Balzac et Madame de Berny

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Balzac et Madame de Berny
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 580-632).
BALZAC ET MADAME DE BERNY
UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

Une série de lettres ou brouillons de lettres, échappée à la destruction, épave de la correspondance amoureuse de Balzac et de Mme de Berny, la Dilecta, va être publiée ici pour la première fois. Il nous semble opportun de rappeler, auparavant, à grands traits, l’histoire de cette admirable amie du romancier, et tout d’abord l’histoire de la découverte si curieuse qui nous a révélé son exacte personnalité : comment une rencontre fortuite, patiemment et ingénieusement exploitée, la fit sortir des ténèbres.


Lorsque parut, dans le Journal du lundi 25 février 1901, le quatrième article d’une série intitulée : Balzac imprimeur, le grand Vicomte des Balzaciens, celui qui savait tout de Balzac, le vicomte Charles de Spœlberch de Lovenjoul, saisit aussitôt sa plume pour écrire à M. Gabriel Hanotaux cette lettre enthousiaste :

Ah! cher ami, que votre quatrième article madone transporté! Vous m’avez appris là ce que je cherchais depuis trente ans! Cette fois, nous la tenons, et l’amoncellement d’erreurs, de nuages, de légendes qui entouraient la dame, s’est évanoui pour toujours. A la lettre, j’ai bu votre encre par les yeux, et je vous réponds que pas un de vos lecteurs n’aura savouré aussi profondément que moi, ni ne se sera aussi gloutonnement gavé du régal unique que vous avez servi là aux Balzaciens...

La dame que des mains pieuses et habiles venaient de dégager des nuages et des légendes qui obscurcissaient son tendre visage n’était autre que la Dilecta de Balzac, cette Dilecta de l’épigraphe de Louis Lambert : « Dilectæ dicatum et nunc et semper (1822-1832), » cette Dilecta dont l’empreinte fut si profonde sur l’esprit de Balzac, que, jusqu’en ses lettres d’amour à Mme Hanska, il ne pouvait se défendre de la proposer inlassablement à sa lointaine fiancée de l’Ukraine comme un modèle presque inimitable. Et rien, certes, n’est plus émouvant que cette tentative acharnée de Balzac s’obstinant à vouloir réincarner dans la personne de la jeune Etrangère l’âme de cette Dilecta vieillissante alors et presque mourante. Cette femme fut, en vérité, son premier, son plus grand, son unique amour, et la Pauline de la Peau de chagrin, la Pauline de Louis Lambert, Mme de Mortsauf du Lys dans la vallée, n’en sont que de pâles images. L’amante inégalable venait de surgir des ombres qui l’enveloppaient et sa résurrection enivrait de joie le vicomte de Lovenjoul.

Elle était obscurément ensevelie au fond d’un rébarbatif dossier de notaire, en quelques lignes, bien juridiques, où son nom de femme était précédé, suivant les coutumes légales, de ses prénoms et nom de fille. La copie de ce dossier fut apportée à M. Hanotaux, à la fin de quelque journée de travail, par son ami et collaborateur très cher, M. Georges Vicaire, et les deux balzaciens se réjouirent en pensant au beau document qu’ils avaient là : un contrat de société par lequel Balzac, n’ayant rien tiré de bon de son imprimerie, voulait essayer de rétablir ses affaires en s’associant avec Jean-François Laurent, fondeur de caractères, par acte du 3 février 1828. C’était vraiment une belle pièce et dont les deux amis, soucieux de précisions, pensaient tirer grand profil, pour les études qu’ils avaient entreprises en commun sur Balzac imprimeur. Ils lurent :

Entre les soussignés Jean-François Laurent, fondeur en caractères, demeurant à Paris, rue des Marais Saint-Germain, n° 17, d’une part, et Honoré Balzac, imprimeur en caractères, même demeure, d’autre part, et encore Mme Louise, Antoinette, Laure Hinner, stipulant au nom et comme fondée de procuration de M. Etienne, Charles, Gabriel de Berny, son mari, conseiller à la Cour royale de Paris, y demeurant, rue d’Enfer, n° 55...

Et l’acte continuait l’énumération de ses articles, stipulant la commandite de Mme de Berny, la durée et les conditions de la société.

Mais M. Hanotaux n’en acheva que distraitement la lecture. Il pensait à cette Laure-Louise-Antoinette Hinner de Derny qui, mariée, intervenait ainsi pour essayer de sauver Balzac de la ruine. On savait d’elle bien peu de chose: elle avait aimé. Les biographes de Balzac étaient à, peu près muets sur le compte de cette femme que l’on voit tout juste apparaître dans le Balzac que Mme Laure Surville, sœur du romancier, publia en 1858. Le vicomte de Lovenjoul, lui-même, ne la connaissait que confusément et Gabriel Ferry, en lui consacrant quelques pages, en 1888, dans Balzac et ses amies, avouait à ses lecteurs qu’il fallait « laborieusement chercher sa trace dans la Correspondance » et que « la mère, la sœur de Balzac et deux ou trois intimes connurent seuls cette longue liaison. » Théophile Gautier, qui vécut dans l’intimité de Balzac, nous déclare de même, dans la biographie qu’il fit paraître en 1859, ne l’avoir entendu faire allusion qu’une seule fois, dans les termes les plus attendris, à un attachement de sa première jeunesse, « et encore ne lui livra-t-il que le prénom de la personne dont, après tant d’années, le souvenir lui faisait les yeux humides. » Seule Mme Hanska, en qui Balzac voyait l’héritière d’amour de la Dilecta vieillie, avait reçu l’entière révélation de cet incomparable amour, mais sous la forme de la plus grave, de la plus solennelle des confidences:


Pour vous,

Je serais bien injuste si je ne disais pas que de 1823 à 1833 un ange m’a soutenu dans cette horrible guerre [contre l’infortune]. Mme de B[erny], quoique mariée, a été comme un Dieu pour moi. Elle a été une mère, une amie, une famille, un ami, un conseil; elle a fait l’écrivain, elle a consolé le jeune homme, elle a créé le goût, elle a pleuré comme une sœur, elle a ri, elle est venue tous les jours, comme un bienfaisant sommeil, endormir les douleurs. Elle a fait plus; quoique en puissance de mari, elle a trouvé le moyen de me prêter jusqu’à quarante-cinq mille francs, et j’ai rendu les derniers six mille francs en 1836, avec les intérêts à cinq pour cent bien entendu. Mais elle ne m’a jamais parlé de ma dette que peu à peu ; sans elle, certes, je serais mort. Elle a souvent deviné que je n’avais pas mangé depuis quelques jours; elle a pourvu à tout avec une angélique bonté ; elle a encouragé cette fierté qui préserve un homme de toute bassesse!, et qu’aujourd’hui mes ennemis me reprochent comme un sot contentement de moi-même, cette fierté que Boulanger a peut-être poussée à l’excès dans mon portrait.

Aussi, ce souvenir est-il pour beaucoup dans ma vie, il est ineffaçable, car il se mêle à tout. Il n’y a plus chez moi de larmes que pour deux personnes, pour elle qui n’est plus, et pour celle qui est encore, et qui, j’espère, sera toujours. Aussi suis-je inexplicable pour tous, car nul n’a le secret de ma vie, et je ne veux le livrer à personne. Vous l’avez surpris, gardez-le moi bien.


* * *

C’était ce poignant secret qui, après bien des années, se révélait à nouveau, inopinément, surgissant d’un dossier d’imprimeur. « Dans l’encre, écrit M. Hanotaux, nous avons trouvé de l’azur. » En définitive, ce grimoire notarié ne lui avait appris de nouveau que deux choses, et d’un bien mince intérêt, en apparence : le nom de fille et les prénoms de la Dilecta : Laure-Louise-Antoinette Hinner. Mais « le rapprochement de ces deux prénoms, Louise, Antoinette ne peut, ajoute-t-il, passer inaperçu surtout si on se souvient que Paul Lacroix a raconté dans ses Mémoires que Mme de Berny avait dans sa jeunesse assisté à la représentation d’une pièce de Vivant Denon, Point de lendemain, jouée à la cour de Louis XVI. Un souvenir venu, par hasard, sur les lèvres d’un ancien familier de la maison de Berny, M. Moussard, donnait encore quelques précisions a ces indices; Mme de Berny, disait-on, avec une légère erreur, était d’origine autrichienne. On pouvait donc chercher dans l’entourage de Marie-Antoinette. » On chercha, et bientôt on trouva ceci dans les registres de baptême de la paroisse Saint-Louis de Versailles :

L’an mil sept cent soixante-dix-sept, le vingt-quatre mars, Louise-Antoinette-Laure, née hier fille légitime de Philippe-Joseph Hinner musicien ordinaire du Roy et de la chambre de la Reine, et de Marguerite-Émélie Quelpée de Laborde, a été baptisée par nous, prêtre curé de cette paroisse. Le Parein, très haut, très puissant, très illustre Prince Louis Seize, roi de France, et la Mareine, très haute, très puissante, très illustre Princesse, la Reine de France, le Parein représenté par très haut, très puissant seigneur Louis-Sophie-Antoine Duplessis de Richelieu, duc de Fronsac, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du Roy, maréchal des camps et armées de Sa Majesté, noble génois; la Mareine représentée par très haute, très puissante dame Laure-Auguste de Fitz-James, princesse de Chimay et du Saint-Empire romain, grande d’Espagne de la première classe et dame d’honneur de la Reine, lesquels et le père ont signé avec nous. Le duc de Fronsac; Fitz-James, princesse de Chimay; Hinner; Jacob, curé. »

Louise-Antoinette-Laure, la future Mme de Berny, fille de Hinner, un Allemand de Wetzlar, le harpiste préféré de Marie-Antoinette et de Mlle Quelpée de Laborde, femme de chambre de la Reine, entrait donc dans le monde en filleule de Louis XVI et de Marie-Antoinette! Un pair de France et une grande d’Espagne l’avaient tenue sur les fonts baptismaux. Le voile qui couvrait ses origines se soulevait.

Les recherches se poursuivent et la vie de la Dilecta se reconstitue devant nous. Elle a sept ans lorsque son père meurt en 1784 ; trois ans après, sa mère se remarie au chevalier de Jarjayes. « Faut-il insister, demande M. Hanotaux, sur le chevalier de Jarjayes? C’est assurément l’un des personnages du parti royaliste les plus connus pendant la Révolution. Lisez Eckart, Goncourt, Gaulot, Campardon, Lenôtre, Funck-Brentano et notamment l’abbé Allemand et vous connaîtrez par le menu l’histoire du vaillant champion de la Reine, de l’homme qui fit tout pour essayer de la délivrer... » Mme de Jarjayes avait participé à toutes les tentatives de son mari, et en 1793 la Reine avant de mourir envoya à son ancienne femme de chambre, en suprême témoignage d’affection et de reconnaissance, une mèche de ses cheveux et les deux anneaux d’or qui pendaient a ses oreilles. Quels souvenirs pour la jeune Laurel Et l’on pense instinctivement à l’Episode sous la Terreur! Le 8 avril 1793, notre Dilecta épouse à quinze ans et dix mois, en pleine Terreur, celui dont elle devait porter le nom toute sa vie, Gabriel de Berny, jeune homme de vingt-quatre ans, appartenant à une excellente famille. La première année du mariage n’est pas écoulée que jeunes mariés et parents sont jetés en prison et n’en sortent qu’à la chute de Robespierre. De son mariage, Mme de Berny eut neuf enfants, dont peu survécurent, mais sa vie conjugale ne fut pas une vie de bonheur; elle était instruite, intelligente, sentimentale, vraie fille du XVIIIe siècle à son déclin, et M. de Berny, dit-on, capricieux et atrabilaire.

C’est en 1822 qu’elle connut Balzac. Elle avait quarante-cinq ans et venait, avec son mari, conseiller à la Cour royale, et ses enfants, passer l’été en Seine-et-Marne, à Villeparisis.

Dans le même village s’était retiré en 1819, avec sa famille, M. Bernard-François Balzac, ancien directeur des vivres. Honoré, le fils aîné, alors âgé de vingt et un ans, les y avait rejoints en 1820. Après une année de retraite dans sa mansarde de la rue Lesdiguières, il n’avait pu en effet, à la date promise, fournir le chef-d’œuvre que ses parents exigeaient pour lui continuer sa maigre pension: sa tragédie envers de Cromwell avait été jugée détestable. Il regagna donc la maison de Villeparisis où il retrouva sa bonne grand’mère, son père, vieillard original et méthodique, sa mère affairée et nerveuse, ses deux sœurs Laure et Laurence âgées de dix-huit et dix-neuf ans et son jeune frère Henry, un enfant de douze ans. Laure, la sœur préférée, l’Alma-soror, épousa l’année même un ingénieur des Ponts, M. Surville, et s’en fut à Bayeux. Laurence se maria l’année suivante, en 1821.

Balzac s’établit comme il put dans cette nouvelle vie, noircissant du papier, lisant, faisant la classe à son frère et au jeune Alexandre, fils des bons voisins de Berny. Près de deux ans s’écoulèrent : Honoré composait sans trêve d’exécrables romans et continuait à lire pêle-mêle Sterne, Rousseau, Rabelais, Voltaire, le cœur consumé des désirs de la gloire et de l’amour. « La gloire, écrivait-il plus tard, j’en ai été ivre jusqu’à vingt-deux ans. J’en voulais faire un phare pour attirer à moi un ange. Je n’avais rien pour plaire, je me condamnais. » Un jour du printemps de 1822, il surmonta sa timidité, sa peur de la moquerie et par une lettre longuement, péniblement composée, il déclara son amour à celle qu’il adorait en secret, la mère de son petit élève, Mme de Berny. A défaut de la lettre, nous avons les brouillons, griffonnés fiévreusement, raturés, recommencés. Dans l’un d’eux qui n’est, au fond, qu’une « confession » à la Jean-Jacques, Balzac se peint ainsi lui-même:


... Tel je suis et tel je serai toujours, timide à l’excès, amoureux jusqu’au délire, et chaste au point de n’oser dire: j’aime... Je conviens que la dernière chose à laquelle je ressemble, c’est à un amoureux; je n’en ai ni le ton, ni les manières; je n’ai ni grâces ni hardiesse, rien d’agressif ; en un mot, je suis comme ces jeunes filles qui paraissent gauches, sottes, timides, douces et qui cachent sous ce voile un feu qui, une fois qu’il aura franchi les cendres qui le couvrent, dévorera le foyer et la maison, et tout... Au surplus, jamais je ne peindrai mieux mon caractère qu’il n’a été dépeint par un grand homme, Relisez les Confessions et vous l’y trouverez tout au long.

Et comme Jean-Jacques et Mme de Warens, ils s’aimèrent. « Elle était fine, souple, l’air langoureux et volontaire pourtant et le portrait que nous avons d’elle nous frappe par la douceur pressante du regard et le sourire voluptueux des lèvres[1]. » Lui était alors, à son insu, dans tout l’éclat de la plus magnifique jeunesse.

« La figure et le corps n’étaient pas empâtés et alourdis; Balzac ne portait pas encore les cheveux longs; ils étaient coupés courts et se dressaient en touffes épaisses sur un front superbe; il ne portait pas non plus la moustache; le contour de physionomie était d’un galbe extrêmement pur et plein sans rondeur; le double menton s’esquissait à peine; la bouche abondante, fraiche, voluptueuse et mobile disait toutes les ardeurs d’une nature puissante et tendre ; le nez, aux narines frémissantes, dessinait le méplat du bout qui révélait en lui, d’après lui-même, le flair du chien de chasse. Le tout, enfin, était animé, éclairé, enflammé par le magnifique regard de ces yeux bruns, « pailletés d’or, » que toutes les femmes qui l’ont vu ont signalé : regard droit, regard pénétrant, regard sincère, regard gai, regard mutin, regard enchanteur, qui paraîtrait presque féminin, s’il n’était soutenu par la solidité de l’arcade sourcilière et par l’autorité du front. A cet âge, Balzac, qui fut si vite déformé par la vie, était beau, — beau d’une beauté ardente, expansive et rayonnante; c’était un gars noir, au teint coloré, rond, le corps plein, « les mollets énormes, » robuste et bien portant, avec l’éclair de la bonne humeur, le charme du sourire et la Hamme du génie. »[2].


L’année 1822 lui avait apporté l’amour, mais il cherchait toujours la gloire et la richesse. Infatigable, il entassait, sous les pseudonymes de lord R’Hoone (anagramme d’Honoré) et d’Horace de Saint-Aubin, romans sur romans : l’Héritière de Birague, Jean-Louis, Clotilde de Lusignan, le Centenaire, tous exécrables. Les parents s’impatientaient, s’inquiétaient. En 1825, Balzac prend une grande décision : il s’enrichira d’abord et ne reviendra qu’après fortune faite à la littérature. Il se fait éditeur, s’associe à Urbain Canel : ses tentatives d’éditions compactes échouent. Il gagnera donc par l’imprimerie ce que l’édition n’a pu lui donner. La protection de M. de Berny lui facilite l’acquisition d’un brevet d’imprimeur qu’il obtient en 1826. Associé d’un proie habile nommé Barbier, il s’établit 17, rue des Marais-Saint-Germain (actuellement rue Visconti.) Nouvel échec. Il faut tenter autre chose et, en 1827, il joint à l’imprimerie une fonderie de caractères, qui ne tarde pas non plus à péricliter : la bourse des Balzac est à sec, Mme de Berny, héroïque, se dévoue et commandite la nouvelle affaire. Mais son effort est vain. La fonderie ne réussit pas mieux que les précédentes entreprises, la faillite est imminente et, au milieu de 1828, Balzac aux abois abandonne la partie. Un cousin, homme d’affaires expérimenté, liquidera la situation et la courageuse Mme de Berny reprendra la fonderie au compte de son fils Alexandre.

Sous le coup de tant de désastres, Balzac ne plie pas, car « l’Ange » est à son côté qui le soutient et le protège. Pour payer sa formidable dette, Balzac va de nouveau prendre la plume et ne la quittera plus jusqu’à la mort. Les Chouans et la Physiologie du mariage inaugurèrent en 1829 cette nouvelle période pendant laquelle va s’élaborer la Comédie humaine et dont presque chaque année sera marquée par un chef-d’œuvre. Et jusqu’en 1836, jusqu’à sa mort, pendant sept années encore, la Dilecta continuera son œuvre bienfaisante. Chaque jour, de la rue d’Enfer, où elle habite, elle s’en ira rue de Tournon ou rue Cassini, consoler, soutenir, conseiller son enfant, comme au temps de l’imprimerie, dans la petite chambre bleue de la rue des Marais-Saint-Germain; absente, elle écrira, souvent, longuement. Malgré les amours passagères, malgré Maria, Louise, les amourettes, les caprices, malgré Mme d’Abrantès, malgré Mme de Castries, Balzac gardera pour la Dilecta vieillissante la plus noble part de son affection, la plus ardente reconnaissance. Et c’est le cœur plein d’elle qu’il écrira la Peau de chagrin, Louis Lambert, le Lys dans la vallée. C’est auprès d’elle, avec elle, à la Grenadière, à Saint-Firmin, à la Bouleaunière qu’il ira chercher le grand calme nécessaire à l’enfantement d’une œuvre, ou le repos après les orgies de labeur : à Saint-Firmin il composera le Curé de Tours, et la Paix du Ménage à la Bouleaunière. Il écoutera docilement, il recherchera les conseils, et même les critiques de l’Amie, il corrigera, coupera sans hésiter, dans le Lys par exemple ou dans Lambert, tout ce qui aura semblé mauvais ou médiocre à la Dilecta et c’est par elle, enfin, que seront revues, corrigées les épreuves de tous ses ouvrages.

Les années s’écoulent. En 1834, Balzac a trente-cinq ans et Mme de Berny cinquante-sept. Elle s’est résignée à l’inévitable, elle n’est plus désormais qu’une mère. Depuis un an, la jeune Étrangère est entrée en scène, et la Dilecta, stoïquement, se fait la confidente de ce nouvel amour qui doit prolonger le sien, par-delà sa vie. « Tu combles toutes mes ambitions, écrit Balzac à Mme Hanska, en 1834, et je disais hier à Mme de Berny que tu étais la réalisation du programme ambitieux que j’avais fait d’une femme. »

Cependant la Dilecta décline, les chagrins l’accablent, « elle penche la tête, écrit Balzac, comme une fleur dont le calice est chargé d’eau. Ce deux esprit, cette chère créature qui m’a mis dans son cœur comme son enfant le plus aimé, dépérit, sans que notre affection (son fils aîné [Alexandre] et moi) puisse adoucir ses plaies... Une fille devenue folle, une autre fille morte, une troisième mourante, que de coups !... Puis une blessure plus violente encore et dont on ne peut rien dire. »

Enfin en novembre 1835, la mort d’un fils de vingt-trois ans, Armand, celui de ses quatre enfants survivants qu’elle chérissait le plus, lui donna le coup de grâce. La Dilecta ne survécut que quelques mois à son fils et mourut le 27 juillet 1836, âgée de cinquante-neuf ans, dans sa maison de la Bouleaunière, que depuis un an elle n’avait pas quittée. Balzac, retenu à Paris, ne put l’assister à ses derniers moments. « Mme de Berny est morte, écrivait-il à l’Etrangère, je ne vous en dirai pas davantage. Ma douleur n’est pas d’un jour, elle réagira sur toute ma vie... Un mot, une observation de la céleste créature dont Mme de Mortsauf est une pâle épreuve, me faisait plus d’impression que tout un public, car elle était vraie, elle ne voulait que mon bien et ma perfection. Je vous fais son héritière, vous qui avez toutes ses noblesses, vous qui auriez écrit cette lettre de Mme de Mortsauf qui n’est qu’un souffle imparfait de ses inspirations constantes... » Et Balzac ajoutait religieusement : « Je ne crois pas commettre de sacrilège en vous cachetant votre lettre avec le cachet qui me servait pour Mme de Berny. J’ai fait vœu de porter cette bague à mon doigt. »


* * *

Telle fut la touchante histoire de la Dilecta. Rappelée au lecteur[3], elle lui fera mieux goûter, pensons-nous, la correspondance des deux amants. Correspondance bien mince, en comparaison des lettres à Mme Hanska ! Car, plus discrète que l’Étrangère, la Dilecta voulait emporter dans la tombe les témoignages et les secrets de son amour; elle avait ordonné de les brûler, et c’est par hasard, contre sa volonté, qu’il en reste quelques épaves.

Mme de Berny mourut, comme il a été dit, au matin du 27 juillet 1836 et son fils Alexandre écrivait le soir même à Honoré :

Voici une lettre de deuil, cher Honoré ; après dix jours de souffrances nerveuses très aiguës, d’étouffement et d’hydropisie, notre mère a succombé ce matin à neuf heures.

Sa vie était bien remplie, à cette bonne mère, elle est sans doute bien calme à présent. Demain, à dix heures elle sera déposée en terre à côté de son Armand, dans le cimetière de Grès[4]. Avant sa maladie, elle classa ses lettres et en fit trois paquets ; un de ces paquets contient toute votre correspondance avec elle depuis qu’elle vous connaissait. Ce paquet ficelé avec de la laine et entièrement clos, j’ai l’ordre formel de l’incendier aussitôt après sa mort. Dans une heure j’y mettrai le feu.

Il se trouve ici beaucoup de papiers de votre écriture, classés dans des feuilles qui portent le titre de manuscrits; dans quelques jours je vous en donnerai le détail.

Adieu, cher Honoré, je ne puis rien vous dire, vous le savez.

27 juillet 1836.

ALEXANDRE.

Voilà qui est net : toutes les lettres de Balzac furent, suivant la dernière volonté de la Dilecta, brûlées quelques heures après sa mort. La destruction des lettres de Mme de Berny à Balzac ne fut pas aussi radicale : dix-huit d’entre elles et un fragment y échappèrent, et M. de Lovenjoul les retrouva par la suite dans les papiers du romancier. Dans ces mêmes papiers se retrouvèrent aussi vingt-huit brouillons et fragments de brouillons des lettres adressées par Honoré à son amie au début de leur amour. Et c’est tout. Encore faut-il observer que, par un caprice du sort, les brouillons de lettres de Balzac ne correspondent pas aux lettres de Mme de Berny; les brouillons de Balzac sont de 1822, les lettres de Mme de Berny vont approximativement de 1828 à 1832.

Mais, telles quelles, ces épaves constituaient un trésor, et le vicomte de Lovenjoul, qui le possédait, terminait ainsi la lettre enthousiaste que nous citions au début de notre étude : « Plus que jamais, je vous dis : Venez, Venez! » Malheureusement, les circonstances ne furent pas favorables et lorsque parut, en 1903, la première édition de la Jeunesse de Balzac, édition d’ailleurs introuvable aujourd’hui, une seule des lettres de la Dilecta y était reproduite. Puis le vicomte mourut; mais en léguant à l’Institut de France la collection de ses manuscrits, il confiait à MM. Hanotaux et Vicaire le soin de publier les précieuses reliques du premier amour de Balzac. Son vœu est doublement réalisé : la seconde édition de la Jeunesse de Balzac, qui lui est bien justement dédiée, va paraître, les brouillons de Balzac et les lettres de la Dilecta y sont contenus et, auparavant, la primeur de très importants extraits de cette correspondance sera donnée aux lecteurs de cette Revue dans les pages qui vont suivre.

Cependant une grande tristesse nous vient, a la pensée que l’un des deux éditeurs de ces lettres n’en verra pas l’apparition : M. Georges Vicaire, en corrigeant les dernières épreuves, vient de s’endormir dans la mort, la plume à la main, comme un bon travailleur. Que ces lignes lui soient un dernier salut de notre amitié.


MARCEL BOUTERON.

CORRESPONDANCE INÉDIT
DE BALZAC ET DE MME DE BERNY
(1822-1832)


La correspondance inédite que nous publions ici consiste, ainsi qu’il a été exposé plus haut, en brouillons de Balzac qui appartiennent à l’année 1822 et en lettres de Mme de Berny qui sont en majeure partie datées de 1822. Ces brouillons et ces lettres ont été extraits d’une nouvelle édition — sur le point de paraître chez l’éditeur Ferroud — de la Jeunesse de Balzac par MM. Gabriel Hanotaux et Georges Vicaire.

Les originaux de ces documents sont conservés dans les armoires de la collection Spoelberch de Lovenjoul, à Chantilly. Leur déchiffrement a été très ardu, surtout pour les brouillons de Balzac; parfois même il a été impossible : dans ce cas, les mots illisibles ont été remplacés par des points.

Les éditeurs citent à ce propos le passage suivant de Louis Lambert relatif aux brouillons de ses lettres d’amour :

« ….. Lorsque le hasard me mit en relation avec son oncle, le bon homme m’introduisit dans la chambre habitée à cette époque par Lambert. Je voulais y chercher quelques traces de ses œuvres, s’il en avait laissé. Là, parmi des papiers dont le désordre était respecté par ce vieillard, avec cet exquis sentiment des douleurs qui distingue les vieilles gens, je trouvai plusieurs lettres trop illisibles pour avoir été remises à Mademoiselle de Villenoix. La connaissance que je possédais de l’écriture de Lambert me permit, à l’aide du temps, de déchiffrer les hiéroglyphes de cette sténographie créée par l’impatience et par la frénésie de la passion. Emporté par ses sentiments, il écrivait sans s’apercevoir de l’imperfection des lignes trop lentes à formuler sa pensée. Il avait dû être obligé de recopier ses essais informes où souvent les lignes se confondaient; mais peut-être aussi craignait-il de ne pas donner à ses idées des formes assez décevantes, et, dans le commencement, s’y prenait-il deux fois pour ses lettres d’amour. Quoi qu’il en soit, il a fallu toute l’ardeur de mon culte pour sa mémoire, et l’espèce de fanatisme que donne une entreprise de ce genre pour deviner et rétablir le sens des cinq lettres qui suivent : Ces papiers, que je conserve avec une sorte de piété, sont les seuls témoignages matériels de son ardente passion. Mademoiselle de Villenoix a sans doute détruit les véritables lettres qui lui furent adressées, fastes éloquents du délire qu’elle causa. La première de ces lettres, qui était évidemment ce qu’on nomme un brouillon, attestait, par sa forme et par son ampleur, ces hésitations, ces troubles du cœur, ces craintes sans nombre éveillées par ’envie de plaire, ces changements d’expression et ces incertitudes entre toutes les pensées qui assaillent un jeune homme écrivant sa première lettre d’amour : lettre dont on se souvient toujours, dont chaque phrase est le fruit d’une rêverie, dont chaque mot excite de longues contemplations, où le sentiment le plus effréné de tous comprend la nécessité des tournures les plus modestes, et, comme un géant qui se courbe pour entrer dans une chaumière, se fait humble et petit pour ne pas effrayer une âme de jeune fille. Jamais antiquaire n’a manié des palimpsestes avec plus de respect que je n’en eus à étudier, à reconstruire ces monuments mutilés d’une souffrance et d’une joie si sacrée pour ceux qui ont connu la même souffrance et la même joie. »

Les dates proposées par les éditeurs, pour les lettres qui n’en portaient pas, ont été imprimées entre crochets.

Les notes explicatives qui accompagnent le texte des lettres sont dues à MM. Hanotaux et Vicaire, sauf quelques-unes signées S. L. qui doivent être attribuées au vicomte de Spoelberch de Lovenjoul.


LETTRES DE BALZAC

(BROUILLONS)

I

[Villeparisis, 1822.]

Vous êtes malheureuse, je le sais, mais vous avez dans l’âme des richesses qui vous sont inconnues, et qui peuvent encore vous rattacher à l’existence.

Quand vous m’êtes apparue, ce fut avec cette grâce qui environne tous les êtres dont l’infortune vient du cœur, j’aime d’avance ceux qui souffrent. Ainsi, pour moi, votre mélancolie fut un charme, vos malheurs un attrait, et, du moment que vous avez déployé les agréments de votre esprit, toutes mes pensées se sont involontairement rattachées aux deux souvenirs que j’ai conservés de vous.

Depuis le temps de ma séparation, vous écrirais-je, n’écrirais-je pas, telle a été l’histoire fidèle de mes idées, l’objet de toutes mes méditations, et, si je vous dis qu’il y a longtemps que je ne vous vois plus des yeux, vous serez surprise qu’une jeune âme ordinairement remplie de sentiments présomptueux, ait pu concevoir, garder et nourrir une passion, sans chercher plutôt à l’embellir des trésors de l’espérance. Mais tel je suis et tel je serai toujours, timide à l’excès, amoureux jusqu’au délire, et chaste au point de n’oser dire : j’aime. Il entre bien dans cette chasteté, dans cette pudeur de sentiment toute la crainte et la honte que me causent les refus. Aussi, n’en ai-je jamais essuyé, puisque je ne m’y suis jamais exposé et c’est aujourd’hui pour la première fois que je me hasarde à dépeindre ce que je ressens.

Oui, Madame, je l’ose, mais ce n’est pas sans m’être retiré dans le dernier espace que ma raison s’est conservé pour y calculer toutes les conséquences de cette lettre.

Ne croyez donc pas que j’ignore la moindre des pensées que vous aurez en la lisant, si toutefois vous la lisez. D’abord, vous y verrez la matière d’une des meilleures railleries qui soit au monde, ou un amusement tel que le comporte votre genre d’esprit. L’ironie, les plaisanteries ne manqueront pas, et elles seront d’autant plus sardoniques et piquantes que l’auteur de l’épitre est inconnu, c’est-à-dire que la considération qui devrait lui valoir voire silence et votre protection sera la raison suprême et l’absolution de vos moqueries. Restera à savoir si je n’ai pas pris mes précautions.

Qu’ai-je dit! Ce mot peut-être va vous inquiéter, et vous chercherez à l’expliquer en regardant en arrière sur le chemin que vous avez déjà parcouru dans la vie. Ah ! rassurez-vous, Madame, je vous jure que ce qui dicte cette lettre est un des sentiments les plus purs que le cœur d’un [être de] 20 ans ait jamais enfanté, un sentiment qui, j’ai l’orgueil de le croire, vous serait agréable, si vous voulez en connaître l’étendue.

Ainsi sachez, Madame, que cette lettre n’est point un jeu, c’est l’expression franche d’une jeune âme, qui se trouve dans la même position que vous. Elle est gaie, parfois elle s’abandonne à la mélancolie, et c’est dans un de ces moments où tout semble peine qu’elle s’est adressée à vous pour vous faire la confidente de ses pensées dont vous êtes le centre.

Vous êtes triste, et souvent dans la solitude; cette lettre vous donnera, je pense, un instant de distraction et, à votre place, je trouverais je ne sais quoi d’original dans cette correspondance. Et n’est-ce pas une chose hardie que de chercher à ne se faire connaître que par les espèces de portraits de l’âme qu’offrent les lettres ? N’est-ce pas là quelque chose de pur, et où est le danger ?

Mais, j’ai tout calculé, vous ai-je dit, et si j’obtiens la faveur d’une réponse, mon esprit ombrageux m’a déjà suggéré que ce serait peut-être un piège pour chercher à me connaître et vous moquer de moi ; enfin imiter les feux follets qui donnent au voyageur un instant d’espoir, pour le plonger ensuite dans un abîme.

Mais non, je n’ai point cela à craindre, car vous ne me répondrez pas. Il y a mille raisons qui vous retiendront et dont vous n’aurez pas le courage de secouer le joug.

Quoi qu’il en soit, je ne me lasserai point de continuer à penser à vous avec délices. Songez, Madame, que, loin de vous, il existe un être dont l’âme, par un admirable privilège, franchit les distances, suit dans les airs un chemin idéal, et court avec ivresse vous entourer sans cesse, qui se plaît à assister à votre vie, à vos sentiments, qui tantôt vous plaint, et tantôt vous souhaite, mais qui vous aime avec cette chaleur de sentiment et celle franchise d’amour qui n’a fleuri que dans le jeune âge, un être pour qui vous êtes plus qu’une amie, plus qu’une sœur, presqu’une mère, et même plus que tout cela, une espèce de divinité visible à laquelle il rapporte toutes ses actions. En effet, si je rêve grandeur et gloire, c’est pour en faire un marchepied qui me conduise à vous, et si je commence une chose importante, c’est en votre nom. Vous m’êtes, sans le savoir, une véritable protectrice. Enfin, imaginez tout ce qu’il y a de tendre, d’affectueux, de gracieux, d’expansif dans le cœur humain, et je crois l’avoir dans le mien lorsque je pense à vous !

Vous riez peut-être et vous dédaignerez ce silencieux hommage, cette adoration pure et désintéressée, sans seulement essayer à répondre. Alors, Madame, je me contenterai de vivre de mon sentiment lui-même, et j’aurai du moins pendant quelque temps une chimère a caresser, en m’imaginant qu’une lettre est en chemin, et, si elle ne vient pas, mon chagrin aura une cause ; jusqu’ici je me créais moi-même mes biens et mes maux ; maintenant, vous en êtes la source. Quoiqu’il arrive, je vous aimerai toujours, et je vous le dis avec cette simplicité, cette candeur qui n’appartient qu’aux sentiments [jeunes] et aux sensations premières.

Si vous avez espoir en un état inouï dans lequel on ne peut rester longtemps, être aimé serait plus inouï encore, et ce n’est pas l’effet que doit produire ce premier cri d’un malheureux.

Je n’en attends de votre part ni l’amour, ni l’étonnement, ni la moquerie, ni le dédain, encore moins le mépris. Mais j’ai toujours soupçonné qu’il y avait dans le cœur de toutes les femmes un sentiment qui se trouve sur les confins de la tendresse et de l’amitié; c’est la compassion, la pitié généreuse qui tend la main aux fous comme aux malheureux.

Adieu, Madame, adieu, et permettez qu’au lieu des phrases banales par lesquelles l’on termine, je dépose ici, à cette place, mon âme tout entière, une âme sans souillure, irréprochable, que j’ose vous offrir comme un des plus purs présents que l’on puisse recevoir. — Adieu.

Répondre à M[5]... Manfredi.


II

[Villeparisis, ] 25 mars [1822.]

Madame, Quand on a fait un thème pour sa vie, il est cruel de le reconnaître impossible à suivre.

Quand, égaré par l’imagination, on l’a construit brillant et plein de charme, on peut se trouver désespéré.

Quand il est impossible d’en suivre un autre, la vie n’est plus rien.

Que l’on suppose une jeune âme naïve, quoiqu’elle se soit imprudemment trempée dans le vase des sciences; ignorante néanmoins, puisqu’elle ne fait que d’entrer dans le commerce du monde ; mais pleine de sentiments généreux, gaie sans méchanceté, aimante à l’excès, partant, un peu friande de mélancolie et de voluptés ; d’abord exagérée dans tout, par suite de la ponte de l’imagination ; puis, ayant déversé cette exagération dans les sentiments ; présomptueuse, folle, inconsidérée, ayant enfin tous les vices comme toutes les vertus de son âge.

Cette jeune étourdie a regardé un instant dans le puits, elle crut apercevoir la tête de la déesse qui s’y cache; peut-être, n’a-t-elle vu que la sienne !

Mais enfin, jeune, elle a osé juger la vie comme le vieillard qui regarde en arrière ; elle a pensé que le plaisir en était l’essence et elle a cherché le plus grand des plaisirs pour en faire son texte. Elle n’a fait qu’obéir à la nature des choses et à son penchant, tout en s’imaginant choisir. Dirigeant toutes ses forces vers l’amour et ses joies, elle s’en est créé son unique perspective, elle y a tout subordonné : elle s’est couronnée de roses, et, dans la fleur du printemps, pleine de sève et d’espérance, elle s’est élancée, elle a cherché, elle a trouvé... Mais son élan fut arrêté par cet axiome de morale que : il est impossible que l’on aime ceux qui donnent prise soit au ridicule soit aux plaisanteries[6]. Alors, déshéritée de ses espérances, en regardant l’issue de cette première tentative comme celle de toutes les autres, elle n’eut pas le courage d’en appeler, et de surmonter cette pensée...

Qu’il soit permis de citer notre jeune poète[7]? Ce sera une grande preuve d’humilité que de mettre ses vers à côté de ceci :


Au milieu d’un parterre, un matin vit éclore
Sur un lys encor frais, des larmes de l’aurore,
Un des fils du printemps ;
Par ses jeunes efforts, par ses deux mouvements,
Sa prison est brisée.
Il marche sur la fleur, se nourrit de rosée,
Regarde le jardin
Et par un vol naïf, chancelant, enfantin,
Interroge ses ailes
Où resplendit l’éclat des couleurs les plus belles.

Il voit l’honneur de Flore, et, de ses pas légers
Lui destine l’hommage, en rêvant de baisers
Une abondante fête :
La rose, en détournant sa gracieuse tête,
Insulte au papillon !
Il insiste. Bientôt, percé par l’aiguillon
D’une perfide abeille
Il tombe, et meurt au sein de la rose vermeille,
En caressant toujours
Cette fleur, son tombeau, cette fleur, ses amours !


Voilà bien des dernières lettres, celle-ci sera la seule. Mes yeux, je vous le jure, ne vous importuneront plus, mes paroles ne pourront plus imprudemment vous offenser ou vous chagriner. Adieu. J’ai pris mon parti. Quel qu’il soit, soyez-en joyeuse !


III


[Villeparisis,... 1822.]

Voici un passage de Théophraste que La Bruyère ne put pas traduire, parce qu’il n’a paru que dans l’édition faite sur le dernier manuscrit trouvé dans le Vatican; la lacune que laisse ce fragment se voit à la page 17 de l’édition de Didot[8].

« S’il est en morale un précepte que l’on puisse regarder comme un axiome, c’est que l’on n’aime jamais ceux qui donnent prise soit à la plaisanterie, soit au ridicule.

« Ce qui parait extraordinaire, c’est que des gens pénétrés de cette maxime continuent d’aimer, bien qu’ils soient l’objet plaisanté !

« Néanmoins cette bizarrerie est dans le cœur humain, et, de plus, elle est la marque d’une passion véritable; et cette sotte constance peut quelquefois recevoir un salaire, à moins qu’il ne se joigne à la moquerie un sentiment plus injuste.

« Il est des âmes entourées d’une foule de tissus qui redoublent leur chaleur et les rendent impénétrables. Il arrive qu’on les juge sur quelques-unes de ces enveloppes, et alors on les juge mal.

« On les rebute en amour. Elles se réfugient en elles-mêmes, et... »


IV

[Villeparisis,... 1822.]

Plus je vais et plus je vois que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez jamais, malgré ma constance et malgré les formes sous lesquelles je me présente à vous, et c’est vraiment folie que de persévérer. Toutefois, je persévère.

Oh ! comme je me reproche d’avoir été chez vous hier; mais dans le dessein que j’avais formé de ne plus vous revoir, il n’entrait pas de vous persuader que je ne vous aimais plus, et vous l’eussiez pensé si j’avais mis de la mauvaise grâce à vous obéir.

J’ai préféré payer les frais de la guerre que de faire croire à l’ennemi que je n’avais pas le courage d’entrer en campagne. Il faut avouer cependant que je suis mille fois plus gauche que le marquis du Legs[9], et que tout autre à ma place, en vous voyant hier, vous aurait sauté au col.

Mais toute autre que vous se serait peut-être autrement conduite, et je ne puis m’excuser qu’en vous disant, et d’après ce que j’ai pu apercevoir de mon caractère : la seule appréhension d’un refus suffit pour contrebalancer toute la fougue des plus violentes passions.

Cependant, voulez-vous que je vous prouve d’une manière évidente que vous ne m’aimez pas? et je ne peux pas m’en plaindre, car votre tenue dérive précisément de ce qui est en question, savoir que vous ne m’aimez pas, et il est philosophiquement impossible qu’une femme qui n’aime pas se conduise Comme une femme qui aime. — Or, vous dites que je ne vous trouverais jamais qu’entourée de vos enfants.

Vous calculez si mon attachement pourra durer un an ou plus.

Vous croyez qu’il est facile de savoir mon secret et que vos lettres peuvent être lues par tout le monde.

Vous parlez des choses les plus charmantes avec une négligence et vous y attachez aussi peu d’importance que s’il s’agissait du sultan Saladin. Et vous ne voyez pas que ce peu d’importance serait une raison pour ne pas faire le malheur d’un ami pour si peu de chose. Si peu de chose vaut bien une amitié constante.

Sont-ce là des griefs, car j’e ne veux vous rappeler que ceux-là, dont un seul suffirait pour m’éclairer, si je n’étais pas sous le charme.

Grand Dieu, si j’étais femme, que j’eusse quarante-cinq ans, et que je fusse encore jolie, ah ! comme je me serais conduite autrement que vous!

J’aurais d’abord tâché de deviner quel caractère avait l’homme qui m’adorait (songez qu’il ne s’agit que de moi femme), et, selon ce caractère, j’aurais ou pris en plaisantant tout ce qu’il m’aurait dit, et, s’il avait persévéré, j’aurais entouré ma défaite de tout le charme d’une bonhomie sans prétention, ou, plutôt, je l’aurais, je crois, sincèrement aimé, quand ce n’aurait été que par reconnaissance, et ne calculant rien, parce que jamais l’amour n’a connu Barème; je me serais livrée à ce sentiment, en tâchant d’y retrouver, quant à moi, les délices du premier âge, ses innocentes illusions, ses naïvetés et tous ses charmants privilèges.

Je vous ai dit que j’avais fait un thème pour ma vie, que ma jeune imagination a été étourdie. Voyant dans le puits, elle a cru y voir la tête de la déesse qui s’y cache; peut-être n’a-t-elle vu que la sienne propre.

Enfin, elle a cru que le plaisir était le seul texte à suivre, le seul chanvre dont on doit faire sa toile.

Elle a dirigé toutes ses forces de ce côté, elle y a mis son bonheur, ci, à la première tentative, elle échoue, et elle échoue devant une charmante personne qui pense comme elle!

Quel triste gage pour l’avenir, que d’espérances renversées, surtout quand j’ai la présomption de croire qu’auprès de la plus jolie et de la plus fière des femmes j’en aurais assez fait pour être mille fois plus heureux.

Quel problème pour moi qu’une femme qui retrouve, dans le commencement de son automne, des jours aussi beaux que ceux de l’été, qu’une femme[10]d’esprit qui juge le monde tel qu’il est, se refuse à cueillir la pomme qui perdit nos premiers parents.

Mais peut-être je m’abuse; il se peut que j’aie plus de torts que vous; ayez moins de torts que je ne vous en donne, et que j’en aie plus de mon côté. Je conviens que la dernière chose à laquelle je ressemble, c’est à un amoureux, je n’en ai ni le ton, ni les manières, je n’ai ni grâces, ni hardiesse, rien d’agressif, en un mot je suis comme ces jeunes filles qui paraissent gauches, sottes, timides, douces, et qui cachent sous ce voile un feu qui, une fois qu’il aura franchi les cendres qui le couvrent, dévorera le foyer et la maison, et tout !

Au surplus, jamais je ne peindrais mieux mon caractère qu’il n’a été dépeint par un grand homme. Relisez les Confessions et vous l’y trouvez tout au long. Je ne vous dis pas cela par amour-propre, mais parce que cela est la vérité pure, et que je ne suis pas le seul placé dans la catégorie de ce caractère-là.

Vous ferez ce que vous voudrez, tout ce que vous ferez sera bien. Mais de grâce, ne m’en voulez pas de mes gaucheries, car si je voulais vous détailler ce que j’aurais dû faire, vous verriez que je n’ignore pas mes torts.


V
[Villeparisis,… 1822.]

Vous voir ! J’y renonce à jamais, le voyageur s’est retourné, c’est pour toujours, il ne cherchera même pas maintenant à regarder à la place où vous fûtes. Pourquoi ?

Je vais tout expliquer, mais je parle pour la dernière fois ; et je serai diffus. Vous me pardonnerez en songeant que c’est un adieu, et un adieu semblable à celui d’un mourant à ses amis. Et que de choses à dire ! Je pourrais presque mettre là : ceci est mon testament[11].

La première fois que je vous vis, il s’est…

Entre deux personnes qui coïncident dans leurs idées philosophiques, et qui s’élèvent à une certaine hauteur, je pense que l’on doit bannir ce langage vulgaire, destiné à combler le vide des idées. Ainsi créant pour la morale une espèce d’algèbre, je vais tacher de vous rendre mes sentiments sous une expression simple et pour ainsi dire formulique.

Ainsi, dédaignant la poésie, le sentiment, ce genre dont on revêt ses paroles, je vous crois assez forte pour voir les idées à nu; traitons de l’amour. Et il n’existe que deux sentiments qui méritent ce nom : celui des mères pour leurs enfants et celui que la nature a posé chez nous comme principe conservateur.

Ainsi, quand j’ai dit : je vous aime, voilà ce que cela signifie.

La première fois que je vous vis, mes sens furent émus, et mon imagination s’alluma jusqu’au point de vous croire une perfection, je ne sais laquelle, mais enfin, imbu de cette idée, je fis abstraction de tout le reste, et ne vis en vous que cette seule chose.

Cette idée première a reçu depuis un développement immense, c’est-à-dire qu’autour de ce désir premier se sont groupés une foule d’autres désirs, qui forment maintenant chez moi une masse, et cette passion ne voyant qu’un but y rattache tout et justifie tout. Ainsi vos quarante-cinq ans n’existent pas pour moi, ou si je les aperçois un moment, je les regarde comme une preuve de la force de ma passion, puisqu’à votre compte ils devraient en rompre le charme. Semblable à l’herbe avec laquelle les nègres cassent le fer, ainsi votre esprit, vos manières, votre accent, votre œil, votre pied enfin, que sais-je ? la moindre chose de vous est pour moi un phénomène !

Comment en suis-je venu à ce point? C’est par l’habitude, par le train qu’a pris ma pensée de toujours vous environner, enfin parce que vous voyant sans cesse, sans cesse ce désir se réveille et a pris une intensité qui me subjugue, et c’est une chose réelle puisque j’ai vu depuis trois mois des jolies femmes, des jeunes femmes, des femmes spirituelles, enfin des Laïs et que rien de tout cela ne m’a fait émettre un désir et que[12]depuis six mois je ne pense qu’à vous; il ne dépend pas de moi de ne pas le faire, parce que je ne suis pas libre.

Ainsi votre âge, qui vous rendrait ridicule à mes yeux si vraiment je ne vous aimais pas, est au contraire un lien[13], une chose piquante qui, par sa bizarrerie et son contraste avec les idées ordinaires, m’attache.

Mais que vous soyez bien ou mal, laide ou jolie, cela ne vous regarde pas, et ce sont les seuls rapports que vous n’avez pas osé empêcher : la tendresse que vous p[risez], sur laquelle vous basez bien faussement l’amour, car l’amour n’est qu’une espèce de tendresse. C’est moi qui suis le seul juge de votre beauté ; telle chose que vous dira votre miroir, mon imagination le démentira[14]toujours parce que tant que je vous aimerai, et lorsque, devenue plus âgée, cet amour aura cessé, l’amitié qui lui succédera n’a point de visage et est toute incorporelle. Mais pour, dans ce moment, n’avoir que de l’amitié, je ne saurais, cela m’est impossible et voilà pourquoi je ne puis plus vous voir, puisque vous rejetez mon hommage-Mais j’entends que vous allez vous récrier et dire : « La morale, les mœurs, je deviendrais méprisable ! »

J’ai honte de vous établir le contraire, car c’est croire que vous n’êtes pas capable de vous le prouver à vous-même. Si vous m’aimiez, ce serait déjà fait. Au total, raison de sage froid[eur]. Ou vous avez des principes philosophiques, ou vous n’en avez pas !

Si vous les avez tels que je les suppose, la conséquence est que nous mourons tout entiers, qu’il n’y a ni vice ni vertus, ni enfer, ni paradis, et que la seule chose qui doive nous intéresser, c’est cet axiome : Prends le plus de plaisir que tu pourras.

Si tels ne sont pas vos principes, je pourrais alors [me] contenter de vous citer l’exemple de tous les temps passés, mais voici le seul raisonnement] que je vous expose : Nuire à un autre est un crime. Ce crime est le mien. Mais cet autre ne m’était pas ami primitivement, ou, en d’autres termes, est-ce ma faute si la société est assise sur des bases contraires à la nature ? Au reste, la preuve que l’homme a réfléchi depuis longtemps à cela, et que je ne suis pas le premier, c’est qu’il y a des moyens de ne nuire à personne.

Et qu’est-ce que je vous demande ? Rien, si ce n’est la permission de vous aimer sans que vous vous en fâchiez.


VI

[Villeparisis,… 1822.] Je crois comprendre votre lettre. C’est un ultimatum. Adieu, je désespère et j’aime mieux la souffrance de l’exil que celle de Tantale. Pour vous qui ne souffrirez rien, je pense que ce qui peut m’advenir vous est indifférent. Puissiez-vous croire que je ne vous ai jamais aimée ! Adieu[15].


VII

Jeudi [, 1822.] Vous avez trouvé une intention dans la figure bizarre que j’ai tracée pour indiquer la lettre qui vous était destinée, à mon tour je puis dire que vous n’avez pas sous les yeux Le Sterne et son aventure avec Marie[16]… Vous ne m’aimez plus, tout me l’annonce. Je ne dois pas attendre de l’amour de vous.

Aimer, c’est sentir autrement que tous les autres hommes, et sentir violemment ; c’est vivre dans un monde idéal, magnifique et splendide de toutes les splendeurs; c’est ne connaître ni le temps ni ses divisions, ni le jour ni la nuit, ni hiver ni printemps ; le jour et le printemps sont la présence de l’objet aimé ; il n’y a dans la nature qu’un seul endroit, c’est le lieu où l’on se voit, un seul individu, celui que l’on aime, le reste n’est rien !

Aimer, c’est quitter son existence passée et future et présente pour en adopter une nouvelle. C’est la sienne, penser comme il pense; avoir des milliers d’idées quand nous sommes loin d’elle, et, quand on la voit, n’en pouvoir exprimer une seule; mettre de l’éloquence dans tout, dans un geste, un regard, un mot.. C’est être transporté de bonheur d’une niaiserie, accablé de chagrin d’un signe équivoque.

Aimer, c’est se confondre tellement qu’il n’y ait pas trace d’individualité, c’est vivre de la vie d’un autre, ne rien négliger pour embellir cette vie, trouver de la douceur dans les larmes, dans l’abaissement et abjurer même sa croyance, mourir même!

Il en est qui trouvent ces sacrifices trop faibles et qui vont jusqu’à croire que celui de l’honneur n’est pas assez...[17].

Aimer, c’est faire croire en soi, et se rendre digne l’un de l’autre par les plus nobles efforts ; c’est quand on a tout fait, croire n’avoir encore rien fait ; rendre sa bonté, sa foi, et les marques de son a[mour] aussi innombrables que les graviers de la mer, faire que chaque sentiment soit une goutte d’une mer inépuisable !

Aimer, c’est l’exaltation de tout notre être, l’inspiration constante d’un poète, en la portant dans le cœur et dans la vie, c’est nager dans l’univers, voir la nature autre qu’elle est, être en contradiction perpétuelle avec toutes les idées reçues, et trouver un ciel affreux lorsque tout le monde le trouve sans nuages, se plaire dans une tempête quand chacun tremble ; alors les sentiments de l’homme ont une espèce de majesté, et jettent sur lui quelque vestige de ce qu’on se figure de la création.

Alors il se resserre, et se place en dehors de la création ; il n’est plus un vil animal ; alors on lui pardonne, alors on l’admire parce qu’il est perdu, loin de la terre, dans les cieux, et qu’il est rare d’y aller ; un tel amour est une vie dans la vie. C’est le chant, le premier désir de toute créature.

Cet accord de toutes les forces n’arrive qu’une fois, ainsi qu’une seule fois l’on aime à vingt ans, ainsi que l’on ne vit qu’une fois, que l’on ne meurt qu’une fois, que !…

Je crois être arrivé à cet a[mour] violent, idé[al] pour vous, mon imagination s’est élancée avec tout ce que…[18], lui a don[né] de force… que je suis malheureux ; il le veut énergique[ment] comme si le Destin des Anciens régnait encore. Je me sen[tirai] heureux si je me suis trompé, heureux si je puis rencontrer tout ce que j’ai remplacé en vous, avec tout ce que vous disiez vous manquer.

Je ne le crois pas. Je ne cherche pas à savoir. Et puis, cela serait ; je ne dois pas compter sur une telle faveur. Mon écorce est désagréable, et ce n’est pas sur le coup que l’on découvrit que l’arbre de Java donnait du baume.

Laure, voilà les derniers mots que je me permets ; ce dernier pas dans la vie de bonheur qui s’offrait à moi, se fait avec délire ? Cette lettre est sortie de mon âme brûlante, et la première plume qui a rendu mes idées est brisée, le papier est percé.

Adieu, désormais je ne t’écrirai plus que comme à une amie. Encore, je te cacherai le tiers, la moitié de mes sentiments puisqu’il le faudrait ne plus être un ami ! et alors j’en meurs!...

Dès aujourd’hui je dis vous, je dis: madame, pour toujours, et jamais ma plume ni ma langue ne diront une idée qui ne soit de la plus sincère amitié. Seulement, je supplie que l’on respecte le malheur, et qu’on ne se permette jamais de soulever le masque qui me couvrira, puisque je le garderai toujours.

Ainsi, la cendre est jetée sur le feu; il se courrouce et lance ses dernières flammes; bientôt, il sera couvert, mais alors il ne faudra pas le plaindre de sa couleur terne et grise, et en voyant le lis coupé sur la tige, il ne faudra pas s’écrier : quel dommage !


VIII


[Villeparisis,] lundi matin [1822.]

Que d’amour !... J’en devrais être fier : je le suis, si je veux être franc, mais j’ai honte de moi. Jamais mon bonheur, si j’en ai goûté, n’a chagriné personnel Eh! ce serait aujourd’hui que, vil égoïste, je détruirais celui d’un être dont la douleur vue pendant une seconde me ferait lui sauter au cou, et lui dire : Pardonnez-moi, j’étais un méchant, et c’est à moi seul à souffrir.

Si vous veillez, si vous souffrez, apprenez que je souffre et que je veille, qu’hier au soir j’ai été au martyre, que j’avais la fièvre comme toute la journée, qu’enfin au comble du bonheur, ce bonheur m’assassine, parce qu’il doit affliger un être qui vaut mille fois plus que moi. Et vous l’auriez aimé à la longue !


IX


[Villeparisis,... 1822.]

O Laure, c’est au milieu d’une nuit pleine de toi, au sein de son silence et poursuivi par le souvenir de tes baisers délirants, que je t’écris, et quelles idées puis-je avoir? tu les as toutes emportées. Oui, mon âme tout entière s’est attachée à la tienne, et tu ne marcheras désormais qu’avec moi.

Oh! je suis environné d’un prestige tendrement enchanteur et magique ; je ne vois que le banc, je ne sens que la douce pression, et les fleurs qui sont devant moi, toutes desséchées qu’elles soient, conservent une odeur enivrante.

Tu témoignes des craintes et tu les exprimes d’un ton déchirant pour mon cœur. Hélas ! je suis sûr maintenant de ce que je jurais, car tes baisers n’ont rien changé… Oh ! si, je suis changé, je t’aime à la folie !


X

[Villeparisis,… 1822.]

Ma pauvre maman,

La joie que j’avais en vous quittant était une joie affectée. Aussitôt que je vous ai perdue de vue, la tristesse m’a envahi, et j’ai regagné le banc chéri, où je suis resté une grosse heure, veuf, passif, morose. Heureusement que vous ne m’avez pas vu.

Il faut que ce chagrin soit quelque chose de réel, puisque le souvenir de tes tendres caresses ne l’allège pas. En rentrant, cette pauvre Commin[19] riait à gorge déployée, en lisant Jean-Louis, et me dit avec son franc sourire :

— Ah ! monsieur, ce livre est bien amusant.

En tout autre moment, ce mot m’aurait ému autant à cause du plaisir que je procurais à un être qui joue sur le bord de la tombe, que comme jouissance d’amour-propre. Mon cœur était comme moi. Tout avait un aspect décoloré, terne. Le sourire de bonne ma[man] m’a déplu, la voix de mon père n’avait plus d’attrait, et j’ai lu le journal les larmes dans les yeux.


XI

[Villeparisis, 9 mai 1822.]

Oui, Laure, je ne partirai d’ici que jeudi soir [16 mai], ce serait par trop cruel de se refuser à revoir le banc pour la dernière fois. Mais j’espère que mercredi soir je te verrai à ton retour de Paris et que je te reconduirai.

Hélas ! il est une prière que j’ose faire, si toutefois elle est facile à exaucer. Dimanche 12 [mai], ma mère ne sera plus à Paris, j’y reste seul, c’est la surveille de mon départ. Sous le prétexte défaire sortir tes enfants, enfin que sais-je ? ne pourrais-tu t’y trouver? Songe, Laure, que ce n’est qu’une prière, un vœu.

Quant à notre correspondance, l’asile dernier où se réfugieront mes pensées, et où se déploiera mon cœur, je crois que nous ne saurions prendre trop de précaution. Ainsi, j’écrirai de Bayeux de manière à ce que tous les mercredis il se trouve à Paris, au bureau restant, une lettre adressée à Mme Laure; elle sera sous enveloppe, pour qu’on ne puisse reconnaître qu’elle vient de Bayeux. Et toi, Laure, tu auras soin que tous les mêmes mercredis, il parte de Paris une lettre pour ton fidèle ami, qu’elle ne soit jamais mise à la poste d’ici. Voici l’adresse : « Monsieur II... chez Monsieur S... rue Teinture, à Bayeux[20]. » Si je puis donner des ordres, je vous prescris que vous fassiez écrire l’adresse de l’ami, mais je veux que les lettres soient écrites menu, serré et sans blanc.

J’espère que mercredi soir j’aurai un flacon, celui que j’achève, car assez ancien, reste, puisqu’il ne peut me servir. Tous ces détails, ces apprêts ressemblent aux dernières dispositions des mourants. Ah ! si j’avais un testament à faire, il serait contenu dans ces simples paroles : « Aime-moi toujours, que je sois toujours présent à ta pensée, que du fond de mon exil, si cet espoir se fonde, je puisse me dire : Il est dans l’univers, à tel endroit, un être à qui je suis cher et qui pense fidèlement à moi, que ma pensée se rencontre avec la sienne, de même que mon imagination l’entoure. » Ce lien voltige sur mes pas et ces angéliques douceurs n’ont rien qui puisse, hélas ! faire rougir la vertu.

Oh ! Laure, j’aurai fait plus que bien des hommes ! Sans être J.-Chr. j’ai fait mieux que lui. Que m’en reviendra-t-il? Plus de regrets que de jouissances morales. N’importe, le fatal voyage est tellement décidé que ma mère n’en parle que comme si j’étais déjà en route. Le moyen de reculer? Grandite[21]mère m’aurait mal[me]né, je m’y suis résolu. N’importe, il le faut, je le dois, plutôt pour toi que pour moi, et sache, Laure, que ce n’est qu’à cause de toi que je vais à Bayeux, que si je vais 15 précipitamment, que j’abandonne tout ce qui me retenait ici : Clotilde[22]à moitié imprimée, affaires, et, ce qui est pis, ta présence, la douce présence, et les douceurs et les plaisirs suaves qui en découlaient, il faut dire adieu à tout! et, quand je reviendrai, peut-être auras-tu changé! Ton frère ne saura jamais l’étendue de mon sacrifice, non seulement par rapport à la violence de ma passion, mais à l’avenir des obligations sacrées en jeu que je trahis[23].


XII

[Villeparisis,...] 1822.

Ah! ma chère Laure, ne nous abusons plus; les pleurs qui roulaient dans tes yeux, la souffrance qui se déployait sur ton visage, et le combat intérieur dont les vestiges apparaissaient dans ta noble conduite, prouvent que je te serais odieux si je ne tenais pas à ma promesse. De combien s’en est-il peu fallu que je la violasse, et si la douleur infernale que je ressentais et que je t’ai cachée avait duré, je fusse devenu criminel.

Oh ! maintenant, je vais mettre autant de soins à te taire combien je t’aime, que j’ai mis de recherches à le faire voir; je couvrirai mon âme, chagrine et navrée, de la robe brillante de la joie, j’abaisserai mes paupières, je voilerai ma pensée, j’amortirai le feu de mes expressions; je tâcherai d’être égal, simple, pur, tranquille comme un ami.

Voyons, prenons-en l’allure, et commençons par te gronder, te gronder toi seule, car, sans l’indulgence, il n’est point de vertu, et, me dispensant alors d’interroger ta vie passée, et de jeter le blâme sur celui qui veut t’ètre toujours cher, et qui, s’il me connaissait, ne m’en voudrait jamais, occupons-nous du présent et de l’avenir.

Notre conscience ne nous reproche rien, et nous pouvons regarder en arrière sans rougir; quant à l’avenir, il est entre les mains du hasard. Mais ce à quoi nous devons prendre garde, Laure, c’est aux apparences, qui, jusqu’ici, je dois le dire, nous condamnent entièrement et réfléchis que, vertueux, c’est un grand malheur que d’être signalés comme des criminels; bien que notre propre cœur nous console, on n’en reste pas moins accablé; et criminels, c’est un devoir, même une sorte de vertu, de taire la faute aux yeux du monde. Il est peu de ces âmes grandes et nobles, qui disent avec l’Evangile : « Ce n’est pas à moi de jeter les premières pierres. » On ne voit que gens occupés à en ramasser !

Je crois que nous ne pouvons pas nous dissimuler que l’œil perçant des jeunes filles nous devine. Je ne sais, mais jamais je ne puis regarder ton E.[24]sans qu’elle rougisse et que sa figure ne dise quelque chose que je ne saurais exprimer. Quant à A.[25]le dédain et une foule d’autres sentiments percent maintenant. J.[26]nous a depuis longtemps compris, et toutes no[us] entourent d’une masse de sentiments qu’elles ne cachent plus. Une indiscrétion qui leur révélerait que je viens en leur absence justifierait leurs soupçons, et tout cela retomberait sur nos têtes chastes et pures.

J’espère que dans ces observations tu ne verras que l’attention d’un ami qui ne craint que pour toi, car rien de fâcheux n’en résulte pour ma personne.

Il y a plus. Le bruit court que je ne suis si assidu que pour faire ma cour à ton E. et déjà l’on dit qu’un mariage se prépare. Certes, si j’étais en ce moment de fortune à me marier, je n’hésiterais pas. Mais si, par un bavardage commun entre les gens, un mot en tombait dans l’oreille d’E. bien que je ne sois pas de tournure ni de nature à rien faire naître dans le cœur, on ne pourrait pas s’empêcher d’y penser, et ce serait déjà de trop.

Il ne résulte pas de cela qu’il ne faille pas nous revoir, mais je veux venir peu à peu moins souvent, te regarder moins en leur présence, être plus affectueux avec elles, ne pas s’enfuir quand elles viennent, et, quant à nos charmants tête à tête, ah! Laure, je crois que nous pouvons bien les trouver sans que personne n’en sache rien. Ah! la jeune fille timide et fière de Vevei savait trouver des chalets à Job, savoyard ; Héro, la nuit, éclairait le détroit que traversait Léandre, et les nombreuses allégories des métamorphoses de la fable prouvent qu’il n’existe point d’obstacles pour ceux qui aiment et toujours...[27]à faire de l’impossible une idée qui ne représente rien.

Forte de ma promesse, ma mère ne cesse de parler de mon voyage de Bayeux comme d’une chose certaine, ou pourquoi la ligne que tu écriras le samedi soir, ne vient-elle pas le matin? je n’irai pas à Bayeux. Mais, puis je n’irai pas là... ma vie est ici, que dis-je même, non c’est l’idée contraire, puisque j’ai promis mon suicide.

Ne pourrai-je encore vivre et vous écrire une lettre froide et sans vous dire que je vous aime et que vous êtes mon unique pensée et la somme totale de mon bonheur.


XIII

B[ayeux], 30 juillet 1822.

Je n’ose vous dire que vous m’attristez en ne mettant plus de fleurs dans vos lettres. Mon eau de P[ortugal] est finie, et sans mon Chénier, je serais sans amulette, je n’ai pour toute ressource que de trouver dans les anciennes fleurs une odeur disparue.

Pourquoi tout cela? Je serais fort embarrassé d’en donner une raison, car, à présent, je ne veux plus rien m’expliquer, je ne le peux plus. Je vais revenir, dans une huitaine je pars.

En vérité, et je vous écris dans la sincérité de mon cœur, je ne vois pas de quel droit je troublerais votre bonheur pour un reste d’existence que je crois qu’il n’est au pouvoir de personne d’embellir. Il y a des êtres qui naissent malheureusement, je suis de ce nombre. C’est persuadé de cette évidence que je vous écris.

J’ai vu avec plaisir que vous avez reconquis votre libre arbitre, j’en suis joyeux plutôt pour vous que pour moi. Oui, Laure, je vous en supplie, maintenant que vous êtes maîtresse, persuadez bien à ceux qui me haïssent que je ne mérite ce sentiment d’aucune créature, car, maintenant que vous êtes libre de me voir, de me recevoir, que je le suis, et qu’aucune force ne peut m’empêcher de vous voir, j’y renonce de plein gré, si ce sacrifice assure le bonheur de quelqu’un et le vôtre par conséquent.

Il n’entre dans cette détermination aucun motif que l’on puisse incriminer, elle m’est dictée par le sentiment de non-valeur que j’ai de moi-même. Je suis trop peu, ma vie intellectuelle est trop peu de chose, pour que je blesse seulement un insecte pour la récréer. Oui, je crois m’être abusé sur moi-même, je me suis en outre abusé sur la vie. Je dois désormais rester dans l’ombre et y végéter.

Je m’applaudis en quelque sorte d’être sorti de mon néant, puisque cela vous a fait connaître à quel point vous êtes aimée. Ceux qui vous aiment doivent seuls connaître l’étendue de ce sacrifice volontaire, et, pour peu qu’il y ait encore une étincelle de générosité dans le monde, on doit s’en étonner et m’en savoir gré. Content désormais de vivre dans votre cœur, si j’y tiens la place que je vous donne dans le mien, je me nourrirai de souvenirs, d’illusions, de rêves, et ma vie sera toute imaginative, ainsi qu’elle l’était déjà en partie.

S’il y a de grands inconvénients à dévorer l’avenir en l’enrichissant de tous les trésors de la perfection et du bonheur, on gagne d’oublier le présent et pour les moments de mélancolie qui arrivent, lorsque les yeux se dessillent et que le dormeur casse les porcelaines de sa boutique ou que le pot de lait tombe, on a eu des heures charmantes où l’on vit double. C’est ainsi que, riche dans la pauvreté, savant dans l’ignorance, entouré de créations brillantes, couronné de roses imaginaires, imitant La Fontaine dans son insouciance et ses rêves, j’espère compenser pendant le peu de minutes qui me restent, tout ce qui me fuit, tout ce que mes mains débiles ne peuvent pas saisir. Heureux que je suis de pouvoir me dire que je n’ai jamais fait le mal et que je n’ai nui à personne. Inaperçu sur la terre, et c’est un de mes plus grands chagrins, j’aurai vécu comme les millions d’ignorés qui sont passés comme s’ils n’avaient jamais été.

Au milieu de ces illusions, filles élégantes d’une imagination trop mobile, il y aura une étoile fixe, toujours brillante, qui me servira de boussole, ce sera vous, mon aimable amie ; sans cesse présente, jamais oubliée, vous êtes sûre de vivre autant que moi. Par une bizarrerie du sort, c’est ainsi que prêt à revenir, je vous fais des adieux. Si vous avez souhaité de me voir guéri, j’en aurai toute l’apparence. Nous remettrons donc à un autre temps toutes les douceurs d’une tendre amitié, et ce sera lorsque vous serez tout à fait comme Mlle de R.[28]que notre intimité ne choquera plus personne. J’espère qu’alors vous n’aurez plus à souffrir de l’humeur de personne et j’aurai la satisfaction de savoir que de ma peine est sorti le bonheur d’autrui.

Lorsqu’on est médiocre, qu’on n’a pour tout bien qu’une âme sans fiel et sans levain, on doit se faire justice ; la médiocrité de moyens ne donne point de grandes jouissances, et faute de ce pouvoir de distribuer les grandes émotions et de répandre les trésors de la renommée, du talent, des grandeurs, c’est obligation de retirer son cœur de la scène, car il ne faut leurrer personne. Il y a la même friponnerie morale, que lorsqu’on vante une maison qui croule. Les avantages du génie et les privilèges des grands hommes sont les seules choses qu’il soit impossible d’usurper. Un nain ne peut pas lever la massue d’Hercule.

J’ai dit que je mourrais de chagrin le jour que je reconnaîtrais que mes espérances, sont impossibles à réaliser. Quoique je n’aye encore rien fait, je pressens que ce jour approche. Je serai victime de ma propre imagination. Aussi, Laure, je vous conjure de ne point vous attacher à moi, je vous supplie de rompre tout lien. Vous vous éviterez des peines, c’est déjà beaucoup trop que vous m’ayez vu et que vous ayez pris de moi une idée avantageuse. Je puis la mériter sous le rapport des qualités précordiales, certes, et c’est peut-être un reste de présomption évanouie. Certes, je crois être bon, mais voilà tout. Croire autre chose et continuer à me voir, c’est semer le chagrin. Ne me devenez pas mère ; ce sera bien assez que la mienne s’afflige.

Je vous ai dévoilé l’intérieur de ma pensée; c’est une fois pour toujours. Ce que je viens de promettre, je le tiendrai, lorsque, de votre part, vous l’aurez accepté. Je ne vous reparlerai plus de mon chagrin et je tâcherai, d’ici au 10 d’août, de conquérir une écorce joyeuse et une figure supportable.

Ce ciel de la Normandie est froid, l’azur en est terne, je commence à m’y trouver mal à l’aise et je me blase sur tout ce que j’y fais. Grand Dieu, que de mauvaises choses j’y ai faites! C’est à reculer. Au surplus, que m’importe, puisque tout m’est indifférent !

Vous ne me parlez pas de votre maison, de ce que vous faites, dites, comment vous vivez. Promenez-vous, allez-vous dans cette prairie, dans ce potager que je vois si souvent ? Comment ces demoiselles vont-elles? quelles parties, quelles fêtes?

S’asseoit-on sur ces bancs, franchit-on cette haie normande? Le piano, le chant est-il abandonné? Vous ne m’avez pas seulement dit où l’on a placé les deux sépias de Mlle J....

Je ne vous ai pas raconté mon voyage de Cherbourg, qui, certes, est bien digne d’une belle lettre, je dis belle, par les travaux dont il serait parlé. Ces travaux sont la plus belle conquête des hommes, le nec plus ultra des constructions humaines, et jamais les Romains, n’ont rien fait d’aussi étonnant. Les pyramides d’Egypte ne sont pas si colossales, pour l’art et pour l’exécution. Enfin, l’esprit et l’œil sont tellement étonnés des proportions gigantesques de ces admirables projets que, lorsqu’on revient de là, rien n’est plus saillant. On ne trouve plus de difficulté, parce que l’on a construit une autre échelle de comparaison pour l’impossible. L’audacieux génie qui a osé promettre au génie d’alors[29]de réaliser de pareilles conceptions, mourra sans récolter le laurier qui lui appartient : M. Cachin, l’Homère, le Newton, le Dante de l’architecture[30], n’est connu que des savants et ce nom, qui devrait être populaire, est le point de mire de la plus basse envie. Quelque jour je vous ferai une analyse de ces travaux qui donneront une haute idée de notre peuple, et vous concevrez alors qu’il ne peut pas y avoir de bornes à l’enthousiasme qu’excitent de pareilles créations.

Je compte partir le 9 ou le 10 d’août, ainsi vous pouvez m’écrire encore une fois. Adieu, je vous serre toujours cette main dénuée de sentiment, et je vous prie de présenter à madame Vaillant les tendres hommages qui lui sont dus. Vous me devez aussi ces lettres brûlées. L’autre jour, Surville chantait: « Que le jour me dure ! » Grand Dieu, qu’il chante mal et que votre chant, que je n’appréciais pas jadis, m’a paru charmant ! Readieu.

P. S. — Ne dites pas chez nous que je vous écris, cela fait mauvais effet. Je vous envoie des litanies, et à eux des oraisons. La comparaison ne fait pas plaisir à… et c’est juste. Il ne me restait plus que d’être un mauvais fils!


XIV

4 octobre [1822].

Plus nous allons, et plus je découvre une foule de beautés de sentiment dans toi. C’est le propre de tout ce qui est véritablement beau d’être fécond à toujours de grandes choses, d’abord inaperçues. Laure, je te l’avoue, la consécration du banc, cette fête d’un amour que nous croyons expirant, le rallume, et loin d’y voir une tombe, ce lieu charmant ne m’est apparu que comme un autel. N’est-ce pas trop soigné pour un sépulcre? Oh ! non, qu’il soit à jamais ce qu’il est! Tombe ou autel, peu importe, pourvu que, dans tout le reste de notre vie, lorsque nos regards tomberont sur cet endroit, ils [nos cœurs] battent un instant à l’unisson. Le souvenir n’a rien de criminel : il embellit la vie présente de tout ce qui charma dans la vie du passé, et le don de la pensée fait quelquefois ainsi vivre au double.

Ne t’ai-je pas dit en voyant ce luxe champêtre : « Quel discours ! » A en juger par les émotions que nous donnent de telles actions qui n’ont rien que de tendre et de délicat, que devons-nous penser du sentiment principal qui les dicta? N’est-ce pas folie que de chercher à l’éteindre?

O Laurel reçois à ce moment tout le témoignage brûlant d’un véritable enthousiasme! Oui !... je crois que dans tout le reste de ma vie, personne ne me donnera une fête plus simple et plus magnifique...

Ce muet et délicat hommage a flatté tous les sentiments de mon cœur. Et tu ne serais plus rien pour moi ? Celle qui aime tant n’aurait plus en partage que le sentiment d’un fils ?...Non non, Laure, tu seras en tiers dans toutes mes pensées, et ce sera aussi en ton nom que je ferai tout ce qui me portera à m’élever au-dessus des autres hommes. Je ne veux plus d’autre devise que ton nom chéri, et je me sens un accroissement de désir de parvenir et de faire en sorte qu’un tel culte de ta part soit justifié. J’en suis fier, et si les Croisés dans la mêlée s’écriaient : « Dieu le veut ! » mon cri sera : « Laure l’espère ! » à chaque fois que je me sentirai au fort des travaux qui pourront me donner quelque gloire.

Si tu souffres, Laure, que crois-tu que je ressente, surtout lorsque de pareilles idées, empreintes de toute la grâce des amours, réveillent cette masse de sentiments, que je crois endormir? Songe donc que l’aspect seul de ta douleur, une larme, emportent mille belles résolutions !

Il y aurait quelque grandeur à nous cacher l’un à l’autre combien nous nous aimons. Il y aurait encore plus de grandeur à persister dans notre amour, je te laisse, ô chérie, cette décision. Aujourd’hui, comme il y a quatre mois, je te soumets tout mon sort, tout mon être, mon âme, en t’avouant que je n’ai fait que gagner par le contact de la tienne !

Hé quoi ! ma Laure, l’âme éloquente et pure du grand Rousseau ne nous a-t-il pas tracé l’immortel tableau de deux femmes idéales, aimant le même homme, et as-tu rien vu de plus généreux et de plus attendrissant que Claire? Oui, mais l’amant de Julie l’ignorait, et, s’il l’eût su !...

Je ne sais ce que Rousseau lui eût fait faire.

Ah ! laisse-moi t’avouer que mes douleurs me sont douces et que je suis heureux, aussi heureux qu’un homme puisse l’être, en me sentant aimer ainsi. Enfin, en te dédiant tout mon être et t’en faisant souveraine, je crois n’avoir rien fait en retour. Je te l’envoie ce baiser d’âme, de cœur, de tout, ce baiser auquel je voudrais rendre le domaine de la pensée ! O Laure, je t’aime encore plus que le jour de ce premier baiser du banc, et, pour être calme en apparence, mon cœur n’en est pas moins agité[31].


LETTRES DE MADAME DE BERNY
I

Si vous aviez été gentil, vous m’auriez fait dire hier, en m’envoyant la Revue, que vous ne seriez pas chez vous à 3 heures, mais...

Ne voulant pas encore aujourd’hui me faire dire par tous les gens de votre maison que vous n’y êtes pas, je vous prie de me faire dire si je peux, malgré le soleil ou la pluie, m’aventurer jusqu’à la rue de Cassini à 3 heures.

Adieu, Didi, on t’aime quand même, on t’aime avec tes colères, avec tes miriades (sic) de caprices, avec tes manques d’usage, avec toutes tes imperfections qu’on aime elles-mêmes, heureuse d’avoir à te les pardonner pour que tu en pardonnes d’autres. On t’aime malgré la corde qui te manque, mais on t’adore pour toutes celles qui font vibrer ton gentil cœur et ta belle âme. Adieu, toi[32].


II

[Lundi,] 18 [juin 1832,] Bazarnes[33].

A toi mon premier mot, ami cher, comme à toi les premières pensées de mon réveil. Après avoir passé trente-trois heures dans d’horribles voitures, car la diligence même, par suite d’un accident, touchait sur la caisse d’une manière infernale, je suis arrivée sans trop de fatigue chez le général qui m’a reçue avec tant de plaisir, une cordialité si vraie, une sensibilité si profonde, que j’en ai été touchée aux larmes. Je suis ici aussi bien que je puis être maintenant quelque part, l’habitation est charmante, un château féodal, pas assez ancien pour que les distributions intérieures en soient incommodes, et assez cependant pour avoir une sorte de majesté qu’on a trop négligée dans nos jolies maisonnettes d’aujourd’hui. De chaque côté du bâtiment, qui n’est élevé que d’un beau rez-de-chaussée, très élevé lui-même, se trouvent deux tourelles d’une belle dimension, et tu sais si j’aime les tourelles; une chambre spacieuse, pas trop cependant, décorée tout à neuf, meublée très proprement, ornée même d’un tapis, et se trouvant à l’un des bouts du bâtiment pour que le bruit n’y arrive pas, est la chambre qu’occupe ta Didi; ……………………….. l’anti-chambre de ma chambre descend sur une jolie terrasse pleine de fleurs, mes fenêtres donnent sur des vergers qui embaument. Enfin, chéri, je suis si bien, en comparaison de l’idée que je m’étais faite de mon séjour ici, que je crois rêver. De plus, il y a pour la conversation un jeune médecin fort instruit et s’exprimant très bien.

En voilà bien long sur moi, mais c’est que ces détails t’intéressent, n’est-ce pas? J’ai apporté les Contes Bruns[34], et vais y faire mes féroces corrections que je t’enverrai aussitôt. Quant à la Transaction[35], chéri, je ne la corrigerai pas, car je crois que tu as signé l’engagement de ne pas la prendre, et je ne pense pas que tu sois tenté de mettre tes ennemis dans leur droit, s’ils venaient à crier contre ta mauvaise foi. Plus tu es en évidence, ami, moins tu dois t’entacher, plus tu as d’envieux, moins tu dois leur laisser de prise sur toi. J’ai su samedi, avant mon départ, que ta mère n’avait pas encore fait partir un paquet dans lequel se trouvait ma première lettre; hélas ! tu m’as indiqué cette voie pour économiser les ports de lettres, et d’infernales ennemies de mon repos t’en auront fait payer bien d’autres. Que de grand cœur j’aurais affranchi mes lettres, pour qu’elles soient lues les premières. Didi! il n’est donc plus de bonheur possible pour moi! ! ! Ecoute, ami, avant de recevoir la réponse à la lettre que je t’ai écrite vendredi dernier, je veux t’expliquer ce que j’entends par un certain sacrifice que je t’ai demandé.

Ce n’est pas la connaissance de certaines dames dont je t’ai demandé le sacrifice, non, car les unes t’amusent, les autres te sont ou te seront peut-être utiles, au moins tu l’espères: ainsi ce serait alors un sacrifice personnel à toi que je t’aurais demandé et tu sais si je veux de ces sortes de sacrifices. Ce que je veux, c’est le secret de ces dames et de leurs correspondances, car il m’appartient et m’appartiendra, tant que notre position ne sera pas changée. Je dis, mon deux cher, tu m’as donné une profonde humiliation, en me refusant celle de la duchesse d’Ab...[36]. Mais, à cette époque, j’ai dû en quelque sorte respecter la délicatesse du jeune homme, telle fausse qu’elle fût, car il en manquait envers la femme qu’il aimait et la faisait grandement souffrir dans l’intérêt d’une personne qu’il aurait dû lui sacrifier. Aujourd’hui, chéri, les mêmes raisons n’existent plus; je ne peux plus envelopper ton manque de délicatesse à mon égard sous le manteau de ton inexpérience ; aujourd’hui tu as de l’acquis plus qu’il n’en faut pour savoir de quel côté doit aller la victoire dans un combat où il y va de mon bonheur, et si mon pauvre cœur doit toujours servir de plastron à tous les coups qu’il plaira aux femmes qui assaillent le tien de lui porter. Ami, si tu pouvais [hésiter] un moment à me faire connaître un secret qui est bien moins à elles qu’à moi, si tu pouvais leur garder ce prétendu secret et manquer ainsi à tout ce que tu me dois, oh ! chéri !!!

Ce talent d’observation, cette connaissance du cœur de la femme dont chacun, et surtout chacune te complimente, je suis loin de le reconnaître. Ami, oui, tous les cœurs de femmes du monde dans lesquels on peut lire avec la vue ordinaire, tu les sais par cœur, mais il en est qui ne peuvent être bien étudiés, bien...[37].


III

Mardi [, 19 juin 1832.]

Je ne me mets pas à la besogne sans relire ta chère lettre, ami chéri, et toujours elle me donne la même émotion, une douce et suave reconnaissance pour les vœux bienveillants de ton gentil cœur; oh! oui, chéri, pourquoi n’avons-nous pas été assez favorisés du sort pour vivre toujours ensemble, loin d’un monde si peu fait pour des âmes vraies, sensibles et grandes! Oh ! pourquoi?

Déjà j’ai repris bien des fois le deux bec que tu as déposé sur la place que tu m’indiques dans ta lettre; je finirai par l’user ; puis il n’y aura plus rien, que je croirai y retrouver encore l’empreinte de tes lèvres adorées, illusion et toujours illusions !

— Je suis ici très libre ; la nourriture y est saine, le pays riche en culture, enfin, si tu y étais, je croirais au paradis.

— Chéri ! j’ai apporté les Scènes[38]selon tes ordres, j’en ai prêté un volume à la petite Cornélie[39] ; son père s’en est emparé et ne l’a pas quitté sans l’avoir fini. Ce matin nous avons, lui et moi, beaucoup causé sur toi ; et il a fini par me dire cette phrase, qui m’a fait trouver sa voix la plus douce possible : « S’il veut venir ici passer quelque temps avec vous, je lui donnerai sur la vie de Bonaparte tous les renseignements nécessaires pour faire un roman politique, qui, sous sa plume, serait du plus haut intérêt, et pourrait initier les femmes même aux secrets d’une haute politique ! » Ami, je t’ai déjà vu là, travaillant près de moi, puis quelques réflexions sont venues chasser ce doux espoir.

Peut-être ne te trouverais-tu pas bien ici : tu es devenu dans la vie ordinaire bien difficile ! et je souffrirais beaucoup, soit que tu te trouvasses mal, soit que les exigences de ta vie de poète mécontentassent ces braves gens.

Peut-être aussi dans la circonstance de famille où je me trouve, ne dois-je pas me permettre le bonheur de t’avoir ici. Que dis-tu de tout cela ? Toi qui t’es montré si sage dans ta dernière lettre, prononce, maître à moi, et comme toujours fiat volontas tua. Allons à la besogne des Contes Bruns pour te les envoyer. Mille becs là… Pour le tien, il y est, reprends-le et envoie m’en toujours un dans tes lettres, mais dépose-le tout de bon. Adieu, toi.


Mercredi [, 20 juin 1832.]

Je t’envoie mes corrections : pourvu qu’elles n’arrivent pas trop tard. J’ai vu hier dans le journal certaines arrestations qui m’ont beaucoup occupée[40]. M. de Ch…[41]ne sera pas fâché, je crois, de cette circonstance qui lui donne une importance politique à laquelle il court toujours sans pouvoir la saisir ; quant à l’arrestation de M. de F. J.[42], je suis forcée, par ma franchise envers toi, de te dire que je suis loin d’en être peinée. Car si le parti de ces gens-là était détruit, il faudrait bien que tu en prisses un autre. Cependant, une crainte mortelle vient quelquefois faire bondir mon cœur, je pense que, si certaine dame t’écrivait de la venir trouver, tu serais assez bon pour y aller[43]. Une autre dame ne t’a-t-elle pas fait revenir jadis de Tours à Versailles, pour la consoler de chagrins que son égoïsme lui faisait te grossir[44] ; ici la circonstance est bien plus grave et malheureusement ta vanité est toujours éveillée, active, et a sur toi une prise d’autant plus réelle que tu en ignores la force. Cependant, mon bien aimé, cher ami, fils d’amour, si tu veux, écoute un peu la raison qui emprunte pour se faire entendre la plus amicale de toutes les voix qui jamais frapperont ton oreille, songe bien que certains personnages ne te donneraient pas un seul des trois ou quatre mille écus dont tu as un indispensable besoin ; songe bien que, dussent-ils être vainqueurs, ils ont toujours été ingrats par principe, et ne changeront pas pour toi seul, ami ; ils ont tous les défauts de l’égoïsme, toute l’astuce et la fourberie de la faiblesse ; un dédain qui va jusqu’au mépris pour tous ceux issus d’un autre sang que le leur ; ami ! par tout ce qui t’est cher, pour ta gloire, pour ton bonheur à venir, pour mon repos (car tu m’aimes) ne les crois pas, ne t’y fie pas ; emploie ton esprit à prendre avec eux le rôle qu’ils jouent dans le monde ; sers-toi d’eux, s’ils peuvent te servir, poursuivre la route dans laquelle tu es entré, puisque, malheureusement, ton pied s’y est déjà posé ; mais, hélas ! que de défauts il te faut acquérir pour les imiter ; et comment défendras-tu ton âme, comment la conserveras-tu pure, au milieu de tant de perversités ?

Enfin, chère créature adorée, tire-moi de peine, enlève-moi le poids qui m’oppresse l’âme, en m’assurant que tu ne seras pas l’esclave de ces gens-là et n’obéiras pas au premier ordre que tu recevras d’eux. Oh ! par grâce, réponds-moi à ce sujet aussitôt ma lettre reçue. Ce qui me rassure un peu, c’est l’assurance que tu m’as donnée de ne vouloir parvenir à rien que par la Chambre; au moins le moyen est-il noble, et d’autant plus que tes talents feront seuls alors tous les frais de ton avancement. Jamais tu ne sauras, ami, jusqu’à quel point j’ai placé mon orgueil en toi. Tu me dis que l’intérieur de mon fils sera ma justification. Mon chéri, elle ne sera pas là, je l’ai placée tout entière en toi. De ton avenir dépend ou ma satisfaction ou le trouble de mon âme. Tu ne sauras jamais ce que tu m’as donné, et ce que tu me donnes encore d’inquiétudes; ce sont toutes mes dernières sollicitudes qui ont épuisé mon courage ; mon âme, si fatiguée par elles, n’a pu supporter le moindre choc étranger? et, incapable de livrer le plus léger combat, elle a préféré chercher un repos apparent, mais qui, je le sais, instruite par ma raison, ne sera jamais que factice. La nature ni la société ne pardonnent jamais à celui qui transgresse leurs lois ; je me trouvais nécessairement rebelle envers l’une ou l’autre; il m’a fallu offenser cette dernière ; je sais ce qu’elle me réserve ; mais, si je peux te voir dans le lointain, grand et honoré (et tu dois savoir quel est pour moi le sens de ces deux mots), eh bien ! je serai contente, sinon heureuse; car je suis fière de toi, il me semble que ni ma conscience ni le monde ne pourront me rien reprocher. Ami, songe que tu dois quelque chose à ma tendresse.


IV

Jeudi, 21 [juin 1832].

Je corrige maintenant les Scènes, et comme chacun ici s’est emparé des volumes à mesure que je les coupais, je tiens le troisième. Oh ! ami, je viens encore de pleurer avec ta Juliette[45]; le morceau surtout où elle reçoit les cheveux m’a fait une bien douloureuse impression. Je me demandais quelle douleur devait être la plus vive, entre celle de perdre son amant, mort ou vivant, et je n’ose me répondre. Juliette possède un trésor dans des cheveux qui lui rappelleront toujours de purs souvenirs; mais qu’aurait-on pu lui offrir qui la consolât si son amant l’eût quittée pour une autre femme, — rien. — Pour chasser de cruelles pensées, je relis quelques chères phrases de tes lettres, et j’espère que ton cœur me servira de tombe avant qu’il appartienne à une autre. Chéri adoré, je ne connais rien de plus inhumain que la vie quand elle reste accrochée à un être qui n’en veut plus. — Je ne suis pas très gaie, comme tu vois, et cependant ici je ris, parce qu’il est dans ma nature de rire comme d’aimer; néanmoins ce séjour est assez triste; beaucoup plus que je ne l’ai cru d’abord; je m’étais attendue à le trouver si sale, si vilain, que le peu d’avantages qu’il possède m’ont paru immenses; mais cette infernale fumée de la pipe du général me fait mal au cœur, bien que le pauvre homme se gêne quelquefois pour moi. Le peu de conversation que l’on peut avoir avec lui est fatigant en raison de sa surdité, et son despotique rôle de père, de mari et de maître est assommant. Sa femme est une bonne et excellente femme de ménage; sa fille, une gentille enfant, pleine de bienveillance, mais qui n’a encore aucune idée; les voisins sont vieux, laids, bêtes jusqu’à l’imbécillité; le jeune médecin est mon seul amusement ; car il a jeté tout le fond de son sac dans une demi-heure de conversation, et, comme beaucoup de gens, il ne lui reste plus rien du tout, en sorte que je m’en sers pour amuser ces dames et en rire moi-même; voilà le seul parti que j’en puisse tirer, ou, quand ces dames ont bien ri, je le fais parler médecine. — Je n’ai donc d’autres plaisirs que celui de lire les Scènes en les corrigeant; elles me donnent de chers souvenirs; je me rappelle où nous étions quand tu me lisais tel ou tel morceau, ce que tu m’en disais, les mots d’amour qu’il faisait naître... — Ah ! mon Dieu ! pourquoi ne peux-tu pas venir? mais non, ne viens pas; cette habitation est dans un fond, la vue y est bornée de tous côtés; tu y serais mal, ah! non, n’y viens pas. — Je ne puis donc rien t’offrir, ni par moi, ni par mes amis, de tout ce qui peut te charmer ailleurs ! Ah ! grand Dieu! quelle atroce pensée! Quel mauvais génie a donc placé mon âme au milieu de tant d’entraves? Chéri, mon cœur te donne d’autant plus que je n’ai que lui à t’offrir. — Pour me soulager un peu, je te presse dans mes bras, et je m’épuise dans cette étreinte. — Une idée me revient, et il me faut te la dire, vois-tu; me voilà encore m’effaçant et ne pensant qu’à toi isolément, en t’engageant à ne pas venir, car, si je me mêlais à toi comme je devrais le faire, est-ce que je ne serais pas persuadée que, pour passer quelque temps près de moi, tu mettrais volontiers de côté certains petits désagréments de la vie? Je crois qu’il entre beaucoup de vanité dans certains de mes regrets, mais vanité qui n’est que pour toi, entends-tu; savoir que tu trouves ailleurs que près de moi ou par moi des choses qui te plaisent est une idée qui me causera toujours un amer dépit suivi de chagrins.


V

Samedi [, 25 juin 1832].

Oh ! qu’une lettre de toi me sera douce ! et comme je l’attends ! Chéri, pour ménager un peu les ports de lettres je ne t’enverrai mon bavardage de cœur que tous les dimanches, puisque toi aussi as choisi ce jour. J’ai reçu hier une lettre d’Antoine[46]qui est vraiment extraordinaire, je voudrais bien pouvoir te la lire et te parler de ce singulier garçon. Peu d’hommes de 30 ans seraient capables d’avoir ses idées et de les exprimer aussi bien. Et toi, chéri, que fais-tu? où en est la Bataille[47]? Mon Dieu, si près de ton cœur, et si loin de ta parole, ne pas t’entendre, être forcée de te deviner, et parfois ne l’oser pas, comme quand il s’agit de politique par exemple, une partie de mes journées se passe à désirer ta réponse à mes deux dernières lettres, et l’autre en commentaires sur ta décision à une chose qui m’est personnelle, ou, sur les rapports que peuvent avoir avec toi les événements politiques actuels. Oh ! chéri, où est le temps où je n’attendais tes chères lettres que pour y lire, écrite en cent manières, l’assurance de ton jeune amour? ce temps n’est plus, et ma raison, plus faible que la nécessité, est accablée sous son énorme poids, — et tant d’autres choses encore m’accablent en ce moment que j’aurais bien besoin d’un cœur tout a moi pour m’aider à supporter de si lourds fardeaux. — Ne va pas croire que, d’après cette phrase, je ne sais pas tout ce que je puis trouver en toi ; mais dans ta lettre si pleine de raison, nous serons, me dis-tu toi-même, souvent séparés; or, ami, quand tu n’es pas là, je suis seule, et maintenant c’est bien souvent. — Mille baisers — oh! qu’un seul donné sur tes chères lèvres vaudrait mieux que ceux-ci ! !


VI

Dimanche [, 24 juin 1832.]

Je suis persuadée que je recevrai une lettre de toi aujourd’hui, car j’en ai eu certain avertissement nocturne qui ne me trompe jamais. Chéri, tant que mon âme tiendra ainsi à la tienne, par ces liens invisibles et inexplicables, je ne me croirai pas tout à fait malheureuse : et cependant je ne ferai partir cette lettre que lorsque j’aurai certaine réponse qu’il me faut pour bien connaître la véritable situation dans laquelle tu me laisses près de toi ; car il me faudra peut-être bientôt changer de langage; et je t’avoue que, si tu ordonnes à mon cœur de se taire, le silence que tu lui auras imposé me semblera moins pénible que celui auquel je veux inutilement le condamner moi-même. Je me suis mille fois torturée en vain, mais j’ai dans ce combat reconnu comme toujours ta supériorité : tu es encore mon maître, et j’attends l’arrêt de ta volonté toute souveraine. Or, comme il ne m’est pas encore connu, quel qu’il soit, je me crois toujours ta chérie, et le fais toutes nos caresses accoutumées. Je suis toute à toi, toute ton Eve.


VII

Lundi [, 25 juin 1832.]

Oui, elle était en chemin, cette chère lettre, mon bon génie ne m’a pas trompée, et je l’aurais reçue hier si tu me l’eusses adressée ici directement, comme tu aurais dû le faire, puisque tu avais mon adresse. — Tu m’aimes! je suis toujours ta chérie aimée! ta chère étoile! ta Didi idolâtrée! — oh! ami, mon cœur ne te demande plus rien, mais les assurances de ton cher amour sont venues le tourmenter d’une autre manière. Je t’ai encore affligé de nouveau! Oh! chéri, cette pensée est une souffrance, et quoique ta chère âme devine en ceci toute la mienne, et voie clairement que la force de mon amour soit la seule cause de mes inquiétudes, et par suite de mes injustices, que ta divine bonté appelle justices, je ne me pardonne pas comme tu me pardonnes, et je suis forcée d’admirer de nouveau la tendresse indulgente de ton cher cœur, qui pourrait si bien, et à juste titre, faire expier au mien toutes ses extravagances; mais enfin je t’adore, tu le sais, et je comprends tout ce que la foi peut te faire excuser; tous mes torts, chéri, viennent du manque de cette foi si précieuse et si douce; mais ta dernière lettre est venue confirmer toutes les autres et toutes tes chères paroles que parfois tes actions semblent démentir. Mais en ce moment, je suis toute confiance, et par suite, tout amour, puis tout bonheur, ma vie est tout entière sous la direction de mon cœur, ou plutôt de mon espoir en ton amour. — Adoré cher! que de temps écoulé entre ma lettre et ta réponse! Dix longs jours! et j’ignore ce que tu fais maintenant! travailles-tu? Auras-tu reçu à temps les corrections des Contes bruns? Cette dame t’écrira sur la Vendée et la politique[48]! !... Oh! tu devrais d’ici entendre les battements de mon cœur! ami! c’est jouer avec ta tête ! tu comptes sur les femmes pour qu’elles te servent d’appui en politique! impossible, chéri, ce n’est pas là ce que tu veux. D’abord, Dieu merci ! le temps où elles étaient puissantes dans ces sortes de matières est bien loin de nous, et aujourd’hui, elles sont nulles en affaires aussi graves, ou, si elles sont influentes, c’est pour tout gâter. La révolution, a coupé les lisières de l’homme, et il n’est pas organisé, de nos jours, de manière à les reprendre; et puis, mon deux bien-aimé, je te le répète et te le rappelle, n’est-ce pas par la Chambre que tu veux arriver? Oh! par grâce! au nom de tout ton avenir, prends-t’y avec toute l’adresse possible pour faire cesser cette correspondance (non pour moi, car je suis trop heureuse aujourd’hui par ton cœur, pour avoir des inquiétudes personnelles), mais pour toi, pour ta sûreté, il ne faut qu’un mot indiscret, et il y en aura mille, pour te compromettre. Et toi, innocent, seras confondu avec de coupables agitateurs, de monstrueux égoïstes, qui, dans le seul but d’obtenir plus de fortune ou plus de moyen pour dominer, immolent de sang-froid et sans regret des myriades d’êtres inoffensifs.

Voilà mon tourment d’aujourd’hui, mais il est bien vif, outre la douleur de craindre ton danger ; je frémis encore de te voir accolé avec un Chateaubriand. Je méprise souverainement cet homme et sa dernière lettre si spécieuse[49]où sont exprimées des pensées si fausses, capables de le faire chasser du territoire ou incarcérer à tout jamais, si le gouvernement était conséquent, a encore ajouté à la profondeur de mon mépris. Ami, pour que je vive j’ai peut-être plus besoin encore du profond respect dont mon âme veut t’entourer que de ton amour. — Tu dois juger, par cette phrase, de quelle manière je t’aime, si tu pouvais l’ignorer encore. Tu m’as promis un journal ; tiens ta parole, mon didi, serre tes lignes et tes mots; écris-moi chaque jour quelque chose et envoie-moi le tout une fois ou deux par semaine. — Mille caresses et puis mille encore, mille pardons, mille becs d’amour et des vœux innombrables pour ton cher bonheur !

Puisse cette lettre te porter autant de bien que m’en a fait la tienne. Oh ! chéri, dans tous tes maux, repose-toi sur mon cœur !


VIII

[Mercredi, ] 4 juillet [1832.]

Je reçois à l’instant deux lettres, l’une de mon bien-aimé, l’autre de Laure[50]; comme toujours je garde la tienne pour la lire la dernière, bien à mon aise, mais hélas ! j’avais presqu’envie de ne l’ouvrir que ce soir, après avoir lu celle de Laure. Cette lettre lui est dictée, d’un bout à l’autre, mais figure-toi mon angoisse, lorsque j’y vois que son père ne veut pas que son frère la reçoive des mains de Mme Fabre, mais des siennes et qu’Alexandre se refuse à aller chez son père. Je connaissais l’intention de M. Berny et j’avais écrit à ce sujet à Alexandre, mais la lettre ne sera pas arrivée à temps. La voiture du Général est partie pour aller prendre mes enfants à la diligence de Clamecy, je ne sais si elle me ramènera au moins Alexandre. Oh ! mon Dieu, quelle terrible chaîne est la mienne! D’un autre côté, Antoine me donne de vives inquiétudes, car le parti que j’ai pris pour lui semble ne pas lui convenir. — Je ne t’en avais pas parlé, parce que tu as bien assez de tes chagrins sans prendre encore ta part des miens. Mais en ce moment la mesure est si comble qu’il m’a fallu en déposer une petite partie sur ta chère et fidèle âme. — J’ai lu ta lettre, ami, j’y répondrai plus tard. Tu me reproches de ne pas t’écrire et cependant, à peine s’il se passe un seul jour sans que je me donne le deux plaisir de causer avec toi. — J’attends le retour de la voiture avec une anxiété fatigante. — Vraiment, ce n’est pas vivre, que de se trouver toujours ainsi environnée de tourments. — Je reçois tes caresses pour adoucir l’amertume de ma situation présente. — Quelle déraison, faire souffrir Laure de la raideur de son frère ! !... Je suis brisée !

J’ai voulu me mettre à corriger : impossible, il est deux heures, je ne serai tirée de mon anxiété qu’à six heures; c’est bien long. Je me mets à réfléchir, les bras croisés, puis j’ai pensé qu’il me serait peut-être moins pénible de causer avec toi que toute seule. — On veut, je le vois, me faire renoncer à une séparation qui, sans doute, doit affliger beaucoup M. Berny. Mais voyons quelles sont les raisons qui peuvent me faire persister dans ma résolution, ou celles qui pourraient m’y faire renoncer. De ces dernières j’en vois bien peu. L’affliction de M. Berny est la plus puissante, sans doute; il m’est affreux d’affliger qui que ce soit, mais la position de mon cher Alexandre, si je l’abandonne, est un poids bien autrement pesant dans la balance, une chère victime qui de sa vie ne m’a donné de chagrin, qui a besoin d’avoir près de lui un être qui l’aime et qui adoucisse l’amertume que donne toujours à ses pensées le genre de son caractère. Lui qui ne cherche et ne trouve de distraction nulle part, et qui avait pris la douce habitude de se laisser aller à causer avec moi. Moi qui suis le seul être qu’il aime au monde, je l’abandonnerais? impossible ! or, ce serait l’abandonner que de vivre avec M. Berny, car je le vois, c’est fini à tout jamais entre son père et lui. Je ne veux pas juger cela, cette conduite de sa part est une conséquence de son caractère ferme et rect. Il y a partout des conséquences à subir : celles de la fermeté ne sont pas à comparer, pour leur préjudice, avec celles de la faiblesse. Je respecte la force et puis tout supporter d’elle, je méprise la faiblesse et n’en puis rien supporter sans de grandes souffrances. — Serait-ce pour mes autres enfants que je resterais près de M. Berny? il n’y en a pas un d’eux maintenant à qui ma séparation puisse être nuisible. Laure elle-même y gagnera plus qu’elle n’y perdra, je la marierai de cette manière moins difficilement, car je pourrai amener des jeunes gens chez moi, et certes, ce n’est pas la vue de son père qui les déterminerait à entrer dans une famille dont il est le chef; ce n’est pas non plus son adresse qui les y déterminerait, il n’a jamais su que mettre les bâtons dans les roues que j’étais parvenue à faire mouvoir. — Enfin, si les jugements du monde pouvaient entrer pour quelque chose dans ma détermination; je sais ce que penseront toutes les personnes qui connaissent M. de Berny; mes filles elles-mêmes conseillaient plutôt le pour que le contre (peut-être auront-elles changé d’avis). Quant à mes fils, je sais ce que pensera Antoine. Armand[51]ne désire rien autre chose en ce moment que cette séparation; ainsi qui pourrait donc m’y faire renoncer? M. Berny tout seul, s’il lui prenait fantaisie de me retirer sa procuration ; mais j’espère qu’il ne l’osera pas. Néanmoins, cette pensée me forcera peut-être à retourner à Paris plus tôt que je ne le croyais, car il faut être là pour éviter cela. — Ami, ce deux épanchement m’a un peu calmée, et m’a doucement fait patienter une demi-heure.


Mercredi.

Mes enfants sont arrivés tous deux hier; je t’envoie mon bavardage pour que tu sois au fait de toutes mes pensées. — Quant à mon cœur, tu sais, j’espère, tout ce qu’il renferme pour toi. — Reçois mille baisers, ami, le piéton attend, à plus tard tout ce que mon cœur peut te dire. — Adieu[52].


IX

[Mercredi, ] 18 [juillet 1832.]

Alexandre vient de partir pour Clamecy où il a affaire, et je l’avais chargé d’une lettre pour toi, afin qu’elle t’arrivât plus tôt; je t’y exprimais toutes mes inquiétudes sur ton sort, elles ont été vives et cruelles; oh ! chéri, dix longs jours sans te lire ! c’est trop pour ma tendresse.

J’ai enfin reçu ta lettre du 13, et j’ai repris celle que je t’envoyais et dont plus de la moitié ne signifiait plus rien.

Te voilà donc encore bien plus loin de moi[53]. Oh ! mon Dieu, comme cette nouvelle m’attriste. Elle me fait l’effet d’une seconde séparation: qu’avais-tu donc besoin de ce nouvel éloignement, de ce surcroit de dépenses? pauvre ami, ton imagination se croit toujours mieux là où tu n’es pas; craignais-tu qu’on ne courût jusqu’à Sache pour t’y arrêter? quelle crainte chimérique et panique! Enfin, te voilà près d’une de tes amies ; je l’en félicite, dans le nombre des aspirantes, c’en est toujours une heureuse. Elle fera bien de jouir pleinement du bonheur que lui donnera ta présence, car dans ce monde il est rare et court; puisses-tu te trouver bien dans ce nouveau séjour ami, et y être assez inspiré pour faire une belle œuvre ! — Je me hâtais de t’écrire, pour t’informer de mon départ de Bazarnes, car ton silence me donnait, entr’autres pensées, celle de t’y voir arriver. Cependant je savais que ta gêne était un obstacle au voyage, mais je savais aussi que notre tendresse n’a pas toujours su calculer avec nos bourses.

Enfin après m’être bien fatigué l’âme à craindre quelques malheurs, je la rafraîchissais par l’espoir de te voir arriver. Maintenant je suis tranquille, tu te portes bien et tu voyages, oui, tu voyages, mais c’est au loin, et pourquoi faire? cela, je l’ignore, il eût été bien difficile que tu vinsses ici, c’est vrai; tout ce qui touche à ma tendresse pour toi est hérissé de difficultés.— Écoute, ami, puisque te voilà de nouveau près de Mme Carraud, je désire que tu me réhabilites dans son esprit, ce désir va peut-être te paraître une petitesse, et je ne chercherai pas à m’expliquer si tu auras tort ou raison, mais ce que je sais, c’est que je craindrais également et des parures étrangères et des travestissements difformes; par les lettres que j’ai lues de Mme Carraud, j’ai jugé l’opinion qu’on lui a donnée de moi ; dans toutes ses offres de tendresse, il y a plus que du sentiment, il y a de la pitié. On voit qu’elle souffre en te croyant uni à un être indigne de toi. Chéri, sois certain que je ne me trompe pas : jamais, pour juger ces choses-là, un homme n’aura la vue d’une femme. Cependant, c’est si visible que je t’ai souvent su mauvais gré, je te l’avoue, d’avoir laissé peser sur moi, sur ta chérie, un jugement indigne d’elle et de toi, toi parfois si bavard, toi si communicatif ! Rougirais-tu donc d’avouer ta tendresse ? si tu avais pu avoir l’ombre de cette pensée, sans reprendre à l’instant ta liberté, je ne t’estimerais pas. Ne viens pas, pour t’excuser, me dire que la délicatesse te défend de me compromettre, chéri. A cet égard toute la famille s’est si mal conduite envers moi, qu’elle ne t’a laissé d’autre moyen pour mettre mon honneur à couvert, que celui d’avouer noblement ton chaste et pur sentiment, et d’inspirer alors pour la femme qui t’adore un genre de respect dont elle aurait été plus fière que de celui perdu. — Mais tout perdre à la fois, c’est trop !

Mon bien-aimé, j’ai eu plus d’une fois a souffrir par toi à ce sujet-là ; va, mon gentil, ton amour est bien grand, mais rappelle-toi ce que je t’écrivais naguère sur les compensations ; puis, serre-moi sur ton cœur aimant.

Je pars d’ici le 24, c’est-à-dire mardi prochain. Antoine me force à partir plus tôt que je ne l’aurais voulu. Peut-être laisserai-je Laure, et peut-être la viendrai-je reprendre, mais ce ne sera pas sans t’avoir vu, après être restée à Paris le temps nécessaire pour mes affaires. J’irais passer à la Bouleaunière le temps que tu resteras à Angoulême. Puis je reviendrai à Paris quand tu y reviendras, car il faut que je te voie, puis, je reviendrai ici prendre Laure ; je demeurerai à Paris rue de Crébillon, 3, dans le petit appartement d’Alexandre. Ainsi, jusqu’à nouvel ordre, envoie-moi mes lettres à cette adresse.

Sais-tu que j’aime mieux te savoir près d’une femme raisonnable et à laquelle je suppose une belle âme, que près de certaines folles, égoïstes, et au jugement faux, qui, par un malheur de ta destinée, ont plus d’influence sur toi que qui que ce soit. Mais la folie est plus attrayante que la raison, et, poète, il faut que tu en subisses toutes les conséquences. Par exemple, tes opinions en politique n’ont commencé à prendre un autre port que depuis les longues et interminables conversations de la duchesse d’Abrantès. Le Metternich y assistait probablement toujours, lui ou son ombre. — Que ta vanité d’homme ne s’effarouche pas, chéri : aucun de vous, même le plus supérieur, ne peut échapper à l’influence féminine, et la plus heureuse d’entre nous à ce mauvais jeu est celle qui attaque à dessein votre côté faible. — Ici permets-moi un hélas ! car j’aurais voulu voir mon idole placée sur un des plus beaux piédestals qui jamais ait soutenu grandeur humaine; mais mon âme réprouvera toujours celui sur lequel tu veux te hisser, mon pauvre cher, et cette âme ne se trompe pas sur la valeur des choses, elle devine les lieux où se trouve le beau. Comme Cassandre j’ennuie, peut-être, par mes répétitions, quoique je m’attende à ce qu’elles aient le même sort que les siennes, mais ma tendresse vraie est aussi courageuse que sincère.

En relisant ma lettre, je m’aperçois que tu pourrais peut-être mal interpréter la phrase à laquelle j’ai mis une croix[54]; tu pourrais y voir un reproche, et je ne veux pas que tu y sois trompé. Non, mon chéri, elle ne renferme rien qu’un doux regard sur le passé où tant de fois nous avons été plus amoureux que sages

Mais à toi, ami, ah ! à toi qui seras toujours un être bien-aimé, à toi dont la chère présence m’apportera toujours joie, plaisir et bonheur, comme l’absence me donnera ennui, tristesse et chagrin, à toi mille tendresses d’âme, le serrement de main le plus confidentiel, et au chéri, mille becs pleins d’amour.


X

Fragment.

Oui, deux ans en arrière, huit jours de la Grenadière, et la mort me vaudrait mieux que toutes les idées d’un avenir froid. Avant de te connaître, j’avais déjà une certaine dose de chaleur répandue dans toute ma personne, mais il me semble qu’elle n’y était qu’en germe. Oui, chéri, ce sont tes rayons vivifiants qui ont fait naître tant de choses qui, pour la plupart, seront désormais en trop chez moi. Cependant il ne se passe pas de jour où je ne te rende grâces, tu m’as donné mille jouissances inconnues avant toi, tu m’as appris à sentir, à voir; aussi chaque soir ce magnifique coucher de soleil que je vois de mes fenêtres et que tu te rappelles, n’est-ce pas? est pour moi un spectacle dont je te remercie.

J’en jouis d’autant plus que bientôt j’en serai privée… privée de cette belle vue que nous avons tant de fois admirée ensemble, privée de ma chambre, privée de tout. Et pas de lien de famille, pas de mère, pas de mari, pas d’enfants, après tout ce que j’ai fait pour eux, après les soins, si petits et si larges, si bas et si hauts, et si multipliés, que j’ai pris de leur enfance ! Alexandre seul me reste ; tous les autres ou ne me comprennent pas ou sont d’un égoïsme effrayant. Un mot sublime d’Alexandre : je lui parlais de son avenir, et je voulais le lui faire envisager pour lui. « Oh ! moi, ma mère, je me moque de moi. » Tu reconnaîtras là son éloquent laconisme ; que de vertus exprimées dans cette phrase ! A quand donc, nous dire tout cela à l’oreille ?… A quand ? et cependant ! si ! mais ? oh ! grandes misères humaines, heureux les pauvres d’esprit, de cœur, d’âme, heureux les pauvres ! Chéri, une lettre de toi me serait bien douce ! C’est pour demain, j’espère ! voilà ma phrase de chaque jour quand l’heure est passée. Adieu M. Minet, ma pensée permanente. Adieu.

  1. Portrait reproduit dans la Jeunesse de Balzac. (Balzac imprimeur, Balzac et Mme de Berny, par Gabriel Hanotaux et Georges Vicaire, nouvelle édition considérablement augmentée. — 1 vol.in-8, P. Ferroud, Paris, 1921.
  2. Ibid. p. 26.
  3. Qui devra compléter notre récit par les pénétrantes études et les documents de toute sorte que contient sur la Dilecta, cette nouvelle édition de la Jeunesse de Balzac, mentionnée plus haut. Il devra également y joindre la délicate monographie de Mme Geneviève Ruxton, la Dilecta de Balzac. (Paris, Plon, 1909, in-12). Qu’il nous permette enfin de lui signaler que, prochainement et grâce à de précieuses indications de M. Hanotaux, nous reprendrons dans tous ses détails, en collaboration avec notre ami M. Philippe Remond, la question de Balzac à Villeparisis en 1822.
  4. Commune de canton de Nemours, sur laquelle était située la Bouleaunière.
  5. Mots raturés.
  6. Le 5 août 1822, Mme Balzac mère écrivait à sa fille, Mme L. Surville, à propos d’Honoré : « Mme de Berny fort portée pour lui, parce qu’elle aurait un fils du même âge, me disait l’autre jour que chez elle Honoré allait jusqu’au ridicule, qu’il n’était pas aimé, qu’il avait été jusqu’à trouver le moyen de choquer et d’humilier l’amour-propre de M. Miche[lin], son gendre, qu’elle me citait cela pour me donner la mesure, parce que c’était de tous ceux qui venaient chez elle le moins susceptible, jugez de tous les autres; je lui suis attaché, me disait-elle, je donnerais beaucoup pour qu’il prît plus garde à ses paroles, à son air, à son ton... » (Collection Lovenjoul, ms. a 381, fol. 116, v°).
  7. Dans un brouillon de cette lettre, on lit ceci : « A[ndré] Chénier.» Les vers qui suivent ne sont, bien entendu, pas de lui, mais de Balzac en personne. S. L.
  8. Inutile sans doute de faire remarquer que tout ceci n’est qu’un petit roman inventé par Balzac pour essayer de changer à son égard les sentiments de sa moqueuse amie. Il est bien dans la note de ses travaux de jeunesse toujours attribués à des personnages morts ou inconnus. S. L.
  9. La pièce bien connue de Marivaux.
  10. Membre de phrase biffé : « Convaincue que le plaisir et les amours sont les seules... »
  11. Après cette phrase, les sept lignes suivantes raturées par Balzac : « Je commencerai par vous apprendre à vous connaître vous-même et je vous rehausserai à vos propres yeux, car remarquez que je suis le seul juge de l’effet que vous avez produit sur moi. Du premier moment que je vous vis, je logeai dans ma tête l’idée d’une certaine perfection indépendante et des formes et d… »
  12. Ce membre de phrase a été rayé sur le brouillon : vous ne serez pas pour moi Un passe-temps puisque c’est une passion réelle.
  13. Phrase supprimée : « Ne craignez jamais que je vous le reproche... »
  14. Phrase biffée : « Et je vous assure que vous m’apparaissez toujours charmante. »
  15. Voici un premier brouillon de ce billet :
    « Adieu ! qu’il est facile aux riches de refuser l’indigent, que les gens sans désir... Adieu, ce n’est pas vous qui souffrirez et puissiez-vous ignorer ce qu’il m’en coûte. J’entends votre lettre, c’est un ultimatum. Adieu, je désespère et j’aime mieux la souffrance de l’exil que celle de Tantale. Pour vous qui ne souffrirez rien, je pense que ce qui peut m’advenir vous est indifférent. »
  16. Aventure racontée par Sterne dans son Tristram Shandy et dans le Voyage sentimental.
  17. Membre de phrase illisible.
  18. Mots illisibles.
  19. La mère Commin, l’Iris messagère de Balzac à sa sœur (voir la correspondance), qui lui portait les lettres de sa famille, en 1819-1820, rue Lesdiguières. S. L.
  20. M. Honoré, chez M. Surville, rue Teinture, à Bayeux.
  21. M. de Lovenjoul a écrit en note de la copie de cette lettre : Sa grand’mère.
  22. Clotilde de Lusignan, ou le beau juif, Paris, Hubert, 1822, 4 vol. in-12.
  23. L’autographe de ce brouillon fut écrit au moment où Balzac composait Wann-Chlore. Il porte la trace de différents essais d’orthographe pour ce nom S. L. Wan-Chlore, écrit en 1822, n’a paru qu’en 1825.
  24. M. de Lovenjoul, dans la copie qu’il a faite de cette lettre, a mis entre crochets : [Elisa]. Nous ignorons la date de naissance de cette fille de Mme de Berny.
  25. Louise-Alexandrine de Berny.
  26. Augustine-Jeanne-Antoinette de Berny, née le 11 avril 1797, décédée le 9 novembre 1850.
  27. Mots illisibles.
  28. Le nom était inconnu de M. de Lovenjoul lui-même.
  29. Napoléon.
  30. Joseph-Marie-François Cachin, ingénieur, né à Castres en 1757, mort à Paris en 1825. Ce fut lui qui dirigea les travaux de la digue et des fortifications de Cherbourg.
  31. Cette lettre porte comme suscription: Mme Deligny. Le nom de Berny effacé par Balzac a été remplacé par lui par celui inventé de Deligny. S. de L.
  32. Sur une copie de cette lettre, le vicomte de Lovenjoul a ajouté, de sa main, l’adresse : rue de Cassini, à Paris. Balzac a habité la rue Cassini du 1er janvier 1828 à 1835.
  33. Le château de Bazarnes était situé dans la commune de Courcelles, canton de Varzy, arrondissement de Clamecy. Il appartenait au général Allix.
  34. Contes Bruns. Par une [tête à l’envers]. Paris, Urbain Canel, rue du Bac, n° 104; Adolphe Guyot, place du Louvre, n° 18, MDCCCXXXII, in-8. Ce volume contient des nouvelles de Balzac, Philarète Chasles et Charles Rabou. Les deux nouvelles de Balzac sont : Une conversation entre onze heures et minuit (pp. 3-96 et le Grand d’Espagne (pp. 175-538). Elles devaient être réimprimées dans un recueil qui n’a jamais paru, intitulé : Causeries du soir.
  35. La Transaction a paru pour la première fois, dans L’Artiste des 20, 21 février, 6 et 13 mars 1832; elle reparut, la même année, dans le tome 1 du Salmigondis, contes de toutes les couleurs, Paris, H. Fournier jeune, 1832, in-8, sous le titre de : Le Comte Chabert ; en 1835, elle devient, dans le tome IV de la première édition des Scènes de la vie parisienne, Paris, Mme Charles Béchet, 1835, in-8 : La Comtesse à deux maris; depuis, elle a été publiée dans le tome II des Scènes de la vie parisienne (1re édition de la Comédie humaine) sous son titre définitif : Le Colonel Chabert. Voir Spoelberch de Lovenjoul, Histoire des Œuvres de H.de Balzac, 3e édition, Calmann-Lévy, 1898, in-8, p. 29.
  36. Mme la duchesse d’Abrantès.
  37. La fin de la lettre manque. — Balzac était alors, depuis quelques jours, au château de Saché, l’hôte de M. de Margonne; il y resta jusqu’au 16 juillet, date à laquelle il se rendit à Angoulême chez M. et Mme Carraud où il passa le mois d’août.
  38. Scènes de la vie privée, par M. de Balzac, 2e édition. Paris, librairie Mame-Delaunay, rue Guénégaud, n° 25, 1832. 4 vol. in-8.
  39. Fille du général Allix.
  40. Voir le Rénovateur du 23 juin 1832, pp. 32-38, au sujet de l’arrestation de MM. le duc de Fitz-James, de Chateaubriand et Hyde de Neuville.
  41. M. de Chateaubriand.
  42. M. de Fitz-James.
  43. Mme la marquise de Castries, à Aix-les-Bains. (S. L.)
  44. Mme la duchesse d’Abrantès.
  45. Voir Scènes de la vie privée, par M. de Balzac. Tome III, seconde édition, p. 44, Le Conseil (devenu, en 1834, Le Message).
  46. Antoine-Ange de Berny, fils de M. et Mme de Berny, né le 14 février 1815, décédé le 4 janvier 1842.
  47. Balzac, dans ses lettres à sa mère, parle constamment de La Bataille; il en parle, à certain endroit, comme d’une œuvre presque terminée; il envisage même une seconde édition, mais si cette œuvre a été écrite, elle n’a jamais été imprimée et il ne subsiste aucune trace du manuscrit. La Bataille [de Wagram] était destinée à entrer dans les Scènes de la vie militaire. Une récente étude, parue, dans les Commentaires de la Revue de France du 15 juillet 1921, contient quelques précisions sur ce mystérieux roman.
  48. La marquise de Castries.
  49. Voir Le Rénovateur du 23 juin 1832. S. L.
  50. Laure-Alexandrine de Berny, née le 30 octobre 1813, décédée à l’âge de dix-neuf ans.
  51. Armand-Marie de Berny, né à Paris, le 2 octobre 1811, mort à la Bouleaunière le 23 novembre 1835.
  52. Balzac, quand il reçut cette lettre, était, à Saché, l’hôte de M. de Margonne.
  53. Balzac venait d’arriver à Angoulême, chez M. et Mme Carraud, lorsqu’il reçut cette lettre. M. Carraud avait été nommé, en juillet inspecteur de la poudrière d’Angoulême.
  54. La croix dont parle Mme de Berny est placée au milieu de la phrase de cette lettre commençant par : « Cependant, je savais que ta gêne… » et finissant par ces mots : « Calculer avec nos bourses. »