Barzaz Breiz/1846/Lez-Breiz/Bilingue-Ermite

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Barzaz Breiz, édition de 1846
Lez-Breiz




VI


L’ERMITE.


I


Comme l’ermite du bois d’Helléan[1] dormait, on frappa trois coups à sa porte.

— Bon ermite, ouvrez-moi la porte ; je cherche un asile où me retirer.

Le vent souffle glacé du côté du pays des Franks : c’est l’heure où les troupeaux et même les bêtes sauvages ont cessé d’errer çà et là.

Le vent souffle glacé du côté de la mer ; il n’est pas bon d’être dehors.

— Qui êtes-vous, qui frappez à ma porte à cette heure de minuit et qui demandez à entrer ?

— La Bretagne me connaissait bien ; au jour de son angoisse j’étais Lez-Breiz (la hanche de la Bretagne).

— Je ne vous ouvrirai pas ma porte ; vous êtes un séditieux, je l’ai ouï dire ;

Vous êtes un séditieux, je l’ai ouï dire ; vous êtes l’ennemi du roi béni.

— Je ne suis pas un séditieux, j’en prends Dieu à témoin, ni un traître non plus.

Maudits soient les traîtres, et le roi, et les Franks !

Leur langue sue, comme la langue du chien, une sueur qui fait trou comme la sueur des damnés.


Maudits soient les traîtres, sans eux j’aurais remporté la victoire.

— Fils de l'homme, garde-toi de maudire jamais ni ami, ni ennemi, ni personne ainsi ;

Ni par-dessus tout le seigneur roi, car il est l’oint de Dieu.

— L’oint de Dieu, il ne l’est pas ! l’oint du démon, je ne dis pas.

L’oint de Dieu, il ne l’est pas celui qui ravage la terre des Bretons. Mais l’argent qui vient du démon se dépense pour ferrer Pol[2] ;

Se dépense pour ferrer le vieux Pol, et toujours il est déferré[3].

Vieil ermite, ouvrez-moi. que j’aie une pierre où m’asseoir.

— Je ne vous ouvrirai pas ma porte ; les Franks me chercheraient querelle.

— Vieil ermite, ouvrez-moi la porte, ou je la jette dans la maison. —

Le vieil ermite entendant ces paroles, sauta à bas de son lit ;
Et il alluma une petite torche de résine, et il alla ouvrir la porte.

Or. quand la porte fut ouverte, il recula épouvanté.

En voyant s’avancer un spectre tenant dans ses deux mains sa tête,

Les yeux pleins de sang et de feu, tournoyants d’une manière horrible.

— Silence ! vieux chrétien, ne vous effrayez pas ; c’est le Seigneur Dieu qui l’a permis.

Le Seigneur Dieu a permis aux Franks de me décapiter pour un temps ;

Et maintenant il vous permet à vous-même de me recapiter, si vous le voulez.

Parce que j’ai été débonnaire et secourable à mes sujets.

— Si le Seigneur Dieu me permet de vous recapiter, selon mon bon vouloir,

Parce que vous avez été débonnaire et sccourable à vos sujets ;

Soyez recapité, mon fils, au nom de Dieu, Père. Fils et Esprit ! —

Et par la vertu de l’eau bénite, le fantôme devint homme.

Quand le fantôme fut devenu homme, l’ermite parla de la sorte :

— Maintenant vous allez faire pénitence, rude pénitence avec moi ;

Vous porterez pendant sept ans une robe de plomb cadenassée à votre cou.

Et chaque jour, à l’heure de midi, vous irez, à jeun, chercher de l’eau à la fontaine au sommet de la montagne.


— Qu’il soit fait selon voire sainte volonté ; comme vous le dites, je le dis. —

Quand les sept ans furent révolus, sa robe écorchait ses talons ;

Et sa barbe, devenue grise ainsi que la chevelure de sa tête, descendait jusqu’à sa ceinture ;

A le voir, on eut dit d’un chêne mort depuis sept ans.

Quiconque l’eût vu ne l’eût pas reconnu ; Il ne le fut que par une dame vêtue de blanc qui passait sous le bois vert :

Elle le regarda et se mit à pleurer : — Lez-Breiz, mon cher fils, est-ce bien toi !

Viens ici, mon pauvre enfant, viens ici que je le décharge bien vite de ton fardeau :

Que je coupe ta chaîne avec mes ciseaux d’or : je suis la mère, sainte Anne d’Armor. —


II.


Or, il y avait sept ans et un mois que son écuyer le cherchait partout.

Et son écuyer disait ainsi en cheminant par le bois d’Helléan :

— Si j’ai tué son meurtrier, je n’en ai pas moins perdu mon cher seigneur. —

Alors, il entendit à l’extrémité du bois les hennissements plaintifs d’un cheval.


Et le sien, menant le nez au vent, y répondit en caracolant.

Arrivé à l’extrémité du bois, il reconnut le cheval noir de Lez-Breiz.

Il était près de la fontaine, la tête penchée, mais il ne paissait ni ne buvait ;

Seulement il flairait le gazon vert et il grattait avec les pieds.

Puis il levait la tête, et recommençait à hennir lugubrement.

A hennir lugubrement : quelques-uns disent qu’il pleurait.

— Dites-moi, ô vous, vénérable chef de famille, qui venez à la fontaine, qui est-ce qui dort sous ce tertre ?

— C’est Lez-Breiz qui dort en ce lieu ; tant que durera la Bretagne, il sera renommé ;

Il va s’éveiller tout à l’heure en criant, et va donner la chasse aux Franks ! —


________


  1. Ce bois faisait autrefois partie de l’immense forêt de Brécilien ; il n’en reste plus que le nom.
  2. C’est le nom qu’on donne au diable en Bretagne.
  3. C’est-à-dite : bien mal acquis ne profite pas.