Barzaz Breiz/1846/Prédiction de Gwenc’hlan

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PRÉDICTION DE GWENC’HLAN.


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ARGUMENT.


Comme nous l’avons dit dans l’introduction de ce recueil, il est, parmi les chants populaires de la Bretagne, une pièce qu’on intitule : « Prédiction de Gwenc’hlan, » et que l’on attribue au barde de ce nom. Nous avons cité tout ce que les sources écrites nous ont fourni d’indications au sujet du barde. Voyons maintenant celles que nous offre la tradition actuelle.

Gwenc’hlan, disent les paysans bretons, fut longtemps poursuivi par un prince étranger qui en voulait à sa vie. Ce prince, s’étant rendu maître de sa personne, lui fit crever les yeux, le jeta dans un cachot, où il le laissa mourir, et tomba lui-même, peu de temps après, sur un champ de bataille, sous les coups des Bretons, victime de l’imprécation prophétique du poëte.

Vraie ou fausse, cette tradition s’accorde à merveille avec le chant suivant, que Gwenc’hlan passe pour avoir composé dans sa prison, quelques jours avant de mourir. Quoique ce chant appartienne au dialecte de Tréguier,je ne l’ai entendu qu’en Cornouaille ; il m’a été chanté, dans la paroisse de Melgven, par un mendiant appelé Guillou Ar Gall ; cependant il est aussi connu dans le nord de la basse Bretagne, où M. J. de Penguern a recueilli plusieurs fragments poétiques attribués au même barde, et quelques-uns de ceux qu’on va lire.

II


PRÉDICTION DE GWENC'HLAN.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle, je chante sur le seuil de ma porte.

Quand j’étais jeune, je chantais ; devenu vieux, je chante encore.

Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin pourtant.

Si j’ai la tête baissée, si je suis chagrin, ce n’est pas sans motif.

Ce n’est pas que j’aie peur ; je n’ai pas peur d’être tué ;

Ce n’est pas que j’aie peur ; assez longtemps j’ai vécu.

Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera ; et quand on me cherche, on ne me trouve pas.

Pou importe ce qui arrivera : ce qui doit être sera.

Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.


II.


Je vois le sanglier qui sort du bois ; il boite beaucoup ; il a le pied blessé,

La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l’âge ;

Il est entouré de ses marcassins, qui grognent de faim.

Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage d’épouvante.

Il est aussi blanc que la neige brillante : il porte au front des cornes d’argent.

L’eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.

Des chevaux marins l’entourent, aussi pressés que l’herbe au bord d’un étang.

— Tiens bon ! tiens bon ! cheval de mer ; frappe-le à la tête; frappe fort, frappe !

Les pieds nus glissent dans le sang ! Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore !

Je vois le sang comme un ruisseau ! Frappe fort! frappe donc ! plus fort encore !

Je vois le sang lui monter au genou ! Je vois le sang comme une mare !

Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore ! Tu le reposeras demain.

Frappe fort ! frappe fort, cheval de mer ! Frappe-le à la tête ! frappe fort ! frappe ! —


III.


Comme j’étais doucement endormi dans ma froide tombe, j’entendis l’aigle appeler au milieu de la nuit.

Il appelait ses aiglons et tous les oiseaux du ciel,

Et il leur disait en les appelant : — Levez-vous vite sur vos deux ailes !

Ce n’est pas de la chair pourrie de chiens ou de brebis ; c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut ! —

— Vieux corbeau de mer, écoute ; dis-moi : que tiens-tu là ?

— Je tiens la tête du chef d’armée[1] ; je veux avoir ses deux yeux rouges.

Je lui arrache les yeux, parce qu’il a arraché les tiens.

— Et toi, renard, dis-moi, que tiens-tu là ?

— Je tiens son cœur, qui était aussi faux que le mien.

Qui a désiré ta mort, et t’a fait mourir depuis longtemps.

— Et toi, dis-moi, crapaud, que fais-tu là, au coin de sa bouche ?

— Moi, je me suis mis ici pour attendre son âme au passage.

Elle demeurera en moi tant que je vivrai, en punition du crime qu’il a commis

Contre le Barde qui n’habite plus entre Roch-allaz et Porz-gwenn. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Cette pièce est tout à fait dans le goût des poésies des plus anciens bardes gallois. Il nous semble nécessaire de le prouver par des citations :

1° Comme Taliesin, Gwenc’hlan paraît croire aux trois cercles d’existence de la théologie druidique[2], et au dogme de la métempsycose : « Je suis né trois fois, dit Taliesin... j’ai été mort, j’ai été vivant ; je suis tel que j’étais... J’ai été biche sur la montagne... j’ai été coq tacheté... j’ai été daim de couleur fauve ; maintenant je suis Taliesin[3].

2° Comme Lywarc’h-Hen, il se plaint de la vieillesse, il est triste ; comme lui, il est fataliste: « Si ma destinée avait été d’être heureux, s’écrie le poète cambrien s’adressant à son fils qui a été tué, tu aurais échappé à la mort... Avant que je marchasse à l’aide de béquilles, j’étais beau... je suis vieux, je suis seul, je suis décrépit... Malheureuse destinée qui a été infligée à Lywarc’h, la nuit de sa naissance : de longues peines sans fin[4] !

3° De même que Gwenc’hlan représente le prince étranger sous la figure d’un sanglier, et le prince breton, sous celle d’un cheval marin, Taliesin, parlant d’un chef gallois, l’appelle le « cheval de guerre[5] ». »

4° L’histoire du barde d’Armorique chantant dans les fers son chant de mort, offre quelque analogie avec celle d’Aneurin qui, ayant été fait prisonnier à la bataille de Kaltraez, composa son poème de Gododin durant sa captivité: « Dans ma maison de terre, malgré la chaîne de fer qui lie mes deux genoux, moi, Aneurin, je chanterai, dit-il, le chant de Gododin avant le lever de l’aurore. » Le même poème offre un vers qui se retrouve presque littéralement dans le chant armoricain : « On voit une mare de sang monter jusqu’au genou[6]. »

5° Le sens des strophes 3e, 24° et 25e du chant breton est exactement le même que celui de deux stances d’une élégie de Lywarc’h-Hen, où le barde décrit les suites d’un combat :


« J’entends cette nuit les aigles d’Eli... Ils sont ensanglantés ; ils sont dans le bois... Les aigles de Pengwern appellent au loin cette nuit on les voit dans le sang humain (1)[7]. »

Mais les bardes que nous venons de citer étaient tous plus ou moins chrétiens, et l’on doit croire que Gwenc’hlan ne l’était pas, en voyant la complaisance avec laquelle il dévoue la « chair chrétienne » aux aigles et aux corbeaux : on se rappelle qu’une tradition populaire lui fait dire : « Un jour viendra où les prêtres du Christ seront poursuivis; on les huera comme des bêtes fauves (2). »

Le carnage qu’on en fera, ajoute-t-il, sera tel « qu’ils mourront tous par bandes, sur le Menez-Bré ; par bataillons (3). »

Dans ce temps-là, dit-il encore, « la roue du moulin moulera menu : le sang des moines lui servira d’eau (4). »

« Ces choses arriveront bien avant la fin du monde ; alors la plus mauvaise terre rapportera le meilleur blé (5)[8]. »


(1)

Erer Eli a glevann henoes.
. . . . . . . . . . . . .
Erer Pengwern pell galv hed henoes.
. . . . . . . . . . . . .
Er goad gwir gweler.


(2)

Tud Jezus-Krist a wallgasor ;
Evel gouezed ho argador.


(3)

M’az marvint holl a strolladou,
War menez Bie, a vagadou.


(4)

Rod ar vilin a valo flour,
Gand goad ar venec’h eleac’h dour.


(5)

Abarz ma vezo fin ar bed ;
Falla douar ar gwella éd.


Enfin, la pièce, comme celles des bardes gallois, était primitivement allitérée. Elle offre des traces trop multipliées de ce système rhythmique, pour que ce soit l’effet du hasard.

Nous avons dit que le peuple l’attribue à Gwenc’hlan ; les deux derniers vers confirment celle opinion.

« Gwenc’hian marque au commencement de ses prédictions, dit le P. Grégoire de Rostrenen, qu’il demeurait entre Roc’h-allaz et le Porz-gwenn, au diocèse de Tréguier. »

Mais s’il est l’auteur de la pièce, évidemment elle est rajeunie dans l’expression. C’est une observation que j’aurai souvent lieu de faire, et que je fais, ici, une fois pour toutes.



Mélodie originale




  1. Le chef étranger qui fit prisonnier le poëte.
  2. Dr Owen's Dictionary of the welsh language, ed. 1832, t. II, p. 214.
  3. Myvyrian, t. I, p. 37 et 76.
  4. Ibid., p. 115 et 117.
  5. Ibid., p. 51.
  6. Hed penn glin goad lenn gweler. (Hil., p. 7 et 10)
  7. Myvyrian, p. 109.
  8. Cette dernière strophe et la seconde sont citées par D. le Pelletier qui les copiées sur le M° original ; les deux autres appartiennent à la tradition.