Barzaz Breiz/1846/Le Lépreux

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Barzaz Breiz/1846
Barzaz Breiz, 1846Franck2 (p. 351-353).



LE LÉPREUX.


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ARGUMENT.


La lèpre parut en Bretagne vers la fin du douzième siècle ; tous ceux qu’elle frappait étaient retranchés de la compagnie des hommes ; on les renfermait dans des villes particulières : ils avaient leurs prêtres, leurs églises, leur cimetière, et formaient au milieu du monde une société à part, dont la douleur était le partage, et l’horreur la sauvegarde. Plus tard, quand le mal devint moins commun, on permit aux malades d’habiter à la porte des villes, d’y faire le commerce de fil et de chanvre et le métier de cordier ; mais on leur assigna des demeures à l’écart.

Dès que les premiers symptômes du mal se manifestaient, on se rendait processionnellement chez le lépreux, comme s’il eût été réellement mort.

Un ecclésiastique, en surplis et en étole, lui adressait quelques paroles de consolation, l’exhortait à se résigner à la volonté de Dieu, le dépouillait de ses vêtements pour le revêtir d’une casaque noire, l’aspergeait d’eau bénite, et le conduisait à l’église.

Le chœur était tendu de noir comme pour les enterrements ; le prêtre, revêtu d’ornements de même couleur, montait à l’autel ; le malade entendait la messe à genoux entre deux tréteaux, couvert du drap mortuaire, à la lueur des cierges funèbres.

Après l’office, le prêtre l’aspergeait de nouveau d’eau bénite, chantait le Libera, et le menait à la demeure qu’on lui destinait, qui avait pour meubles un lit, un bahut, une table, une chaise, une cruche, et une petite lampe. On donnait en outre au malade un capuchon, une robe, une housse, un barillet, un entonnoir, des cliquettes, une ceinture de cuir et une baguette de bouleau.

Arrivé au seuil de la porte, le prêtre, en présence du peuple, l’exhortait encore à la patience, le consolait de nouveau, l’engageait à ne jamais sortir sans avoir son capuchon noir sur la tête et sa croix rouge sur l’épaule ; à n’entrer ni dans les églises, ni dans les maisons particulières, ni dans les tavernes pour acheter du vin ; à n’aller ni au moulin ni au four, à ne laver ni ses mains ni ses vêtements dans les fontaines ou dans le courant des ruisseaux, à ne paraître ni aux fêtes, ni aux pardons, ni aux autres assemblées publiques ; a ne toucher aux denrées dans les marchés qu’avec le bout de sa baguette et sans parler, à ne répondre que sous le veut, a ne point errer le soir dans les chemins creux, à ne point caresser les enfants, ... à ne leur rien offrir ... ; puis il lui jetait sur les pieds une pelletée de terre, le bénissait au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et revenait avec la foule.

Si le malade se mariait et avait des enfants, ils n’étaient point baptisés sur les fonts sacrés, et l’eau qui avait coulé sur leur tête était jetée comme impure ; s’il mourait, on l’enterrait dans sa demeure[1].

En Bretagne, on donnait à ces malheureux le nom de kakous, qu’y portent encore aujourd’hui les cordiers et les tonneliers, gens pour lesquels le peuple a conservé une sorte d’aversion et de mépris héréditaires.

Les kakous sont le sujet de plusieurs chansons populaires, toutes antérieures au quinzième siècle, époque où le fléau cessa de régner en Bretagne. M. Prosper Proux m’en a procuré une assez curieuse que je regrette de ne pouvoir publier ici, n’ayant pu en contrôler le texte par aucune version différente de la sienne.

Le sujet de cette pièce est un jeune paysan, si beau, que lorsqu’il passe le dimanche pour aller a la messe, ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, on entend plus d’une jolie fille soupirer doucement. Le cœur de l’une d’elles, appelée Marie, est pris ; celui du jeune paysan ne tarde pas à répondre a l’amour de Marie ; mais, par malheur, elle a la lèpre ; et lorsqu’elle se présente chez le père de son amoureux, et, qu’elle dit : « Donnez-moi un siège pour m’asseoir, et un linge pour m’essuyer le front, car votre fils m’a promis de me prendre pour femme, » le vieillard assis au coin du feu lui répond d’un ton railleur : « Soit dit sans vous fâcher, la belle, vous vous abusez : vous n’aurez point mon fils, ni vous, ni aucune fille de lépreux comme vous ! » Marie sort en pleurant et jure de se venger. En effet, elle se fend un doigt, et avec son sang elle donne la lèpre à quatorze personnes de la famille qui l’a repoussée, et son jeune amoureux en meurt.

La pièce suivante est moins tragique ; elle nous a conservé les touchantes et poétiques doléances d’un pauvre clerc atteint de la lèpre, et qui se voit délaissé par la jeune fille qu’il aime.

X


LE LÉPREUX.


(Dialecte de Tréguier.)



LE JEUNE HOMME.


Créateur du ciel et de la terre ! mon cœur est accablé de douleur ; je passe mes jours et mes nuits à songer à ma douce belle, à mon amour.

La maladie, hélas ! me tient cloué sur mon lit ; si ma douce belle venait, elle me consolerait bientôt.

Comme l’étoile du matin, après une nuit d’angoisse, si ma douce me venait voir, elle me soulagerait.

Si elle touchait du bout des lèvres les bords du vase de ma tisane, en buvant après elle je serais guéri à l’instant.

Le cœur que tu m’avais donné, ô ma bien-aimée, à garder, je ne l’ai perdu, ni distrait, ni mis à mauvais usage ;

Le cœur que tu m’avais donné, ô ma douce belle, à garder, je l’ai mêlé avec le mien ; quel est le tien ? quel est le mien ?


LA JEUNE FILLE.


Qui est-ce qui me parle de la sorte, à moi, qui suis aussi noire qu’un corbeau.


LE JEUNE HOMME.


Quand vous seriez plus noire qu’une mûre , vous seriez blanche pour qui vous aime.


LA JEUNE FILLE.


Jeune homme, vous en avez menti ! je ne vous ai point donné mon cœur ; je ne veux plus de vous, vous êtes lépreux, je le sais bien !


LE JEUNE HOMME.


A une pomme à la cime de l’arbre ressemble le cœur de la femme; la pomme est belle à voir, mais elle cache un ver dans son sein.

A une feuille sur la branche ressemble la beauté de la jeune file ; la feuille tombe à terre ; ainsi déchoit la beauté.

A la fleur bleue du bord de l’étang ressemble l’amour de la jeune fille ;

La petite fleur tourne parfois ; la petite fleur tourne et retourne ;

La petite fleur tourne parfois, l’amour de la jeune fille tourne toujours.

L’eau entraînera la fleur, et l’oubli la mémoire des trompeurs.


Je suis un pauvre jeune clerc ; je suis fils de Iann Kaour ; j’ai passe trois ans à l’école, mais maintenant je n’y retournerai plus.

Dans un peu de temps je m’en irai encore, je m’en irai encore loin du pays ; dans un peu de temps je serai mort, et m’en irai en purgatoire.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Ces deux dernières strophes respirent une mélancolie profonde et une résignation, qui, du reste, est celle des Bretons dans toutes les circonstances de la vie. L’auteur de la pièce du Lépreux, dont j’ai parlé plus haut, en regrettant de ne pouvoir la citer, fait tenir au jeune homme atteint du fléau un langage peu différent de celui qu’on vient d’entendre.

« Le pauvre lépreux sur la terre n’a plus ni amis ni parents... Élevez-moi une cabane au milieu de la grande lande ; percez-y dans le mur une fenêtre que je puisse voir la procession passer, croix et bannière en tête : hélas ! je ne les porterai plus. »



Mélodie originale



  1. V. Sauvageau, Coutumes de Bretagne, t. II, I. III, c. 98, et Ogée, Dict. géograph. de Bretagne, t. I, introduction.