Barnabé Rudge/42

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Traduction par P. Bonnomet.
Hachette (p. 386-391).
CHAPITRE XLII.

Les volontaires royaux de Londres oriental offrirent ce jour-là un brillant spectacle : formés en lignes, en carrés, en cercles, en triangles et mille autres figures, avec leurs tambours battants et leurs drapeaux flottants, ils exécutèrent un nombre immense d’évolutions compliquées, et le sergent Varden ne fut pas des derniers à s’y faire remarquer. Après avoir déployé au plus haut point leur prouesse militaire dans ces scènes guerrières, ils marchèrent au pas, dans un ordre éblouissant, vers Chelsea Bun-House, et se régalèrent jusqu’à la nuit dans les tavernes adjacentes. Puis, au son du tambour, ils reformèrent leurs rangs, et retournèrent, parmi les vivat des sujets de Sa Majesté, au lieu d’où ils étaient venus.

Cette marche vers le logis fut quelque peu retardée par la conduite peu militaire de certains caporaux, gentlemen d’habitudes tranquilles dans la vie privée, mais excitables au dehors. Ils cassèrent à coups de baïonnette les vitres de plusieurs fenêtres, et mirent le commandant en chef dans l’impérieuse nécessité de les placer sous la garde d’une forte escouade, avec laquelle ils se battirent par intervalles tout le long du chemin. Voilà pourquoi notre serrurier n’atteignit pas son domicile avant neuf heures. Une voiture de louage attendait près de la porte ; et, au moment où il entrait, M. Haredale, passant la tête à la portière, l’appela par son nom.

« Voilà une vue qui peut guérir les ophthalmies, monsieur, dit le serrurier en s’avançant vers ce gentleman. Je regrette que vous ne soyez pas entré, plutôt que d’attendre ici.

— Il n’y a personne chez vous, à ce qu’il paraît, répondit M. Haredale ; je désire d’ailleurs que nous ayons un entretien aussi particulier que possible.

— Hum ! marmotta le serrurier en jetant un regard autour de la maison. Parties avec Simon Tappertit, sans doute pour aller à cette précieuse succursale ! »

M. Haredale l’invita à monter dans la voiture, et, s’il n’était pas fatigué ou trop pressé de rentrer au logis, à faire une petite promenade avec lui pour pouvoir causer un peu ensemble. Gabriel y consentit avec plaisir, et le cocher, montant sur son siége, lança les chevaux.

« Varden, dit M. Haredale après une pause d’une minute, vous serez stupéfait en apprenant la mission dont je me suis chargé ; elle vous paraîtra bien étrange.

— Je ne doute pas qu’elle ne soit raisonnable, monsieur, et fort sensée, répliqua le serrurier ; sans cela, vous ne vous en seriez pas chargé. Ne faites-vous que de revenir à la ville, monsieur ?

— Il n’y a qu’une demi-heure que je suis à Londres.

— Vous n’apportez pas de nouvelles de Barnabé ni de sa mère ? dit le serrurier d’un air inquiet. Ah ! vous n’avez pas besoin de secouer la tête, monsieur. C’était une chasse aux oies sauvages. Je m’en suis bien douté dès l’origine. Vous aviez épuisé tous les moyens raisonnables de les découvrir lorsqu’ils sont partis. Et, après un si long temps, il n’y avait guère d’espérance de recommencer vos recherches avec succès.

— Mais où sont-ils ? répliqua M. Haredale avec impatience. Où peuvent-ils être ? Ils ne peuvent pas être sous terre.

— Dieu le sait, répondit le serrurier. Il y en a plus d’un, que j’ai connus il y a cinq ans encore, qui sont couchés maintenant sous le gazon. Et le monde est si grand ! C’est une tentative sans espoir, monsieur, croyez-moi. Nous devons laisser la découverte de ce mystère, ainsi que de tous les autres, au temps, au hasard, au bon plaisir du ciel.

— Varden, mon excellent garçon, dit M. Haredale, j’ai, dans mon anxiété présente, une envie démesurée de poursuivre mes recherches. Ce n’est pas un pur caprice ; ce ne sont pas mes anciens souhaits, mes anciens désirs accidentellement réveillés ; c’est un dessein ardent, solennel. Toutes mes pensées, tous mes rêves, tendent à le fixer davantage en mon esprit. Je n’ai de repos ni jour ni nuit ; ni paix ni trêve ; je suis obsédé. »

Il y avait une si grande altération dans l’accent habituel de sa voix, et ses manières dénotaient une émotion si forte, que Gabriel, plein d’étonnement, ne put que rester assis, à le regarder dans l’ombre, pour chercher à deviner l’expression de sa figure.

« Ne me demandez pas d’explication, continua M. Haredale. Si je vous en donnais, vous me croiriez victime de quelque hallucination hideuse. Il suffit que la chose soit telle qu’elle est, et que je ne puisse pas, non, je ne le peux pas, reposer tranquillement dans mon lit, sans faire des choses qui vous paraîtront incompréhensibles.

— Depuis quand, monsieur, dit le serrurier après une pause, avez-vous éprouvé cette pénible sensation ? »

M. Haredale hésita quelques instants, puis il répliqua : « Depuis la nuit de l’orage. Bref, depuis le dix-neuf mars dernier. »

Comme s’il eût craint que Varden n’exprimât de la surprise, ou qu’il ne voulût discuter avec lui, il se hâta de poursuivre :

« Vous pensez, je le sais, que je suis en proie à quelque illusion. Peut-être le suis-je. Mais elle n’a rien de morbide en tous cas ; c’est un acte de mon esprit dans son état le plus sain, et raisonnant sur des faits très réels. Vous vous rappelez que Mme Rudge a laissé son mobilier dans la maison qu’elle occupait. Depuis son départ, cette maison a été fermée par mes ordres, sauf une fois ou deux la semaine qu’une vieille voisine y fait sa visite pour faire la chasse aux rats. C’est là que je vais en ce moment.

— Dans quel but ? demanda le serrurier.

— Pour y passer la nuit, répliqua-t-il, et pas seulement cette nuit, mais bien d’autres. C’est un secret que je vous confie en cas d’événement inattendu. Vous ne viendrez me trouver que s’il y avait nécessité pressante ; depuis la brune jusqu’au grand jour, je serai là. Emma, votre fille et les autres, me supposent hors de Londres, comme je l’étais encore il n’y a pas plus d’une heure. Ne les détrompez pas. Voilà la mission à laquelle je me suis dévoué. Je sais que je peux me fier à vous, et je compte que vous ne me questionnerez pas davantage, quant à présent ! »

Puis M. Haredale, comme pour changer de sujet, ramena le serrurier confondu à la soirée du voleur de grand chemin qu’il avait rencontré au Maypole, au vol commis sur M. Édouard Chester, à la nouvelle apparition de cet homme chez Mme Rudge, et à toutes les circonstances étranges qui avaient encore eu lieu après. Il lui fit négligemment des questions sur la taille de cet homme, sur sa figure, sur toute sa personne ; il lui demanda s’il ressemblait à quelqu’un qu’il eût jamais vu… à Hugh, par exemple, ou à quelque autre de sa connaissance… et il lui fit beaucoup d’autres questions de ce genre, que le serrurier considéra comme des sujets imaginés pour distraire son attention et donner le change à son étonnement. Aussi y répondit-il un peu en l’air.

Enfin ils arrivèrent au coin de la rue où était la maison. M. Haredale descendit et renvoya la voiture. « Si vous voulez voir comme je suis bien logé, dit-il en se retournant vers le serrurier avec un sombre sourire, vous le pouvez. »

Gabriel, pour qui toutes les merveilles passées n’étaient rien en comparaison de celle-ci, le suivit en silence le long de l’étroit trottoir. Ils atteignirent la porte ; M. Haredale l’ouvrit doucement avec une clef qu’il avait sur lui, et la referma lorsque Varden fut entré. Ils se trouvèrent dans l’obscurité la plus complète.

Ils parvinrent à tâtons dans la pièce du rez-de-chaussée.

Là, M. Haredale battit le briquet et alluma une bougie de poche qu’il avait apportée à cette intention. Ce fut alors qu’à la lumière qui l’éclairait en plein, le serrurier vit pour la première fois combien il était hagard, pâle et changé ; combien il était exténué, amaigri ; combien tout son extérieur répondait parfaitement à tout ce qu’il avait dit de si étrange durant leur course. C’était un mouvement assez naturel chez Gabriel, après tout ce qu’il avait entendu, que d’observer curieusement l’expression de ses yeux. Elle était pleine de calme et de bon sens… au point, en vérité, que, se sentant honteux de ses soupçons passagers, il baissa ses propres yeux lorsque M. Haredale regarda vers lui, de crainte qu’ils ne trahissent sa pensée.

« Voulez-vous parcourir la maison ? dit M. Haredale en jetant un coup d’œil sur la fenêtre, dont les volets peu solides étaient fermés et assujettis. Parlez bas. »

Il eût été difficile de parler autrement, tant ce lieu inspirait de terreur. Gabriel chuchota : « Oui, » et suivit en haut M. Haredale.

Chaque chose était précisément comme ils l’avaient vue la dernière fois ; il y régnait une odeur de renfermé provenant de ce que l’air frais n’y pénétrait jamais, et une obscurité pesante, comme si un long emprisonnement eût rendu le silence lui-même plus lugubre encore. Les grossières tentures des lits et des fenêtres avaient commencé à tomber de vétusté ; la poussière gisait épaisse sur leurs plis en lambeaux ; l’humidité s’était fait un passage à travers le plafond, les murs et le plancher. Le parquet craquait sous leurs pieds, comme s’il se révoltait contre les pas inaccoutumés de quelques intrus ; d’agiles araignées, paralysées par l’éclat de la bougie, suspendaient le mouvement de leurs cent pattes sur la muraille, ou se laissaient choir à terre comme des choses inanimées ; le ver rongeur, dans les poutres, faisait retentir son tic-tac funèbre, et l’on entendait derrière la boiserie le remue-ménage des rats et des souris qui décampaient.

En considérant cet ameublement délabré, ils s’étonnèrent tous deux de la vivacité d’images avec laquelle il leur représenta ceux à qui il avait appartenu et qui s’en servaient autrefois pour leurs usages familiers. Grip semblait être encore perché sur la chaise à dossier élevé ; Barnabé s’accroupir encore dans son ancien coin favori, près du feu ; la mère reprendre sa place habituelle pour le surveiller comme jadis. Même lorsqu’ils pouvaient séparer dans leur esprit ces objets visibles des fantômes disparus, ces fantômes se dérobaient seulement à leur vue, mais ils restaient près d’eux encore car ils semblaient les guetter du fond des cabinets ou de derrière les portes, prêts à sortir de là soudain pour les interpeller de leurs voix bien connues.

Ils descendirent l’escalier et revinrent dans la pièce qu’ils avaient quittée quelques instants avant. M. Haredale déboucla son épée et la mit sur la table avec une paire de pistolets de poche ; puis il dit au serrurier qu’il allait l’éclairer jusqu’à la porte.

« Savez-vous que vous avez pris là un poste qui n’est pas gai du tout, monsieur ? dit Gabriel, qui s’en allait à contrecœur. Est-ce que vous ne voulez personne pour partager votre veille ? »

Il secoua la tête et manifesta si positivement son désir d’être seul, que Gabriel ne put insister. Un moment après le serrurier était dans la rue, d’où il vit la lumière voyager une seconde fois en haut ; elle ne tarda pas à revenir dans la chambre basse et à y briller à travers les fentes des volets.

Si jamais homme fut cruellement embarrassé et inquiet, ce fut le serrurier ce soir-là. Même lorsqu’il se vit confortablement assis au coin de son propre foyer, ayant devant lui Mme Varden en bonnet de nuit et en camisole, et à côté de lui Dolly (dans le déshabillé le plus assassin) frisant ses cheveux et souriant comme si elle n’eût jamais pleuré de sa vie et qu’elle ne dut pleurer jamais… même alors avec Tobie à son coude et sa pipe à sa bouche, et Miggs (mais ça, ça ne compte pas) s’endormant par derrière, il ne put écarter sa profonde surprise et sa vive inquiétude. Il en fut de même dans ses rêves… il y voyait encore M. Haredale, hagard, rongé par les soucis, écoutant dans la maison déserte le moindre bruit, le moindre mouvement, à la lueur de la bougie qui brillait à travers les fentes, jusqu’à ce que le jour vînt la faire pâlir et mettre un terme à sa veille solitaire.

FIN DU PREMIER VOLUME.