuves matérielles ou sans conventions écrites, ne sera pas admise.

41. — Quiconque aura vendu l’œuvre de son collaborateur à l’insu de celui-ci pourra être, sur la plainte de son collaborateur lésé, exclu de la société. Il sera exclu absolument s’il a touché le prix de l’œuvre.

42. — Lorsqu’une idée aura été fécondée par deux auteurs et qu’ils ne s’entendront pas sur l’exécution, ils pourront la traiter chacun de leur côté, mais seulement après avoir fait une déclaration au comité, faute de quoi, le premier publicateur aurait le droit de traduire le second par-devant le comité.


TITRE QUATRIÈME.

Des plagiats non prévus par le Code civil.

43. — Le fait de traduire le sujet d’un livre ou d’une œuvre littéraire quelconque en pièce de théâtre, et réciproquement, celui de traduire le sujet d’une pièce de théâtre en livre sans le consentement exprès et par écrit de l’auteur, constitue un plagiat.

44. — Dans ce cas, l’auteur primitif a droit au tiers de tous les bénéfices que procurera l’œuvre du plagiaire.

45. — Le plagiat n’a lieu qu’entre les auteurs vivants : les héritiers d’un auteur ne sont pas admis à la plainte. Un auteur étranger n’est admis à exciper du plagiat que dans le cas où la constitution de son pays donne le droit à un auteur français à se faire faire réparation dans ce pays.

46. — Quiconque sera frappé de trois jugements pour fait de plagiat sera exclu de la Société.

47. — Tel travail littéraire pouvant enlever le plagiat, l’action d’un plaignant n’aura lieu devant le comité qu’après le rapport d’une commission disant qu’il y a lieu d’admettre la plainte. Ce rapport n’engage pas l’opinion du comité ni son jugement à intervenir.

48. — La bonne foi résultant d’une rencontre est admise sans preuves et témoignages.

49. — Un titre de livre ou de pièce est une propriété littéraire aussi bien qu’un pseudonyme. Le plagiat du titre ou du pseudonyme donne lieu à des dommages-intérêts, mais à la charge par le plaignant de s’être conformé aux dispositions indiquées.

50. — Le fait d’un plagiat partiel qui ne dépasse pas la vingtième partie d’un ouvrage donne lieu au blâme.

51. — Les citations exagérées rentrent dans les dispositions du Code civil relatives aux contrefaçons.

52. — Il n’y a pas plagiat lorsque ce qui cause l’action du plaignant est un fait public, ancien ou contemporain.

53. — Quand une action en plagiat devra être dirigée contre un homme de lettres ne faisant pas partie de la Société, il aura le droit de réclamer l’adjonction d’un nombre d’arbitres désignés par lui égal à celui des membres des comités qui siégeront.


TITRE CINQUIÈME.

Des traductions.

54. — Tout auteur étranger aura, sur la traduction de son ouvrage en France, les mêmes droits que la législation de son pays attribuerait à un auteur français dans ce pays sur la traduction de ses œuvres.

55. — Toute traduction faite en France, dans une langue étrangère, de l’œuvre d’un membre de la Société, sera poursuivie par le comité comme une contrefaçon.


TITRE SIXIÈME.

Des attaques contre les gens de lettres.

56. — Attribuer à un auteur des actes, des écrits ou des paroles qui ne sont pas de lui et auxquels il est étranger, constitue la diffamation littéraire. Quiconque, dans le but de ridiculiser un auteur, lui attribue des mots, des actes ou des faits faux, pourra être blâmé ou condamné à des dommages-intérêts envers cet auteur. Le ridicule entraîne une condamnation à la même peine. En cas d’une troisième récidive, le membre de la Société sera exclu et poursuivi, aux frais de la Société, devant les tribunaux.

57. — Tout auteur de critique n’a droit que sur les œuvres ; il ne doit, ni par insinuation ni par allusion, entrer dans le domaine de la vie privée, ni s’occuper des intérêts matériels d’un homme de lettres. Au cas où un auteur d’articles critiques, de feuilletons, ou journaliste porterait ainsi atteinte à l’honneur, à la considération d’un membre de la Société, il serait procédé contre lui comme en l’article précédent.

58. — Il est interdit, à moins de consentement, de faire la biographie d’un auteur vivant. Tout fait de ce genre sera, sur la plainte du membre attaqué, poursuivi devant les tribunaux, si l’auteur n’accepte pas la juridiction du comité, dans le cas où il ne serait pas membre de la Société.

59. — Quand les rédacteurs d’un journal ou recueil périodique auront donné lieu à trois jugements pour fait de ce genre, ce journal ou recueil sera mis en interdit par le comité, qui sera tenu de le poursuivre devant les tribunaux pour tous les faits nouveaux.

60. — Le nom d’un auteur est une propriété. Prendre le nom d’un auteur et le supposer collaborateur d’un recueil périodique, ouvrage collectif ou journal, sans son consentement écrit, constitue un délit qui sera jugé par le comité, quand la supposition de la collaboration aura été faite par un membre de la Société, et que le comité devra faire poursuivre devant les tribunaux s’il est commis par un éditeur ou tout autre spéculateur.

61. — Attribuer à un auteur un article, une œuvre imprimée quelconque, d’où il peut résulter un dommage ou une déconsidération quelconque, est un fait pour lequel un homme de lettres devra être exclu de la Société.

62. — La bonne foi ne sera jamais admise quand il s’agira de la publication d’un fait faux portant atteinte à la considération, à l’honneur ou à la moralité d’un homme de lettres.


Ici finit ce fameux Code littéraire, véritable modèle du genre, qu’il faudra suivre ou imiter dans beaucoup de parties, lorsqu’on pensera sérieusement à organiser, sur des bases fixes, la propriété en littérature. On regrette de voir circuler à travers ce solide tissu réglementaire et disciplinaire, qui ne laisse rien tomber de son enveloppe, la haine furibonde de Balzac contre sa bête noire, le journalisme. On écrirait les noms des éditeurs, qu’il veut garrotter et museler, et les noms, tout aussi saillants, des journalistes, qu’il ne peut poignarder, dans chacun des nombreux articles de ce code rouge. Ce sont, pour ainsi dire, les Mémoires de Balzac sous une forme législative. On sent tout le désespoir qu’il éprouve à ne pas pouvoir appliquer immédiatement, à l’épaule de ses ennemis, les articles dont il fait chauffer à blanc chaque phrase, chaque lettre infamante.

Cette haine égara Balzac ; elle le troubla ; haine sanguine, qui ne fut ni juste ni adroite. Elle ne fut pas juste, parce qu’il n’avait pas raison de se révolter à ce point contre les avis infiniment plus mesurés de la critique, dont les droits ne sont plus à discuter ; elle ne fut pas juste parce qu’elle l’entraîna à des violences contre des hommes d’une honorabilité parfaite, et d’ailleurs tout à fait hors de toute atteinte par leur talent et leur popularité ; elle ne fut pas juste parce qu’il devait, plus que personne, de la reconnaissance à la presse, dont il venait percer les pieds et les mains avec une brutalité de sauvage ; enfin, cette haine ne fut pas adroite, puisqu’elle fut sur le point de lui faire tomber du front l’auréole de sa gloire, gloire réelle, gloire forte, qui depuis sans doute a recouvré son éclat et sa solidité, mais qui a perdu pour toujours, depuis ce moment, la sérénité des grandes gloires, éternellement calmes au milieu des tempêtes. Il oublia qu’il était planète ; il ne fut plus qu’une comète échevelée. Aussi il erre encore.

En 1841, Balzac faisait partie, dans le comité de la Société des gens de lettres, d’une commission désignée sous le titre de Commission des relations officielles. Cette commission, née du souffle vivace et organisateur de Balzac, fut chargée de rédiger un grand travail, où elle dirait la situation de la littérature française ; ses droits à être considérée comme une puissance dans l’État, à cause des services rendus par elle dans tous les temps ; le peu de protection, et même de bienveillance qu’elle rencontrait dans le gouvernement d’alors ; les dangers et la honte pour la France de ne pas changer un tel état de choses.

Il était dans les intentions de la Société des gens de lettres de tirer ce manifeste à un nombre considérable d’exemplaires, de le remettre aux deux Chambres et de le répandre ensuite à profusion.

Comme il importait que ce manifeste fût aussi irréprochable dans le fond que dans la forme, le comité décida qu’il serait confié aux longues méditations d’une commission d’élite. Elle fut composée, entre autres membres, de MM. Victor Hugo, Louis Desnoyers, François Arago, Merruau et de Balzac. M. Merruau présenterait d’abord un canevas ; le comité le ferait ensuite imprimer sur placards ; puis sur les marges spacieuses de ces placards, chaque membre du comité, et non pas seulement de la commission, écrirait ses doutes, ses réflexions, ses observations critiques, sans négliger d’indiquer les améliorations qu’il jugerait convenable d’introduire dans la rédaction. Après dix-huit mois environ de délais, de remises, de rendez-vous pris sans résultats, la commission des relations officielles n’avait encore rien produit, rien fait, rien ébauché. Il est vrai qu’un incident vint tout à coup arrêter le mouvement déjà si lent de la commission ; incident bizarre à noter dans la marche carnavalesque des événements humains. Le rédacteur chargé de faire le canevas de ce projet ayant été nommé secrétaire particulier d’un ministre, premier échelon d’une fortune qui n’a cessé de s’élever depuis, ne voulut plus ni continuer son travail préparatoire, ni même le rendre tel qu’il pouvait être au comité. Celui-ci se vit un instant dans un étrange embarras, par suite de la circonspection, bien naturelle au fond, où se trouva emprisonné un écrivain qui, d’abord, purement officieux, devenait tout à coup un personnage officiel. Il fallut presque employer la violence pour rentrer dans la prose de l’honorable membre de la commission du manifeste. Enfin, le canevas de ce manifeste fut déposé sur le bureau. Vite, on l’imprima à trente ou quarante exemplaires sur épreuves, et ces épreuves, — quelques-unes en notre possession, — durent être, d’une part, discutées, développées par la commission, de l’autre annotées par les membres du comité, auxquels on les fit passer, avec prière de les couvrir en marge de leurs observations.

Il commence ainsi :

« La France est guerrière et lettrée. C’est là son « caractère spécial. Glorieuse par les armes en temps de guerre, glorieuse par les lettres en temps de paix, elle ne combat que pour enseigner ; elle porte ses idées avec elle dans la victoire, et les laisse même après la défaite, au cœur des pays qui ont repoussé ses soldats. »

Le manifeste, poursuivant sa route pompeuse, se termine ainsi, après douze colonnes immenses sur placards.

« En résumant nous dirons que la France a dû, tour à tour, aux lettres et aux armes la suprématie qu’elle a obtenue en Europe. Et que fait cependant son gouvernement pour ce qui lui donne tout son éclat aux yeux des nations étrangères ? Rien ! nous nous trompons. Tant qu’un écrivain est obscur, il l’abandonne, le laisse se débattre seul contre toutes les angoisses d’un début. Dès qu’il est devenu célèbre, il le persécute ou essaye de le corrompre. En retournant le mot de César, nous dirons au gouvernement : si la littérature n’est pas pour vous, elle sera contre vous. Choisissez ; et n’oubliez pas ces deux phrases célèbres : L’opinion est la reine du monde ; et la littérature est l’expression de la société. »

C’est donc sur la vaste toile de ce manifeste, dont nous venons de détacher deux échantillons, que Balzac brûlait de grouper ses idées et celles des membres de la commission et du comité. Vœux magnifiques : mais aux lenteurs du secrétaire s’ajoutaient maintenant celles de tout le monde. Le comité ne faisait rien, la commission non plus ne faisait rien. Balzac se dévorait le sang d’impatience. Il écrivit ceci à l’agent central :


« Mon cher monsieur Pommier,

« Ne serait-il pas bien important que vous fissiez savoir aux membres du comité les plus dévoués de se trouver exactement mardi à deux heures (Merruau, Hugo, David, Lacroix, Cellier, Pyat, etc.), car avec le désir de finir et de corriger promptement, le manifeste paraîtrait, et il y a urgence. Quant à moi, j’y viendrai à deux heures sonnant. J’ai travaillé sur l’épreuve, et il faudrait que chacun arrivât avec ses réflexions.

« Mes compliments,
« DE BALZAC. »

Vint-on ou ne vint-on pas à la commission, je l’ignore, mais je suis certain que Balzac lui-même commença singulièrement à se refroidir quelque temps après, et à se refroidir au point d’abandonner bientôt la partie, ainsi qu’on va le voir par la lettre suivante qu’il écrivit à l’agent central et que nous copions d’après l’original même. Ce modèle achevé d’exaltation peint Balzac au vif. Il n’existe rien de lui qui dise mieux que cette lettre sa fièvre d’organisation. Vingt volumes d’analyse anatomique ne le disséqueraient pas aussi bien.

La lettre est adressée à la commission même des relations officielles.


« Messieurs,

« Il m’est impossible d’aller lundi ou tout autre jour de cette semaine à la commission, car je serai absent pour huit jours, mais j’ai maintenant sur ce qu’on nomme le Manifeste, une opinion arrêtée et mûrie. Je suis d’avis de cesser, comme commission, ce travail, et de demander l’ajournement à trois mois ; voici mes raisons.

« 1o  Je désirerais que l’écrit fût adressé au Roi, ce qui rendrait la chose plus grave, le langage d’une respectueuse audace ;

« 2o  Que toutes les questions y fussent traitées d’une manière générale d’abord grief par grief, mais ensuite en entrant dans la question jusques au vif, aux choses et aux intérêts, en y mêlant des faits statistiques venus de sources qui les rendissent frappants pour les gens d’affaires des chambres ;

« 3o  Qu’il n’y eût pas d’autres conclusions que celles-ci :

« Demander l’exécution de la législation par une loi nouvelle du décret sur les prix décennaux, ainsi modifiés :

« Un prix de cent mille francs pour la plus belle tragédie ;

« Idem pour la plus belle comédie ;

« Idem pour le plus bel opéra (paroles et musique) ;

« Un prix de cinquante mille francs pour le plus beau drame des scènes inférieures ;

« Un prix de cent mille francs pour le plus beau roman ;

« Un prix de cent mille francs pour le plus beau livre de philosophie chrétienne ;

« Un prix de cent mille francs pour le plus beau travail de recherches archéologiques, ou linguistiques ou de comparaison transcendante de diverses méthodes ou de faits historiques et scientifiques, afin de récompenser les créateurs philosophiques ;

« Deux cent mille francs pour le plus beau poëme épique ou demi épique ;

« Ne rien demander pour l’histoire, qui a une fondation suffisante, — ni rien pour les ouvrages utiles aux mœurs, qui ont le prix Monthyon ;

« Demander que l’Académie française soit juge, — qu’elle ne puisse diviser les prix, — que si elle ne trouve point d’œuvre digne du prix, qu’elle le joigne à celui d’une nouvelle période de dix années jusqu’à ce que l’œuvre soit produite ;

« Que les honneurs accordés aux pairs de France soient également accordés aux membres de l’Institut ;

« Que les soixante-cinq mille francs de rentes nécessaires à ces prix soient donnés à l’Académie par une fondation, afin que l’exécution de la loi ne soit point un caprice des régimes ou des législatures, quitte au gouvernement à diminuer d’autant l’allocation annuelle qu’il demande aux Chambres pour les lettres ;

« Enfin, que les places littéraires, telles que bibliothèques, etc., ne puissent être données qu’à des littérateurs, âgés de quarante ans, depuis dix ans dans les lettres, et sur une liste de dix candidats présentés par l’Académie française, et qu’on ne puisse être destitué que par suite d’un jugement encouru ;

« Que la distribution des prix décennaux soit l’objet d’une fête solennelle ;

« Que le poëte qui aura remporté le prix de poëme épique soit désigné candidat pour l’Académie ;

« Que celui qui aura deux fois remporté le prix de la tragédie — ou de la comédie, — soit candidat désigné à l’Académie, — et musicien de l’opéra, désigné candidat à l’Institut.

« J’irai au comité expliquer mes motifs si vous adoptez mes idées ;

« Agréez, messieurs, l’expression de mes sentiments les plus affectueux et distingués.

« DE BALZAC. »

Cette opinion si mûre, si bien arrêtée, que Balzac disait avoir au commencement de sa lettre, l’était, ainsi qu’on va le voir, beaucoup moins quelques jours après. Le vent de l’enthousiasme est tombé ; il y a calme plat et symptômes de découragement. La pyramide de prix portant des cent mille francs les uns sur les autres, menace de s’écrouler du sommet à la base. Balzac écrit au comité, dans le trouble d’une espèce de sauve-qui-peut plein de menaces désastreuses, la pièce qu’on va lire ;


« Messieurs,

« Votre commission, après un travail de quatre séances, a reconnu :

« 1o  Qu’il était presque impossible de rédiger collectivement un manifeste, attendu que l’on obtenait constamment sept idées pour une et que de la discussion perpétuelle il ne sortait que des phrases incolores ;

« 2o  Par suite de la discussion, il est résulté cet avis unanime :

« Que le manifeste contenait une suite d’allégations plus ou moins éloquentes, mais essentiellement sujettes à la contradiction ;

« Que les corps constitués ne devaient pas procéder par allégations ;

« Que toute affirmation, essentiellement bonne en elle-même, devait reposer sur des faits ;

« Qu’en conséquence, il était impossible de donner les affirmations sans les faits ; — qu’à chaque articulation grave, il était de la dignité du comité d’apporter les preuves ou les faits ;

« 3o  Que de ces considérations, il résultait la nécessité de diriger la publication à faire en autant de parties qu’il y a d’ordres de faits différents ;

« Que chaque paragraphe actuel peut très bien constituer le sommaire ou le résumé des faits qui sont à recueillir ;

« Mais qu’alors ce travail exige une division, une augmentation et une distribution nouvelle ; que dans tous les cas, le travail doit offrir des conclusions ;

« En conséquence, la commission propose à l’unanimité au comité :

« 1o  La division de la publication en autant de chapitres qu’il y a d’ordres de faits comme idées générales : — journalisme, — librairie, — publicité, — loi sur la propriété littéraire, — encouragements ;

« 2o  La distribution de chaque chapitre à un membre différent du comité, avec la charge de recueillir les documents qui s’y rattachent ;

« 3o  La nomination d’un président qui puisse conduire le travail ;

« Quand tous les éléments seront réunis, la publication aura les caractères qu’elle doit offrir et au public et à l’administration, et à la société. »


Quand on a lu, avec toutes ses annexes et tous ses corollaires, le projet du fameux manifeste, et qu’on arrive à ce dernier document, on sent l’idée, d’abord si fière et presque si matamore, divaguer, fléchir et près de tomber en dissolution. Cette dissolution ne tarda pas à se produire. Balzac en donna le premier le signal. Quelques jours après l’insertion au procès-verbal de la pièce qu’on vient de lire, on trouve ce cri d’alarme, pareillement inscrit à l’impassible procès-verbal :


« L’an mil huit cent quarante et un, le 5 octobre, M. le président (M. Cauchois Lemaire), donne lecture d’une lettre de M. de Balzac, contenant sa démission de membre de la Société. Prié de s’expliquer sur les motifs de sa démission, M. de Balzac refuse d’abord de déclarer les motifs, puis il donne officieusement quelques explications, desquelles il résulte que son but est de tirer un produit plus avantageux de la reproduction de son œuvre. M. de Balzac se retire, et la discussion s’engage sur la question de savoir si la démission sera acceptée ou refusée. Plusieurs membres y prennent part.

« Le comité prend la délibération suivante.

« Après en avoir délibéré ;

« Vu la démission donnée par M. de Balzac ;

« Vu les articles 1, 3, 4 et 37 des statuts de la Société ;

« Vu le titre 9 du livre du code civil, et spécialement les articles 1844, 1865, 1869 et 1870 du même code ;

« Le comité s’est déterminé par les considérations suivantes :

« La Société des gens de lettres est aux termes de ses statuts, une société civile, régie par les principes du droit commun, sauf les modifications résultant du contrat constitutif de la Société,

« Il faut donc appliquer, au cas de démission notifiée au comité qui représente la Société, les articles 1869 et 1870 du code civil, lesquels sont ainsi conçus :

« Art. 1869. La dissolution de la Société par la volonté de l’une des parties ne s’applique qu’aux sociétés dont la durée est illimitée et s’opère par une renonciation notifiée à tous les associés, pourvu que cette renonciation soit de bonne foi et non faite à contre-temps.

« Art. 1870. La renonciation n’est pas de bonne foi lorsque l’associé renonce pour s’approprier à lui seul le profit que les associés s’étaient proposé de retirer pour eux en commun. Elle est faite à contre-temps, lorsque les choses ne sont plus entières, et qu’il importe à la société que sa dissolution soit différée.

« M. de Balzac se place dans la prévision de l’article 1870 ; car il résulte des articles 4 et 37 des statuts que les associés se sont proposé, entre autres choses, de retirer en commun le profit de la reproduction des œuvres de chacun d’eux.

« M. de Balzac n’est donc pas dans les conditions voulues par la loi pour que ses co-associés puissent accepter sa démission.

« En conséquence, le comité déclare qu’il n’y a pas lieu d’accepter cette démission, qu’elle considère comme non avenue. »


Quand cette délibération si formelle du comité parvint à de Balzac, il entra dans une fureur bilieuse à faire craindre un retour instantané de cette maladie du foie à laquelle il était si cruellement exposé. Tout fumant de colère, il prit une plume, une feuille de papier à lettre, qui porte encore les traces du frémissement nerveux dont il fut saisi, et il écrivit la lettre suivante à M. Cauchois-Lemaire, président de la Société :

Paris, octobre 1841.

À monsieur le président de la Société des gens de lettres.

« Monsieur,

« L’agent central de votre Société m’a communiqué la décision du comité relative à ma démission, qui, aux termes des statuts, devait être purement et simplement acceptée ; je n’ai pas besoin de protester contre cette délibération ; je me regarde comme n’étant plus membre de la Société.

« Mais j’ai des droits comme ancien membre de la Société, qui ont été méconnus dans la délibération, et je viens me plaindre d’un manque de délicatesse qui m’étonne de la part du comité, et qui nécessite ma demande formelle d’une radiation de partie de la délibération sur ma démission.

« Je n’ai point dit au comité les motifs de ma démission, non-seulement pour conserver en entier le droit de tous les membres de la Société, mais encore parce qu’il est des motifs que l’on doit taire. Pour faire comprendre au comité l’imprudence de sa doctrine, qui ne résulte d’aucun article des statuts, car il n’est dit nulle part que le comité sera juge d’une démission, j’invoque le témoignage de deux de ses membres : MM. Pyat et Merruau. Tous deux savent que ma démission était donnée à la séance où M. Pyat et moi nous fûmes obligés de quitter le comité par le doute élevé sur notre impartialité comme juges, et que j’ai regardé comme un manque d’égard suffisant. M. Pyat m’a dit : attendez une autre occasion de vous retirer de la Société. M. Merruau m’empêcha d’envoyer ma démission, que je donnai malgré l’avis de M. Pyat. Je dis alors à M. Pyat que j’avais déjà des raisons majeures de me retirer.

« Le jour où j’apportai ma démission, le 5 septembre, il y eut une séance incomplète du comité, où assistaient MM. Pyat, Lacroix, Bonnelier, Cauchois-Lemaire, Alby et Cellier. Si, ce jour-là, un sixième membre fût venu, il n’y avait aucune difficulté, ma démission était admise. Ce jour-là, j’ai, sous la foi donnée par ces messieurs, que ce que je leur disais n’avait rien d’officiel et devait être regardé comme confidentiel, parlé de ma démission.

« Or, la délibération du comité rapporte des motifs qui doivent être des suppositions gratuites, si aucun des membres de la précédente séance n’a violé la foi sous laquelle notre conversation a eu lieu, et qui, dans ce cas, seraient entièrement incomplètes. La délibération, sous ce rapport, repose sur des données entièrement fausses, et qui me sont préjudiciables.

« Maintenant je fais observer au comité que ce fut le lendemain même de la séance où ma démission ne fut pas consentie, faute d’un membre, que l’agent central a inventé le système de difficultés dont parle, au grand détriment de la Société, votre délibération ; ainsi l’agent se substituait au comité, se faisait fort de sa décision ; entre ses deux lettres écrites dans l’intervalle des deux séances, il me prouvait que les assurances qui m’ont été données par les fondateurs de la Société, sur la facilité que j’aurais à me retirer, étaient des tromperies, et que nous sommes plus liés, d’après lui, que nous ne le pensons tous. Et cela constitue pour moi une raison suffisante de retraite.

« Par tous ces motifs, je demande la radiation formelle de toute la partie de votre délibération qui porte sur mes prétendus motifs, attendu que j’ai positivement refusé de les dire au comité en nombre, et que ce que j’ai dit aux membres d’un comité incomplet l’a été sous le sceau du secret.

« Agréez, monsieur le président, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

« DE BALZAC.

« Je garde copie de la présente lettre, qui sera remise en séance par l’un des membres du comité pour être lue comme observation sur le procès-verbal.

« DE B. »

Tout ne se trouva pas terminé par cette lettre ; le comité, après en avoir écouté la lecture, déclara sans s’émouvoir, par l’organe de son président, que la lettre de M. de Balzac serait déposée aux archives, mais qu’il maintenait sa délibération.

Que fit alors Balzac, placé entre ses intérêts personnels et la décision immuable du comité ? Il fit imprimer la circulaire suivante, et l’adressa aux gérants de tous les journaux reproducteurs ; mesure très-logique en soi, quoi qu’on puisse penser de ce débat, car on a dû voir que le fond de la querelle était tout simplement ceci : La Société voulait que tous les journaux eussent le droit, en payant, bien entendu, de reproduire Balzac, et Balzac ne voulait pas être reproduit, parce qu’il avait infiniment plus de profit à vendre intactes et vierges ses œuvres à ses éditeurs.

Voici la circulaire aux journaux reproducteurs :


À monsieur le gérant de X.

« Vos rapports avec la Société des gens de lettres ont dû vous apprendre que, dès le 5 septembre dernier, j’avais donné ma démission de membre de cette Société, et qu’à partir de cette époque il ne vous était plus permis de reproduire aucun de mes ouvrages sans mon autorisation.

« J’apprends cependant que le comité veut élever la prétention contraire.

« Pour que vous ne soyez pas induit en erreur sur mes intentions, je crois devoir vous prévenir qu’à partir de ma démission, le comité de la Société des gens de lettres ne peut vous autoriser à reproduire mes ouvrages et que j’entends poursuivre comme contrefacteur, quiconque porterait atteinte à mon droit, en reproduisant tout ou partie de mes ouvrages, sans mon consentement exprès ou par écrit.

« Agréez, monsieur, etc.

« DE BALZAC.
« Paris, 1er janvier 1842. »

Balzac passa ensuite à pieds joints sur les menaces ultérieures de la Société, dont les intentions ne prétendaient guère, je le suppose, aller au delà des menaces, et le conflit fut radicalement terminé. La Société ne compta plus Balzac parmi ses membres. Il y reparut pourtant encore une fois ; mais ce ne fut que sept ans après. On remarquera la date. C’était pendant les premiers jours de mars 1848. La révolution de février venait d’avoir lieu. Saisi par l’épouvante d’une crise politique et sociale aussi peu prévue, Balzac, comme bien d’autres écrivains encore plus hostiles que lui à la Société, courut vite se ranger sous son drapeau. Il n’était pas très-large ; mais enfin ce drapeau les abrita, lui et les autres, contre la tempête déchaînée sur Paris et sur la France. Balzac se montra donc ce jour-là au foyer de l’Opéra, où se tint la séance et d’où sortit, grave, émue et réfléchie, toute la Société, pour aller faire sa soumission au gouvernement provisoire siégeant à l’Hôtel de Ville. Ce fut quelques jours après cette députation, à la tête de laquelle marchait M. Félix Pyat, que Balzac quittait Paris, et le quittait avec bonheur, pour aller en Allemagne ou en Russie.

Maintenant, revenons sur nos pas et remontons à l’année 1842, d’où nous avons été forcé de faire descendre rapidement le lecteur pour qu’il suivît Balzac jusqu’aux dernières limites de ses rapports avec la Société des gens de lettres.

L’insuccès de Vautrin n’avait pas découragé Balzac ; deux ans après l’orage de la mémorable représentation de cette comédie, il frappait à la porte de l’Odéon, dirigé alors par M. Auguste Lireux. Il ne faudrait pas connaître cet esprit si hardi d’une part, si excellemment littéraire de l’autre, pour douter de son empressement, nous avons presque dit de son emportement, à se mettre à la disposition de Balzac tentant une seconde fois, et avec le même cœur, la fortune du théâtre. L’esprit d’aventure allait à ces deux oseurs de première trempe. Celui-ci cherchait toujours une Amérique avec les mines d’or ; celui-là venait lui dire : Je vous l’apporte dans les plis de mon manuscrit. Quel accueil ! quelle fête ! Entrez, lui dit le directeur, je vous attendais ; entrez, lui dit le théâtre, vous étiez attendu ; entrez, lui dirent les acteurs rangés sous le péristyle, nous vous attendions ! entrez, lui dit le caissier, je ne vous attendais plus ! Il est rare de voir une administration théâtrale faire un pareil accueil à un écrivain dramatique, surtout après une chute ; mais la chute de Vautrin avait fait tant de bruit, est-il vrai de dire, qu’elle ressemblait à un succès, qu’on ne la distinguait même pas d’un succès. C’est qu’il ne s’agit pas à Paris, notez bien ce point essentiel, de savoir au juste, de définir ce que dit le bruit ; est-ce qu’on a le temps ? Avez-vous fait du bruit ? — Oui. — Vous avez réussi. — Mais… — Vous avez réussi. — Cependant… — Vous avez réussi.

Du péristyle au foyer le passage de Balzac fut jonché de sourires, de compliments, de bienvenues, de félicitations. On lui eût jeté des bouquets si l’administration avait voulu en fournir.

À l’Odéon, c’est au foyer qu’on lisait alors les pièces, soit pour y être reçues par le comité, soit, quand elles étaient reçues, pour en faire connaître les rôles aux acteurs. Il n’avait pas à cette époque le petit caractère pincé d’un musée de province, d’un bazar de peintures destinées à être vendues au profit de jeunes aveugles ; sa physionomie de drap vert était austère ; point de tableaux, point de meubles, si ce n’est une longue table, des fauteuils massifs, une pendule ennuyeuse, portant sur sa tête une sphère autour de laquelle l’aiguille d’or marquait quelquefois les heures ; voilà tout.

C’est à ce foyer qu’un jour d’hiver Balzac se présenta pour lire les Ressources de Quinola, comédie en cinq actes. L’assemblée était nombreuse ; elle se distinguait par la présence de madame Dorval. La célèbre actrice se trouvait là moins par devoir de pensionnaire que par curiosité ; on ne présumait pas qu’elle eût un rôle dans l’ouvrage de Balzac. Cependant on espérait qu’elle y jouerait ; de son côté, elle désirait fort qu’il en fût ainsi. On découvrirait peut-être dans le cours de la lecture quelque situation dramatique échappée à l’inexpérience de l’auteur : il y aurait alors occasion pour lui de développer un caractère ; de là à un beau rôle, il n’y a plus qu’un pas. Quoi qu’il en soit, madame Dorval assistait à la lecture de Quinola. J’étais assis près d’elle, à l’angle de la haute cheminée. Balzac occupait l’extrémité de la longue table verte, côté du Luxembourg. Il voulut lire debout, du reste ainsi qu’il a lu toutes ses pièces, même Mercadet, et ceci nous rappelle que les acteurs de la Comédie-Française se montrèrent un peu surpris de cette dérogation à la tradition du fauteuil à bras, le fauteuil alexandrin ! né le même jour pour mourir à la même heure que le verre d’eau sucrée.

La lecture de Quinola commença.

Pesante d’abord, pâteuse, embarrassée, la voix de Balzac s’éclaircissait à mesure qu’il avançait dans sa lecture ; elle acquérait plus tard une sonorité grave, parfaite, veloutée, et enfin, quand elle était lancée et que la passion arrivait à la suite du drame, elle obéissait alors aux plus délicates intentions de la phrase, aux plus fugitives ondulations du dialogue. C’était bien, presque aussi bien qu’au théâtre ; quelquefois même c’était mieux, parce que c’était plus négligé et par conséquent plus humain. Il lisait surtout avec une grande conviction ; il s’abandonnait, il faisait pleurer, il faisait rire, pleurant et riant lui-même sans être un seul instant retenu par la timidité. Dans le rire particulièrement il saisissait, il entraînait ; il vous attelait, pour ainsi dire, à sa grosse gaieté à quatre roues, et, quoi qu’on en eût, il fallait le suivre, sauf ensuite à distraire de la part qu’on avait un peu trop largement faite à l’ouvrage, la part à laquelle avait droit le lecteur.

Balzac lut admirablement bien les quatre premiers actes des Ressources de Quinola. Si l’attention des auditeurs ne se sentit pas conduite sur un chemin bien sablé et bien régulier, et il s’en fallait de beaucoup, elle se plut à courir à travers cette forêt d’intrigues, de surprises, de péripéties, d’événements, plantés et taillés à la mode espagnole. Heureuse pour sa part d’oublier les servitudes et les chaînes de notre théâtre, qui est une véritable prison, elle fut charmée de tout cet air et de tout cet espace que lui concédait généreusement l’auteur. Il allait loin dans la passion, très-loin dans le comique, infiniment plus loin encore dans la manière de traiter les mœurs. Les esclaves des règles se livrèrent à cœur joie au bonheur de cette franche et complète licence. On était encore si loin de la représentation ! Qui donc pensait en ce moment à la représentation, c’est-à-dire au danger ? D’ailleurs n’était-ce pas là une véritable représentation ?

Tout à coup la joie, le plaisir, la gaieté, le bonheur s’arrêtèrent, et s’arrêtèrent sec : comme une voiture dont la roue casse. — Qu’arrivait-il donc ? mais qu’arrivait-il donc ? Il arrivait que Balzac, à la fin du quatrième acte, après s’être mouché, après s’être essuyé le front et le visage, après avoir cherché sous son ample gilet blanc entr’ouvert ses bretelles à poulies pour remonter son pantalon descendu de plusieurs crans par l’exercice violent qu’il avait subi, il arrivait, disons-nous, que Balzac annonçait à ses auditeurs palpitants d’anxiété, que le cinquième acte n’était pas fait. — Le cinquième n’était pas fait ! quelle surprise ! quelle consternation ! que de figures tout à coup allongées ! mais ce n’était pas possible ! — Rien n’était plus vrai. — Balzac n’avait pas encore écrit son cinquième acte, quand il était venu bravement au foyer de l’Odéon lire les quatre premiers actes des Ressources de Quinola.

On gardait le silence autour de lui.

« Je vais vous raconter mon cinquième acte, reprit Balzac, sans s’arrêter plus sérieusement à l’inconvénient de ne l’avoir pas écrit. »

Les acteurs se regardèrent avec une surprise nouvelle : « Raconter un cinquième acte ! » — Inimaginable !

Madame Dorval, quoique assez excentrique elle-même, ne parut pas la moins étonnée ; tandis que Balzac se mettait en disposition de raconter son cinquième acte, elle se pencha sur moi, et clignant ses beaux yeux si fins, si bleus et si expressifs, adoucissant sa voix au ton de la confidence, elle me dit :

« Ah çà ! qu’est-ce que c’est donc, mon cher ami, que cet homme-là ?

— C’est Balzac, le fameux Balzac.

— Parbleu ! je le sais bien, mais se moque-t-il de nous ? Raconter un cinquième acte ! décidément il se rit de nous.

— Ne le croyez pas.

— Cependant…

— C’est Balzac, prenez-le comme il est.

— Est-ce qu’il est toujours ainsi ?

— Toujours.

— Quand il remet un manuscrit à ses imprimeurs, est-ce qu’il ne leur en donne que la moitié ?

— S’il leur en donnait la moitié ! Il leur donne moins que rien bien souvent, puisque bien souvent il ne reste pas une seule ligne de sa rédaction première.

— Il est donc fou ?… Voyons !

— C’est une autre question que vous posez là.

— Qu’allons-nous devenir sans ce cinquième acte ?… Le fera-t-il ?

— C’est probable.

— Mais quand ?

— Ce soir peut-être ; dans dix ans peut-être aussi ; et jamais aussi, dans le cas où un autre sujet lui plairait davantage à traiter, »

Mais Balzac, tout en roulant son manuscrit, tout en le nouant avec une petite corde qu’il avait cherchée dans chacune de ses poches, puis sous la table, et qu’il avait fini par trouver dans le fond de son chapeau, avait réuni ses souvenirs épars dans tous les coins de son cerveau et commençait le récit de son cinquième acte.

Ce cinquième acte était fort court, quoiqu’il ne le fût pas autant qu’il l’est devenu plus tard en passant au théâtre : toutefois, il ne se composait guère que de huit ou dix petites scènes. Mais huit ou dix scènes à exposer, huit ou dix scènes d’un cinquième acte, où viennent converger, se réunir tous les fils attachés au premier acte, ce n’est pas là un tour de force ordinaire. Il ne suffit pas d’avoir de l’imagination et de l’éloquence ; c’est d’ailleurs chose parfaitement inutile à cet endroit fatal de l’action ; il faut à cet endroit un bon sens à toute épreuve, une logique droite, inflexible, afin d’arriver sans déviation au dénoûment que rien, sous peine de mort, ne doit faire attendre.

Balzac n’était pas l’homme de cette gymnastique sur la corde roide. Il trébucha au milieu du grand inquisiteur, de don Frégose, de Fontanarès, de Faustine, de don Ramon, de Matthieu Magis, de l’hôte du Soleil d’Or, de Coppolus, de Carpano, d’Esteban, de Gironne et de Quinola. L’improvisation ne lui fut pas heureuse : il était déjà harassé, il faut aussi le dire, de la lecture des quatre précédents actes. En un instant il perdit plus de la moitié du terrain qu’il avait conquis dans l’estime de ses auditeurs, esprits mobiles, comme le sont en général les acteurs, sentant vivement, exagérant leurs impressions par la raison même qu’ils ont la sensation rapide. J’eus en petit sous les yeux le désarroi dont je fus témoin deux mois plus tard à la clarté du gaz dans la grande salle de l’Odéon, le jour de la première représentation des Ressources de Quinola. Bien des mauvaises opinions préconçues à la suite de cette maladroite improvisation s’usèrent plus tard en passant sur la meule des répétitions, mais un dommage réel, irréparable pourtant, en résulta. Madame Dorval déclara, avant que nous fussions sortis du foyer, qu’elle ne voyait décidément pas de rôle pour elle dans la pièce, pièce qu’elle reconnaissait au surplus pleine de beautés littéraires du premier ordre et d’observations fines et vraies. Ceci dit, elle noua les brides de son chapeau avec sa pétulance habituelle, donna deux petits coups secs aux flancs de sa robe, toute chiffonnée par la longue séance dont nous sortions, fourra ensuite ses deux mains toujours fébriles dans son manchon de renard gris, nous salua et sortit.

Deux minutes après la sortie de madame Dorval il n’y avait plus personne au foyer, si ce n’est Balzac et moi.

Une dame voilée, et si impénétrablement voilée que personne ne parvint à voir ses traits, — et je n’ai pas besoin de dire si la curiosité fut excitée, — était entrée au foyer de l’Odéon un peu avant l’arrivée des acteurs ; elle avait assisté sans changer de place, sans faire le plus léger mouvement, à la lecture de Quinola, et elle s’était retirée entre le départ de madame Dorval et la sortie générale des acteurs.

C’est à cette dame voilée que Balzac remit sans dire un seul mot le manuscrit de sa comédie, quand elle se leva ainsi que nous tous pour quitter le foyer de l’Odéon, où sa présence — qu’ai-je besoin de le redire ? — n’avait pas manqué d’être attentivement remarquée.

Nous allâmes, en sortant de cette chaude séance, Balzac et moi, respirer au jardin du Luxembourg.

On croit sans doute que Balzac, les pores encore ouverts à tous les courants dont son esprit avait été traversé, me parla de la lecture de son Quinola, m’interrogea sur l’effet qu’elle avait produit, sur ce que j’avais entendu dire autour de moi, du plus ou moins de mérite de son ouvrage. Balzac ne m’adressa aucune question qui eût trait, de près ou de loin, aux événements de cette lecture. Il n’y pensait déjà plus. Nous gagnâmes la terrasse qui s’étend du côté de la rue d’Enfer, et d’où l’on plane sur les graves compartiments du jardin de le Nôtre, et là il me parla des embellissements qu’il avait un jour proposé à M. Decases de faire faire à son palais. Il me parla entre autres innovations d’un escalier en spirale qu’on percerait au centre du jardin du Luxembourg, et par où l’on descendrait jusqu’aux Catacombes, lesquelles s’étendent, comme chacun sait, sous une vaste partie du faubourg Saint-Germain et du faubourg Saint-Marceau. On arriverait par cet escalier torse, dont l’entrée serait monumentale, à la nécropole parisienne. On n’en prendrait qu’une partie seulement, et cette partie on l’enfermerait dans des murailles de granit noir qui seraient éclairées par des lampadaires antiques. Il ne comprenait pas que l’édilité de la capitale laissât se perdre sans utilité pour la curiosité des étrangers, auxquels on parle toujours des Catacombes de Paris, ce sérieux attrait qu’on a sous la main, ou, pour parler plus exactement, qu’on a sous les pieds. « Faites cela, dis-je à Balzac, et demain vous aurez des spéculateurs qui vendront de la bière et ouvriront des bals dans les Catacombes. Vous verrez affiché sur les murs de Paris : Dimanche, grande fête en l’honneur de MM. les étudiants à la Chaumière des Catacombes. »

La nuit était venue ; il faisait froid et humide dans le jardin du Luxembourg ; nous en sortîmes pour aller dîner au restaurant Risbeck, où le directeur de l’Odéon avait promis de venir le retrouver dans la soirée. La question de la distribution des rôles serait agitée, grande question ! ainsi que bien d’autres questions se rattachant à la mise à l’étude de Quinola.

Vers la fin du dîner, le directeur de l’Odéon, ainsi qu’il l’avait promis, se présenta au cabinet où nous étions et, avant même d’être assis, il fit part à Balzac du succès extraordinaire d’enthousiasme que les Ressources de Quinola avaient obtenu auprès des artistes de l’Odéon. Lui-même reconnaissait par-dessus tout le monde, dans cet ouvrage, des qualités de comédie d’un mérite tout à fait supérieur. Négligeant de préciser ces qualités, il se jeta selon ses habitudes généreuses d’admiration, dans un tourbillon de paroles bruyantes du milieu desquelles se détachaient, comme autant d’étincelles électriques, ces mots : « Génie espagnol !… vrai genre espagnol, Caldéron !… Lope de Vega !… Grande fantaisie !… succès !… cent représentations ! subvention… double subvention !… triple succès… Dans vingt jours la toile se lèvera radieusement sur ce chef-d’œuvre. « Pardon, monsieur Lireux, dit Balzac, arrêtant dans la ligne ascendante de son vol pindarique l’impétueux et spirituel directeur, vous comptez donc mettre bientôt ma pièce en répétition, que vous parlez de la représenter dans vingt jours ?

— Mais sans doute, et dès demain ; ce soir, si je le pouvais.

— Avant même que le cinquième acte ne soit écrit ?

— Que vous êtes modeste !

— Comment l’entendez-vous ?

— Est-ce que votre génie ne me répond pas de cet acte et de son mérite ? Parlons plutôt des acteurs que je veux vous offrir.

— Offrez, monsieur Lireux, offrez. »

C’était l’endroit difficile : le Mont-Blanc à traverser !

« Je ne vous dirai pas que ce sont des aigles. — Non ! mais nous rachetons par la beauté et la suavité de l’ensemble l’insuffisance des détails. D’ailleurs, s’il n’y a pas de mauvais rôle pour un bon acteur, il n’y a pas non plus de mauvais acteurs pour de beaux rôles, et tous vos rôles sont beaux, monsieur de Balzac. »

Après ces éloges paradoxaux donnés à sa troupe, M. Lireux fit accepter à Balzac les artistes qu’il croyait les plus capables de jouer dans sa comédie, dont il était le très-sincère admirateur. Ils se trouvèrent bien un peu divisés sur la distribution du rôle de Faustina, que Balzac eût désiré voir tenu par madame Dorval, mais enfin mademoiselle Héléna Gaussin fut acceptée à la place de la grande actrice, trop grande, prétendit l’habile directeur de l’Odéon, pour ne pas faire attendre du rôle des effets dramatiques qu’il n’était pas entré dans le sage et vaste esprit de l’auteur de lui imposer. « Il y aurait eu péril, ajouta-t-il, à laisser espérer au public ce qu’aucun effort humain n’aurait réalisé, si madame Dorval eût couvert l’affiche de l’éclat éblouissant de son nom. Les grands noms engagent. Comment tenir un tel engagement ? D’ailleurs, ajouta Lireux en modérant l’accent de sa parole vibrante, il faut de la royauté, de la noblesse, beaucoup de noblesse, vous le comprenez mieux que personne, monsieur de Balzac, pour jouer le rôle de Faustina Brancadori. Brancadori ! quel nom exigeant ! Or, entre nous, madame Dorval, comme actrice, n’est pas née sur les marches du trône ; elle rend bien, sans nul doute, les sentiments vrais, bourgeois, les sentiments à pied, mais quand il faut parler en reine et le sceptre à la main… non !… Mademoiselle Héléna Gaussin est l’actrice qui convient à votre rôle ; ne sortons pas de là. Les plus belles épaules de Paris !

— Elle n’est pas très-connue.

— En France, c’est possible, mais en Suisse ! Parcourez la Suisse, et vous verrez.

— Elle vient de la Suisse ?

— Elle en vient. Il a presque fallu une loi d’extradition pour la faire venir en France. Ses admirateurs suisses s’étaient ligués pour l’empêcher de franchir la frontière. Jugez quel talent ! »

Balzac me clignait, de temps en temps, de l’œil, comme pour me dire : « Il me met dedans. » Lireux me clignait aussi de l’œil pour me dire : « Le mettrai-je dedans ? » Ni l’un ni l’autre n’étaient dupes de cette comédie avant la comédie. C’était un Génois et un Corse qui tenaient les cartes.

« D’ailleurs, reprit Lireux, je couvrirai votre actrice des plus riches étoffes que je trouverai dans les vieux fonds de magasin. Jamais actrice n’aura été damassée et capitonnée comme elle. »

Le dialogue roula encore longtemps sur ce fonds de plaisanteries inséparables des raisonnements les plus sérieux chez le jeune directeur de l’Odéon ; mais, je l’ai dit plus haut, Balzac accepta madame Héléna Gaussin pour jouer le rôle de Faustina Brancadori dans les Ressources de Quinola.

« Maintenant, continua M. Lireux, maintenant que nous voilà tombés d’accord sur le choix des acteurs, arrêtons le jour des répétitions. Commençons-nous demain ?

— Demain, soit, répondit Balzac.

Où vous enverra-t-on le bulletin ? »

Balzac ne s’attendait pas à cette question qui l’obligeait tout naturellement à faire connaître le nom de la rue et le numéro de la maison qu’il habitait. Sa réponse languissait.

« Mais envoyez les bulletins, dis-je, rue…

— Pardon, m’interrompit brusquement Balzac, pardon. »

Je m’aperçus de ma gaucherie, Balzac n’approuvait pas que je révélasse, même dans la circonstance forcée où il était, l’endroit qu’il habitait. Je me tus.

Le directeur de l’Odéon, dont l’esprit mille fois plus vif que le mien avait déjà mesuré tout l’embarras de Balzac, souriait derrière ses spirituelles lunettes et attendait.

« Voyons, dit-il à Balzac, vous ne tenez pas à ce que les bulletins des répétitions vous soient portés par un garçon de théâtre ?

— Non… et je pense au moyen…

— Consentiriez-vous à ce que je vous les fisse parvenir moi-même par la poste ?

— Oui… par la poste… mais c’est vous causer bien de la peine… Si un autre moyen…

— J’aurais été seul à connaître votre demeure… mais je vois, dit Lireux en essuyant les verres de ses lunettes avec un coin de la nappe, que ce n’est pas tout à fait là le moyen de votre goût ; cherchons-en un autre… s’il y en a un autre, murmura Lireux. »

Je me permis de dire : « Si l’on pouvait élever un oiseau qui partirait tous les matins de la maison de Balzac et viendrait prendre dans son bec le bulletin chez le concierge de l’Odéon, on aurait, je crois, vaincu la difficulté. Seulement il faut trouver cet oiseau.

— Voilà bien comme vous êtes ! dit Balzac, vous plaisantez avec les situations les plus difficiles de la vie. »

Lireux continuait à éclaircir les verres de ses lunettes.

« Ne peut-on pas se rendre aux répétitions sans l’avertissement du bulletin ? demanda Balzac, de plus en plus obstiné à ne pas donner son adresse.

— C’est impraticable ! On répète un jour, on ne répète pas l’autre ; la veille on a mis la répétition à onze heures, le lendemain elle est pour midi. Votre temps se perdrait en courses inutiles.

— Allons ! dit Balzac en soupirant, allons ! il faut en venir là. J’ai un moyen de recevoir vos bulletins.

— Et ce moyen ? dit Lireux, en replaçant précipitamment ses lunettes.

— Avez-vous un garçon de théâtre intelligent ?

— C’est un ancien garde du commerce.

— Diable ! trop intelligent !

— Je plaisante, reprit Lireux, c’est un employé sur lequel on peut compter.

— Ce mot compter, s’écria Balzac en riant, et en riant au point de faire partir tous les boutons à la vérité toujours si mal cousus de son gilet, ce mot compter vient ici comme mars en carême.

— Pourquoi ? demandai-je à Balzac.

— C’est que… ce garçon sur lequel on peut compter, sait-il compter ? s’informa Balzac auprès de Lireux.

— Il sait compter.

— Eh bien ! voici ce qu’il aura à faire. Daignez m’écouter. Muni de mon bulletin de répétition, il se rendra chaque matin aux Champs-Élysées.

— Aux Champs-Élysées, répéta Lireux.

— Quand il sera arrivé au rond-point de la fontaine…

— Très-bien ! au rond-point de la fontaine, répéta encore Lireux.

— Il se dirigera, poursuivit Balzac, vers l’arc de l’Étoile, et au vingtième arbre à sa gauche il verra un homme qui fera semblant de chercher un merle dans les branches.

— Un merle ? s’écria Lireux.

— Un merle ou tout autre oiseau.

— Tiens ! mon oiseau qui revient !

— Je vous en prie, laissez-moi achever. Votre garçon de théâtre s’approchera de cet homme et lui dira : Je l’ai ! Cet homme lui répondra : Puisque vous l’avez, qu’attendez-vous ? Sur cette réponse, votre garçon lui donnera le bulletin de répétition et il s’en ira sans regarder derrière lui. Le reste est mon affaire. »

Lireux ne vit aucune objection à faire à cette étrange manière d’envoyer et de recevoir un bulletin de répétition. « J’ai affaire à Ferragus, auteur dramatique. » Il se borna à dire à Balzac : « Il est bien convenu pourtant, cher monsieur de Balzac, que si dans la nuit la foudre dévorait le vingtième arbre des Champs-Élysées, après la fontaine, c’est au vingt et unième que votre homme attendrait le mien.

Les choses furent ainsi réglées touchant l’envoi des bulletins de répétition de Quinola : mais il est probable qu’elles furent plus tard modifiées dans un sens moins excentrique et un peu plus en harmonie avec les traditions domestiques des théâtres.

Lorsque cet incident eut été vidé, comme on dit au barreau, Balzac, plus à l’aise pour traiter les autres questions qui se rattachaient à ses intérêts, reprit ainsi :

« Vous ne supposez pas, cher monsieur Lireux, que j’aborde de nouveau le théâtre pour me traîner mesquinement dans les voies battues du passé : j’y viens pour innover en tout et pour tout.

— C’est bien ainsi que je l’entends, répondit Lireux, et vous voyez en moi celui qui ne restera pas en arrière si vous marchez. »

Balzac dit alors :

« Premier chapitre des réformes que j’apporte. Je ne veux pas des claqueurs. Je les exécrai à Vautrin, mais je les ai subis pour complaire à l’aveugle routine d’Harel, lié par mille liens d’amitié et de papiers timbrés avec Porcher, — mais je les bannis à Quinola, bannis à perpétuité.

— Pourtant le parterre de l’Odéon, pépinière tumultueuse d’étudiants, aux premières représentations a besoin d’un paratonnerre intelligent qui s’élève au milieu des orages pour détourner la foudre ou la diriger. Ce paratonnerre…

— Je vous vois venir : ce paratonnerre, c’est la claque.

— Mais…

— Je connais la comparaison ; elle me plaît même à l’état de seconde édition ; mais, à la première représentation de mes pièces, je déclare solennellement ne plus vouloir de claqueurs. C’est à prendre ou à laisser. Quinola est à cette condition.

— Puisqu’il en est ainsi, poursuivit Lireux en raffermissant les branches de ses lunettes au-dessus de ses oreilles, puisque vous me parlez avec cette conviction si résolue, aucune considération ne me gêne plus. Franchise pour franchise. Mon indignation s’éveille à la vôtre ! Oui, vous avez raison, monsieur de Balzac ; la claque est la lèpre des théâtres, la maladie honteuse que les hommes comme vous ont mission non pas de pallier, mais, de brûler. C’est bien, c’est d’une âme hardie et honnête ce que vous allez tenter là ; c’est d’une âme…

— Pardon, monsieur Lireux, interrompit Balzac d'un ton de voix qui était déjà une note comique en passant sur les cordes métalliques du charmant directeur du second Théâtre-Français ; pardon, monsieur Lireux, je ne demande pas l'expulsion de la claque parce qu'elle me semble, comme à vous, une institution immorale, mais tout simplement parce qu'elle occupe de la place au parterre, et que la place qu’elle occupe ne rapporte rien.

— Ah ! très-bien, fit Lireux dont l’indignation rentra jusqu’au manche dans la gaîne d’où il l’avait trop tôt sortie. Ah ! très-bien ! très-bien ! J’avais mal compris, c’est une question d’intérêt pour vous ; une pure question d’intérêt.

— Une question d’argent ! Que traitons-nous ici ? une affaire.

— Sans doute, une affaire.

— Parlons donc affaire, monsieur Lireux.

— Je vous écoute, monsieur de Balzac. — Quel gaillard ! disaient les deux verres mystérieux des lunettes de Lireux ; quel gaillard !

— D’abord, et il est bon de vous en prévenir, je veux toute la salle pendant les trois premières représentations de Quinola.

— Il recommence Vautrin, dis-je tout bas à Lireux.

— J’en ai peur, me répondit pareillement tout bas Lireux, qui fit cette réponse à Balzac : — Mais alors qu’aurai-je, moi ?

— La moitié dans les bénéfices, qui seront énormes, incalculables ! »

Lireux réfléchit.

« J’accepte cette condition, dit-il après quelques secondes.

— Maintenant, de l’ensemble passons aux détails.

— Passons aux détails. »

Le garçon du restaurant apporta d’autres bougies : il se faisait tard dans la nuit.

« Nommez-moi les places du théâtre par leurs qualifications spéciales et techniques, poursuivit Balzac, et moi je vous dirai à mesure les spectateurs que je prétends y mettre de mon droit de fermier général de toute la salle.

— Vous y mettrez, je pense, dit Lireux à son tour, les spectateurs qui auront payé leurs billets à la porte.

— Il n’y a plus de porte ! répliqua Balzac avec un geste à la Frédérick Lemaître, dont la mimique le poursuivit longtemps.

— Comment, il n’y a plus de porte ! »

Lireux ne savait plus trop ce que cela voulait dire.

« Je veux dire que les billets seront pris chez moi, et non, comme cela se pratique, aux bureaux de votre théâtre. On les ouvrira pour la forme, mais voilà tout. Ainsi ne vous noyez pas dans ces détails oiseux, et veuillez, comme je vous en ai déjà prié, me désigner hiérarchiquement les places de votre théâtre. Vous allez connaître dans quel but je sollicite de votre complaisance ces dénombrements.

— Le parterre ! dit alors Lireux.

— Très-bien, vous m’avez compris. — Eh bien ! au parterre je ne veux que des chevaliers de Saint-Louis. Prenez note. »

L’étonnement en valait la peine.

« Comment dites-vous ? se fit répéter Lireux transfiguré.

— Je dis que je ne veux au parterre que des chevaliers de Saint-Louis à la première représentation de Quinola.

— Des chevaliers de Saint-Louis ! redit Lireux.

— Et tués, ajoutai-je, au siége de Malte en 1712. »

Lireux éteignit immédiatement ma plaisanterie sous ces paroles d’approbation dignes et bien senties : — il avait enfin soupesé l’homme. —

« Vous n’aurez au parterre, à votre première représentation, monsieur de Balzac, que des chevaliers de Saint-Louis. Seulement, vous vous chargez de les trouver.

— Je m’en charge. Continuez à me désigner les places, je vous prie.

— Orchestre ! dit Lireux.

— À l’orchestre, les pairs de France. Je ne veux à l’orchestre que des pairs de France.

— Mais l’orchestre, monsieur de Balzac, ne les contiendra pas tous ?

— Ils se tiendront debout dans les couloirs.

— Loges d’avant-scène !…

— La cour aux loges d’avant-scène.

— Avant-scène des premières, continua Lireux.

— Les ambassadeurs et les plénipotentiaires aux avant-scène, dit Balzac. »

Lireux poursuivit son dénombrement.

« Baignoires découvertes des premières !

— Là, les femmes des ambassadeurs.

— Secondes galeries ! cria Lireux.

— Les députés et les grands fonctionnaires de l’État aux secondes galeries, répliqua Balzac.

— Troisièmes galeries !

— La haute finance : achevez, monsieur Lireux.

— Quatrièmes galeries !

— Une bourgeoisie riche et choisie, acheva de Balzac.

— Oui, mais les journalistes, demanda Lireux en se ravisant, où les placerez-vous ?

— Ils payeront leurs places… s’il en reste ; et il n’en restera pas.

— Je crains, balbutia Lireux, que si vous négligez d’envoyer aux journalistes les loges qu’ils sont dans l’habitude immémoriale d’occuper…

— Encore une fois, pardon, monsieur Lireux, mais j’en ai fini depuis longtemps et fini pour toujours avec les journalistes ; c’est entre nous une guerre de sauvages : ils veulent me scalper à la manière des Mohicans, et moi je veux boire dans leur crâne à la manière des Muscogulges. »

Lireux retira ses journalistes.

Le traité fut ratifié vers minuit de part et d’autre : les trois premières représentations de Quinola appartiendraient à Balzac, qui aurait également le droit de vendre à qui il voudrait et à tel prix qui lui conviendrait les mille ou douze cents places dont se composait alors la belle et ennuyeuse salle de l’Odéon.

Peu de jours après ce dîner chez Risbeck, les répétitions de Quinola commencèrent, travail préparatoire auquel Balzac assista régulièrement, moins pour enseigner aux acteurs comment il souhaitait être interprété que pour refaire aujourd’hui une phrase de sa comédie, demain une scène, après-demain tout un acte ; travail qu’il compliquait encore en transportant ces innombrables corrections et modifications, non-seulement comme nous le pratiquons tous sur le manuscrit d’auteur et sur celui du souffleur, mais encore sur la pièce même imprimée. Un éclaircissement est ici indispensable. Balzac faisait toujours imprimer ses ouvrages dramatiques avant la représentation, soit que par là il fût plus près d’un marché avec l’éditeur, soit, et ceci est plus vraisemblable, qu’il eût l’habitude de ne bien apercevoir les fautes et les imperfections de l’œuvre que sur l’œuvre même imprimée. Or, cette triple besogne d’auteur, de correcteur et de répétiteur le mettait, on l’admettra, dans l’impossibilité radicale de soigner, même faiblement, la mise en scène d’une pièce. Il allait, venait, suait, se démenait sans que jamais son attention se portât essentiellement sur les répétitions. Si maintenant vous ajoutez à cette agitation perpétuelle du corps et de l’esprit l’agitation autrement forte et exceptionnelle qu’il s’imposa, en prétendant placer lui-même et lui seul mille ou douze cents places, vous arriverez peut-être à avoir une idée exacte, — et alors vous l’aurez effrayante, — de Balzac auteur dramatique, de Balzac auteur des Ressources de Quinola.

Il est temps d’appeler l’attention du lecteur sur les particularités, déjà effleurées dans le chapitre sur la représentation de Vautrin, qui marquèrent la fameuse vente des billets avant la représentation de Quinola et le jour de la première représentation.

Non-seulement Balzac se fit le fermier et le vendeur de ces billets, mais il ne recula pas devant la pensée d’en être l’agioteur ; et ceci non par avidité, mais par bizarrerie, surtout pour obéir à l’orgueilleux besoin chez lui de se passer d’un entrepreneur, de fouler aux pieds l’homme éternellement placé entre le producteur et l’acheteur, sentiment honorable, mais hasardeux.

Se présentait-on pour acheter une loge de première galerie, il répondait derrière sa grille : « Trop tard ! trop tard ! La dernière a été vendue à la princesse Augustina-Augustini de Modène. — Mais, monsieur de Balzac, nous y mettrions un prix fou… — Quand ce prix serait fou furieux, vous n’auriez pas davantage de loge de première galerie puisqu’il n’y en a plus. » Et l’on se retirait sans avoir cette loge. Ce jeu-là réussit pendant les premiers jours de la mise en vente ; on paya très-cher pour avoir très-difficilement une place. Mais les jours suivants les désirs se calmèrent, tout se calme dans ce monde ; on se lasse même de la difficulté ; on se lassa, et Balzac, pendant la semaine voisine de la première représentation, fut très-heureux, de vendre, au prix du théâtre, ce qu’il avait d’abord rêvé de vendre à des prix fabuleux, exagérés par sa puissante fantaisie.

Que devinrent, dans cette furieuse mêlée de places vendues, revendues, promises ou restées, et sous lesquelles les prétentions de Balzac furent à peu près anéanties, que devinrent, — demandons-nous, — les chevaliers de Saint-Louis, les pairs de France, les hauts financiers et la bourgeoisie choisie ? Cherchons-les : peut-être les retrouverons-nous à la première représentation des Ressources de Quinola.

Quelques heures avant cette première représentation, la veille seulement de ce grand jour, voilà que Balzac, revenant sur ses intentions en apparence si fièrement arrêtées, oubliant sa haine furibonde contre les claqueurs, veut, demande, exige à tout prix des claqueurs. Que s’était-il donc passé dans sa tête ? Heureusement Lireux ne perdait jamais la sienne.

Sur ce désir in extremis de Balzac, faible à la dernière heure, le directeur de l’Odéon appela dans son cabinet le chef des claqueurs, et lui fit part des intentions de l’auteur, mieux avisé. En recevant cette communication, M. Dupont (c’était le nom de cet étrange chef) se redressa de toute la hauteur monumentale de son amour-propre primitivement froissé par Balzac, si dédaigneux d’abord à l’endroit de son importance et de ses services, et il objecta au directeur de l’Odéon qu’il n’était plus en mesure, qu’il était trop tard pour organiser sa bande. M. de Balzac, continua-t-il, n’avait qu’à ne pas se montrer si fier, si délicat, lorsque je me suis offert pour soutenir, comme d’usage, son drame de Quinola devant le difficile public qui l’attend. On ne se jouait pas si légèrement d’un homme comme lui, poursuivit-il ; on ne se mettait pas avec tant de présomption au-dessus des usages du théâtre et des plus vénérables traditions. Dupont fit mine de se retirer après ce débordement d’amertume.

Un bras amical l’arrêta doucement au seuil de la sortie et le ramena.

« Voyons, mon cher Dupont, lui dit Lireux, mettez-vous vous-même, je vous en prie, au-dessus de ces manques d’égards, tout à fait sans importance, croyez-moi, venant d’un auteur novice encore dans la carrière dramatique, carrière dont vous gardez avec tant de dignité les nobles avenues. D’ailleurs, du moment où M. de Balzac avoue ses torts, et c’est largement les avouer, convenez-en, que de revenir à vous par mon entreprise directoriale, vous seriez dur, vous seriez blâmable, de demeurer en arrière de ce mouvement de générosité. M. de Balzac vous tend la main, faites se rencontrer bruyamment les vôtres pour l’applaudir. Vengez-vous en vous créant le droit magnifique de pouvoir vous dire demain à minuit, quand la salle menacera de s’abîmer sous le poids des bravos : « C’est à moi, à moi seul, que M. de Balzac, l’auteur de tant de chefs-d’œuvre, doit cet immense succès, le premier qu’il remporte au théâtre. » Dupont, continua Lireux, ce Pindare de l’ironie, Dupont, on vous appelle, vous et les vôtres, les Romains, les Chevaliers du lustre. Justifiez au sérieux ces qualifications inéquitablement dérisoires. Soyez demain soir Chevaliers par le dévouement et Romains par la victoire. »

Lireux s’arrêta : la chaleur de l’émotion voilait le cristal de ses lunettes et la pureté de son organe.

Dupont était entraîné. Il s’écria :

« Combien M. de Balzac veut-il avoir d’hommes demain soir à sa première ?

— Cent.

— Cent ! dites-vous, M. Lireux, cent !

— Cent ! répéta le directeur avec fermeté.

— Mais c’est là une armée ! Cent claqueurs ! M. de Balzac demande cent claqueurs, lui qui n’en voulait pas du tout, pas un seul ! le mois passé, la semaine passée, hier même. Cent !

— Laissons tous les passés, mon brave Dupont. Avez-vous cent hommes de fer et de bronze sur lesquels on puisse compter ?

— Mais…

— Mais oui !

— Mais non !

— Réfléchissez, Dupont ! Si vous refusez à Balzac ses cent claqueurs, vous allez le réduire, je vous en avertis, à aller les demander à Vacher, à Porcher, à Souton, à vos plus implacables rivaux, rivaux qui considéreront comme une bonne fortune, n’en doutez pas, l’occasion, la plus superbe occasion, de vous supplanter chez vous, sur votre banquette, sous votre lustre. Réfléchissez ! »

L’orgueil de Dupont, piqué au talon, se réveilla une seconde fois à la menace de voir Balzac allant porter sa demande de cent claqueurs à d’autres chefs de claque que celui de l’Odéon.

Ce cri décisif partit des lèvres de Dupont :

« M. de Balzac aura demain ses cent claqueurs !

— Bravo, Dupont ! Je savais bien, moi…

— Ils seront à leur poste demain soir avant le lever du rideau.

— Et vous à leur tête ?

— C’est mon devoir !

— C’est votre honneur !

— Je réponds d’eux.

— Moi de vous et du succès. »

Ce dialogue, à la stature et à la démarche cornéliennes, fut terminé par ces paroles beaucoup moins dramatiques, mais non moins en situation, comme on dit au théâtre :


« Maintenant, M. Lireux, poursuivit Dupont, maintenant il faut que je prenne immédiatement connaissance des passages de la pièce que les applaudissements et les bravos de mes gens doivent faire valoir à la représentation ; besogne, je n’ai pas besoin de vous le dire, qui serait déjà faite depuis longtemps si M. de Balzac ne nous avait exclus des répétitions comme indignes. Il importe, acheva Dupont, de se livrer sans retard à ce grave travail, la première représentation ayant lieu demain[1].

— À cet égard, mon avis est parfaitement le vôtre, répondit le directeur de l’Odéon, qui ouvrit alors un tiroir du secrétaire, et en sortit un manuscrit sale, fripé, éreinté, en haillons, comme sont, du reste, tous les pauvres manuscrits qui ont fait la rude campagne des répétitions,

— Ceci est le manuscrit de Quinola, dit le spirituel directeur à Dupont : nous allons, si vous le voulez bien, marquer ensemble par des signes au crayon les bons endroits ; tâchons qu’il y en ait beaucoup, tâchons qu’ils soient tous bons. »

Ainsi qu’un général qui, la veille d’un combat, déploie et étudie sous sa tente le plan de la bataille qu’il va livrer, Lireux étala le manuscrit de Quinola, et il invita Dupont à noter avec lui ici les endroits dangereux, ceux sur lesquels il était peu prudent de permettre à l’admiration d’appuyer, et ceux d’où la victoire devait s’élancer, ailes déployées, une recette de cinq mille francs dans chaque main.

Après s’être incliné un instant sur le manuscrit de Quinola, le chef de claque de l’Odéon le prit brusquement, le roula, le mit avec autorité sous son bras, et sortit d’un pas majestueux du cabinet du directeur en laissant tomber derrière lui ces mots qui sont demeurés à jamais célèbres dans les traditions théâtrales, et que les échos de l’Odéon ont retenus sous leurs voûtes couvertes de toiles d’araignées : « Je ferai ce travail-là chez moi. »

Le jour de cette première représentation, ou plutôt le soir, est arrivé ; c’est le 19 mars 1842 ! — Le théâtre lointain étincelle ; les municipaux à cheval garnissent la place de l’Odéon ; pénétrons dans la salle. Nous y sommes. Promenons nos regards. Ah ! mon Dieu ! que veut dire ? — Elle est vide ! — Comment, vide ! — Presque vide ! — Où êtes-vous donc, Montjoie et Saint-Denis ! chevaliers de Saint-Louis, pairs de Charlemagne, ambassadeurs, ministres, femmes de ministres et femmes d’ambassadeurs ? Bref ! la salle, répétons-nous, était presque vide.

Si l’on cherche la raison de cette désertion en masse de tous les admirateurs de Balzac à pareil jour, c’est qu’ils s’étaient dit longtemps à l’avance : « On se déchire pour acheter les places de la première représentation de Quinola. On dit partout qu’il n’y en a plus ; on dit même que Balzac a été obligé de refuser une place au duc de Nemours (le bruit en avait réellement couru). À quoi bon songer à prendre un billet ? Résignons-nous ; attendons ; nous irons aux représentations suivantes. » Calcul juste et erroné : Balzac avait dit, il est vrai, qu’il n’y avait plus de places, mais il y en avait toujours eu ; il y en avait plus que jamais, surtout le jour de la première de Quinola.

Mais le rideau est levé, la pièce commence.

Bien fait, intéressant, coloré, rapide surtout, le premier acte des Ressources de Quinola alla bien, très-bien ; il courut sans entorse jusqu’à la fin ; mais les autres actes, grand Dieu ! quel bruit ! quelle hilarité du haut en bas de la salle ! quelle fiévreuse gaieté au parterre, où les claqueurs, appelés trop tard, agissent tout de travers et sont d’ailleurs écrasés par les ennemis de la pièce ! Signe d’une détresse grave et dont une soirée ne se relève pas, les imitations de voix d’animaux eurent lieu. On n’entendait plus les acteurs, mais on entendait, en revanche, les aboiements du chien, celui du roquet qu’on écrase, le glapissement du coq, le braiment de l’âne, le hennissement du cheval. La principale actrice, mademoiselle Héléna Gaussin, ne sut pas attendrir ces barbares. Se trompant toutefois sur le caractère de sa disgrâce, elle dit, dans son trouble, en rentrant dans les coulisses, au directeur : « Vous avez vu, monsieur Lireux, comme je les ai empoignés ! — Ah ! madame, il vous le rendent bien ! » lui répondit le caustique directeur de l’Odéon.

Qu’était devenu Balzac pendant la bataille qui se livrait pour lui ? Plus de Balzac ! avait-il pris la figure d’un chevalier de Saint-Louis ? était-il monté en voiture pour regagner la rue Basse ou les Jardies ?

En attendant que nous l’ayons retrouvé, nous allons donner l’analyse fort partiale, mais bien faite, des Ressources de Quinola, par une main habile à manier la critique. Cette appréciation complétera le tableau rétrospectif d’un des plus curieux événements littéraires de l’époque illustrée par un de nos beaux génies contemporains. Il convient de montrer le côté de la lumière et le côté de l’ombre en apportant la grande personnalité de Balzac au seuil de la postérité.


« Il est question d’abord[2] (ceci forme le sujet de la pièce) d’un inventeur méconnu, d’un mécanicien, qui, sous Philippe II, comprend les forces de la vapeur, et veut, malgré l’Inquisition, doter son siècle de cette découverte plus importante que celle de Galilée. Alphonse Fontanarès est pauvre ; il n’a pour appui qu’un valet, Quinola. Camoens avait le nègre Antonio qui mendiait pour lui. Mais le valet de Fontanarès ne mendie pas, fi donc ! C’est un fripon dans le goût des Mascarille, des Labranche, des Gil-Blas, des Lazarille de Tormès, des Figaro, qui a tout de ces honnêtes gens, excepté l’esprit. Quinola s’est attaché à Fontanarès. Il fait vivre son maître des produits de son industrie. Quinola parvient jusqu’au roi, auquel il explique fort longuement que son maître a trouvé le moyen de faire aller les vaisseaux sans voiles ni rames, plus vite que le vent et contre le vent. Le roi jure que si Fontanarès met à exécution son projet, il le fera grand d’Espagne et duc de Neptunado. Que dites-vous de Neptunado ? On tire Fontanarès des cachots de l’Inquisition ; on l’envoie à Barcelone pour faire son expérience sur un vaisseau de l’État. Si Fontanarès ne réussit pas, il y va de sa tête.

« À Barcelone, Fontanarès retrouve une jeune fille qu’il aime ; mais le roi, et cela n’est guère généreux de sa part, n’a pas même agi avec cet inventeur comme notre gouvernement constitutionnel avec M. Mulot pour son puits de Grenelle. Fontanarès se voit bientôt poursuivi et traqué par la meute des créanciers. Quinola passe son temps à les éconduire, mais les valets de don Juan savent beaucoup mieux leur affaire que ce Quinola. Son génie ne s’élève, en effet, qu’à la hauteur de parades, d’arlequinades, dignes tout au plus de Bobêche et de Galimafrée. Une courtisane, Faustina Brancadori, a entrevu du haut de son balcon Alphonse Fontanarès ; elle s’est éprise de lui aussitôt. Quinola et un compagnon de son espèce qu’il a retrouvé, Monopodio, échappé comme lui des galères de Tunis, jugent à propos de tirer parti de l’amour insensé de la courtisane, maîtresse du vice-roi. Quinola s’aperçoit bientôt que la courtisane lui causera plus de mal que de bien. En effet, lorsqu’elle sait que Fontanarès aime une autre femme, et le maladroit Quinola le lui apprend lui-même, elle cherche à nuire aux projets de l’homme de génie afin de le ruiner, de le réduire au désespoir, et de se présenter ensuite à lui comme un ange consolateur. Elle encourage même l’amour d’un secrétaire du vice-roi, nommé Sarpi, pour sa rivale.

« Il serait presque inutile de dire, si nous ne voulions tout raconter, que Marie, la jeune fille aimée de Fontanarès, qui l’aime, lui a donné ses bijoux, ses diamants, pour qu’il mène à bonne fin son entreprise ; Fontanarès est accusé de les avoir volés. Quinola en est bien capable, mais il n’a pas commis le crime. Marie se dévoue ; elle vient faire l’aveu de ses dons. Fontanarès poursuivi d’un autre côté par Sarpi, qui réclame la promesse faite au roi de construire un vaisseau qui aille sans voiles ni rames ; Fontanarès demande, suivant son habitude, quelques mois de répit. Pour combler ses infortunes, on lui adjoint en qualité de collaborateur un faux savant, un âne bâté, un Pancrace, un Marphurius, un de ces personnages dont Molière a épuisé le comique. Fontanarès, irrité, fait sauter son vaisseau au moment où il entend proclamer le nom de son indigne collaborateur. Et voilà comment la vapeur n’a été révélée que de notre temps. Fontanarès reste en présence de la courtisane et du valet fripon. Sont-ce là les seuls soutiens du génie ? Si en effet l’auteur avait un but quelconque en écrivant sa pièce, ce serait la seule moralité qui nous paraîtrait pouvoir en résulter.

« Cette prétendue comédie, d’un genre inqualifiable, ne se montre aucune idée dramatique, aucune intention de scène, où l’auteur a cru imiter Caldéron et Lope de Vega, en n’empruntant que le décousu du théâtre dans son enfance, où l’esprit, qui fait presque partout défaut, n’est remplacé que par d’étranges antithèses, des termes d’argot, de révoltants anachronismes ou des calembours que M. de Bièvre lui-même eût rejetés, a échoué au milieu de rires continuels. Comment tenir son sérieux devant un coq-à-l’âne en cinq actes, avec prologue et tableaux ? Comment approuver des plaisanteries bonnes tout au plus pour amuser des rapins d’atelier ? Quel charme, par exemple, trouver à ces sortes de jeux de mots : « — Cet homme entend mieux la mécanique de l’amour que l’amour de la mécanique. — Vous êtes logé à l’enseigne du soleil d’or, est-ce une raison pour éteindre celui de mon petit-fils ? — J’irai le voir donner la bénédiction par les pieds (il est question d’un homme qu’on doit pendre[3]) ! — J’en suis à la solution de mon problème, s’écrie l’inventeur ; — et moi à la solution de continuité de mon pourpoint, reprend le valet. — La haine n’est pas le contraire de l’amour, c’en est l’envers. — La perle de mon repentir s’échappe de mes yeux. — Il y a des situations où le cœur se brise ou se bronze ; vous m’avez bronzé. »

« Nous n’avons pas le courage de continuer ces citations burlesques.

« En vain M. de Balzac avait donné à un public de son choix (à un prix très-élevé), la plus grande partie de la salle ; le sentiment général a protesté au nom de la littérature offensée par un de ses membres les plus éminents. Si cette chute est une disgrâce pour l’auteur, ce sera pour le théâtre un succès de curiosité. »

Je répète avec intention que ce jugement précipité sur la comédie de Balzac est d’une sévérité excessive, et je n’en veux pour preuve que l’opinion sur le même ouvrage d’un autre critique dont la douceur et la courtoisie n’étaient pas le défaut ordinaire. M. Rolle, rédacteur chargé alors dans le National du compte-rendu des théâtres, s’exprimait ainsi sur les Ressources de Quinola :


« M. de Balzac avait rencontré le sujet d’un beau drame, malheureusement, soit fantaisie, soit négligence, il a passé plutôt à côté de l’idée qu’il n’y est entré résolûment pour en exploiter toutes les richesses. L’Odéon est le théâtre des représentations tumultueuses ; mais jamais ce terrible champ de bataille n’avait offert un tel assemblage d’exclamations et de cris confus : le parterre, véritable tirailleur, s’embusquait derrière les substantifs et les verbes pour mitrailler la pièce et les acteurs. Cependant tous ces braves blessés ont combattu jusqu’au bout avec un courage digne d’éloges et de pitié ; souvent la comédie se faisait jour par de vives sorties et par des canonnades bourrées d’esprit et d’originalité : on aurait dit qu’elle allait mettre l’ennemi en fuite et rester maîtresse du terrain, toute sanglante et démantelée.

« Mais laissons à d’autres le plaisir inhumain d’agrandir la blessure de Quinola et de danser en ricanant sur ses plaies ; c’est là une joie facile et cruelle que nous ne partagerons pas. Il y a de grandes erreurs et de grandes fautes dans la pièce, mais il y a aussi des traits comiques, spirituels et quelquefois profonds que je souhaite à certains feuilletons qui se préparent à l’insulter avec la plus charmante gaieté et la plus agréable fureur. »


Nous aurons eu, avec tous les incidents de ce grand événement dramatique, toutes les pièces qui s’y rattachent, quand nous aurons découpé dans la docte et touchante préface de Quinola les lignes de douleur et d’amertume tracées de la main émue de M. de Balzac, amertume et douleur nées de cet ouvrage et de cette redoutable représentation.


« Un jour viendra, dit-il, que cette pièce servira de bélier pour battre en brèche une pièce nouvelle, comme on a pris tous mes livres, et même ma pièce intitulée Vautrin, pour en accabler les Ressources de Quinola.

« On ferait plusieurs volumes, poursuit-il, avec les lamentations des critiques qui, depuis bientôt vingt ans, demandaient des comédies dans la forme italienne, espagnole ou anglaise : on en essaye une, et tous aiment mieux oublier ce qu’ils ont dit depuis vingt ans plutôt que de manquer à étouffer un homme assez hardi pour s’aventurer dans une voie si féconde, et que son ancienneté rend aujourd’hui presque nouvelle.

« En produisant une œuvre faite avec toutes les liberté des vieux théâtres français et espagnol, l’auteur s’est permis une tentative appelée par les vœux de plus d’un organe de l’opinion publique et de tous ceux qui assistent aux premières représentations : il a voulu convoquer un vrai public et faire représenter la pièce devant une salle pleine de spectateurs payants. L’insuccès de cette épreuve a été si bien constaté par tous les journaux que la nécessité des claqueurs en reste à jamais démontrée. L’auteur était entre ce dilemme que lui posaient des personnes expertes en cette matière : introduire douze cents spectateurs non payants, le succès ainsi obtenu sera nié ; faire payer leurs places à douze cents spectateurs, c’est rendre le succès presque impossible. L’auteur a préféré le péril. Telle est la raison de cette première représentation où tant de personnes ont été mécontentes d’avoir été élevées à la dignité de juges indépendants.

Sans que l’auteur eût rien fait pour obtenir de telles promesses, quelques personnes avaient d’avance accordé leurs encouragements à sa tentative, et ceux-là se sont montrés plus injurieux que critiques ; mais l’auteur regarde de tels mécomptes comme les plus grands bonheurs qui puissent lui arriver, car on gagne de l’expérience en perdant de faux amis. Aussi est-ce autant un plaisir qu’un devoir pour lui que de remercier publiquement les personnes qui lui sont restées fidèles comme M. Léon Gozlan, envers lequel il a contracté une dette de reconnaissance ; comme M. Victor Hugo, qui a pour ainsi dire protesté contre le public de la première représentation en revenant voir la pièce à la seconde ; comme M. de Lamartine et madame de Girardin, qui ont maintenu leur premier jugement malgré l’irritation générale. De telles approbations consoleraient d’une chute. »

Nous n’avons pas besoin de faire ressortir tout ce qu’il y a d’amertume épaisse dans les divers passages qu’on vient de lire : on serait sur le point, à vingt ans de distance, de se sentir indigné et attendri. Qu’une émotion moins pénible nous préoccupe en pensant à ce mort illustre ! Balzac ne resta pas longtemps étourdi par la secousse brutale de cette chute faite d’une hauteur de cinq actes ; en voulez-vous la preuve bien vraie et bien consolante ?


Savez-vous comment, dans quel état on trouva Balzac — car on finit par le trouver — à minuit et demi, après la représentation de Quinola ? On le trouva endormi et ronflant au fond d’une loge. Il dormait ! On eut toutes les peines du monde à le réveiller et à le faire monter dans le fiacre qui le ramena chez lui.


Un dernier mot sur cette étrange pièce, un mot, qui est pour nous qui allons l’écrire, la cristallisation solide de notre jugement consciencieux. Si une main amie et autorisée la débarrassait par-ci par-là de quelques phrases peut-être dangereuses, elle aurait, nous en sommes sûr, à une reprise qui serait une résurrection, un succès au moins aussi grand que celui de Mercadet, et elle prendrait place glorieusement et à toujours à côté de la grande comédie de Lesage, dont elle a la maéstrie, les allures franches et la forte saveur castillane.



  1. C’est toujours aux dernières répétitions que le chef de claque, placé avec ses lieutenants au centre obscur et silencieux du parterre, arrête avec eux les endroits de la pièce où leurs applaudissements provocateurs doivent se produire et éclater.
  2. Hippolyte Lucas, 21 mars 1842.
  3. Nous ne discuterons pas avec M. Hippolyte Lucas sur le choix plus ou moins sévère de toutes ces locutions ; il est plus que probable, d’ailleurs, que nous ne serions pas d’accord avec lui. Nous nous bornerons à lui faire observer que cette phrase : J’irai le voir donner la bénédiction par les pieds, n’est pas une extravagance de langage aussi criante qu’il le suppose : c’est un vieux proverbe français dont voici le texte entier : C’est un évêque des champs ; il donne la bénédiction avec les pieds. On le trouve dans Rabelais et dans les meilleurs écrivains du seizième siècle.