Barzaz Breiz/1846/La Tour d’Armor, ou sainte Azénor
On ne sait absolument rien d’historique sur Azénor, sinon qu’elle eut pour père Audren, chef des Bretons armoricains, mort vers l’an 464, et pour fils Budok, que la tradition populaire a canonisé, comme sa mère. L’ancien bréviaire de Léon, dans l’office qu’il lui a consacré, fait naître le saint d’un comte de Goélo. Il est très-honoré en basse Bretagne, particulièrement sur les côtes : on y célèbre tous les ans sa fête avec une grande solennité ; les mariniers, dont il est le patron, chantent sa poétique légende, pour se préserver de la tempête, et en se rendant au pardon. Cette légende doit être très-ancienne, car elle a la forme rhythmique de certaines pièces de Lywarc’h-ben, barde gallois du sixième siècle, forme que n’offre, à ma connaissance, aucun autre poëme armoricain.
La strophe, qui est de quatre vers de huit pieds, rimant deux
par deux, présente régulièrement à la fin du premier vers deux
pieds de surérogation sans rime. Tout dans la pièce, langue, costumes, mœurs et usages, offre un caractère d’antiquité parfaitement en harmonie avec cette forme singulière.
— Qui d'entre vous, hommes de mer, a vu, au haut de la tour qui s’élève au bord du rivage, au haut de la tour ronde du château d’Armor, madame Azénor agenouillée ?
— Nous avons vu madame agenouillée, seigneur, à la fenêtre de la tour ; ses joues étaient pâles, sa robe noire, et son cœur calme, cependant. —
Un jour d’été, arrivèrent des ambassadeurs du plus noble sang de la Bretagne ; harnais d’argent, habits jaunes ; chevaux gris aux larges narines rouges.
La sentinelle, dès qu’elle les vit venir, alla trouver le roi. — En voici douze qui montent, les portes leur seront-elles ouvertes ?
— Que les portes leur soient ouvertes, sentinelle ; qu’ils soient gracieusement reçus ; que la table soit à l’instant dressée : quant à recevoir, il faut recevoir bien.
— Nous venons de la part du fils de notre roi, seigneur, demander votre fille en mariage, demander, avec révérence, en mariage votre fille Azénor.
— Ma fille lui sera accordée avec plaisir ; il est grand et beau, me dit-on ; belle et grande est aussi ma fille, douce comme un oiseau, blanche comme du lait. —
L’évêque de la ville d’Is célébra joyeusement les noces, et elles durèrent quinze jours, quinze jours de festins et de danses ; les joueurs de harpe à leur poste.
— Maintenant, ma gentille épouse, voulez-vous que nous retournions chez moi ?
— Cela m’est égal, mon jeune époux, partout où vous irez, j’irai avec plaisir. —
Quand sa belle-mère la vit arriver, elle étrangla d’envie : — Maintenant tout le monde va s’enorgueillir de ce bec jaune-ci.
Les clefs nouvelles on les aime, tenez ; les vieilles clefs on les dédaigne, et cependant le plus souvent les vieilles clefs sont les meilleures, —
Huit mois ne s’étaient pas écoulés, je crois, qu’elle dit à son beau-fils :
Aimeriez-vous, fils de Bretagne, à défendre la lune et le loup[1] ?
Prenez garde, si vous m'en croyez, tenez, si cela ne vous est pas encore arrivé, cela vous arrivera ; prenez garde à votre réputation, seigneur, sauvez votre nid du coucou.
— Si votre conseil est loyal, madame, on va l’emprisonner sur l'heure ; l’emprisonner dans la tour ronde, et dans trois jours elle sera brûlée vive. —
Quand le vieux roi apprit la nouvelle, il versa d’abondantes larmes, et arrachant ses cheveux blancs : — Malheur à moi ! malheur à moi I j’ai trop vécu ! —
Le vieux roi demandait (pauvre roi !) aux mariniers alors : — Bons mariniers, ne me cachez pas la vérité : ma fille est-elle brûlée ?
— Votre fille n’est pas brûlée encore, seigneur ; elle sera brûlée demain : elle est toujours au haut de la tour, je l’ai entendue chanter hier au soir.
Hier au soir, je l’ai entendue chanter, seigneur, d’une voix douce, chanter d’une voix veloutée : — Ayez, ayez pitié, pitié d’eux, ô mon Dieu ! —
Azénor, ce jour-là, se rendait au bûcher, aussi sans souci
qu'un agneau ; en robe blanche et pieds nus ; ses cheveux
blonds flottants sur ses épaules.
Azénor allant au bûcher, — pauvrette, — petits et grands, tous répétaient : C’est un crime, un grand crime, de brûler une femme enceinte !
Tous sanglotaient, grands et petits, sur son passage, excepté sa belle-mère. — Ce n’est point un crime, disait-elle, mais une bonne action, d’étouffer la vipère et sa portée.
Soufflez, joyeux chauffeurs, soufflez, que le feu prenne rouge et vif ; soufflez, enfants, soufflez vite, que ce feu prenne comme il faut ! —
Ils avaient beau souffler et s’essouffler, s’essouffler et souffler, le feu ne prenait pas sous elle ; souffler et s’essouffler, s’essouffler et souffler, le feu ne venait point à prendre.
Quand le chef des juges vit la difficulté, il demeura tout stupéfait : — Elle a ensorcelé le feu sans doute ; puisqu’elle ne brûle pas il faut la noyer. —
— Qu’as-tu vu, marin, sur la mer ? — Une barque sans rames et sans voiles ; et sur l’arrière, pour pilote, un ange debout les ailes étendues.
J'ai vu, seigneur, au loin sur la mer, une barque, et dans
cette barque, une femme avec son enfant, son enfant nouveau-né suspendu à son sein blanc, comme une colombe aux bords
d’une conque marine.
Elle baisait et rebaisait son petit dos nu, et lui chantait d’une voix si douce : — Dodo, dodo, mon petit, dodo ; dodo, mon pauvre petit !
Si ton père te voyait, mon fils, il serait bien fier de toi ! mais hélas! il ne te verra jamais ; ton père, pauvre enfant, est perdu. —
Le château d’Armor est, en vérité, dans un effroi tel que n’en eut jamais nul château ; la consternation règne au château : la belle-mère va mourir.
— Je vois l’enfer à mes côtés ouvert, beau-fils ; au nom de Dieu, venez à mon secours ! venez à mon secours, je suis damnée ! votre chaste épouse, je l’ai calomniée ! —
Elle n’avait pas encore fermé la bouche, qu’on en vit sortir un serpent agitant son dard et sifflant, qui la perça de son dard et l’étouffa.
Aussitôt son beau-fils sortit et partit ; il partit pour les pays étrangers ; il parcourut la terre et les mers, cherchant des nouvelles d’Azénor.
Il avait cherché sa femme au levant ; l’avait cherchée au
couchant, il l’avait cherchée au midi ; maintenant il la cherchait au nord.
Tant qu’il prit terre aux environs de la grande île[2]. Un petit garçon se trouvait sur le rivage, s’amusant, au bord de l’eau courante, à ramasser des coquillages dans un pan de sa robe.
Ses cheveux étaient blonds, ses yeux bleus, bleus comme la mer, bleus comme ceux d’Azénor, vraiment ; si bien qu’en le voyant, le cœur du fils de la Bretagne se mit à soupirer.
— Qui est ton père, mon enfant, qui est-ce ? — Je n’en ai point d’autre que Dieu ; voilà trois ans qu’il est perdu celui qui l’était : ma mère pleure quand elle pense à cela.
— Et qui est ta mère, et où est-elle, mon petit enfant ? — C’est laveuse qu’elle est, seigneur ; elle est là-bas avec les nappes.
— Allons la trouver tous deux. — Et il prit l’enfant par la main, et celui-ci lui servait de guide ; et ils se dirigèrent vers le lavoir ; or, en marchant, le sang bouillait dans la main du fils au contact de la main du père :
— Chère petite mère, lève-toi et regarde : voici mon père ! il est retrouvé! voici mon père qui était perdu. Dieu soit béni ! —
Et ils bénirent à jamais Dieu qui est si bon ; Dieu qui rend le père aux enfants ; et ils revinrent joyeux en Bretagne. Que la Trinité protège les hommes de mer !
Le nom du fils de sainte Azénor (Budok, anciennement Bazok, et aujourd’hui Beuzek) signifie le noyé : son nom à elle-même veut dire honneur retrouvé : à la lettre, re-honneur. Les légendes latines suivies par le P. Albert le Grand, dans la vie qu’il a donnée de la sainte, diffèrent en quelques points de la version populaire. Du reste, il est facile de voir, en les comparant avec celle-ci, qu’elles sont infiniment moins anciennes, et qu’elles ont été remaniées. Je n’en citerai qu’une preuve, mais elle est concluante, et fera, comme dit le P. Albert, toucher la chose au doigt et à l’œil. Après avoir raconté comment Azénor fut sauvée des flammes, les hagiographes assurent qu’elle fut enfermée dans un coffre, et ainsi livrée à la mer. Un mot mal interprété a donné naissance à cette absurde fable : c’est le mot breton bag, barque, que les auteurs latins ont traduit par arca ; les auteurs français ont été conduits, d’après eux, à leur ridicule bahut. Inutile de dire qu’ils n’ont reproduit aucune des beautés naturelles et originales de la légende populaire ; ils ont craint de causer de l’ennui au lecteur : Ne taedium lectori.