Barreaux/Texte entier

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Éditions de Minuit et demi (p. 7-34).

Mon pays me fait mal

Mon pays m’a fait mal par ses routes trop pleines,
Par ses enfants jetés sous les aigles de sang,
Par ses soldats tirant dans les déroutes vaines
Et par le ciel de Juin sous le soleil brûlant.

Mon pays m’a fait mal par les sombres années,
Par les serments jurés que l’on ne tenait pas,
Par son harassement et par sa destinée,
Et par les lourds fardeaux qui pesaient sur ses pas.

Mon pays m’a fait mal par tous ses doubles jeux
Par l’océan ouvert aux noirs vaisseaux chargés,
Par ses marins tombés pour apaiser les dieux,
Par ses liens tranchés d’un ciseau trop léger.


Mon pays m’a fait mal par tous ses exilés,
Par ses cachots trop pleins, par ses enfants perdus,
Ses prisonniers parqués entre les barbelés,
Et tous ceux qui sont loin et qu’on ne connaît plus.

Mon pays m’a fait mal par ses villes en flammes,
Mal sous mes ennemis et mal sous ses alliés.
Mon pays m’a fait mal dans son corps et son âme,
Sous les carcans de fer dont il était lié.

Mon pays m’a fait mal par toute sa jeunesse,
Sous les draps étrangers jetés aux quatre vents,
Perdant son jeune sang pour tenir les promesses
Dont ceux qui les faisaient restaient insouciants.

Mon pays m’a fait mal par ses fosses creusées,
Par ses fusils levés à l’épaule des frères,
Et par ceux qui comptaient dans leurs mains méprisées
Le prix des reniements au plus juste salaire.

Mon pays m’a fait mal par ses fables d’esclave,
Par ses bourreaux d’hier et par ceux d’aujourd’hui.
Mon pays m’a fait mal par le sang qui le lave.
Mon pays m’a fait mal. Quand sera-t-il guéri ?

Chant pour André Chénier

Debout sur le lourd tombereau,
À travers Paris surchauffé,
Au front la pâleur des cachets,
Au cœur le dernier chant d’Orphée
Tu t’en allais vers l’échafaud,
Ô mon frère au col dégrafé !

Dans la prison dont les eaux suintent,
Près de Toi, les héros légers
Qui furent Tircis ou Aminte,
Riaient de ceux qui les jugeaient,
Refusaient le cri ou la plainte
Et souriaient des noirs dangers.


La chandelle jetait aux murs
Leurs ombres comme à la dérive.
Les cartes et les jeux impurs
Animaient les jours qui se suivent.
Toi, tu rêvais d’un sort moins dur
Et chantais les jeunes captives !

Le soleil des îles de Grèce
Rayonnait au ciel pluvieux,
Perçait les fenêtres épaisses
Et les filles aux beaux cheveux
Nageaient autour de Toi, sans cesse,
Sur les vagues, avec les dieux.

Tu souhaitais, dans les nuits noires,
Une aube encore pour t’éclairer,
Pour pouvoir attendrir l’histoire
Sur tant de justes massacrés,
Pour embarquer sur ta mémoire
Tant de trésors prêts à sombrer.

Avec les flots de l’aventure,
À travers les jours variés,
Les heures vives ou obscures,
Un siècle et demi a passé.
La saison est encore moins sûre
Voici le temps d’André Chénier.


Sur la prison fermée et pleine
Un monde encore a disparu.
Ô soleil noir de notre peine,
Une autre foule est dans la rue,
Comme dans la vieille semaine,
Demandant toujours que l’on tue.

Dans la cellule, dont l’eau suinte
Un autre que Toi reste assis,
Dédaigneux des cris et des plaintes
Évoquant les bonheurs enfuis,
Et ranimant dans son enceinte
Comme Toi, les mers de jadis.

Au revers de quelque rempart,
Au fond des faubourgs de nos villes,
Près des murs dressés quelque part,
Les fusils des gardes mobiles
Abattent au jeu de hasard
Nos frères des guerres civiles.

J’entends dans les noirs corridors,
Résonner des pas bien pareils
À ceux que tu entends encore
Jusque dans ton pâle sommeil,
Et comme Toi, le soir je dors,
Avec en moi mon vrai soleil.


Près de nous tous, ressuscité,
Le cœur plein de justes colères
Dans la nuit on t’entends monter
Du fond de l’ombre froide et claire,
Ô frère des sanglants étés,
Ô sang trop pur des vieilles guerres !

Et ceux que l’on mène au poteau
Dans le petit matin glacé,
Au front la pâleur des cachets,
Au cœur le dernier chant d’Orphée,
Tu leur tends la main sans un mot,
Ô mon frère au col dégrafé……

Vienne la nuit.....

Vienne la nuit que je m’embarque
Loin des murs que fait ma prison ;
Elle suffit pour qu’ils s’écartent,
Je retrouve mes horizons.
Que m’importe si l’on me parque !
La nuit abat toute cloison.

Avec la Nuit je me promène
Sous le soleil des jours anciens.
Je ne vois plus ce qui m’enchaîne
Le sommeil brise le destin ;
Voici la mer, voici la Seine,
Voici les fraîches joues des miens.


Comme dans les camps d’Allemagne,
Chaque nuit, ô Nuit, tu reviens
Me rendre tout ce qu’on éloigne.
Je ferme les yeux sous tes mains,
Je m’embarque, tu m’accompagnes,
Me caresses jusqu’au matin.

Ô Nuit, ô seul trésor pareil
Pour l’homme ou le proscrit
Je t’ai donc retrouvée, merveille,
Après trois ans, te revoici.
Je me rends à ton cher soleil ;
Enlève-moi, comme jadis.

Sur la paille où sont les soldats,
Tu m’apportais les mêmes songes
Qu’aux heureux dont je n’étais pas.
Aujourd’hui, vers toi je replonge,
Ô secourable, ô toujours là,
Ô Nuit qui n’as pas de mensonges.

Fresnes

Le parc de Sceaux à l’horizon,
La route des pélerinages,
Les peupliers et les saisons
Nous offrent les libres images
Avec lesquelles nos prisons
Essaient de nous tenir sages.

Les quatre murs de la cellule
Sont peuplés quand tombe le soir
Des feux où notre cœur se brûle,
Des spectres que nul ne peut voir,
Dont la foule pourtant circule
Et nous tend les mains dans le noir.


Un sifflet dans les corridors,
Un œil qui s’ouvre à notre porte,
Un chariot qui repart encor,
Un chaudron que l’on nous apporte
Semblent bruits qui montent d’un poste,
Signaux d’un train ou d’une escorte.

Je pense à ceux qui des années
Ont attendu près des barreaux,
Dans ces bruits de gare étouffée
L’heure où partira le bateau,
Quand la passerelle est ôtée
Et que l’on tire l’ancre de l’eau.

Paysage

Voici nos biens qui surgissent des brumes
Voici Paris dans la nuit qui s’allume,
Voici la ville où dorment nos trésors,
Tout est caché derrière les barreaux.
Les arbres roux sont ceux du parc de Sceaux
Ceux que l’on aime y respirent encore.

Comme un signal au bout de la jetée,
Comme un fanal sur le phare agité,
Voici la Tour, grande fille de fer,
Elle surmonte au-dessus des nuages
Nos diamants, notre or, et nos images,
Les cargaisons englouties depuis hier.


Ô ma jeunesse, au fond de ce brouillard,
Reviendras-tu, avant qu’il soit trop tard,
Pour conjurer les tempêtes encor ?
Ce n’est qu’à toi que je crois et confie
En cet automne où court sans fin la pluie,
Mon pauvre cœur menacé par la mort.

Les noms sur les murs

D’autres sont venus par ici,
Dont les noms sur les murs moisis
Se défont déjà et s’écaillent ;
Ils ont souffert et espéré,
Et parfois l’espoir était vrai,
Parfois il dupait ces murailles.

Venus d’ici, venus d’ailleurs,
Nous n’avions pas le même cœur,
Nous a-t-on dit. Faut-il le croire ?
Mais qu’importe ce que nous fûmes !
Nos visages, noyés de brumes,
Se ressemblent dans la nuit noire.


C’est à vous, frères inconnus,
Que je pense le soir venu ;
Ô mes fraternels adversaires !
Hier est proche d’aujourd’hui,
Malgré nous, nous sommes unis
Par l’espoir et par la misère.

Je pense à vous, vous qui rêviez,
Je pense à vous, vous qui souffriez,
Dont aujourd’hui, j’ai pris la place :
Si demain la vie est permise,
Ces noms qui sur les murs se brisent,
Nous seront-ils nos mots de passe ?

Le Camarade

Nous l’avons vu qui franchissait la porte
Nous l’avons vu qui détournait le front
Nous l’avons vu dans la nuit juste morte
Qui s’en allait à travers la prison.

Nous l’avons vu, comme déjà tant d’autres,
Hors de ces murs et vers les jugements,
Qu’ils soient ou non comptés parmi les nôtres,
S’en sont allés, si fraternellement.


Nous l’avons vu, vers les édits des hommes,
Par ce matin d’automne pourrissant,
Nous l’avons vu, pareil à qui nous sommes,
Marcher tranquille et même un peu riant.

Nous l’avons vu, dans cette aube suintante
Nous l’avons vu, parmi les “au revoir”
Et nous avons commencé notre attente :
Le verrons-nous lorsque viendra le soir ?

Psaume I

L’ouvrage des méchants demeure périssable,
Les idoles d’argent qu’ils se sont élevées
S’écrouleront un jour sur leur base de sable
Et la nuit tombera sur leurs formes rêvées.

Ô Seigneur, nous qu’ils ont enfermés sous ces portes,
Nous qu’ils ont verrouillés derrière ces verrous,
Nous pour qui les soldats de ces murailles fortes
Font dans les corridors sonner leurs pas à clous.

Ô Seigneur, Vous savez que couchés sur la paille
Ou sur le dur ciment des prisons sans hublots
Nous avons conservé en nous, vaille que vaille,
L’espoir sans défaillance envers des jours plus beaux.


Nous avons rassemblé les anciennes tendresses,
Nous avons dessiné sur le plâtre des murs
Les magiques portraits de nos saintes jeunesses
Et nos cœurs sans remords savent qu’ils restent purs.

La sottise au dehors dans le sang rouge baigne
Et l’ennemi déjà s’imagine immortel,
Mais lui seul croit encore au long temps de son règne
Et nos barreaux, Seigneur, ne cachent pas le Ciel.

Psaume II

Vous avez fait le ciel pour vous-même, Seigneur,
Et la terre d’ici pour les enfants des hommes,
Et nous ne savons pas de plus réels bonheurs
Que les bonheurs cernés par le monde où nous sommes.

Nous voulons bien un jour célébrer vos louanges
Et nous unir au chant de vos désincarnés,
Mais vos enfants, Seigneur, ils ne sont pas des Anges,
Et c’est aux cœurs d’en bas que leur cœur est lié.

Pardonnez-nous, Seigneur, de ne pas oser croire
Que le bonheur pour nous ait une autre couleur
Que la joie de la source où nos bouches vont boire
Et du feu où nos mains recueillent la chaleur.


Pardonnez-nous, Seigneur, si nos âmes charnelles
Ne veulent pas quitter leur compagnon, le corps,
Et si je ne puis pas, ô terre fraternelle,
Goûter de l’avenir une autre forme encor.

Pardonnez-nous, Seigneur, dans nos prisons captives
De songer avant tout aux vieux trésors humains
Et de nous retourner toujours vers l’autre rive,
Et d’appeler hier plus encor que demain.

Car les enfants pressés contre notre joue d’homme,
Les êtres qu’ont aimés nos cœurs d’adolescents,
Demeurent à jamais devant ceux que nous sommes
L’espoir et le regret les plus éblouissants.

Et nous ne pourrions pas, pétris de cette terre,
Rêver à quelque joie où ne nous suivraient pas
La peine et le plaisir, la nuit et la lumière
Qui brillaient sur le sol où marquèrent nos pas.

Psaume III

Il vient auprès de nous tous les captifs du monde,
De ce monde total fermé de barbelés,
Et je songe à la nuit où leurs ombres se fondent,
Où tous leurs désaccords paraissent jumelés.

Il vient auprès de moi les captifs de la terre,
Ceux qui se sont battus, ceux qui se sont haïs,
Maintenant rassemblés par la même misère,
Et parmi leurs prisons à jamais réunis.

Voici, je reconnais vos formes dissemblables,
Ô mes frères captifs de multiples cachots,
Vos camps dans la tourbière où souffle un vent de sable,
Votre cellule étroite avec ses neuf barreaux ?

Le soldat prisonnier contemple son mirage,
Sous les noirs miradors où veille un gardien gris,
Et depuis tant d’années fait lever les images
D’un pays effacé et d’un foyer pâli.


Traînant hors de l’oubli leur peine sans figure,
Ceux-là dont nul ne sait à tout jamais plus rien,
Les déportés perdus dans leurs landes obscures
Se sont levés dans l’ombre et me tendent la main.

Les ouvriers parqués dans l’enclos de baraques,
Les condamnés errant dans les mines de sel,
Les évadés furtifs que les polices traquent
Sortiront bien un jour du silence mortel.

Je ne distingue plus les traits de ces fantômes,
Ils sont pareils, ils vont marchant du même pas,
Les épaules courbées sous le mal d’être un homme,
Et, fraternellement, ils me parlent tout bas.

Seigneur, Voici venir les captifs de la terre,
Seigneur, Vous avez fait les libres horizons,
Mais l’homme seul a fait la prison et la guerre,
Seigneur, ce n’est pas Vous qui faites les prisons.

Faites que quelque jour, de leurs terres lointaines
Quittent leurs durs ennuis les captifs de partout,
Faites qu’ils laissent là leurs verrous et leurs chaînes
Et que tous les absents soient présents parmi nous.

Psaume IV

Seigneur, voici couler le sang de la patrie,
J’entends le bruit qu’il fait en tombant sur la terre,
Le bruit sourd, en cinq ans de luttes ennemies,
De ces gouttes tombant du corps de tant de frères.

Seigneur, voici couler le sang de notre race,
Sang du combat guerrier, sang des guerres civiles,
Sang des foyers noircis que quelque flamme efface,
Sang de ceux qu’on fusille de nos villes.


Seigneur, voici couler le sang de notre terre,
Le sang qui a coulé n’est jamais qu’un sang pur,
Et le voici mêlé, le sang des adversaires,
Figé sur le pavé comme un verglas plus dur.

Seigneur, voici couler le sang de nos garçons :
Il a tout recouvert la patrie déchirée.
Quand verrons-nous jaillir, ô tardive saison,
De tout ce sang versé la moisson désirée ?

Psaume V

Exilés sur le bord des eaux de Babylone,
Nous avons suspendu nos souvenirs, Seigneur,
Aux arbres dépouillés par les pluies de l’automne,
Et rappelons ainsi le passé dans nos cœurs.

On nous dit de chanter sur terre étrangère
Les chansons qui berçaient les jours évanouis,
On voudrait voir monter de nos longues misères
Le dérisoire appel des plaisirs de jadis.

Et parfois reprenant sur l’invisible fleuve
Nos vieux chants d’autrefois de nos bouches fermées,
Nous nous laissons aller aux espérances neuves
Et ranimons l’éclat des choses bien-aimées.


Nous ne demandions rien, ô Seigneur, ou bien peu,
Le lit où reposer dans la nuit notre tête,
La plus modeste joie et le plus petit feu,
La cendre qu’aujourd’hui disperse la tempête.

Nous n’étions pas, Seigneur, tellement difficiles,
Nous n’avions pas besoin de gloire, ni d’argent,
Seulement du murmure amical de la ville,
Nous n’étions pas, Seigneur, tellement exigeants.

Et maintenant qu’au bruit que fait le vent d’automne
Tout s’est évanoui de ce que nous aimions,
Exilés sur le bord des eaux de Babylone,
Vaut-il pas mieux se taire, ô captifs de Sion ?

Car le silence seul qui tombe sur la rive
Reste digne du chant des printemps disparus,
Et jette sur le feu des blessures captives
Le baume sous lequel le cœur ne saigne plus.

Noël en taule

Qu’importe aux enfants du hasard
Le verrou qu’on tire sur eux :
Noël n’est pas pour les veinards,
Noël est pour les malchanceux.
Voici la nuit : il n’est pas tard,
Mais la cloche tinte pour eux.

Bon Noël des garçons en taule ;
Noël des durs et des filous,
Ceux dont la vie ne fut pas drôle,
La fille qui bat le marlou,
Les gars qui suivaient mal l’école,
Ils te connaissent comme nous.

Noël derrière les barreaux,
Noël sans arbre et sans bonhomme,
Noël sans feu et sans cadeaux
C’est celui des lieux où nous sommes,
Où d’autres ont joué leur peau,
Sur la paille dormi leur somme.


Les chefs qui lâchent leurs garçons,
Ceux qui s’enfuient, ceux qui sont riches,
Boivent sec dans leurs réveillons
De la Bavière et de l’Autriche,
Mais nous autres, dans nos prisons,
Nous sommes contre ceux qui trichent.

Je t’adopte, Noël d’ici,
Bon Noël des mauvaises passes ;
Tu es le Noël des proscrits
De ceux qui rient dans les disgrâces
Des pauvres bougres qu’on trahit
Et des enfants de bonne race.

Nous savons qu’au dehors, ce soir,
Les amis et les cours fidèles,
Les enfants ouvrent, dans le noir,
Malgré le sommeil, leurs prunelles,
Évoquent l’heure du revoir
Et tendent leurs mains fraternelles.

Et pour revoir, gens du dehors,
Le vrai Noël de nos enfances,
Il suffit de fermer encor
Nos yeux sur l’ombre de l’absence
Pour dissiper le mauvais sort,
Et faire flamber l’espérance.