Barnave

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Barnave[1].

L’effet que produit ce livre à la lecture est bien singulier. La préface excite, allèche, met en goût ; c’est un petit drame divertissant, relevé d’une pointe de haine contre une race fort en évidence ; on s’y laisse faire, on s’y aiguise, on rit de ce rire un peu acre et de franc augure, qui indique à merveille que l’esprit mord d’avance à ce qui va suivre. Le récit s’engage. C’est un Allemand, un petit prince souverain qui, vieux aujourd’hui, raconte le voyage qu’il fit à la cour de sa cousine Marie-Antoinette vers 89. Ce seigneur allemand, malgré sa couronne princière, sa doublure et fourrure de germanisme, on le connaît déjà ; il n’est pas autre que ce même flâneur fantasque et rêveur toujours en quête, qui, par mille scènes riantes ou funestes, nous a promenés de la barrière du Combat à Clamar dans l’Âne mort, qui a fait mille charmantes folies dans la Confession, à propos d’un nom de baptême oublié ; c’est le même, je vous assure : il rêve encore, il flane toujours. Son voyage sentimental, cette fois, se continue en des lieux plus solennels, sous un ciel plus orageux, à travers des noms plus grandioses : voilà tout. Mais il se laisse aller à l’aventure non moins qu’auparavant ; sa lubie n’est pas moins personnelle, obstinée, nuageuse, indéfinissable. Les vastes scènes et les caractères fameux que vous attendez ne viendront pour lui que dans les intervalles de cette lubie incorrigible, de cette bizarre idée fixe, qui a déjà changé trois fois dans le cours de sa moqueuse destinée, qui, la première, a eu pour devise Charlot ; la seconde, je ne sais quoi d’oublié, et celle-ci, Éliza et Hélène, Hélène et Éliza. Eh bien donc ! lecteurs, livrez-vous à ce guide, aussi capricieux qu’une ondine ; ne le troublez pas, ne le hâtez pas dans ses divagations sinueuses ; ne l’arrêtez pas court, ne lui tirez ni la manche ni le pan de l’habit ; ne lui demandez aucun compte ; mettez-vous à sa suite dans le récit, comme lui-même, dans sa vie, il se met à la suite de son idée, de son fantôme, de la première impression venue, du papillon qui vole, de la mouche d’azur qui étincelle, de Fanchon en cornette, du fou de la reine qui passe, de Mirabeau, de Barnave, dont les astres opposés, dont les deux nuages tonnans le repoussent, l’attirent tour à tour, et le ballottent de l’un à l’autre comme un grêlon retentissant. — Et le lecteur docile a déjà fait cela : il est allé à la cour de l’empereur Joseph ; il l’a quittée sans regret, et avec une brusquerie impertinente ; il s’est embarqué en chaise de poste pour Paris. — Par quelle route ? — Qu’est-ce que votre route lui fait au lecteur ? Son voyageur s’en inquiète à peine, lui encore moins. La chaise de poste casse ; le pays où l’on est ressemble à la Flandre. — La Flandre !… pourquoi ? C’était donc le droit chemin pour arriver de Vienne à Paris ? — Au diable le pourquoi ! On est en Flandre, en pleine Flandre : je l’aime bien mieux ainsi ; Fanchon en sera plus fraîche, plus épanouie, plus avenante ; sa bonne vieille mère en sera moins sèchement ridée et d’une rusticité mieux nourrie ; l’intérieur de la chaumière y gagnera en propreté ; le baiser des deux femmes, en arc-en-ciel, sur la tête du pauvre blessé à moitié endormi, deviendra, par là même, plus gracieux dans sa composition arrangée ; en un mot, notre Sterne, notre Gérard Dow, comme l’auteur en sait faire avec la même curiosité et une nuance vaporeuse qui n’est qu’à lui, s’exécutera mieux de la sorte, et c’est là surtout ce qu’il nous faut. — Ainsi va le lecteur débonnaire, au gré de cette langue dorée qui le leurre sans reprendre haleine et ne lui donne pas le temps d’avoir l’idée de parler. On est à Paris : le côté artiste en guenilles, marquis ou abbé en goguette ; le côté corrompu du cabaret, de la petite maison, des coulisses et de toutes ces ambitions émues qui fourmillent dans leur boue, y est vivement saisi. On s’y amuse, on s’y acharne comme à une conversation du neveu de Rameau, comme à cette représentation du Mariage de Figaro où le voyageur nous mène, où, non plus que lui, on ne se lasse pas une seule minute, bien qu’on l’ait revue cent fois depuis lui : éblouissante et confuse image du siècle tel que Beaumarchais l’a connu, tel que M. Janin le juge encore, et tel qu’il doit uniquement apparaître à quiconque en supprime l’élément sérieux, l’élément sacré, moralement révolutionnaire et progressif. N’admirons pas moins la prodigieuse verve de notre Allemand, d’avoir, dans sa gerbe jaillissante, si vite et si brillamment reflété, en les décomposant, jusqu’aux moindres nuances de cette grande comédie populaire, et de s’être créé du premier coup, entre les chapitres des romans passés et à venir, son chapitre sur Figaro, comme Figaro a son monologue entre les monologues. Plaisant Allemand en vérité, plus j’y pense, qui nous effleure une soirée intime de la reine aussi lestement qu’aurait fait M. de Lauzun, qui, chez la Guimard, ne perd pas un mot de la plus fine ou de la plus profonde débauche, et nous la conte comme Champfort l’aurait contée après le champagne ; avec cela, Allemand novateur qui raffole du grand Frédéric, et se cite à tout moment Schiller et la ballade de Lenore ! et… — Mais, à propos, Burger avait-il donc fait sa ballade dès ce temps-là ? Mais pouvait-on à la fois tenir pour Frédéric, pour l’école française de Berlin et pour la renaissante poésie indigène ? Mais mademoiselle Guimard, était-ce bien encore de cette date révolutionnaire ? — Question, question impertinente, doute incongru, point maudit, ô toi qu’on a si justement défini quelque chose de crochu qui interroge ? — question, — que me veux-tu ? Je lis en ce moment, et ne juge pas ; je ne fais que suivre, je me hâte, je vais aussi vite que les morts dans cette ballade ; l’orgie dure, l’ivresse me tient, le baquet magnétique n’a pas tari. C’est de la fatigue pourtant, c’est déjà du cauchemar ; ma gorge s’altère, mes idées se confondent, mes yeux crèvent d’étincelles ; époques, caractères, personnages, le fou, l’homme d’état, les têtes coupées, courtisane et reine, Pétion et Marat, réalité et vision, tout se mêle, s’ébranle, tourbillonne autour de moi. Où suis-je ? au bout de mon rêve évidemment ; mais je m’y accroche encore avec une sorte de fureur galvanique ; trop heureux enfin qu’une boutade propice me jette, tout haletant et brisé, de l’autre côté du Rhin, où je repasse à l’aise mes frayeurs, où j’analyse mes émotions, où je me délasse platoniquement en songeant à cette belle cousine Hélène, qui a pu accorder bien autre chose, mais non pas un seul baiser de son visage.

La réflexion suscite quelques objections sérieuses à ce livre, mais pas de réaction violente, comme parfois il en succède à certains entraînemens de lecture ; pas un grain de rancune en retour des impressions de toutes sortes dont il nous a harcelés. Et quant aux objections elles-mêmes, l’auteur en réduit d’avance un bon nombre à néant par l’aveu qu’il nous fait de son dessein aventureux et de ses confusions volontaires. Ce n’est en effet ni un pur roman, ni encore moins une histoire qu’il a prétendu nous donner ; c’est une histoire à sa manière, à son usage, dans laquelle il a lâché sa romanesque saillie et toute la pétulance de ses bouffées d’artiste. Et puis, son héros d’ailleurs, celui qui endosse pour sa part la responsabilité du récit, n’est-il pas un Allemand, un Wolfenbuttel, un homme à préjugés de famille, ayant un faible inné pour les rois et les reines, à qui sa cousine Hélène dit fort justement qu’il n’a vu de la cour que la surface, et du peuple que la lie ? Nous sommes donc bien loin de blâmer, dans ce livre, les sympathies contraires aux nôtres, les interprétations flatteuses au profit des plus nobles personnages, les légèretés et même les charges de pinceau dans quelques portraits. Allez, artiste, si une fois vous désespérez de reproduire à cette distance la pure et entière vérité, si vous vous égarez à sa poursuite, si vous doutez de l’atteindre, — allez, artiste, dans le doute, soyez clément ; imputez beaucoup à la folie et à l’erreur ; adoucissez, effacez ces taches pâlies qui n’ont pas été des crimes ; et les crimes (si vous les jugez tels), ne les prodiguez pas non plus, n’en multipliez pas la solidarité affreuse ; réduisez-les en masse, s’il se peut, sur quelques têtes irrévocablement dévouées. Absolvez Marie-Antoinette, et maudissez d’Orléans : c’est votre droit. Mais n’allez pas, artiste, jusqu’à dire de Pétion l’austère et le vénérable, de Pétion jeune encore et aux cheveux déjà tout blancs ; ne dites jamais de lui qu’il fut la caricature de Marat. Si dans la voiture royale, au retour de Varennes, Pétion a eu tort de manger une tranche de viande sur son pain, Barnave, que vous aimez tant, et que nous vous pardonnons d’aimer par son côté le moins beau ; Barnave, ce jour-là (et non plus tôt, comme vous l’imaginez), a été bien autrement coupable aux yeux de ceux qui croient au devoir en politique et qui vont dans la ligne du peuple en révolution ; il a manqué à quelque chose de plus grave que la politesse ; louez-le de sa faute, si vous le voulez à toute force : ce fut un noble jeune homme qu’un regard fascina ; mais ne flétrissez point notre Pétion. Pétion, voyez-vous, Brissot, Condorcet, Roland, Vergniaud, Grégoire, Carnot, La Réveillière, et bien d’autres encore, régicides ou non, n’allaient pas chez la Guimard, n’étaient pas amoureux de la reine, et ils formaient la partie saine, intègre, incorruptible de ces foudroyantes assemblées ; Mirabeau, avec son génie, se serait brisé contre ; oubliez-les, permis à vous, artiste ingénieux, railleur étincelant, poète de prestiges ; ignorez-les tout-à-fait, mais ne les méconnaissez pas.

Il y a encore dans Barnave (et je ne m’adresse plus à M. Janin tout seul), il y a un chapitre, un chapitre entier de trop de talent que je n’y voudrais pas voir.

Et cela dit et ces réserves faites, nous ne pardonnerions jamais à l’auteur s’il en tirait la moindre induction en faveur de ce lugubre projet qu’il nous annonce, de clore sa course poétique, et, pour se mettre au niveau du malheur des temps, de se faire plus grave et plus posé à l’avenir. — À quand donc le prochain roman ?


S…
  1. Chez Levavasseur, au Palais-Royal, et Mesnier, place de la Bourse.