Barberine/Acte I

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Charpentier (Œuvres complètes d’Alfred de Musset, tome III. Comédies, ip. 377-397).
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ACTE PREMIER

Une route devant une hôtellerie. — Un château gothique au fond, dans les montagnes.

Scène première

ROSEMBERG, L’HÔTELIER.
Rosemberg

Comment ! point de logis pour moi ! point d’écurie pour mes chevaux ! une grange ! une misérable grange !

L’hôtelier

J’en suis bien désolé, monsieur.

Rosemberg

À qui parles-tu, par hasard ?

L’hôtelier

Excusez-moi, mon beau jeune seigneur. Si cela ne dépendait que de ma volonté, toute ma pauvre maison serait bien à votre service ; — mais vous n’ignorez pas que cette hôtellerie est sur la route d’Albe Royale, l’auguste séjour de nos Rois, où, depuis un temps immémorial, on les couronne et on les enterre.

Rosemberg

Je le sais bien, puisque j’y vais !

L’hôtelier

Bonté du ciel ! vous allez faire la guerre ?

Rosemberg

Adresse tes questions à mes palefreniers, et songe à me donner tout d’abord la meilleure chambre de ton vilain taudis.

L’hôtelier

Hé ! monseigneur, c’est impossible ! il y a au premier quatre barons moraves, au second, une dame de la Transylvanie, et au troisième, dans une petite chambre, un comte bohémien, monseigneur, avec sa femme qui est bien jolie !

Rosemberg

Mets-les à la porte.

L’hôtelier

Ah ! mon cher seigneur, vous ne voudriez pas être la cause de la ruine d’un pauvre homme. Depuis que nous sommes en guerre avec les Turcs, si vous saviez le monde qui passe par ici !

Rosemberg

Eh ! que m’importe ces gens-là ? dis-leur que je me nomme Astolphe de Rosemberg.

L’hôtelier

Cela se peut bien, monseigneur, mais ce n’est pas une raison…

Rosemberg

Tu fais l’insolent, je suppose. Si je lève une fois ma cravache…

L’hôtelier

Ce n’est pas l’action d’un gentilhomme de maltraiter les honnêtes gens.

Rosemberg, le menaçant.

Ah ! tu raisonnes ?… Je t’apprendrai…



Scène II

Les Mêmes. Quelques valets accourent.
LE CHEVALIER ULADISLAS sort de l’hôtellerie.
Le chevalier, sur le pas de la porte.

Qu’est-ce, messieurs ? Qu’y a-t-il donc ?

L’hôtelier

Je vous prends à témoin, monsieur le chevalier. Ce jeune seigneur me cherche querelle, parce que mon hôtellerie est pleine.

Rosemberg

Je te cherche querelle, manant ! Querelle… à un homme de ton espèce ?

L’hôtelier

Un homme, monsieur, de quelque espèce qu’il soit, a toujours une espèce de dos, et si on vient lui administrer une espèce de coup de bâton…

Le chevalier, s’avançant, à l’hôtelier.

Ne te fâche pas, ne t’effraye pas ; je vais accommoder les choses.

À Rosemberg.

Seigneur, je vous salue. Vous allez à la cour du roi de Hongrie ?

L’hôtelier et les valets se retirent.
Rosemberg

Oui, chevalier, c’est mon début, et je suis fort pressé d’arriver.

Le chevalier

Et vous vous plaignez, à ce que je vois, de trouver la route encombrée.

Rosemberg

Mais oui, cela ne m’amuse pas.

Le chevalier

Il est vrai que cette petite affaire, que nous avons avec les mécréants, nous attire à la cour un fort gros flot de monde. Il est peu de gens de cœur qui ne veuillent s’en mêler, et moi-même j’y ai pris part. C’est ce qui rend nos abords difficiles.

Rosemberg

Oh ! mon Dieu ! je ne comptais pas rester longtemps dans cette masure. C’est le ton de ce drôle qui m’a irrité.

Le chevalier

S’il en est ainsi, seigneur…

Rosemberg

Rosemberg.

Le chevalier

Seigneur Rosemberg, on me nomme le chevalier Uladislas. Il ne m’appartient pas de faire mon propre éloge, mais pour peu que vous soyez instruit de ce qui se fait dans nos armées, mon nom doit vous être connu. Le vôtre ne m’est pas nouveau, j’ai vu des Rosemberg à Baden.

Rosemberg salue.

Si donc vous n’êtes ici qu’en passant…

Rosemberg

Oui, seulement pour déjeuner, et faire rafraîchir les chevaux.

Le chevalier

J’étais à table, et je mangeais un excellent poisson du lac Balaton, lorsque le bruit de votre voix est venu frapper mes oreilles. Si le voisinage de mes hommes d’armes et la compagnie d’un vieux capitaine ne sont pas choses qui vous épouvantent, je vous offre de grand cœur une place à notre repas.

Rosemberg

J’accepte votre offre avec empressement, et je le tiens à grand honneur.

Le chevalier

Veuillez donc entrer, je vous prie. Un bon plat cuit à point est comme une jolie femme ; cela n’attend pas.

Rosemberg

Je le sais bien. Peste ! à propos de jolie femme…

Ulric et Barberine entrent par une autre porte de l’auberge.

Il me semble qu’en voilà une…

Le chevalier

Vous n’avez pas mauvais goût, jeune homme.

Rosemberg

À moins d’être aveugle… La connaissez-vous ?

Le chevalier

Si je la connais ? Assurément. C’est la femme d’un gentilhomme bohémien. Venez, venez, je vous conterai cela.

Ils entrent dans la maison.



Scène III

ULRIC, BARBERINE.
Barberine

Il faut donc vous quitter ici !

Ulric

Pour peu de temps ; je reviendrai bientôt.

Barberine

Il faut donc vous laisser partir, et retourner dans ce vieux château, où je suis si seule à vous attendre !

Ulric

Je vais voir votre oncle, ma chère. Pourquoi cette tristesse aujourd’hui ?

Barberine

C’est à vous qu’il faut le demander. Vous reviendrez bientôt, dites-vous ? S’il en est ainsi, je ne suis pas triste. Mais ne l’êtes-vous pas vous-même ?

Ulric

Quand le ciel est ainsi chargé de pluie et de brouillard, je ne sais que devenir.

Barberine

Mon cher seigneur, je vous demande une grâce.

Ulric

Quel hiver ! quel hiver s’apprête ! quels chemins ! quel temps ! la nature se resserre en frissonnant, comme si tout ce qui vit allait mourir.

Barberine

Je vous prie d’abord de m’écouter, et en second lieu de me faire une grâce.

Ulric

Que veux-tu, mon âme ? pardonne-moi ; je ne sais ce que j’ai aujourd’hui.

Barberine

Ni moi non plus, je ne sais ce que tu as, et la grâce que vous me ferez, Ulric, c’est de le dire à votre femme.

Ulric

Eh ! mon Dieu ! non, je n’ai rien à te dire, aucun secret.

Barberine

Je ne suis pas une Portia ; je ne me ferai pas une piqûre d’épingle pour prouver que je suis courageuse. Mais tu n’es pas non plus un Brutus, et tu n’as pas envie de tuer notre bon roi Mathias Corvin. Écoute, il n’y aura pas pour cela de grandes paroles, ni de serments, ni même besoin de me mettre à genoux. Tu as du chagrin. Viens près de moi ; voici ma main, — c’est le vrai chemin de mon cœur, et le tien y viendra si je l’appelle.

Ulric

Comme tu me le demandes naïvement, je te répondrai de même. Ton père n’était pas riche ; le mien l’était, mais il a dissipé ses biens. Nous voilà tous deux, mariés bien jeunes, et nous possédons de grands titres, mais bien peu avec. Je me chagrine de n’avoir pas de quoi te rendre heureuse et riche, comme Dieu t’a rendue bonne et belle. Notre revenu est si médiocre ! et cependant je ne veux pas l’augmenter en laissant pâtir nos fermiers. Ils ne payeront jamais, de mon vivant, plus qu’ils ne payaient à mon père. Je pense à me mettre au service du Roi, et à aller à la cour.

Barberine

C’est en effet un bon parti à prendre. Le Roi n’a jamais mal reçu un gentilhomme de mérite ; la fortune ne se fait point attendre de lui quand on te ressemble.

Ulric

C’est vrai ; mais si je pars, il faut que je te laisse ici ; car pour quitter cette maison où nous vivons à si grand’peine, il faut être sûr de pouvoir vivre ailleurs, et je ne puis me décider à te laisser seule.

Barberine

Pourquoi ?

Ulric

Tu me demandes pourquoi ? et que fais-tu donc maintenant ? ne viens-tu pas de m’arracher un secret que j’avais résolu de cacher ? et que t’a-t-il fallu pour cela ? un sourire.

Barberine

Tu es jaloux ?

Ulric

Non, mon amour, mais vous êtes belle. Que feras-tu si je m’en vais ? tous les seigneurs des environs ne vont-ils pas rôder par les chemins ? et moi, qui m’en irai si loin courir après une ombre, ne perdrai-je pas le sommeil ? Ah ! Barberine, loin des yeux, loin du cœur.

Barberine

Écoute ; Dieu m’est témoin que je me contenterais toute ma vie de ce vieux château et du peu de terres que nous avons, s’il te plaisait d’y vivre avec moi. Je me lève, je vais à l’office, à la basse-cour, je prépare ton repas, je t’accompagne à l’église, je te lis une page, je couds une aiguillée, et je m’endors contente sur ton cœur.

Ulric

Ange que tu es !

Barberine

Je suis un ange, mais un ange femme ; c’est-à-dire que si j’avais une paire de chevaux, nous irions avec à la messe. Je ne serais pas fâchée non plus que mon bonnet fût doré, que ma jupe fût moins courte, et que cela fît enrager les voisins. Je t’assure que rien ne nous rend légères, nous autres, comme une douzaine d’aunes de velours qui nous traînent derrière les pieds.

Ulric

Eh bien donc ?

Barberine

Eh bien donc ! le roi Mathias ne peut manquer de te bien recevoir, ni toi de faire fortune à sa cour. Je te conseille d’y aller. Si je ne peux pas t’y suivre, — eh bien ! comme je t’ai tendu tout à l’heure une main pour te demander le secret de ton cœur, ainsi, Ulric, je te la tends encore, et je te jure que je te serai fidèle.

Ulric

Voici la mienne.

Barberine

Celui qui sait aimer peut seul savoir combien on l’aime. Fais seller ton cheval. Pars seul, et toutes les fois que tu douteras de ta femme, pense que ta femme est assise à ta porte, qu’elle regarde la route, et qu’elle ne doute pas de toi. Viens, mon ami, Ludwig nous attend.



Scène IV

LE CHEVALIER, ROSEMBERG.
Rosemberg

Je ne connais rien de plus agréable, après qu’on a bien déjeuné, que de s’asseoir en plein air avec des personnes d’esprit, et de causer librement des femmes sur un ton convenable.

Le chevalier

Vous êtes recommandé à la reine ?

Rosemberg

Oui, j’espère être bien reçu.

Ils s’assoient.
Le chevalier

Ne doutez pas du succès, et vous en aurez. — Pendant la dernière guerre que nous fîmes contre les Turcs, sous le Vaïvode de Transylvanie, je rencontrai un soir, dans une forêt profonde, une jeune fille égarée.

Rosemberg

Quel était le nom de la forêt ?

Le chevalier

C’était une certaine forêt sur les bords de la mer Caspienne.

Rosemberg

Je ne la connais pas, même par les livres.

Le chevalier

Cette pauvre fille était attaquée par trois brigands couverts de fer depuis les pieds jusqu’à la tête, et montés sur des chevaux excellents.

Rosemberg

À quel point vos paroles m’intéressent ! je suis tout oreilles.

Le chevalier

Je mis pied à terre, et, tirant mon épée, je leur ordonnai de s’éloigner. Permettez-moi de ne pas faire mon éloge ; vous comprenez que je fus forcé de les tuer tous les trois. Après un combat des plus sanglants…

Rosemberg

Reçûtes-vous quelques blessures ?

Le chevalier

L’un d’eux seulement faillit me percer de sa lance ; mais, l’ayant évitée, je lui déchargeai sur la tête un coup d’épée si violent, qu’il tomba roide mort. M’approchant aussitôt de la jeune fille, je reconnus en elle une princesse qu’il m’est impossible de vous nommer.

Rosemberg

Je comprends vos raisons, et me garderai bien d’insister. La discrétion est un principe pour tout homme qui sait son monde.

Le chevalier

De quelles faveurs elle m’honora, je ne vous le dirai pas davantage. Je la reconduisis chez elle, et elle m’accorda un rendez-vous pour le lendemain ; mais le Roi son père l’ayant promise en mariage au Pacha de Caramanie, il était fort difficile que nous pussions nous voir en secret. Indépendamment de soixante eunuques qui veillaient jour et nuit sur elle, on l’avait confiée, depuis son enfance, à un géant nommé Molock.

Rosemberg

Garçon ! apportez-moi un verre de tokay.

Le chevalier

Vous concevez quelle entreprise ! Pénétrer dans un château inaccessible, construit sur un rocher battu par les flots, et entouré d’une pareille garde ! Voici, seigneur Rosemberg, ce que j’imaginai. Prêtez-moi, je vous prie, votre attention.

Rosemberg

Sainte Vierge ! le feu me monte à la tête !

Le chevalier

Je pris une barque et gagnai le large. Là, m’étant précipité dans les flots au moyen d’un certain talisman que m’avait donné un sorcier bohémien de mes amis, je fus rejeté sur le rivage, semblable en tout à un noyé. C’était à l’heure où le géant Molock faisait sa ronde autour des remparts ; il me trouva étendu sur le sable, et me transporta dans son lit.

Rosemberg

Je devine déjà ; c’est admirable.

Le chevalier

On me prodigua des secours. Quant à moi, les yeux à demi fermés, je n’attendais que le moment où je serais seul avec le géant. Aussitôt, me jetant sur lui, je le saisis par la jambe droite, et le lançai dans la mer.

Rosemberg

Je frissonne… Le cœur me bat.

Le chevalier

J’avoue que je courus quelque danger ; car, au bruit de sa chute, les soixante eunuques accoururent, le sabre à la main ; mais j’avais eu le temps de me rejeter sur le lit, et paraissais profondément endormi. Loin de concevoir aucun soupçon, ils me laissèrent dans la chambre avec une des femmes de la princesse pour me veiller. Alors, tirant de mon sein une fiole et un poignard, j’ordonnai à cette femme de me suivre, dans le temps que les eunuques étaient tous à souper : Prenez ce breuvage, lui dis-je, et mêlez-le adroitement dans leur vin, sinon je vous poignarde tout à l’heure. — Elle m’obéit sans oser dire un mot, et bientôt les eunuques s’étant assoupis par l’effet du breuvage, je demeurai maître du château. Je m’en fus droit à l’appartement des femmes. Je les trouvai prêtes à se mettre au lit ; mais, ne voulant leur faire aucun mal, je me contentai de les enfermer dans leurs chambres, et d’en prendre sur moi les clefs, qui étaient au nombre de six-vingts. Alors toutes les difficultés étant levées, je me rendis chez la princesse. À peine au seuil de sa porte, je mis un genou en terre : Reine de mon cœur, lui dis-je avec le ton du plus profond respect… Mais, pardonnez, seigneur Rosemberg, je suis forcé de m’arrêter. La modestie m’en fait un devoir.

Rosemberg

Non, je le vois, rien ne peut vous résister ! Ah ! qu’il me tarde d’être à la cour ! Mais ces breuvages inconnus, ces mystérieux talismans, où les trouverai-je, seigneur chevalier ?

Le chevalier

Cela est difficile ; cependant je vous ferai une confidence : tenez, si vous avez de l’argent, c’est le meilleur talisman que vous puissiez trouver.

Rosemberg

Dieu merci ! je n’en manque pas ; mon père est le plus riche seigneur du pays. La veille de mon départ, il m’a donné une bonne somme, et ma tante Béatrix, qui pleurait, m’a aussi glissé dans la main une jolie bourse qu’elle a brodée. Mes chevaux sont gras et bien nourris, mes valets bien vêtus, et je ne suis pas mal tourné.

Le chevalier

C’est à merveille, et il n’en faut pas davantage.

Rosemberg

Le pire de l’affaire, c’est que je ne sais rien ; non, je ne puis rien retenir par cœur. Les mains me tremblent à propos de tout quand je parle aux femmes.

Le chevalier

Videz donc votre verre. Pour réussir dans le monde, seigneur Rosemberg, retenez bien ces trois maximes : Voir, c’est savoir ; vouloir, c’est pouvoir ; oser, c’est avoir.

Rosemberg

Il faut que je prenne cela par écrit. Les mots me paraissent hardis et sonores. J’avoue pourtant que je ne les comprends pas bien.

Le chevalier

Si vous voulez d’abord plaire aux femmes, et c’est la première chose à faire, lorsqu’on veut faire quelque chose, observez avec elles le plus profond respect. Traitez-les toutes (sans exception) ni plus ni moins que des divinités. Vous pouvez, il est vrai, si cela vous plaît, dire hautement aux autres hommes que de ces mêmes femmes vous n’en faites aucun cas, mais seulement d’une manière générale, et sans jamais médire d’une seule plutôt que du reste. Quand vous serez assis près d’une blonde pâle, sur le coin d’un sofa, et que vous la verrez s’appuyer mollement sur les coussins, tenez-vous à distance, jouez avec le coin de son écharpe, et dites-lui que vous avez un profond chagrin. Près d’une brune, si elle est vive et enjouée, prenez l’apparence d’un homme résolu, parlez-lui à l’oreille, et si le bout de votre moustache vient à lui effleurer la joue, ce n’est pas un grand mal ; mais, à toute femme, règle générale, dites qu’elle a dans le cœur une perle enchâssée, et que tous les maux ne sont rien si elle se laisse serrer le bout des doigts. Que toutes vos façons près d’elles ressemblent à ces valets polis qui sont couverts de livrées splendides ; en un mot, distinguez toujours scrupuleusement ces deux parts de la vie, la forme et le fond : — voilà la grande affaire. Ainsi vous remplirez la première maxime : Voir, c’est savoir, — et vous passerez pour expérimenté.

Rosemberg

Continuez, de grâce ; je me sens tout autre, et je bénis en moi-même le hasard qui m’a fait vous rencontrer dans cette auberge.

Le chevalier

Quand une fois vous aurez bien prouvé aux femmes que vous vous moquez d’elles avec la plus grande politesse et un respect infini, attaquez les hommes. Je n’entends pas par là qu’il faille vous en prendre à eux ; tout au contraire, n’ayez jamais l’air de vous occuper ni de ce qu’ils disent, ni de ce qu’ils font. Soyez toujours poli, mais paraissez indifférent. Faites-vous rare, on vous aimera, — c’est un proverbe des Turcs. Par là, vous gagnerez un grand avantage. À force de passer partout en silence et d’un air dégagé, on vous regardera quand vous passerez. Que votre mise, votre entourage, annoncent un luxe effréné ; attirez constamment les yeux. Que cette idée ne vous vienne jamais de paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute. Eussiez-vous avancé par hasard la plus grande sottise du monde, n’en démordez pas pour un diable, et faites-vous plutôt assommer.

Rosemberg

Assommer !

Le chevalier

Oui, sans aucun doute. Enfin, agissez-en ni plus ni moins que si le soleil et les étoiles vous appartenaient en bien propre, et que la fée Morgane vous eût tenu sur les fonts baptismaux. De cette façon, vous remplirez la seconde maxime : Vouloir, c’est pouvoir, — et vous passerez pour redoutable.

Rosemberg

Que je vais m’amuser à la cour, et la belle chose que d’être un grand seigneur !

Le chevalier

Une fois agréé des femmes et admiré des hommes, seigneur Rosemberg, pensez à vous. Si vous levez le bras, que votre premier coup d’épée donne la mort, comme votre premier regard doit donner l’amour. La vie est une pantomime terrible, et le geste n’a rien à faire ni avec la pensée, ni avec la parole. Si la parole vous a fait aimer, si la pensée vous a fait craindre, que le geste n’en sache rien. Soyez alors vous-même. Frappez comme la foudre ! Que le monde disparaisse à vos yeux ; que l’étincelle de vie que vous avez reçue de Dieu, s’isole, et devienne un Dieu elle-même ; que votre volonté soit comme l’œil du lynx, comme le museau de la fouine, comme la flèche du guerrier. Oubliez, quand vous agissez, qu’il y ait d’autres êtres sur la terre que vous et celui à qui vous avez affaire. Ainsi, après avoir coudoyé avec grâce la foule qui vous environne, lorsque vous serez arrivé au but et que vous aurez réussi, vous pourrez y rentrer avec la même aisance et vous promettre de nouveaux succès. C’est alors que vous recueillerez les fruits de la troisième maxime : Oser, c’est avoir, — et que vous serez réellement expérimenté, redoutable et puissant.

Rosemberg

Ah ! seigneur Dieu ! si j’avais su cela plutôt ! Vous me faites penser à un certain soir que j’étais assis dans la garenne avec ma tante Béatrix. Je sentais justement ce que vous dites là ; il me semblait que le monde disparaissait, et que nous étions seuls sous le ciel. Aussi je l’ai priée de rentrer au château. Il faisait noir comme dans un four.

Le chevalier

Vous me paraissez bien jeune encore, et vous cherchez fortune de bonne heure.

Rosemberg

Il n’est jamais trop tôt quand on se destine à la guerre. Je n’ai vu un Turc de ma vie ; il me semble qu’ils doivent ressembler à des bêtes sauvages.

Le chevalier

Je suis fâché que des affaires d’importance m’empêchent d’aller à la cour ; j’aurais été curieux d’y voir vos débuts. En attendant, si cela vous convient, je puis vous faire un cadeau précieux, qui vous aidera singulièrement.

Il tire un petit livre de sa poche.
Rosemberg

Ce petit livre,… qu’est-ce donc ?

Le chevalier

C’est un ouvrage merveilleux, un recueil à la fois concis et détaillé de toutes les historiettes d’amour, ruses, combats et expédients propres à former un jeune homme et à le pousser près des dames.

Rosemberg

Comment s’appelle ce livre précieux ?

Le chevalier

La sauvegarde du sentiment. C’est un trésor inestimable, et, parmi les récits qui y sont renfermés, vous en trouverez bon nombre dont je suis le héros. Je dois pourtant vous avouer que je n’en suis pas le propriétaire ; il appartient à un de mes amis, et je ne saurais vous le céder que vous n’en donniez dix sequins.

Rosemberg

Dix sequins, ce n’est pas une affaire,

Il les lui donne.


surtout après l’excellent déjeuner que vous m’avez offert si galamment.

Le chevalier

Bon ! un poisson, rien qu’un poisson !

Rosemberg

Mais il était délicieux ! Pouvez-vous croire que j’oublie cette rencontre ? C’est le ciel qui m’a conduit sur cette route. Une auberge si incommode ! des draps humides et pas de rideaux ! Je n’y serais pas resté une heure si je ne vous avais trouvé.

Le chevalier

Que voulez-vous ? Il faut s’habituer à tout.

Rosemberg

Oh ! certainement. — Ma tante Béatrix serait bien inquiète si elle me savait dans une mauvaise auberge. Mais, nous autres, nous ne faisons pas attention à toutes ces misères… Que Dieu vous protège, cher seigneur ! Mes chevaux sont prêts, et je vous quitte.

Le chevalier

Au revoir, ne m’oubliez pas. Si vous avez jamais affaire au Vaïvode, c’est mon proche parent, et je me souviendrai de vous.

Rosemberg

Je vous suis tout dévoué de même.

Ils sortent.
FIN DE L’ACTE PREMIER