Barzaz Breiz/1846/Alain le Renard

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ALAIN-LE-RENARD.


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ARGUMENT.


Alain, surnommé Barbe-Torte par l’histoire, et le Barbu ou le Renard par la tradition, exerça d’abord, dans les forêts de l’île de Bretagne, contre les sangliers et les ours, un courage qu’il devait faire servir plus tard à délivrer son pays de la tyrannie des hommes du Nord[1]. Ralliant autour du drapeau national les Bretons cachés dans les bois ou retranchés dans les montagnes, il surprit l’ennemi près de Dol, au milieu d’une noce, et en fit un carnage horrible[2]. De Dol il s’avança vers Saint Brieuc, où d’autres étrangers se trouvaient réunis, qui éprouvèrent le même sort. À cette nouvelle, dit un ancien historien[3], tous les hommes du Nord qui étaient en Bretagne s’enfuirent du pays, et les Bretons, accourant de toutes parts, reconnurent Alain pour chef (957).

Le chant de guerre qu’on va lire, et que j’ai recueilli de la bouche d’un vieux paysan nommé Loéiz Vourrikenn, de la paroisse de Lanhuel-en-Arez, soldat dans sa jeunesse de Georges Cadoudal, se rapporte à l’une des deux victoires d’Alain Barbe-Torte.

XIV


ALAIN-LE-RENARD.


( Dialecte de Cornouaille. )


Le renard barbu glapit, glapit, glapit an bois ; malheur aux lapins étrangers ! ses yeux sont deux lames tranchantes !

Tranchantes sont ses dents, et rapides ses pieds, et ses ongles rougis de sang ; Alain-le-Renard glapit, glapit, glapit : guerre ! guerre !

J’ai vu les Bretons aiguiser leurs armes terribles, non sur la pierre de Bretagne, mais sur la cuirasse des Gaulois.

J’ai vu les Bretons moissonner sur le champ de bataille, non pas avec des faucilles ébréchées, mais avec des épées d’acier ;

Non pas le froment du pays, non pas notre seigle, mais les épis sans barbe du pays des Saxons, et les épis sans barbe du pays des Gaulois.

J’ai vu les Bretons battre le blé dans l’aire foulée, j’ai vu voler la balle arrachée aux épis sans barbe.

Et ce n’est point avec des fléaux de bois que battent les Bretons, mais avec des épieux ferrés et avec les pieds des chevaux.

J’ai entendu un cri de joie, le cri de joie qu’on pousse quand la battue s’achève, retentir depuis le Mont-Saint-Michel jusqu’aux vallées d’Elorn,

Depuis l’abbaye de Saint-Gildas, jusqu’au cap où finit la terre ; qu’aux quatre coins de la Bretagne le renard soit glorifié !

Qu’il soit mille fois glorifié, le renard, d’âge en âge ! qu’on garde la mémoire du chant, mais que l’on plaigne le chanteur !

Celui qui a chanté ce chant pour la première fois n’a jamais chanté depuis ; hélas! le malheureux ! les Gaulois lui ont coupé la langue.

Mais, s’il n’a plus de langue , il a toujours un cœur ! un cœur, et une main pour décocher la flèche de la mélodie.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


On surnomme, en basse Bretagne, épis sans barbe ou têtes rases, les hommes qui coupent leurs cheveux, contre l’usage national. Ce nom, dans le bardit qu’on vient de lire, sert à distinguer les guerriers bretons des guerriers étrangers. Les premiers, selon Ermold le Noir, portaient, au neuvième siècle, les cheveux longs, comme aujourd’hui. Les Normands, au contraire, se rasaient les cheveux et la barbe[4] : Guillaume le Conquérant fit une loi de cette coutume aux Anglo-Saxons qu’il vainquit[5]. Notre poète parle, à la vérité, de Gaulois (de Franks) et de Saxons, et non d’hommes du Nord ; mais on ne peut douter, d’après le sujet de la pièce, que ces noms ne soient pour lui synonymes d’ennemis en général, et qu’ils ne regardent les étrangers vaincus par Alain Barbe-Torte.

Qui le croirait ? Les Brelons modernes ont appliqué à leur chef de bandes le plus illustre les strophes composées en l’honneur du héros du neuvième siècle ! Comme je demandais au paysan qui me les chantait quel était ce Renard barbu dont la chanson faisait mention : « Le général Georges sûrement ! » répondit-il sans hésiter. On donnait effectivement à Georges Cadoudal le surnom de Renard, fort bien justifié par sa rare sagacité.

Les poëmes des anciens bardes gallois, que celui-ci rappelle beaucoup, fourmillent d’interpolations semblables a celle que nous indiquons. En les adaptant aux événements de leur temps, les ménestrels du moyen âge substituèrent très-souvent des noms contemporains aux vieux noms nationaux, et quand ils ne firent pas cette substitution, leurs auditeurs la supposèrent parfois.

Les trois strophes qui terminent la pièce ont évidemment été ajoutées par quelqu’un d’entre eux à l’œuvre originale, mais elles ne sont ni moins anciennes de langue, d’idées, de forme et de couleur, ni moins énergiques que les autres ; elles ont même de plus quelque chose de touchant et d’héroïque à la fois dont l’expression fait venir les larmes aux yeux.

Mélodie originale

  1. Fortiter audax apros et ursos in silva. (Chronicon Briocen. D. Morice, Preuves, t. I, col. 27.)
  2. Cura suis Britannis qui aidhuc superstites erant... reperit turmam Normannorum nuptias celebrantem, quam ex improviso aggrediens detruncavit omnes. (Chronicon Nanneten. Ibid., t. I, p. 143.)
  3. Ibid., ibid.
  4. Augustin Thierry, Histoire de la Conquête de l’Angleterre, t. I, p. 325.
  5. Anglis barbas radere ad instar Normannorum præcipit. (Scriptores re