Barbare - IV

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Hachette (p. 35-47).


IV

Une crise domestique


Lorsque le patriote fut sorti, le proscrit ferma la porte à double tour et s’arrêta quelques instants comme un homme accablé sous le poids de pénibles pensées.

Puis il doubla le pas, traversa rapidement le jardin, entra dans la cour, monta l’escalier et frappa à la porte de M. de Louvigny.

— Entrez, dit une voix de jeune fille.

— Ah ! pensa l’abbé avec douleur, mademoiselle Marguerite est avec son père.

Néanmoins il entra chez le marquis. M. de Louvigny tenait sa fille sur ses genoux. Tout en écoutant l’innocent bavardage de Marguerite, il jonglait avec les boucles soyeuses de ses cheveux, qu’il se plaisait à faire sauter dans sa main.

— Eh bien ! cher abbé, dit le marquis avec son aimable sourire, est-ce qu’il faut tant de précautions pour entrer chez ses amis ?

— Je vous croyais au travail et je craignais de vous déranger, répondit le jeune prêtre en faisant de grands efforts pour cacher son émotion.

— Il est neuf heures du soir, observa M. de Louvigny, et vous n’ignorez pas que c’est à partir de ce moment que je consens à perdre mon temps.

— C’est joli ce que vous dites-là, mon père ! s’écria Marguerite en quittant les genoux du marquis.

— J’ai dit une sottise ? demanda M. de Louvigny en remarquant la petite mine boudeuse que faisait Marguerite.

— Je vous en fais juge, monsieur l’abbé, dit Marguerite. Tenir sa fille dans ses bras, l’embrasser, l’écouter causer, est-ce là perdre son temps ?

— Expliquons-nous, Marguerite, reprit le marquis.

— Non. Je ne veux rien entendre, je ne veux pas être complice de votre paresse !

— Allons, viens ici.

— Non ! je vous laisse travailler.

— Je t’en prie ! dit M. de Louvigny d’une voix caressante.

— Ne me tentez pas ! reprit la jeune fille, qui ne demandait qu’à répondre aux instances paternelles.

— Je te tiens cette fois ! s’écria joyeusement le vieillard en saisissant la jeune fille par le bas de sa robe. Viens m’embrasser.

— Vous n’obtiendrez rien par la violence, dit Marguerite en détournant la tête.

— Je te rends la liberté, répliqua le marquis en lâchant le bas de la robe et en ouvrant les bras.

— Et voilà l’usage que j’en fais, dit Marguerite en sautant au cou de son père. Je tiens ma vengeance, et je vais vous faire perdre toute votre soirée !

Le prêtre avait contemplé cette scène avec tristesse. Il pleurait sur cette joie qu’il savait devoir se changer en deuil, sur cette étroite communion de deux âmes qu’on allait séparer.

— Eh bien ! l’abbé, vous ne parlez pas ? dit M. de Louvigny. Approchez donc. Vous avez l’air de nous bouder !

L’abbé s’avança vers le marquis et serra avec émotion la main qu’il lui présentait.

— Vous n’êtes pas déplacé dans cette chambre, ajouta le marquis. Celui qui a assisté mon fils à ses derniers moments est, à mes yeux, comme son remplaçant dans la famille. Si j’avais encore ma fortune et mes dignités, vous seriez de toutes nos fêtes. Il ne me reste plus que ma fille. Elle est tout mon trésor, tous mes honneurs, toute ma joie ! Partagez la seule richesse qu’on m’ait laissée, en vous mêlant à nos entretiens et en voyant comme nous nous aimons !… Quoi ! vous pleurez ?

— Pour cela non, monsieur le marquis, répondit le jeune homme.

— Ne vous en défendez pas, poursuivit M. de Louvigny. Ce que je vous dis là n’est pas gai d’ailleurs.

— Ce n’est pas là ce qui fait pleurer monsieur l’abbé, interrompit Marguerite, qui depuis un instant observait les efforts que faisait le prêtre pour retenir ses sanglots. Monsieur l’abbé nous cache quelque malheur !…

— Mademoiselle Marguerite se trompe ! dit le prêtre en se troublant de plus en plus.

— Ma fille a raison, au contraire, répliqua le marquis en faisant lever Marguerite.

Il se leva à son tour et saisit vivement la main de l’abbé.

— Votre émotion m’effraie, lui dit-il à voix basse.

— Je vous assure, dit le prêtre en se défendant…

— Votre main est glacée ! continua le vieillard en se penchant à l’oreille de l’abbé… Je comprends ! vous n’osez pas parler devant ma fille.

Marguerite n’avait rien perdu de cette pantomime inquiétante. Lorsque son père se retourna de son côté, ce ne fut pas sans un vif étonnement qu’elle aperçut le gai sourire qui s’épanouissait sur les lèvres du vieillard.

— L’abbé est un poltron, ma chère Marguerite, dit M. de Louvigny. Rassure-toi. Ce n’est rien… Quelques affaires d’intérêts… une nouvelle pauvreté qui vient se greffer sur l’ancienne ! Nous allons avoir quelques comptes à régler… Tu serais bien aimable d’aller demander à Dominique le registre où il note ses dépenses.

— J’y vais, mon père, dit Marguerite.

Avant de sortir, elle se retourna vers le marquis, mit un doigt sur sa bouche et fit un signe de tête que le vieillard n’eut pas de peine à traduire ainsi :

— J’obéis, mais je n’ignore pas qu’on me trompe !

Le marquis ferma lui-même la porte de la chambre. Lorsqu’il se trouva seul en face de l’abbé, tout son calme sembla l’abandonner.

— Parlez maintenant ! dit-il d’une voix émue. Qu’y a-t-il ?

— On s’est introduit ce soir dans le jardin.

— Un maraudeur ?

— Un espion envoyé par le Club.

— Nous sommes donc découverts ?

— Pas encore. Mais on croit que nous sommes des agents de Pitt.

— Si ce n’est que cela, dit le marquis en souriant, rassurez-vous, cher abbé ; nous en serons quittes pour la peur. Je me charge de rassurer ces messieurs de la Société populaire.

— C’est toujours un danger de paraître devant eux.

— Sans doute. Toutefois, personne ne nous connaît ici. Nous n’avons rien à craindre.

— Pardon.

— Qui donc ?

— L’homme du peuple que le Club a envoyé, ce soir, en éclaireur.

— Il nous en veut donc beaucoup ?

— Au contraire.

— Il est bien disposé pour nous ?

— Trop bien.

— Ma foi ! dit le marquis en badinant, voilà le premier républicain qui nous ait montré de la bienveillance !

— Et ce sera peut-être celui qui vous aura fait le plus de mal ! dit l’abbé d’un air sombre.

Le marquis devint sérieux.

— Expliquez-vous, dit-il avec gravité. Il y a dans vos propos une incohérence qui ne peut se concevoir. Si cet homme n’a pas de motif de haine contre moi, pourquoi songerait-il à me nuire ?

— Il vous nuira sans le savoir, répondit l’abbé. Car il faut tout craindre des amoureux ; et cet homme aime mademoiselle Marguerite.

— Ma fille ! s’écria le marquis avec une expression de surprise et de colère, que le pinceau serait seul capable de rendre et de fixer.

— Oui, reprit l’abbé, cet homme aime sérieusement votre fille.

— Mais, dit le marquis, Marguerite ne sort jamais ; elle ne se montre jamais aux fenêtres. Comment cet homme a-t-il pu la voir ?

— Je ne sais. Mais je vous affirme que je ne vous dis que l’exacte vérité.

— Il vous a donc ouvert son cœur ?

— A peu près. Je peux même vous assurer qu’il est jaloux.

— Alors il faut fuir ! dit le marquis avec éclat. Il faut passer en Angleterre.

Puis, se promenant avec agitation dans la chambre :

— Moi, dit-il, qui me croyais si bien en sûreté dans cette petite ville !

A cet instant la porte s’ouvrit. Marguerite entra avec le vieux domestique, qui tenait sous son bras le grand livre de dépense.

— Mes amis, dit le marquis aux nouveaux venus, nous allons partir cette nuit même. Que chacun prépare ses malles. Demain nous faisons voile pour l’Angleterre.

— Ah ! fit Marguerite en sautant au cou de son père, je savais bien que vous me cachiez la vérité. Un danger vous menace ?

— Il faut bien te l’avouer, répondit M. de Louvigny : nous sommes dénoncés.

Et, s’adressant au vieux domestique qui paraissait attéré :

— Voyons ! Dominique, ajouta-t-il, il doit te rester encore quelque argent ?

— Hélas ! dit le vieux serviteur, nous avons tout dépensé le jour de la fête de mademoiselle. Monsieur le marquis peut vérifier les comptes. Voici le registre.

— C’est inutile, répondit M. de Louvigny en repoussant le livre que lui présentait le domestique. Je m’en rapporte bien à toi. C’est un espoir de moins… Voilà tout !

Sans une parole de reproches, sans un geste d’impatience, sans un mouvement de dépit, le marquis s’approcha avec calme de son secrétaire, dont il ouvrit les tiroirs les uns après les autres.

L’abbé, Marguerite et le domestique l’observaient en silence.

Le marquis fouillait scrupuleusement dans tous les coins de chaque tiroir et comptait son argent au fur et à mesure. Lorsqu’il fut au bout de son travail, il laissa tomber sa tête dans ses mains et demeura immobile. Marguerite courut auprès de lui et écarta doucement ses mains, qu’il tenait serrées contre son visage.

— Quoi ! dit-elle avec un cri douloureux, vous pleurez, mon père ?

Le marquis ne répondit rien. Il compta de nouveau son argent, le réunit en pile, et, le montrant à l’abbé et au vieux domestique :

— Mes amis, dit-il d’une voix émue, voici toute notre fortune… Quarante écus !

— C’est assez pour vous sauver ! lui dit Marguerite en l’enlaçant dans ses bras.

— Et toi, mon enfant ? dit le vieillard en fondant en larmes.

— Moi ? fit Marguerite. Je ne peux pas porter ombrage à la République. Je resterai avec le bon Dominique.

— Non ! c’est à toi de partir, reprit le marquis. Nous sommes habitués au danger, nous autres hommes.

Et se tournant, les mains jointes, vers les deux témoins de cette scène :

— N’est-ce pas, l’abbé ? dit-il ; n’est-ce pas, Dominique ?

— Oui, nous resterons avec vous, répondirent le jeune prêtre et Dominique.

— Et moi aussi ! dit Marguerite avec fermeté ; car je ne me séparerai jamais de mon père.

A ces mots, la noble fille se jeta dans les bras du marquis, et il se fit dans la chambre un si grand silence qu’on n’entendait guère que le bruit des sanglots que chacun cherchait à étouffer.

Tout à coup le vieux Dominique sortit de son immobilité. Il s’essuya les yeux du revers de la main et s’approcha respectueusement du fauteuil du marquis. Son front avait quelque chose d’inspiré, et sa physionomie vulgaire avait le rayonnement qu’on admire dans une tête de génie.

Chacun, en effet, peut avoir ici-bas ses jours de triomphe. Quelquefois les esprits les moins délicats trouvent l’occasion de s’élever, sur les ailes du dévouement, jusqu’à ces hauteurs sublimes où planent les intelligences supérieures. S’il y a une couronne sur le front des poëtes, il y a une auréole sur celui des hommes simples, dont le sacrifice est sans éclat et la mort sans gloire.

— Monsieur le marquis ?… dit timidement le vieux domestique.

— Que me veux-tu, mon bon Dominique ?

— Monsieur le marquis me permettra-t-il de le sauver ?

— Toi ?… Nous sauver ?… Et comment ? s’écria M. de Louvigny, qui pensa un instant que son domestique n’avait plus sa raison.

— Ne m’interrogez pas, monsieur le marquis ! répondit Dominique. Donnez-moi liberté pleine et entière, et je vous sauverai peut-être !

— Tu ne courras aucun danger ? se hâta de demander M. de Louvigny.

— Ne m’interrogez pas ! dit encore le vieillard, mais à voix basse et de manière à n’être entendu que de son maître.

— Je comprends ! répondit le marquis. Je serais seul, que je ne t’accorderais pas l’autorisation que tu me demandes ; car tu vas peut-être exposer ta vie.

— Ainsi, dit Dominique avec joie, vous me permettez ?…

— Oui ! reprit le marquis en serrant la main de son domestique avec énergie. Va ! que Dieu t’accompagne ! et, si je ne puis te récompenser, le ciel est là !

— Oh ! merci, monsieur le marquis, dit le vieux domestique en baisant la main de son maître ; merci !

Il se dirigea vers la porte de la chambre.

— Je sauverai donc mademoiselle Marguerite ! se disait-il en tournant la clef dans la serrure.

Et il sortit précipitamment, pour ne pas laisser voir les larmes qui tombaient de ses yeux.