Barberine/Acte I
ACTE PREMIER
Scène première
Comment ! point de logis pour moi ! point d’écurie pour mes chevaux ! une grange ! une misérable grange !
J’en suis bien désolé, monsieur.
À qui parles-tu, par hasard ?
Excusez-moi, mon beau jeune seigneur. Si cela ne dépendait que de ma volonté, toute ma pauvre maison serait bien à votre service ; — mais vous n’ignorez pas que cette hôtellerie est sur la route d’Albe Royale, l’auguste séjour de nos Rois, où, depuis un temps immémorial, on les couronne et on les enterre.
Je le sais bien, puisque j’y vais !
Bonté du ciel ! vous allez faire la guerre ?
Adresse tes questions à mes palefreniers, et songe à me donner tout d’abord la meilleure chambre de ton vilain taudis.
Hé ! monseigneur, c’est impossible ! il y a au premier quatre barons moraves, au second, une dame de la Transylvanie, et au troisième, dans une petite chambre, un comte bohémien, monseigneur, avec sa femme qui est bien jolie !
Mets-les à la porte.
Ah ! mon cher seigneur, vous ne voudriez pas être la cause de la ruine d’un pauvre homme. Depuis que nous sommes en guerre avec les Turcs, si vous saviez le monde qui passe par ici !
Eh ! que m’importe ces gens-là ? dis-leur que je me nomme Astolphe de Rosemberg.
Cela se peut bien, monseigneur, mais ce n’est pas une raison…
Tu fais l’insolent, je suppose. Si je lève une fois ma cravache…
Ce n’est pas l’action d’un gentilhomme de maltraiter les honnêtes gens.
Ah ! tu raisonnes ?… Je t’apprendrai…
Scène II
LE CHEVALIER ULADISLAS sort de l’hôtellerie.
Qu’est-ce, messieurs ? Qu’y a-t-il donc ?
Je vous prends à témoin, monsieur le chevalier. Ce jeune seigneur me cherche querelle, parce que mon hôtellerie est pleine.
Je te cherche querelle, manant ! Querelle… à un homme de ton espèce ?
Un homme, monsieur, de quelque espèce qu’il soit, a toujours une espèce de dos, et si on vient lui administrer une espèce de coup de bâton…
Ne te fâche pas, ne t’effraye pas ; je vais accommoder les choses.
- À Rosemberg.
Seigneur, je vous salue. Vous allez à la cour du roi de Hongrie ?
- L’hôtelier et les valets se retirent.
Oui, chevalier, c’est mon début, et je suis fort pressé d’arriver.
Et vous vous plaignez, à ce que je vois, de trouver la route encombrée.
Mais oui, cela ne m’amuse pas.
Il est vrai que cette petite affaire, que nous avons avec les mécréants, nous attire à la cour un fort gros flot de monde. Il est peu de gens de cœur qui ne veuillent s’en mêler, et moi-même j’y ai pris part. C’est ce qui rend nos abords difficiles.
Oh ! mon Dieu ! je ne comptais pas rester longtemps dans cette masure. C’est le ton de ce drôle qui m’a irrité.
S’il en est ainsi, seigneur…
Rosemberg.
Seigneur Rosemberg, on me nomme le chevalier Uladislas. Il ne m’appartient pas de faire mon propre éloge, mais pour peu que vous soyez instruit de ce qui se fait dans nos armées, mon nom doit vous être connu. Le vôtre ne m’est pas nouveau, j’ai vu des Rosemberg à Baden.
- Rosemberg salue.
Si donc vous n’êtes ici qu’en passant…
Oui, seulement pour déjeuner, et faire rafraîchir les chevaux.
J’étais à table, et je mangeais un excellent poisson du lac Balaton, lorsque le bruit de votre voix est venu frapper mes oreilles. Si le voisinage de mes hommes d’armes et la compagnie d’un vieux capitaine ne sont pas choses qui vous épouvantent, je vous offre de grand cœur une place à notre repas.
J’accepte votre offre avec empressement, et je le tiens à grand honneur.
Veuillez donc entrer, je vous prie. Un bon plat cuit à point est comme une jolie femme ; cela n’attend pas.
Je le sais bien. Peste ! à propos de jolie femme…
- Ulric et Barberine entrent par une autre porte de l’auberge.
Il me semble qu’en voilà une…
Vous n’avez pas mauvais goût, jeune homme.
À moins d’être aveugle… La connaissez-vous ?
Si je la connais ? Assurément. C’est la femme d’un gentilhomme bohémien. Venez, venez, je vous conterai cela.
- Ils entrent dans la maison.
Scène III
Il faut donc vous quitter ici !
Pour peu de temps ; je reviendrai bientôt.
Il faut donc vous laisser partir, et retourner dans ce vieux château, où je suis si seule à vous attendre !
Je vais voir votre oncle, ma chère. Pourquoi cette tristesse aujourd’hui ?
C’est à vous qu’il faut le demander. Vous reviendrez bientôt, dites-vous ? S’il en est ainsi, je ne suis pas triste. Mais ne l’êtes-vous pas vous-même ?
Quand le ciel est ainsi chargé de pluie et de brouillard, je ne sais que devenir.
Mon cher seigneur, je vous demande une grâce.
Quel hiver ! quel hiver s’apprête ! quels chemins ! quel temps ! la nature se resserre en frissonnant, comme si tout ce qui vit allait mourir.
Je vous prie d’abord de m’écouter, et en second lieu de me faire une grâce.
Que veux-tu, mon âme ? pardonne-moi ; je ne sais ce que j’ai aujourd’hui.
Ni moi non plus, je ne sais ce que tu as, et la grâce que vous me ferez, Ulric, c’est de le dire à votre femme.
Eh ! mon Dieu ! non, je n’ai rien à te dire, aucun secret.
Je ne suis pas une Portia ; je ne me ferai pas une piqûre d’épingle pour prouver que je suis courageuse. Mais tu n’es pas non plus un Brutus, et tu n’as pas envie de tuer notre bon roi Mathias Corvin. Écoute, il n’y aura pas pour cela de grandes paroles, ni de serments, ni même besoin de me mettre à genoux. Tu as du chagrin. Viens près de moi ; voici ma main, — c’est le vrai chemin de mon cœur, et le tien y viendra si je l’appelle.
Comme tu me le demandes naïvement, je te répondrai de même. Ton père n’était pas riche ; le mien l’était, mais il a dissipé ses biens. Nous voilà tous deux, mariés bien jeunes, et nous possédons de grands titres, mais bien peu avec. Je me chagrine de n’avoir pas de quoi te rendre heureuse et riche, comme Dieu t’a rendue bonne et belle. Notre revenu est si médiocre ! et cependant je ne veux pas l’augmenter en laissant pâtir nos fermiers. Ils ne payeront jamais, de mon vivant, plus qu’ils ne payaient à mon père. Je pense à me mettre au service du Roi, et à aller à la cour.
C’est en effet un bon parti à prendre. Le Roi n’a jamais mal reçu un gentilhomme de mérite ; la fortune ne se fait point attendre de lui quand on te ressemble.
C’est vrai ; mais si je pars, il faut que je te laisse ici ; car pour quitter cette maison où nous vivons à si grand’peine, il faut être sûr de pouvoir vivre ailleurs, et je ne puis me décider à te laisser seule.
Pourquoi ?
Tu me demandes pourquoi ? et que fais-tu donc maintenant ? ne viens-tu pas de m’arracher un secret que j’avais résolu de cacher ? et que t’a-t-il fallu pour cela ? un sourire.
Tu es jaloux ?
Non, mon amour, mais vous êtes belle. Que feras-tu si je m’en vais ? tous les seigneurs des environs ne vont-ils pas rôder par les chemins ? et moi, qui m’en irai si loin courir après une ombre, ne perdrai-je pas le sommeil ? Ah ! Barberine, loin des yeux, loin du cœur.
Écoute ; Dieu m’est témoin que je me contenterais toute ma vie de ce vieux château et du peu de terres que nous avons, s’il te plaisait d’y vivre avec moi. Je me lève, je vais à l’office, à la basse-cour, je prépare ton repas, je t’accompagne à l’église, je te lis une page, je couds une aiguillée, et je m’endors contente sur ton cœur.
Ange que tu es !
Je suis un ange, mais un ange femme ; c’est-à-dire que si j’avais une paire de chevaux, nous irions avec à la messe. Je ne serais pas fâchée non plus que mon bonnet fût doré, que ma jupe fût moins courte, et que cela fît enrager les voisins. Je t’assure que rien ne nous rend légères, nous autres, comme une douzaine d’aunes de velours qui nous traînent derrière les pieds.
Eh bien donc ?
Eh bien donc ! le roi Mathias ne peut manquer de te bien recevoir, ni toi de faire fortune à sa cour. Je te conseille d’y aller. Si je ne peux pas t’y suivre, — eh bien ! comme je t’ai tendu tout à l’heure une main pour te demander le secret de ton cœur, ainsi, Ulric, je te la tends encore, et je te jure que je te serai fidèle.
Voici la mienne.
Celui qui sait aimer peut seul savoir combien on l’aime. Fais seller ton cheval. Pars seul, et toutes les fois que tu douteras de ta femme, pense que ta femme est assise à ta porte, qu’elle regarde la route, et qu’elle ne doute pas de toi. Viens, mon ami, Ludwig nous attend.
Scène IV
Je ne connais rien de plus agréable, après qu’on a bien déjeuné, que de s’asseoir en plein air avec des personnes d’esprit, et de causer librement des femmes sur un ton convenable.
Vous êtes recommandé à la reine ?
Oui, j’espère être bien reçu.
- Ils s’assoient.
Ne doutez pas du succès, et vous en aurez. — Pendant la dernière guerre que nous fîmes contre les Turcs, sous le Vaïvode de Transylvanie, je rencontrai un soir, dans une forêt profonde, une jeune fille égarée.
Quel était le nom de la forêt ?
C’était une certaine forêt sur les bords de la mer Caspienne.
Je ne la connais pas, même par les livres.
Cette pauvre fille était attaquée par trois brigands couverts de fer depuis les pieds jusqu’à la tête, et montés sur des chevaux excellents.
À quel point vos paroles m’intéressent ! je suis tout oreilles.
Je mis pied à terre, et, tirant mon épée, je leur ordonnai de s’éloigner. Permettez-moi de ne pas faire mon éloge ; vous comprenez que je fus forcé de les tuer tous les trois. Après un combat des plus sanglants…
Reçûtes-vous quelques blessures ?
L’un d’eux seulement faillit me percer de sa lance ; mais, l’ayant évitée, je lui déchargeai sur la tête un coup d’épée si violent, qu’il tomba roide mort. M’approchant aussitôt de la jeune fille, je reconnus en elle une princesse qu’il m’est impossible de vous nommer.
Je comprends vos raisons, et me garderai bien d’insister. La discrétion est un principe pour tout homme qui sait son monde.
De quelles faveurs elle m’honora, je ne vous le dirai pas davantage. Je la reconduisis chez elle, et elle m’accorda un rendez-vous pour le lendemain ; mais le Roi son père l’ayant promise en mariage au Pacha de Caramanie, il était fort difficile que nous pussions nous voir en secret. Indépendamment de soixante eunuques qui veillaient jour et nuit sur elle, on l’avait confiée, depuis son enfance, à un géant nommé Molock.
Garçon ! apportez-moi un verre de tokay.
Vous concevez quelle entreprise ! Pénétrer dans un château inaccessible, construit sur un rocher battu par les flots, et entouré d’une pareille garde ! Voici, seigneur Rosemberg, ce que j’imaginai. Prêtez-moi, je vous prie, votre attention.
Sainte Vierge ! le feu me monte à la tête !
Je pris une barque et gagnai le large. Là, m’étant précipité dans les flots au moyen d’un certain talisman que m’avait donné un sorcier bohémien de mes amis, je fus rejeté sur le rivage, semblable en tout à un noyé. C’était à l’heure où le géant Molock faisait sa ronde autour des remparts ; il me trouva étendu sur le sable, et me transporta dans son lit.
Je devine déjà ; c’est admirable.
On me prodigua des secours. Quant à moi, les yeux à demi fermés, je n’attendais que le moment où je serais seul avec le géant. Aussitôt, me jetant sur lui, je le saisis par la jambe droite, et le lançai dans la mer.
Je frissonne… Le cœur me bat.
J’avoue que je courus quelque danger ; car, au bruit de sa chute, les soixante eunuques accoururent, le sabre à la main ; mais j’avais eu le temps de me rejeter sur le lit, et paraissais profondément endormi. Loin de concevoir aucun soupçon, ils me laissèrent dans la chambre avec une des femmes de la princesse pour me veiller. Alors, tirant de mon sein une fiole et un poignard, j’ordonnai à cette femme de me suivre, dans le temps que les eunuques étaient tous à souper : Prenez ce breuvage, lui dis-je, et mêlez-le adroitement dans leur vin, sinon je vous poignarde tout à l’heure. — Elle m’obéit sans oser dire un mot, et bientôt les eunuques s’étant assoupis par l’effet du breuvage, je demeurai maître du château. Je m’en fus droit à l’appartement des femmes. Je les trouvai prêtes à se mettre au lit ; mais, ne voulant leur faire aucun mal, je me contentai de les enfermer dans leurs chambres, et d’en prendre sur moi les clefs, qui étaient au nombre de six-vingts. Alors toutes les difficultés étant levées, je me rendis chez la princesse. À peine au seuil de sa porte, je mis un genou en terre : Reine de mon cœur, lui dis-je avec le ton du plus profond respect… Mais, pardonnez, seigneur Rosemberg, je suis forcé de m’arrêter. La modestie m’en fait un devoir.
Non, je le vois, rien ne peut vous résister ! Ah ! qu’il me tarde d’être à la cour ! Mais ces breuvages inconnus, ces mystérieux talismans, où les trouverai-je, seigneur chevalier ?
Cela est difficile ; cependant je vous ferai une confidence : tenez, si vous avez de l’argent, c’est le meilleur talisman que vous puissiez trouver.
Dieu merci ! je n’en manque pas ; mon père est le plus riche seigneur du pays. La veille de mon départ, il m’a donné une bonne somme, et ma tante Béatrix, qui pleurait, m’a aussi glissé dans la main une jolie bourse qu’elle a brodée. Mes chevaux sont gras et bien nourris, mes valets bien vêtus, et je ne suis pas mal tourné.
C’est à merveille, et il n’en faut pas davantage.
Le pire de l’affaire, c’est que je ne sais rien ; non, je ne puis rien retenir par cœur. Les mains me tremblent à propos de tout quand je parle aux femmes.
Videz donc votre verre. Pour réussir dans le monde, seigneur Rosemberg, retenez bien ces trois maximes : Voir, c’est savoir ; vouloir, c’est pouvoir ; oser, c’est avoir.
Il faut que je prenne cela par écrit. Les mots me paraissent hardis et sonores. J’avoue pourtant que je ne les comprends pas bien.
Si vous voulez d’abord plaire aux femmes, et c’est la première chose à faire, lorsqu’on veut faire quelque chose, observez avec elles le plus profond respect. Traitez-les toutes (sans exception) ni plus ni moins que des divinités. Vous pouvez, il est vrai, si cela vous plaît, dire hautement aux autres hommes que de ces mêmes femmes vous n’en faites aucun cas, mais seulement d’une manière générale, et sans jamais médire d’une seule plutôt que du reste. Quand vous serez assis près d’une blonde pâle, sur le coin d’un sofa, et que vous la verrez s’appuyer mollement sur les coussins, tenez-vous à distance, jouez avec le coin de son écharpe, et dites-lui que vous avez un profond chagrin. Près d’une brune, si elle est vive et enjouée, prenez l’apparence d’un homme résolu, parlez-lui à l’oreille, et si le bout de votre moustache vient à lui effleurer la joue, ce n’est pas un grand mal ; mais, à toute femme, règle générale, dites qu’elle a dans le cœur une perle enchâssée, et que tous les maux ne sont rien si elle se laisse serrer le bout des doigts. Que toutes vos façons près d’elles ressemblent à ces valets polis qui sont couverts de livrées splendides ; en un mot, distinguez toujours scrupuleusement ces deux parts de la vie, la forme et le fond : — voilà la grande affaire. Ainsi vous remplirez la première maxime : Voir, c’est savoir, — et vous passerez pour expérimenté.
Continuez, de grâce ; je me sens tout autre, et je bénis en moi-même le hasard qui m’a fait vous rencontrer dans cette auberge.
Quand une fois vous aurez bien prouvé aux femmes que vous vous moquez d’elles avec la plus grande politesse et un respect infini, attaquez les hommes. Je n’entends pas par là qu’il faille vous en prendre à eux ; tout au contraire, n’ayez jamais l’air de vous occuper ni de ce qu’ils disent, ni de ce qu’ils font. Soyez toujours poli, mais paraissez indifférent. Faites-vous rare, on vous aimera, — c’est un proverbe des Turcs. Par là, vous gagnerez un grand avantage. À force de passer partout en silence et d’un air dégagé, on vous regardera quand vous passerez. Que votre mise, votre entourage, annoncent un luxe effréné ; attirez constamment les yeux. Que cette idée ne vous vienne jamais de paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute. Eussiez-vous avancé par hasard la plus grande sottise du monde, n’en démordez pas pour un diable, et faites-vous plutôt assommer.
Assommer !
Oui, sans aucun doute. Enfin, agissez-en ni plus ni moins que si le soleil et les étoiles vous appartenaient en bien propre, et que la fée Morgane vous eût tenu sur les fonts baptismaux. De cette façon, vous remplirez la seconde maxime : Vouloir, c’est pouvoir, — et vous passerez pour redoutable.
Que je vais m’amuser à la cour, et la belle chose que d’être un grand seigneur !
Une fois agréé des femmes et admiré des hommes, seigneur Rosemberg, pensez à vous. Si vous levez le bras, que votre premier coup d’épée donne la mort, comme votre premier regard doit donner l’amour. La vie est une pantomime terrible, et le geste n’a rien à faire ni avec la pensée, ni avec la parole. Si la parole vous a fait aimer, si la pensée vous a fait craindre, que le geste n’en sache rien. Soyez alors vous-même. Frappez comme la foudre ! Que le monde disparaisse à vos yeux ; que l’étincelle de vie que vous avez reçue de Dieu, s’isole, et devienne un Dieu elle-même ; que votre volonté soit comme l’œil du lynx, comme le museau de la fouine, comme la flèche du guerrier. Oubliez, quand vous agissez, qu’il y ait d’autres êtres sur la terre que vous et celui à qui vous avez affaire. Ainsi, après avoir coudoyé avec grâce la foule qui vous environne, lorsque vous serez arrivé au but et que vous aurez réussi, vous pourrez y rentrer avec la même aisance et vous promettre de nouveaux succès. C’est alors que vous recueillerez les fruits de la troisième maxime : Oser, c’est avoir, — et que vous serez réellement expérimenté, redoutable et puissant.
Ah ! seigneur Dieu ! si j’avais su cela plutôt ! Vous me faites penser à un certain soir que j’étais assis dans la garenne avec ma tante Béatrix. Je sentais justement ce que vous dites là ; il me semblait que le monde disparaissait, et que nous étions seuls sous le ciel. Aussi je l’ai priée de rentrer au château. Il faisait noir comme dans un four.
Vous me paraissez bien jeune encore, et vous cherchez fortune de bonne heure.
Il n’est jamais trop tôt quand on se destine à la guerre. Je n’ai vu un Turc de ma vie ; il me semble qu’ils doivent ressembler à des bêtes sauvages.
Je suis fâché que des affaires d’importance m’empêchent d’aller à la cour ; j’aurais été curieux d’y voir vos débuts. En attendant, si cela vous convient, je puis vous faire un cadeau précieux, qui vous aidera singulièrement.
- Il tire un petit livre de sa poche.
Ce petit livre,… qu’est-ce donc ?
C’est un ouvrage merveilleux, un recueil à la fois concis et détaillé de toutes les historiettes d’amour, ruses, combats et expédients propres à former un jeune homme et à le pousser près des dames.
Comment s’appelle ce livre précieux ?
La sauvegarde du sentiment. C’est un trésor inestimable, et, parmi les récits qui y sont renfermés, vous en trouverez bon nombre dont je suis le héros. Je dois pourtant vous avouer que je n’en suis pas le propriétaire ; il appartient à un de mes amis, et je ne saurais vous le céder que vous n’en donniez dix sequins.
Dix sequins, ce n’est pas une affaire,
- Il les lui donne.
surtout après l’excellent déjeuner que vous m’avez offert si galamment.
Bon ! un poisson, rien qu’un poisson !
Mais il était délicieux ! Pouvez-vous croire que j’oublie cette rencontre ? C’est le ciel qui m’a conduit sur cette route. Une auberge si incommode ! des draps humides et pas de rideaux ! Je n’y serais pas resté une heure si je ne vous avais trouvé.
Que voulez-vous ? Il faut s’habituer à tout.
Oh ! certainement. — Ma tante Béatrix serait bien inquiète si elle me savait dans une mauvaise auberge. Mais, nous autres, nous ne faisons pas attention à toutes ces misères… Que Dieu vous protège, cher seigneur ! Mes chevaux sont prêts, et je vous quitte.
Au revoir, ne m’oubliez pas. Si vous avez jamais affaire au Vaïvode, c’est mon proche parent, et je me souviendrai de vous.
Je vous suis tout dévoué de même.
- Ils sortent.