Barzaz Breiz/1846/Le Temps passé

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Barzaz Breiz/1846
Barzaz Breiz, 1846Franck2 (p. 267-269).



LE TEMPS PASSÉ.


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ARGUMENT.


Les regrets patriotiques que nourrissent encore les plus énergiques des Bretons modernes, principalement parmi le peuple des montagnes, ne se traduisent plus guère aujourd’hui qu’en rustiques effusions ; l’esprit national qui portait les pères à la révolte ne fait plus insurger les fils, mais il les maintient dans une sorte d’opposition contre le présent. Il ne s’est pas encore allié chez les paysans, comme chez les Bretons des classes supérieures, aux idées larges et élevées qu’ont partout éveillées les progrès de la haute civilisation. Le flambeau de ces idées n’éclaire pas encore d’un jour vrai, pour les montagnards, les ruines croulantes d’un passé qu’ils apprécient moins bien que leurs compatriotes instruits, en les aimant autant : grâce aux bienfaits d’une instruction donnée avec intelligence, discernement et patriotisme, et adaptée à leur idiome, à leurs croyances et à leurs mœurs, ils pourraient bientôt allier eux-mêmes les lumières aux sentiments. En attendant cette union désirable,ils conservent une partie des idées nationales de leurs ancêtres, moins toutefois l’espoir de les réaliser. Les hommes qui ont assez vécu pour assister aux dernières luttes des libertés bretonnes contre l’autorité royale; ceux qui ont défenilu leurs autels et leur foyer contre la tyrannie révolutionnaire ; ceux qui ont résisté au despotisme impérial ; ceux dont les ministres de la Restauration ont payé le sacrifice par l’ingratitude, et la fidélité par la plus odieuse défiance, en arrachant de leurs mains des armes rougies d’un sang versé pour la royauté : cette masse de mécontents, trompée dans ses espérances, et qu’impatiente le joug nouveau de la loi générale, etretient dans le cœur du paysan des montagnes, par les récits traditionnels, par les conversations journalières et par les chants nationaux, le vieil esprit patriotique.

J’ai eu occasion de voir par moi-même, il y a peu d’années, quel enthousiasme donne au peuple, comme le remarque un ancien auteur, le souvenir de l’indépendance primitive.

C’était la veille de la fête de Notre-Dame du Porzou, si vénérée dans les montagnes Noires. Plusieurs des pèlerins, accourus à grandes journées de toutes les parties de la basse Bretagne, se trouvaient réunis, à table, dans une métairie, au fond de la vallée, où ils devaient passer la nuit. J’y fus conduit par un jeune paysan de mes amis, neveu des métayers. La conversation roulait sur le temps passé, la dureté des impôts, la misère présente, et était fort animée.

Le souper fini, les pèlerins quittèrent la table ; douze d’entre eux sortirent, et, passant la rivière, ils gravirent la montagne opposée, au sommet de laquelle s’élève la chapelle patronale, et allèrent danser aux chansons, suivant la coutume, sur le tertre, jusqu’à la nuit. Le lieu et l’heure eussent été choisis à dessein qu’ils n’eussent pas mieux convenu aux sentiments sous l’impression desquels les avait laissés leur conversation. Derrière eux, la chapelle aux murailles blanches, avec son cimetière sombre, ses tombes au milieu des herbes, ses mille petites croix en bois noir, ses grands ormeaux pleins de mystère et d’ombre ; son reliquaire isolé, aux ogives festonnées de lierre, dont les vertes draperies, légèrement soulevées par le vent, laissent entrevoir les os vénérés des ancêtres ; au fond de la vallée, le pont, aux parapets duquel s’appuyaient des mendiants assis dans la poussière, étalant a l’œil des passants leurs plaies ou leurs membres difformes ; la rivière, comme eux plaintive, baignant d’un côté la montagne, de l’autre des prairies bordées d’un sentier serpentant, comme un long ruban de satin blanc, au milieu du gazon ; au loin, pieds nus, le bâton à la main, dans les costumes les plus variés de couleur et de forme, des pèlerins harassés de fatigue, se découvrant le front et s’agenouillant aussitôt qu’ils voyaient les murs blancs de la sainte chapelle apparaître à travers les arbres ; pour horizon enfin, la chaîne arrondie des montagnes Noires, dont le soleil couchant dorait le pic le plus élevé, couronné de bois sombres, en colorant au loin, de ses derniers rayons, les eaux fuyantes de la rivière.

Ce soleil près de disparaître, image d’un autre soleil qui se couche aussi, lui, pour ne plus se lever ; cette terre sacrée qu’ils foulaient, ces tombes des aïeux morts le fer à la main, cette nature triste et sublime parlait-elle au cœur des montagnards, ou leur émotion venait-elle seulement de la conversation animée à laquelle ils avaient pris part ? Je ne sais, mais elle était forte ; et, comme toutes les grandes passions des races primitives, elle se traduisit instinctivement en une de ces chansons de danse improvisées, véritable ballade antique, malheureusement trop rares aujourd’hui.

Un maître meunier, qu’on me dit être le plus célèbre chanteur de noces des montagnes, menait le branle et la chanson ; pour collaborateur, il avait son garçon meunier, sept laboureurs, et trois chiffonniers ambulants. Sa méthode de composition me donna une idée exacte de celle des improvisateurs bretons. Le premier vers de chaque distique de la ballade une fois trouvé, il le répétait à plusieurs reprises ; ses compagnons, le répétant de même, lui laissaient le temps de trouver le second, qu’ils reprenaient pareillement après lui. Quand un distique était achevé, il commençait généralement le suivant par les derniers mots, souvent par le dernier vers de ce distique, de manière que les couplets s’engrenaient les uns dans les autres. La voix ou l’in-spiration venant à manquer au chanteur, son voisin de droite poursuivait ; à celui-ci succédait le troisième ; puis le quatrième continuait, et tous les autres ainsi de suite, à tour de rôle, jusqu’au premier, à qui la chaîne recommençait.

Comparant les Bretons trompés dans leurs espérances à un père devenu fou qui berce en chantant son enfant mort depuis longtemps, le maître meunier des montagnes débuta de la sorte :


XXVI


LE TEMPS PASSÉ.


( Dialecte de Cornouaille. )



PREMIER MEUNIER.


Bretons, faisons une chanson sur les hommes de la basse Bretagne.

— Venez entendre, entendre, ô peuple ; venez entendre, entendre la chanson. —

Les hommes de la basse Bretagne ont fait un joli berceau, bien poli ;

Venez entendre, etc.

Un beau berceau en ivoire, orné de clous d’or et d’argent.

Orné de clous d’or et d’argent, et ils le balancent maintenant le cœur triste ;

Maintenant, en le balançant, les larmes coulent de leurs yeux ;

Des larmes coulent, des larmes amères : celui qui est dedans est mort !

Est mort, est mort depuis longtemps ; et ils le bercent toujours en chantant,

Et ils le bercent, bercent toujours, perdu qu’ils ont la raison.

La raison ils l’ont perdue ; ils ont perdu les joies du monde.

Le monde n’a plus pour les Bretons que regrets et peines de cœur ;

Que regrets et peines d’esprit lorsqu’ils pensent au temps passé.


SECOND MEUNIER.


Dans le vieux temps on ne voyait pas se promener ici certains oiseaux ;

Certains oiseaux verts du fisc ; la tête haute, la bouche ouverte.

Le pays ne devait aucun impôt, ni pour le sel, ni pour le tabac.

Sel et tabac coûtent bien cher, ils coûtaient moitié moins jadis.

Jadis on ne voyait point sur la place accourir les maltôliers ;

Accourir, comme des mouches, à l’odeur du cidre aux barriques.

Toute barrique paye aujourd’hui, hormis celle des ménétriers[1].


PREMIER PILLAOUER.


On n’envoyait pas autrefois les Bretons dans les pays étrangers,

Dans les pays étrangers — non ! — pour mourir, hélas ! loin de la basse Bretagne.


PREMIER LABOUREUR.


En basse Bretagne, dans les manoirs, il y avait des hommes de bien qui soutenaient le pays ;

Maintenant on y voit assis, au haut bout de !a table, l’ancien gardeur de vaches du manoir.

Au manoir, quand venait un pauvre, on ne le laissait pas longtemps à la porte ;

La bonne dame allant au grand coffre, lui versait de la farine d’avoine plein sa besace ;

Elle donnait du pain à ceux qui avaient faim et des remèdes à ceux qui étaient malades.

Pain et remèdes aujourd’hui manquent ; les pauvres s’éloignent du manoir ;

Tête basse, s’éloignent les pauvres, par la peur du chien qui est à la porte ;

Par la peur du chien qui s’élance sur les paysans comme sur leurs mères.


SECOND LABOUREUR.


L’année où ma mère devint veuve, fut pour ma mère une mauvaise année.

Elle avait neuf petits enfants, et n’avait pas de pain à leur donner.

— Celui qui a pourra donner ; je vais le trouver, dit-elle ;

Je vais trouver l’étranger : que Dieu le garde en bonne santé !

— Bonne santé à vous, maître de ce manoir, je suis venu ici pour savoir une chose ;

Pour savoir si vous auriez la bonté de donner du pain à mes enfants,

Du pain à mes neuf petits enfant, monsieur, qui n’ont pas mangé depuis trois jours. —

L’étranger répondit à ma pauvre mère quand il l’entendit :

— Va-t’en du seuil de ma porte, ou je te fais dévorer par mon chien. —

Le chien lui fit peur ; elle sortit et s’en allait pleurant le long du grand chemin.

La pauvre veuve pleurait : — Que donnerai-je à mes enfants ?

A mes enfants que donnerai-je, quand ils me diront : «  Mère, j’ai faim ! »

Elle ne voyait pas bien son chemin, tant elle avait de larmes dans les yeux.

A mi-chemin de chez elle, elle rencontra le seigneur comte ;

Le seigneur comte du manoir de Pratulo, allant chasser la biche au bois du Lob ;

Allant au bois du Lob chasser la biche, monté sur son cheval bai.

— Ma bonne chère femme, dites-moi, pourquoi donc, pourquoi pleurez-vous ?

— Je pleure à cause de mes enfants, je n’ai pas de pain à leur donner.

— Ma bonne femme, ne pleurez pas ; voici de l’argent, allez en acheter. —

Que Dieu bénisse le seigneur comte ! Voilà des hommes, sur ma parole !

Quand je devrais aller à la mort, j’irai pour lui quand il voudra.


TROISIÈME LABOUREUR.


Voilà des hommes qui ont bon cœur : ceux-là écoutent les gens de toute condition ;

Ceux-là écoutent les gens de toute condition ; ceux-là sont bons pour tout le monde.


QUATRIÈME LABOUREUR.


Ceux-là sont bons pour les malheureux domaniers ; ce n’est pas eux qui les congédieraient ;

Qui les congédieraient comme les nouveaux maîtres, pour accroître leur fortune ;

Leur fortune ; sans penser que celui qui l’accroît de la sorte, en ce monde, la diminue certainement pour l’autre.


CINQUIÈME LABOUREUR.


Ce ne sont pas ceux-là qui font vendre le lit d’un fermier avec ses meubles.


SECOND PILLAOUER.


Ce ne sont pas ceux-là qui font payer deux écus d’amende à une femme qui cherche son pain ;

Deux écus pour ce que sa vache a mangé d’herbe dans le commun où sa bête a toujours pâturé.


TROISIÈME LABOUREUR.


Ce ne sont pas ceux-là qui défendent de chasser ; quand ils vont au bois ils mandent tout le monde.


SIXIÈME LABOUREUR.


Ce ne sont pas ceux-là qui nient ce qu’ils doivent ; leur parole vaut un contrat.

Ce ne sont pas ceux-là qui sont malades de ladrerie ; ce sont les nouveaux gentilshommes.


SEPTIÈME LABOUREUR.


Les gentilshommes nouveaux sont durs : les anciens étaient meilleurs maîtres.

Les anciens, s’ils ont la tête chaude, aiment les paysans de tout leur cœur.

Mais les anciens, malheureusement pour le monde, ne sont pas aussi nombreux qu’ils l’ont été.

Plus nombreux sont les mangeurs, que les hommes bons pour les pauvres.


TROISIÈME PILLAOUER.


Les pauvres seront toujours pauvres ; ceux des villes les mangeront toujours.


PREMIER MEUNIER.


Toujours ! pourtant on avait dit : « La plus mauvaise terre (donnera) le meilleur blé[2] ;

« Le meilleur blé, quand reviendront les vieux rois, pour gouverner le pays. »

Les vieux rois sont revenus, le vieux temps ne l’est pas.

Le vieux temps ne reviendra plus ; on nous a trompés, malheureux !

Malheureux, on nous a trompés ! Le blé est mauvais dans la terre mauvaise.

De mal en pis va le monde ; il devient de plus en plus dur ; celui qui ne voit pas cela est fou.

Il est fou celui qui a cru que les corbeaux deviendraient colombes ;

Qui a cru que les lis fleuriront jamais sur la racine de la fougère ;

Qui a cru que l’or jaune tombe du haut des arbres.

Du haut des arbres il ne tombe rien que des feuilles sèches ;

Il ne tombe que des feuilles sèches qui font place à des feuilles nouvelles.

Que des feuilles jaunes comme l’or, pour faire le lit des pauvres gens.

Chers pauvres, consolez-vous, vous aurez un jour des lits de plume ;

Vous aurez, au lieu de lits de brandies, des lits d’ivoire dans le ciel.


SECOND MEUNIER.


Ce chant a été composé la veille de la fête de la Vierge, après souper ;

Il a été composé par douze hommes, dansant sur le tertre de la chapelle :

Trois font métier de chercher des chiffons, sept sèment le seigle, deux le moulent menu.

— Et voilà faite, voilà faite, ô peuple : et voilà faite, voilà faite la chanson. —

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Ainsi chantaient les montagnards, se tenant par la main, et décrivant perpétuellement un demi-cercle de gauche à droite et de droite à gauche, en élevant et baissant à la fois leurs bras en cadence, et sautant à la ritournelle[3].

J’ai déjà fait observer dans l’introduction de ce recueil que la plupart des chants populaires se composent de cette manière en collaboration, Une conversation a ému les esprits ; quelqu’un dit : « Faisons une chanson de danse ! » et l’on se met à l’œuvre. Le tissu, résultat de l’impression de tous, a naturellement de l’unité, mais il est varié : chacun y brode sa fleur, selon sa fantaisie, son humeur et sa profession. Ces nuances de caractère se distinguent facilement dans la pièce qu’on vient de lire.

Le pillaouer, qui court le monde sur sa méchante haquenée, sait combien est amer le pain de l’étranger, et il accuse la loi sans cœur d’envoyer les enfants des montagnes mourir loin du pays natal. Il fréquente les villes ; il va y vendre ses chiffons ; il sait ce qu’ils lui ont coûté de peines à recueillir et ce qu’on les lui a payés ; et il accuse les bourgeois. Il a ouï dire en voyageant qu’un spéculateur étranger, Anglais ou Allemand, attiré dans les montagnes Noires par l’appât des terres en friche, a fait verbaliser sans pitié contre la vache du pauvre errante au milieu des bruyères, ou le chien du paysan à la poursuite d’un sanglier qui dévaste les champs des laboureurs voisins ; et il accuse encore.

Le domanier, chassé de l’héritage de ses pères, dont il se croyait propriétaire incommutable parce qu’il le possède de temps immémorial, et que les anciens chefs de clan ne songeaient pas à l’en bannir ; celui qu’on va en expulser, ou qui a vu le nouveau maître venir, la loi française en main, ordonner de sortir à un de ses parents ; le fermier ruiné, au terme du payement, par son propriétaire, auquel les traditions de la famille et du pays n’ont pas encore appris la maxime bretonne : « Qui n’est que juste est dur ; » le fils au cœur reconnaissant de la veuve brutalisée par l’impitoyable acquéreur ; le garçon meunier, homme positif et rieur, qui ne regrette le vieux temps que parce qu’on avait alors le sel, le tabac et le cidre à meilleur marché, qui prend toute chose par la pointe, nargue les oiseaux verts, se moque des maltôtiers, et vient, fidèle à son métier et à son caractère, terminer la pièce par un conte ; enfin le maître meunier, ce choréographe rustique, si supérieur de toute manière à ses compagnons, lui aussi regrettant avec eux le passé, avec eux pleurant sur le présent, mais plein d’une résignation sublime et mettant son espoir ailleurs : — tous ces paysans victimes de la légalité qui tue, maudissent et bénissent tour-à-tour la main blanche ouverte ou fermée.

Un jour viendra, sans doute, où les esprits se calmeront. Alors la loi sera moins rigoureuse, l’homme des villes moins exigeant, l’étranger naturalisé moins dur, l’habitant des campagnes lui-même plus pénétré du sentiment de ses devoirs et de ses droits. Tout cœur qui bat pour son pays doit souhaiter ce progrès moral. Le temps seul pourra le réaliser complètement, mais il est du devoir de l’homme de lui venir en aide. Des efforts généreux, couronnés du succès, ont déjà été tentés pendant ces dernières années. Les anciens propriétaires du sol se sont crus obligés de donner l’exemple. Un d’eux, celui-là même dont la chanson qu’on vient de lire fait un si juste éloge, M. le comte Jégou du Laz, de Pratulo, arrêta par son influence une sédition moins légitime dans ses motifs, mais qui aurait pu devenir aussi déplorable dans ses conséquences que celle dont l’explosion ensanglanta, au quinzième siècle, la paroisse de Plouié[4]. Cette anecdote est curieuse, même au point de vue de l’histoire; on me permettra de la citer.

Comme au quinzième siècle, un habitant des villes, voulant exercer son droit de congément, éprouva la résistance la plus vive de la part de ses domaniers. Le jour où l’expropriation devait avoir lieu, M. du Laz, se promenant de grand matin dans la campagne, vit passer au bout de ses avenues cinq ou six cents paysans des montagnes armés de leurs bâtons à tête.

— Et où allez-vous donc ainsi, mes amis, à cette heure ? leur demanda-t-il en les abordant.

— Comment, vous ne le savez pas ? répondit le chef de la bande ; mais c’est par vos ordres que nous sommes sur pied !

— Par mes ordres ! Que voulez-vous dire ?

— Oui, monsieur le comte, par vos ordres ! nous nous rendons au bourg de Spezet ; on y va sonner le tocsin pour appeler tous les hommes du pays, et mettre a la raison le notaire L…, qui a juré, comme vous savez, la ruine de ses domaniers.

— Ah ! je comprends ! dit M. du Laz, aussi étonné de l’audace avec laquelle on avait abusé de l’autorité de son nom que surpris du profond mystère dont les paysans, qui, d’ordinaire, n’ont pas de secrets pour lui, avaient enveloppé leur projet. — Mes amis, continua-t-il, vous êtes toujours disposés a m’obéir, n’est-il pas vrai ?

— Toujours ! crièrent avec force les montagnards.

— Vous savez que je ne vous veux que du bien ?

— Nous le savons ! — Hé bien, retournez tous tranquillement chez vous, jusqu’a nouvel ordre de moi. —

Prenant ensuite à part deux des chefs de la bande : — Toi, dit-il au premier, va trouver l’adjoint ; qu’il se mette en planton au passage du gué, et qu’il arrête tous les montagnards qui vont y arriver pour se rendre à Spezet… Et toi, poursuivit-il en s’adressant à l’autre, cours vite donner ordre au bedeau de cacher la clef du clocher, afin que personne n’y monte et qu’on ne sonne pas le tocsin. —

Chacun se hâta d’obéir.

Cependant les paysans les plus voisins du bourg y étaient déjà rendus au nombre d’une centaine, attendant impatiemment le signal du tocsin et l’arrivée de leurs camarades. Mais le tocsin ne sonnait pas ; le bedeau avait disparu avec la clef de la tour, et aucun des chefs du complot n’arrivait. Tout à coup d’affreux hurlements s’élevèrent du milieu de la foule : le notaire L…, son fils et les hommes de loi paraissaient a l’entrée du bourg, escortés par une brigade de gendarmerie à cheval, le sabre à la main. Dans le tumulte général, une femme du peuple, qui demande aujourd’hui l’aumône, s’avançant au-devant de M. L…, lui présenta sa tabatière ouverte. Soit prudence, soit déférence, le notaire n’osa la repousser. Alors, montrant du doigt la douve du chemin : « Aussi vrai, s’écria la paysanne, que tu mets la main dans la tabatière d’une Bretonne, si tu chasses ton domanier de la maison de sa mère, tes os blanchiront au fond de celle douve jusqu’au jour du dernier jugement ! » Comme la menace n’ébranlait pas le notaire, les paysans voulurent le vaincre par la pitié : une seconde femme en haillons, décoiffée, les cheveux épars, suivie de quatre petits enfants à demi nus, vint se jeter à ses genoux, criant miséricorde. Mais il demeura impassible ; et les gendarmes, qui avançaient toujours, allaient fouler aux pieds de leurs chevaux les enfants et la mère, quand les montagnards, indignés, poussant un nouveau cri de fureur, et en agitant dans l’air leurs terribles penn-baz, se ruèrent sur eux avec rage. En vain les agents de l’autorité voulurent-ils résister ; leurs chevaux s’emportèrent, leurs sabres furent brisés, eux-mêmes démontés et repoussés, les hommes de loi mis en fuite, et le notaire emmené prisonnier avec son fils dans une maison voisine, où on le força de signer sur l’heure une renonciation à son projet de congément. Il jugea prudent de céder à la violence, et la foule se dissipa, satisfaite et calmée.

Le soir, quelques-uns des paysans qui revenaient du bourg se rendirent au château.

— Hé bien, tout est fini, dirent-ils triomphants à M. du Laz ; nous avons gagné la partie : nous avons bien su le forcer à se désister ; il a signé, son fils aussi. Voilà le contrat ! —

Pour toute réponse, M. du Laz alla prendre le Code civil, et leur lut en breton l’article 1113 : La violence est une cause de nullité de contrat.

Les montagnards restèrent confondus, et prièrent le bon gentilhomme d’intercéder pour eux auprès de la justice.

— J’essayerai, leur répondit-il; mais le cas est grave : vous êtes coupables, et méritez d’être punis. —

Quatre des principaux chefs du complot furent en effet mis en prison, pour l’exemple et pour faire comprendre la loi ; les autres furent acquittés.

Quelques mois après, M. du Laz, étant allé a la ville un jour de marché, vit venir à lui un vieillard dont la belle tête blanche et l’air vénérable inspiraient le respect.

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, lui dit le vieillard en le saluant ; cependant j’ai une dette sacrée qu’il me tardait de vous payer : je vous dois la conservation de ma fortune et peut-être la vie ; sans votre ingénieuse et puissante intervention, j’étais ruiné ou tué par mes domaniers. Je suis le notaire L...

— Je n’ai fait que mon devoir, monsieur, répondit le comte du Laz : il m’obligeait à défendre la propriété et les propriétaires. —

Puisse une aussi belle conduite trouver beaucoup d’imitateurs !

Le temps, en fiançant la Bretagne à la France, a fait perdre aux aînés des fils de l’Armorique le noble privilège de verser leur sang pour leur pays ; mais il leur reste encore un beau rôle à remplir : qu’ils soutiennent, en les éclairant, leurs frères des classes populaires ; qu’ils les rendent meilleurs en les rendant heureux.

Si les révolutions les ont dépouillés de quelques vains titres, ils en acquerront de réels à l’estime des honnêtes gens.



Mélodie originale



  1. Les ménétriers bretons ont pour siège des barriques vides.
  2. Prédiction de Gwenc’hlan, V. t. I, p. 37.
  3. Voyez l’air : Mélodies ; 2e série, N° 26.
  4. V plus haut, p. 10.