Barzaz Breiz/1846/Légende de saint Efflamm et de sainte Enora
Arthur joue un rôle assez important dans la vie de saint Efflamm, pour que j’entre en quelques détails à son sujet. Ils pourront d’ailleurs nous éclairer sur l’époque où cette vie a été mise en vers. Sa légende offre quatre âges qu’il est nécessaire de ne pas confondre : un âge mythologique, un âge historique, un âge héroïque et un âge chevaleresque. L’avant-dernier, qui date probablement de plus loin dans la tradition orale, commence au dixième siècle, avec Nennius. Le chroniqueur latin prend le moyen terme entre les récits où Arthur est peint comme un dieu, et ceux où on le représente comme un illustre guerrier. Ainsi, en le rendant vainqueur en douze combats, en lui faisant tuer de sa propre main quatorze cent quarante guerriers saxons, il avoue qu’il y avait dans l’île de Bretagne beaucoup de chefs plus nobles que lui ; il se contente d’ajouter à son nom l’épithète de belliqueux, et de lui donner le titre de chef de guerre ou de généralissime[1], comme les bardes du sixième siècle.
Mais à la fin du onzième siècle, nous sommes en plein chevaleresque. La chronique armoricaine des rois bretons, et toutes les chroniques, soit galloises, soit latines, à qui elle a servi de base, transforment le petit chef cambrien en puissant souverain féodal, en héros de chevalerie.
Les Bretons de l’île et ceux de l’Armorique ont attribué au chef cambrien l’immortalité qui devait être l’apanage de leur vieille divinité ; ils n’ont jamais cru à sa mort, et n’ont jamais cessé d’espérer en son retour.
Nous allons trouver l’auteur de la légende de saint Efflamm
sous l’empire de cette croyance.
Un prince d’Hibernie[2] avait une fille à marier : c’était la plus belle des princesses ; elle se nommait Enora.
Beaucoup l’avaient demandée, et elle avait refusé tous les partis, à l’exception du grand seigneur Efflamm, fils d’un autre prince, et qui était jeune et beau.
Mais il avait formé le projet d’aller faire pénitence en un ermitage, au fond de quelque bois, et de quitter sa femme.
Au milieu de la nuit même des noces, comme tout le monde était couché et dormait d’un profond sommeil, il se leva d’auprès d’elle, et sortit de la chambre sans faire de bruit ;
Et il sortit du palais sans réveiller personne, et s’éloigna
rapidement sans autre compagnon que son lévrier ;
Une des versions de la légende dit, de Démétie. La Démétie est une province du pays de Galles.
Et il vint au rivage, et chercha un vaisseau ; mais il avait beau regarder de tout côté, il n’en voyait aucun, car la nuit était noire.
Quand la lune se leva dans le ciel, il aperçut auprès de lui un petit coffre percé, perdu et ballotté par les flots.
Il l’attira à lui et y monta incontinent ; et le jour n’était pas levé, qu’il était sur le point d’arriver en Bretagne.
La Bretagne était alors ravagée par des animaux sauvages et des dragons qui désolaient tout le canton, et surtout le pays de Lannion.
Beaucoup d’entre eux avaient été tués par le chef des Bretons, Arthur, qui n’a pas encore trouvé son pareil depuis qu’il est au monde.
Quand saint Efflamm prit terre, il vit le roi qui combattait, son cheval, à ses côtés, étranglé, renversé sur le dos, rendant le sang par les naseaux.
Devant lui se dressait un animal sauvage qui avait un œil rouge au milieu du front, des écailles vertes autour des épaules, et la taille d’un taureau de deux ans ;
La queue tordue comme une vis de fer, la gueule fendue
jusqu’aux oreilles, et, armée, dans toute son étendue, de défenses blanches et aiguës, comme celles du sanglier.
Il y avait trois jours qu’ils combattaient ainsi sans pouvoir se vaincre l’un l’autre ; et le roi allait s’évanouir, lorsque arriva Efflamm.
Quand le roi Arthur vit saint Efflamm, il lui dit : — Voudriez-vous, seigneur pèlerin, me donner une goutte d’eau ?
— Avec l’aide du Seigneur, Dieu béni, je vous trouverai de l’eau. —
Et lui de frapper du bout de son bourdon, par trois fois, la roche verte à son sommet,
Si bien qu’une source jaillit à l’instant du sommet du rocher, qui désaltéra Arthur, et lui rendit force et santé.
Et lui de fondre de nouveau sur le monstre, et de lui enfoncer son épée dans la gueule, si bien, que le monstre jeta un cri et roula dans la mer, la tête la première.
Le roi, après l’avoir tué, dit à l’homme de Dieu : — Suivez-moi, je vous prie, au palais d’Arthur, que je fasse votre bonheur.
— Sauf votre grâce, sire, je ne vous suivrai point ; je veux me faire ermite. Si vous le permettez, je passerai toute ma vie sur cette colline. —
Enora fut bien surprise, le lendemain matin à son réveil, demandant ce qui était arrivé et ce qu’était devenu son mari.
Comme l’eau coule dans les ruisseaux, les larmes coulaient de ses yeux, délaissée qu’elle était, hélas ! par son ami et son époux.
Elle pleura pendant toute la journée, sans trouver de consolation à son âme ; la nuit elle pleura sans que l’on pût la consoler.
Enfin elle s’endormit de lassitude, et eut un songe. Elle vit son mari debout près d’elle, beau comme l’aurore,
Et il lui disait : — Suivez-moi, si vous voulez ne pas perdre votre âme ; suivez-moi dans la solitude pour travailler à votre salut. —
Et elle de répliquer dans son sommeil : — Je vous suivrai, mon ami, où vous voudrez ; je me ferai religieuse pour travailler à mon salut. —
Les vieillards ont dit comment les anges la portèrent, endormie dans leurs bras, par delà la grande mer, et la déposèrent sur le seuil de l’ermitage de son mari.
Quand elle se réveilla au seuil de l’ermitage de son mari, elle frappa trois coups à la porte :
— Je suis votre douce et votre femme, que Dieu a amenée ici. —
Et lui de la reconnaître à sa voix, et de se lever bien vite, et de sortir ; et, avec de belles paroles sur Dieu, il mit sa main dans sa main.
Puis il lui éleva une petite cabane près de la sienne, à gauche, au bord de la fontaine, avec des genêts verts, à l’abri, derrière la roche verte.
Ils restèrent là longtemps ; enfin, le bruit des miracles qu’ils faisaient se répandit dans le pays, et on venait chaque jour les visiter.
Une nuit, les hommes qui étaient sur la mer virent le ciel s’ouvrir, et ils entendirent des concerts qui les ravirent de bonheur.
Le lendemain matin, une pauvre femme qui avait perdu son lait[3] vint trouver Enora, portant son petit enfant sur le point de mourir.
Elle avait beau appeler à la porte, Enora ne venait point ouvrir ; alors elle regarda par un petit trou, et vit la dame étendue morte.
Brillante comme le soleil, et toute la cabane éclairée ; et
près d’elle, à genoux, un petit garçon vêtu de blanc.
Et elle de courir pour avertir le bienheureux Efflamm ; mais la porte de l’ermitage était au grand ouverte, et il était mort comme sa femme.
Afin qu’on n’oublie point ces choses, qui n’ont jamais été dans aucun livre, elles ont été mises en vers, pour être chantées dans les églises.
L’auteur de cette légende parle d’Arthur comme si le prince vivait toujours ; son héros n’est ni le dieu ni le simple chef de guerre des bardes du sixième siècle, ni le type chevaleresque des romanciers du douzième ; et pourtant ce n’est pas encore l’Arthur de l’historien du dixième : il nous semble offrir une physionomie plus sauvage ; c’est un roi barbare, une espèce de Thésée qui lutte avec des monstres ; sa force n’a rien de surnaturel ; il serait même vaincu si saint Efflamm ne lui venait en aide. Nous pensons donc que la légende du saint, dans sa forme actuelle, est antérieure au dixième siècle, époque où vivait Nennius. On remarquera que la première stance est parfaitement allitérée, ce qui est une preuve nouvelle de l’antiquité de la pièce.