Barnabé Rudge/02

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 19-28).
CHAPITRE II.

« Voilà une étrange histoire ! dit l’homme qui avait donné lieu au récit, plus étrange encore si votre prédiction se réalise. Est-ce tout ? »

Une question tellement inattendue ne piqua pas peu Salomon Daisy. À force de raconter cette histoire très souvent, et de l’embellir, disait-on au village, de quelques additions que lui suggéraient de temps à autre ses divers auditeurs, il en était venu par degrés à produire en la racontant un grand effet ; et ce « Est-ce tout ? » après le crescendo d’intérêt, certes, il ne s’y attendait guère.

« Est-ce tout ? répéta le sacristain ; oui, monsieur, oui, c’est tout. Et c’est bien assez, je pense.

— Moi, de même. Mon cheval, jeune homme. Ce n’est qu’une rosse, louée à une maison de poste sur la route ; mais il faut que l’animal me porte à Londres ce soir.

— Ce soir ! dit Joe.

— Ce soir, répliqua l’autre. Qu’avez-vous à vous ébahir ? Cette taverne a l’air d’être le rendez-vous de tous les gobemouches du voisinage. »

En entendant cette évidente allusion à l’examen qu’on lui avait fait subir, comme nous l’avons mentionné dans le précédent chapitre, les yeux de John Willet et de ses amis se dirigèrent de nouveau vers le chaudron de cuivre avec une rapidité merveilleuse. Il n’en fut pas ainsi de Joe, garçon plein d’ardeur, qui soutint d’un regard ferme l’œillade irritée de l’inconnu, et lui répondit :

« Il n’y a pas grande hardiesse à s’étonner que vous partiez ce soir. Certainement une question si inoffensive vous a été faite déjà dans quelque auberge, et surtout par un temps meilleur que celui-ci. Je supposais que vous pouviez ne pas connaître la route, puisque vous semblez étranger à ce pays.

— La route ? répéta l’autre d’un ton agacé.

— Oui. La connaissez-vous ?

— Je la… hum !… Je la trouverai bien, répliqua l’homme en agitant la main et en tournant sur ses talons. L’aubergiste, payez-vous. »

John Willet fit ce que désirait son hôte : car, sur cet article, rarement montrait-il de la lenteur, sauf lorsqu’il y avait des détails de change, parce qu’alors il lui fallait constater si chaque pièce d’argent qu’on lui présentait au comptoir était bonne, l’essayer avec ses dents ou sa langue, la soumettre à toute autre épreuve, ou, dans le cas douteux, à une série de contestations terminées par un rejet formel. L’homme, son compte réglé, s’enveloppa de ses vêtements de manière à se garantir le plus possible du temps atroce qu’il faisait, et, sans le moindre mot ou signe d’adieu, il alla vers l’écurie. Joe, qui avait quitté la salle après leur court dialogue, était dans la cour, s’abritant de la pluie, ainsi que le cheval, sous le toit en auvent d’un vieux hangar.

« Il est joliment de mon avis, dit Joe en tapotant le cou du cheval ; je gagerais qu’il serait plus charmé de vous voir rester ici cette nuit que je ne le serais moi-même.

— Lui et moi ne sommes pas d’accord, comme cela nous est arrivé plus d’une fois dans notre passage sur cette route-ci, fut la brève réponse.

— C’est ce que je pensais avant votre sortie de la salle, car il paraît qu’elle a senti vos éperons, la pauvre bête. »

L’étranger, sans répondre, ajusta autour de sa figure le collet de sa redingote.

« Vous me reconnaîtrez, à ce que je vois, dit-il lorsqu’il eut sauté en selle, car il remarqua la vive attention du jeune gars.

— Un homme mérite bien qu’on s’en souvienne, maître, quand il fait une route qu’il ne connaît pas sur un cheval éreinté, et qu’il abandonne pour cela un bon gîte par une soirée comme celle-ci.

— Il me paraît que vous avez des yeux perçants et une langue bien affilée.

— C’est un double don de nature, j’imagine ; mais le dernier se rouille quelquefois, faute de m’en servir.

— Servez-vous moins aussi du premier. Réservez vos yeux perçants pour vos bonnes amies, mon garçon. »

En parlant ainsi, l’homme secoua la bride que Joe tenait d’une main ; il le frappa rudement sur la tête avec la poignée de son fouet, et partit au galop, s’élançant à travers la boue et l’obscurité avec une vitesse impétueuse, dont peu de cavaliers mal montés auraient voulu suivre l’imprudent exemple, eussent-ils été même très familiarisés avec le pays : pour quelqu’un qui ne connaissait nullement la route, c’était s’exposer à chaque pas aux plus grands dangers.

Les routes d’alors, même dans un rayon de douze milles de Londres, étaient mal pavées, rarement réparées, et très pauvrement établies. Ce cavalier en prenait une qui avait été labourée par les roues de pesants chariots, et gâtée par les gelées et les dégels de l’hiver précédent, et peut-être même de beaucoup d’hivers antérieurs. Le sol était miné ; il y avait de grands trous et des crevasses, difficiles à distinguer même durant le jour, à cause de l’eau des dernières pluies qui les remplissait. Un plongeon dans l’une de ces cavités aurait pu faire choir un cheval ayant le pied plus sûr que la pauvre bête lancée à fond de train et jusqu’aux limites suprêmes de ses forces. Des cailloux tranchants et des pierres roulaient sans cesse de dessous ses sabots ; le cavalier voyait à peine au delà des oreilles de sa monture, ou plus loin de chaque côté que la longueur de son bras. À cette époque aussi des voleurs à pied et des brigands à cheval infestaient toutes les routes dans le voisinage de la capitale, et c’était une nuit, entre toutes les autres, pendant laquelle cette classe de malfaiteurs pouvait presque, sans crainte d’être découverte, vaquer à sa profession illégale. Toujours est-il que le voyageur courait ainsi au triple galop, ne s’inquiétant ni de la boue, ni de l’eau qui tombait sur sa tête, ni de la profonde obscurité de la nuit, ni de la rencontre fort probable de quelques rôdeurs, capables de tout. À chaque détour, à chaque angle, là même où l’on pouvait le moins s’attendre à un coude du chemin, et où l’on ne pouvait le voir qu’en arrivant dessus, il manœuvrait la bride sans se tromper, gardant toujours le milieu de la chaussée. C’est de la sorte qu’il accélérait sa course en se dressant sur les étriers, en penchant son corps en avant, presque couché sur le cou du cheval, et en faisant claquer son lourd fouet au-dessus de sa tête avec une ardeur enragée.

Il y a des heures où, les éléments étant émus d’une manière insolite, ceux qui se livrent corps et âme à d’audacieuses entreprises, ou qui sont agités par de grandes pensées, soit pour le bien soit pour le mal, éprouvent une mystérieuse sympathie avec le tumulte de la nature, auquel ils répondent par un transport plein de violence. Parmi le tonnerre, l’éclair et la tempête, beaucoup d’actes terribles se sont accomplis ; des hommes qui s’étaient possédés auparavant ont soudain déchaîné leurs passions en révolte. Les démons de la colère et du désespoir se sont évertués à rivaliser avec ceux qui chevauchent sur le tourbillon et dirigent la tempête ; et l’homme, fouetté à en devenir fou par les vents rugissants et les eaux bouillonnantes, s’est senti alors aussi farouche, aussi impitoyable que les éléments eux-mêmes.

Soit que le voyageur fût en proie à des pensées que les fureurs de la nuit avaient échauffées et fait bondir comme un torrent fougueux, soit qu’un puissant motif le poussât à atteindre le but de son voyage, il volait, plus semblable à un fantôme poursuivi par la meute mystérieuse qu’à un homme, et il ne s’arrêta pas, jusqu’à ce que, arrivant à un carrefour dont l’une des branches conduisait par un plus long trajet au point d’où il était parti naguère, il allât donner si soudainement sur une voiture qui venait vers lui, que, dans son effort pour l’éviter, il abattit presque son cheval, et faillit être jeté à terre.

« Hoho ! cria la voix d’un homme. Qu’est-ce qu’il y a ? Qui va là ?

— Un ami ! répondit le voyageur.

— Un ami ! répéta la voix. Mais qui donc s’appelle un ami et galope de cette façon, abusant des bienfaits du ciel, représentés par un pauvre cheval, et mettant en péril, non seulement son propre cou, ce qui n’aurait pas grande importance, mais encore le cou d’autrui ?

— Vous avez une lanterne, à ce que je vois, dit le voyageur en sautant à bas de sa monture. Prêtez-la-moi pour un moment. Je crois que vous avez blessé mon cheval avec votre timon ou votre roue.

— Le blesser ! cria l’autre ; si je ne l’ai pas tué, ce n’est pas votre faute, à vous. Quelle idée de galoper comme ça sur le pavé du roi ! Pourquoi donc, hein ?

— Donnez-moi la lumière, répliqua le voyageur l’arrachant de sa main, et ne faites pas d’inutiles questions à un homme qui n’est pas d’humeur à causer.

— Si vous m’aviez dit d’abord que vous n’étiez pas d’humeur à causer, je n’aurais peut-être pas été d’humeur à vous éclairer, dit la voix. Niammoins, comme c’est le pauvre cheval qui est endommagé et non pas vous, l’un de vous deux, à tout hasard, est le bienvenu au falot ; et ce n’est toujours pas le plus hargneux des deux. »

Le voyageur ne riposta point à ces paroles, mais approchant la lumière de la bête haletante et fumante, il examina ses membres et son corps. Cependant l’autre homme restait fort tranquillement assis dans sa voiture, espèce de chaise, avec une manne contenant un gros sac d’outils, et il regardait d’un œil attentif comment s’y prenait le cavalier.

L’observateur était un robuste villageois, tout rond, à la figure rougeaude, avec un double menton et une voix sonore qui dénotaient bonne nourriture, bon sommeil, bonne humeur et bonne santé. Il avait passé la fleur de l’âge ; mais le temps, ce patriarche, n’est pas toujours un rude père, et, quoiqu’il ne soit en retard pour aucun de ses enfants, il pose souvent une main plus légère sur ceux qui ont bien agi à son égard ; il est inexorable pour en faire de vieux hommes et de vieilles femmes, mais il laisse leurs cœurs et leurs esprits jeunes et en pleine vigueur. Chez de pareilles gens, les frimas de la tête ne sont que l’empreinte de la main du grand vieillard lorsqu’il leur donne sa bénédiction, et chaque ride n’est qu’une coche dans le paisible calendrier d’une vie bien dépensée.

Celui que le voyageur avait rencontré d’une façon si subite était une personne de ce genre-là, un homme assez gros, solide, très vert dans sa vieillesse, en paix avec lui-même et évidemment disposé à l’être avec les autres. Quoique emmitouflé de divers vêtements et foulards dont l’un, passé pardessus le haut de sa tête et noué à un pli propice de son double menton, empêchait son chapeau à trois cornes et sa petite perruque ronde d’être emportés par un coup de vent, il n’y avait pas moyen qu’il pût dissimuler son embonpoint et sa figure rebondie ; certaines marques de doigts salis qui s’étaient essuyés sur son visage ajoutaient seulement à son expression bizarre et comique, sans diminuer en rien l’éclat de sa bonne humeur naturelle.

« Il n’est pas blessé, dit enfin le voyageur, relevant à la fois sa tête et la lanterne.

— Vous avez donc fini par découvrir ça ? répondit le vieillard. Mes yeux ont été jadis meilleurs que les vôtres ; mais aujourd’hui encore je n’en changerais pas avec vous.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux dire ! c’est que je vous aurais bien dit, il y a cinq minutes, qu’il n’était pas blessé. Donnez-moi la lumière, l’ami ; continuez votre chemin, et galopez plus doucement ; bonne nuit. »

En tendant la lanterne, l’homme dut lancer ses rayons en plein sur la figure de son interlocuteur. Leurs yeux se rencontrèrent au même instant. Il laissa tout à coup tomber le falot et l’écrasa sous son pied.

« N’avez-vous donc jamais vu jusqu’ici de figure de serrurier, pour tressaillir comme si vous vous trouviez en face d’un fantôme ? cria le vieillard dans sa voiture ; ou bien serait-ce, ajouta-t-il très vite en fourrant sa main dans la manne aux outils et en tirant de là un marteau, quelque ruse de voleur ? Je connais ces routes-ci, mon cher. Quand j’y voyage, je n’ai sur moi que quelques shillings, à peine la valeur d’une couronne. Je vous déclare franchement, pour nous épargner à tous deux de l’embarras, qu’il n’y a rien à attendre de moi qu’un bras assez vigoureux pour mon âge, et cet outil dont, par une longue habitude, je peux me servir assez prestement. Tout n’ira pas à votre gré, je vous le promets, si vous tâtez de ce jeu-là. »

En disant ces mots, il se tint sur la défensive.

« Je ne suis pas ce que vous me croyez, Gabriel Varden, repartit l’autre.

— Qu’êtes-vous alors et qui êtes-vous ? répliqua le serrurier. Vous savez mon nom, à ce qu’il paraît ? Que je sache donc le vôtre.

— Ce que je sais, je n’en suis pas redevable à une confidence de votre part, mais à la plaque de votre chariot ; elle en informe toute la ville.

— Alors vous avez de meilleurs yeux pour cela que pour votre cheval, dit Varden, descendant de sa chaise avec agilité ; qui êtes-vous ? Voyons votre figure. »

Pendant que le serrurier descendait, le voyageur s’était remis en selle, et de là il avait à présent en face de lui le vieillard qui, suivant tous les mouvements du cheval plein d’impatience sous la bride serrée, se tenait le plus près possible de son inconnu.

« Mais voyons donc votre figure.

— Reculez-vous.

— Allons, pas de mascarades ici ! dit le serrurier. Je ne veux pas que l’on raconte demain au club que Gabriel Varden s’est laissé effrayer par un homme qui faisait la grosse voix dans une nuit ténébreuse. Halte-là ! Voyons votre figure. »

Sentant que résister davantage n’aurait d’autre résultat que de le mettre aux prises avec un adversaire qui n’était nullement méprisable, le voyageur rejeta en arrière le collet de sa redingote et se baissa en regardant fixement le serrurier.

Jamais peut-être deux hommes offrant un plus frappant contraste ne se trouvèrent face à face. Les traits rougeauds du serrurier donnaient un tel relief à l’excessive pâleur de l’homme à cheval, qu’il avait l’air d’un spectre privé de sang ; la sueur dont cette rude course avait humecté son visage y pendait en grosses gouttes noires, comme une rosée d’agonie et de mort. La physionomie du serrurier s’illuminait d’un sourire : c’était bien là un homme qui s’attendait à surprendre dans l’étranger suspect quelque malice cachée de l’œil ou de la lèvre pour lui révéler une de ses connaissances familières sous ce subtil déguisement, et détruire le charme de la mystification. La figure de l’autre, sombre et farouche, mais contractée aussi, était celle d’un homme réduit aux abois, tandis que ses mâchoires serrées, sa bouche grimaçante, et, plus que tout cela, un mouvement furtif de sa main dans sa poitrine, semblaient trahir une intention terrible, qui n’avait rien de la pantomime d’un acteur ou des jeux d’un enfant.

Pendant quelque temps ils se regardèrent ainsi l’un et l’autre en silence.

« Hum ! dit le serrurier lorsqu’il eut examiné les traits du voyageur ; je ne vous connais pas.

— N’en ayez plus l’envie, répondit l’autre en s’enveloppant comme il l’était avant.

— Ma foi non, dit Gabriel ; à vous parler franc, mon cher, vous ne portez pas sur votre figure une lettre de recommandation.

— Je ne le désire pas, dit le voyageur. Ce qui me plaît, c’est qu’on m’évite.

— Oh ! vous ne serez pas gêné dans vos goûts, dit le serrurier d’un ton brusque.

— Je ne le serai pas, coûte que coûte, répliqua le voyageur. Pour preuve de cela, pénétrez-vous bien de ce que je vais vous dire : jamais dans toute votre vie vous n’avez couru un plus grand danger que durant ce peu d’instants ; lorsque vous serez à cinq minutes de votre dernier soupir, vous ne serez pas plus près de la mort que vous ne l’avez été ce soir.

— Oui-da ! dit le robuste serrurier.

— Oui ! et d’une mort violente.

— Venant de quelle main ?

— De la mienne, » répliqua le voyageur.

Là-dessus il éperonna son cheval et partit. Ce ne fut d’abord qu’un pas accentué ; il trottait lourdement au beau milieu des éclaboussures ; mais par degrés sa vitesse alla croissante, jusqu’à ce que le dernier son des sabots du cheval fut emporté par le vent : alors il se précipitait derechef d’un galop aussi furieux que celui qui avait occasionné sa rencontre avec le serrurier.

Gabriel Varden resta debout sur la route avec sa lanterne brisée à la main, stupéfait, écoutant en silence, jusqu’à ce qu’aucun son n’arriva plus à ses oreilles que le gémissement du vent et le clapotement de la pluie. Enfin il se donna un ou deux bons coups sur la poitrine comme pour se réveiller, et il lança cette exclamation de surprise :

« Que diable ce gaillard-là peut-il être ? un fou ? un voleur de grand chemin ? un homme à vous couper la gorge ? S’il n’avait pas filé si vite, nous aurions vu qui était le plus en danger, de lui ou moi. Ah ! je n’ai jamais été plus près de la mort que ce soir ! J’espère bien n’en pas être plus près d’une vingtaine d’années ; et, à ce compte-là, je serai content de n’en pas être plus loin. Jour de Dieu ! une jolie fanfaronnade à l’adresse d’un homme solide au poste. Fi ! Fi ! »

Gabriel remonta dans sa voiture ; il regarda d’un air pensif la route par laquelle était venu le voyageur, et il se chuchota à demi-voix les réflexions suivantes :

« Le Maypole… deux milles d’ici au Maypole. J’ai pris l’autre route pour venir de la Garenne, après une longue journée de travail aux serrures et aux sonnettes. Mon but était de ne point passer par le Maypole, et de ne point manquer de parole à Marthe en y entrant. Superbe résolution ! Il serait dangereux d’aller à Londres sans une lanterne allumée. Or, il y a quatre milles et un bon demi-mille en sus d’ici à Halfway-House[1], et c’est précisément entre ces deux points qu’on a le plus besoin de lumière. Deux milles d’ici au Maypole ! J’ai dit à Marthe que je n’y entrerais pas, et je n’y suis pas entré. Superbe résolution ! »

Répétant souvent ces deux derniers mots, comme s’il eût voulu compenser le peu de résolution qu’il allait faire voir par l’éloge de tout ce qu’il avait montré de résolution, Gabriel Varden retourna tranquillement sa voiture, décidé à prendre une lumière au Maypole, mais à n’y prendre qu’une lumière. Toutefois, quand il fut arrivé au Maypole, et que Joe, répondant à son appel bien connu, s’élança dehors à la tête de son cheval, laissant la porte ouverte derrière lui, et dévoilant une perspective de chaleur et de splendeur ; quand le vif éclat du foyer, ruisselant au travers des vieux rideaux rouges de la salle commune, parut apporter, comme une partie de lui-même, un agréable bourdonnement de voix, et une suave odeur de grog bouillant et de tabac exquis, le tout imbibé, pour ainsi dire, dans la joyeuse teinte brillante ; lorsque les ombres, passant rapidement sur les rideaux, montrèrent que ceux de l’intérieur s’étaient levés de leurs bonnes places et s’occupaient d’en faire une pour le serrurier dans l’encoignure la plus confortable (il la connaissait trop bien, cette encoignure), et qu’une large clarté, jaillissant soudain, annonça l’excellence de la bûche pétillante, d’où une magnifique gerbe d’étincelles tourbillonnait sans doute au faîte de la cheminée dans le moment même, en l’honneur de son arrivée ; lorsque, s’ajoutant à ces séductions, il se glissa jusqu’à lui de la lointaine cuisine un doux pétillement de friture, avec un cliquetis musical d’assiettes et de plats, et une odeur savoureuse qui changeait le vent impétueux en parfum, Gabriel sentit par tous ses pores sa fermeté s’en aller. Il essaya de regarder stoïquement la taverne, mais ses traits s’amollirent en un regard de tendresse. Il tourna la tête de l’autre côté ; mais la campagne froide et noire, à l’aspect rébarbatif, parut l’inviter à chercher un refuge dans les bras hospitaliers du Maypole.

« L’homme vraiment humain, Joe, dit le serrurier, est humain pour sa bête. Je vais entrer un petit instant, »

Et, en effet, n’était-il pas bien naturel d’entrer ? ne semblait-il pas contre nature, au contraire, à un homme sage de trimer dans le gâchis des routes, en affrontant les rudes coups de vent et la pluie battante, lorsqu’il y avait là un plancher propre, couvert d’un sable blanc qui craquait sous le pied, un âtre bien balayé, un feu flambant, une table parée de linge d’une blancheur parfaite, des cannelles d’étain éblouissantes, et d’autres préparatifs fort tentants d’un repas bien accommodé ; lorsqu’il y avait là de pareilles choses et une compagnie disposée à y faire honneur, tout cela sous sa main et le conviant avec instance au plaisir !

  1. L’auberge située à la moitié de la route.