Barzaz Breiz/1846/Chant des Ames du Purgatoire
C’est le mois noir (novembre) que l’Eglise a choisi pour songer aux morts et prier pour eux. Le soir de la fête de tous les saints, le cimetière est envahi par la foule, qui vient s’agenouiller tête nue sur l’herbe mouillée, près de la tombe de ses parents défunts ; remplir d’eau bénite le creux de leur pierre, ou, selon les localités, y faire des libations de lait. Cependant l’office commence et se prolonge ; les cloches ne cessent de tinter durant toute la nuit, et quelquefois, à l’issue des vêpres, le recteur, suivi de son clergé, fait processionnellement, à la lueur des flambeaux, le tour du cimetière en bénissant chaque tombe. Dans aucun ménage, cette nuit, la nappe n’est ôtée de dessus la table ni le souper desservi, car les âmes viendront en prendre leur part ; on se garde bien aussi d’éteindre le feu du foyer : elles doivent s’y chauffer comme durant leur vie.
Lorsque l’office du soir est terminé, que chacun a regagné sa
demeure et quitté la table, pour l’abandonner aux morts, et qu’on
se met au lit, on entend à la porte des chants lugubres mêlés au
bruit du vent. Ces chants sont ceux des âmes qui empruntent la
voix des pauvres de la paroisse pour demander des prières.
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Bonne santé, gens du logis ; bonne santé nous vous souhaitons. Mettez-vous tous en prières.
Quand la mort frappe à la porte, quand à minuit elle demande à entrer, tous les cœurs tremblent : qui la mort doit-elle emporter ?
Mais, vous, ne soyez pas surpris si nous sommes venus à votre porte : c’est Jésus qui nous envoie pour vous éveiller, si vous dormez :
Vous éveiller, gens de cette maison ; vous éveiller, grands et petits ; s’il est encore, hélas ! de la pitié dans le monde, au nom de Dieu ! secourez-nous.
Frères, parents, amis, au nom de Dieu ! écoutez-nous ! au nom de Dieu ! priez ! priez ! car les enfants, eux. ne prient pas.
Ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps
oubliés ; ceux que nous avons aimés nous ont sans pitié délaissés.
Mon fils, ma fille, vous êtes couchés sur des lits de plume bien doux, et moi, votre père, et moi, votre mère, dans les flammes du purgatoire.
Vous reposez là mollement, les pauvres âmes sont bien mal ; vous dormez-là d’un doux sommeil, les pauvres âmes veillent dans les souffrances.
Un drap blanc et cinq planches, un sac de paille sous la tête et cinq pieds de terre par-dessus, voilà les seuls biens de ce monde qu’on emporte au tombeau.
Nous sommes dans le feu et l’angoisse ; feu sur nos têtes, feu sous nos pieds ; feu en haut, feu en bas ; priez pour les âmes !
Jadis, quand nous étions au monde, nous avions parents et amis ; aujourd’hui, que nous sommes morts, nous n’avons plus de parents ni d’amis.
Au nom de Dieu ! secourez-nous ! Priez la Vierge bénie de répandre une goutte de son lait, de son lait sur les pauvres âmes.
Sautez vite hors de votre lit, jetez-vous sur vos deux genoux ; à moins que vous ne soyez malades ou appelés déjà par la mort.
En entendant ces voix lamentables, tout le monde se lève dans les chaumières ; tout le monde se jette à genoux, et l’on prie en commun Dieu pour les trépassés, sans oublier de faire une abondante aumône aux pauvres qui sont a la porte et qui les représentent. Ceux-ci, alors, poursuivent leur promenade nocturne a travers les bois et les landes, au son des glas funèbres et au murmure du vent dans les feuilles flétries, moins pressées, dit-on, sur la terre au mois noir, que ne le sont les âmes, cette nuit, dans les airs.