Bas les cœurs !/12

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Albert Savine (p. 173-187).


XII


Les Prussiens se sont installés en maîtres à Versailles. La ville est devenue le quartier général de l’armée qui doit assiéger Paris. Tous les jours, il arrive de nouvelles troupes : des dragons bleus, des dragons verts, des pionniers gris, des hussards de toutes couleurs, des gendarmes, des cuirassiers, des Bavarois coiffés d’immenses casques à chenille. J’aurais bien voulu voir tous ces soldats. Mais il m’est formellement interdit de mettre le pied dans la rue. Après mon escapade de l’autre jour, mon père m’a déclaré que, si je sortais sans sa permission, il m’enfermerait dans ma chambre, au pain et à l’eau, et je suis forcé de m’en rapporter aux récits des divers fournisseurs qui nous apportent des nouvelles en même temps que des provisions.

Il paraît que, jusqu’ici, les Allemands ne se conduisent pas trop mal. Ils respectent les personnes et les propriétés et se bornent à faire des réquisitions. Ils ont d’abord réclamé toutes les armes qui se trouvaient dans la ville et messieurs les gardes-nationaux ont été invités à rapporter leurs fusils à la mairie, ce qu’ils ont fait sans se faire tirer l’oreille. Hier matin, mon père est sorti avec tout son équipement ; il a été rejoint au milieu de la rue par M. Legros qui portait sous le bras, aussi tristement qu’un officier de Marlborough, son beau sabre à dragonne d’argent. Ce léger sacrifice n’a pas contenté les Prussiens qui réclament d’heure en heure, sans se lasser, les objets les plus divers : provisions de bouche, fourrages, couvertures, balais, matelas, semelles, amidon, peaux de sangliers, cirage et bandages herniaires. On voit tout de suite que les Allemands, qu’on nous représentait comme d’affreux barbares, sont fort civilisés et très au courant des objets nécessaires à la vie moderne.

― Enfin, dit ma sœur, puisqu’ils ne font que demander et qu’ils ne prennent rien, ça ne va pas trop mal.

― En effet ; mais si l’on refusait de leur donner ce qu’ils demandent ? ricane mon grand-père.

On s’en garde bien. Et l’on se garde, aussi, de ne pas leur ouvrir sa porte quand ils y frappent, comme ils viennent de le faire chez nous.

C’est moi qui ai été leur ouvrir ― après avoir constaté leur identité par la fenêtre du premier ― et en tremblant bien fort. Ils sont trois : deux grands et un petit. Le petit porte une casquette plate et a une épée au côté. Ce n’est pas un officier, mais il doit avoir un grade. Quel grade ? Il nous l’apprend lui-même en pénétrant dans la salle à manger, où mon père, mon grand-père et ma sœur attendent, debout.

― Bonjour, madame, bonjour, messieurs. Voici un billet de logement pour moi, sous-officier porte-épée au 58e régiment d’infanterie, et deux hommes.

Ma sœur a l’air bien étonnée d’entendre un Prussien parler français ; celui-ci n’est pas vilain, après tout, il a une petite moustache très gentille, des yeux bruns très intelligents. Quant aux soldats qui l’accompagnent, on dirait deux brutes ; et, lorsque leurs regards, qu’ils promènent avec ahurissement sur le mobilier, se posent sur moi, j’ai peur.

Mais le sous-officier se tourne vers eux et leur parle en allemand. Ils prennent leurs sacs et leurs fusils qu’ils avaient déposés en entrant et ils suivent mon père, qui les guide vers une grande pièce inoccupée où l’on va leur dresser des lits.

― Non. De la paille. De la paille, c’est bon pour le soldat, déclare le sous-officier.

Mon père insiste. Il veut faire bien les choses ; il tient à donner des lits. Quant au sous-officier, on le logera dans la chambre d’amis, où il sera très bien.

― Tenez, par ici, tout au fond du couloir.

Dans le corridor, nous rencontrons Catherine qui descend de sa chambre ; elle jette au Prussien un regard terrible que celui-ci ne surprend pas, heureusement, mais mon père devient blanc comme un linge.

― Jean, me dit-il tout bas, quand nous aurons installé l’Allemand dans sa chambre, tu vas aller à la cuisine, tu prendras tous les couteaux pointus et tu les donneras à ta sœur pour qu’elle les enferme à clef dans le placard du vestibule… Ah ! tu n’oublieras pas le tourne-broche.

Je descends à la cuisine et je commence à ramasser les couteaux. Je ne suis pas assez grand pour attraper le tourne-broche.

― Catherine, voulez-vous me décrocher le tourne-broche ?

― Pourquoi faire, monsieur Jean ?

― Pour l’emporter.

― L’emporter où ?

― Eh ! parbleu ! l’emporter, l’enfermer.....

― Est-ce que vous êtes fou, monsieur Jean ?

― Ah ! oui, on est fou, n’est-ce pas ? parce qu’on ne veut pas vous laisser de couteaux pointus sous la main ? parce qu’on veut vous empêcher de tuer les Prussiens ? nous le savons bien, allez ! que vous voulez en tuer un. Mais nous vous en empêcherons.

Catherine me regarde avec pitié. Elle lève les épaules et me prend par le bras.

― Vous n’empêcherez rien du tout. Je ferai ce qui me plaira. Est-ce que je risque autre chose que ma peau, par hasard ? hein ? Qu’est-ce qu’ils me racontaient donc, vos parents, vos M. Legros, vos Mme  Arnal, l’autre jour ? Hein ? La vengeance, le patriotisme ! Hein ? savez-vous que j’ai du sang dans les veines, hein ? est-ce que vous-croyez que je peux me retenir, Hein ? quand je vois ces brigands de Prussiens ?

Elle me secoue comme un prunier, me poussant devant elle à chaque interrogation. Elle a fini par me coller à la porte vitrée dont je vais casser les carreaux avec mes épaules. Mais tout d’un coup, la porte s’ouvre, je manque de tomber et mon père paraît derrière moi. Il est tout vert de rage.

― Catherine !… j’ai entendu ce que vous venez de dire à cet enfant… C’est moi qui l’avais envoyé chercher les couteaux… pour vous empêcher de commettre un crime, malheureuse !… Avez-vous songé aux conséquences de vos actions ? Savez-vous qu’on nous fusillerait tous, tous, jusqu’au dernier ?… Ah ! vous ne pouvez pas vous retenir ?….. Vous ne pouvez pas ! Je peux bien, moi !… Eh bien ! vous allez monter dans votre chambre, tout de suite !… Je vais vous y enfermer à clef… jusqu’à ce que j’aie pris une détermination…

Catherine monte l’escalier quatre à quatre, furieuse, pleurant, suivie par mon père, et j’entends la clef qui grince dans la serrure.


Nous achevons la journée dans les transes. La belle-sœur du charcutier a consenti à remplacer Catherine pendant quelques jours. C’est elle qui nous a fait à dîner et qui a fabriqué, pour les deux soldats allemands, un énorme plat de ratatouille au lard et aux pommes de terre. Le sous-officier porte-épée dîne avec nous. Il a l’air bien élevé, se montre très galant vis-à-vis de ma sœur et engage avec mon grand-père une longue conversation sur la langue française que, d’ailleurs, il parle assez bien. Il se fait expliquer quelques expressions, certains idiotismes. Le père Toussaint lui donne les renseignements les plus étendus, saupoudrant ses phrases onctueuses de comparaisons et d’épithètes qui doivent flatter le vainqueur. Il dit :

― Votre belle Allemagne… cette campagne si glorieuse pour vos armes… votre gracieux souverain… une guerre aussi vivement menée… Bismarck, ce Richelieu… les effets foudroyants de vos canons Krüpp…

Le Prussien est enchanté. Après dîner il se met au piano et joue deux ou trois valses allemandes. Avant de se retirer dans sa chambre, il nous souhaite très poliment une bonne nuit.

― Un charmant garçon, dit mon père.

― Excellent musicien, dit ma sœur. N’est-ce pas Jean ?

― Oh ! oui… c’est dommage qu’il soit Prussien.

― Ce n’est pas de sa faute, conclut philosophiquement mon grand-père. Les Allemands ne sont pas si féroces qu’on veut bien le dire, au bout du compte… Mais c’est cette damnée Catherine qui m’inquiète.

Mon père aussi semble très inquiet. Je suis sûr qu’il ne ferme pas l’œil de la nuit. Et, le lendemain matin, son inquiétude se change en trouble profond lorsqu’il voit le sous-officier se diriger vers le jardin.

― Vous avez de belles fleurs. Cela vous dérangerait-il de m’apprendre les noms que j’ignore ?

― Mais non, au contraire… avec plaisir…

Mon grand-père et moi nous suivons mon père qui accompagne l’Allemand.

― Quel est le nom de cette fleur rouge ?

― Un géranium.

― Et celle-là ?

― Un œillet d’inde.

― Et celles-là, là-bas ? Oh ! mais, je ne connais pas le nom de toutes ces fleurs.

Et le Prussien s’avance vers une plate-bande qui longe la maison, au grand désespoir de mon père qui lève les bras au ciel et fait à mon grand-père des signes désespérés. Qu’y a-t-il ?

Subitement, je comprends : cette plate-bande se trouve juste au-dessous de la fenêtre de Catherine et là-haut, contre la vitre, on aperçoit l’immobile silhouette de la bonne.

― Pourvu qu’elle ne le voie pas ! me souffle le père Toussaint qui frémit. Et ton père qui a oublié d’enlever les pots de fleurs qui se trouvent sur la fenêtre ! Quelle imprudence ! S’il prenait envie à cette fille d’en faire tomber un ! Ah ! j’aurais prévu ça, moi ! je lui aurais enlevé jusqu’à son pot de chambre et j’aurais cadenassé la croisée. Jean, surveille-la bien, cette croisée.

― Oui, grand-papa.

― Je vais essayer d’engager le Prussien à rentrer.

Mais celui-ci, penché sur la plate-bande, s’abîme dans la contemplation d’une touffe de rosiers.

― Quel est le nom de ces rosiers ?

― Des rosiers du Bengale… Mais, monsieur, je crois… l’air du matin est un peu frais…

― Non, non. Très beau, ce matin. Cette fleur se nomme ?

― Un glaïeul… mais, permettez. Il me semble avoir oublié de vous offrir la goutte, et si vous…

― Merci beaucoup. J’ai pris du café et cela me suffit.

Le Prussien ne s’en ira pas et, là-haut, la terrible silhouette guette toujours. Mon père se tord les mains…

Un coup de sonnette nous fait tressaillir. Je me dirige vers la porte, mais mon grand-père m’arrête. Il a une inspiration. Il s’approche de l’Allemand, le chapeau à la main.

― Qu’y a-t-il monsieur ?

― Monsieur, la personne qui vient de sonner est, je le présume du moins, une dame que nous attendons. Comme elle est excessivement nerveuse, je craindrais, si elle apercevait votre uniforme en pénétrant ici… je craindrais… une crise, peut-être… Les sentiments chevaleresques de votre nation me sont trop connus…

― Oh ! je rentre, alors ; je rentre immédiatement, fait le Prussien en frisant sa moustache.

Mon père et mon grand-père l’escortent pendant que je vais ouvrir.


Ce n’est pas une dame qui a sonné, c’est une femme. C’est Germaine.

― Monsieur est ici ?

― Oui, Germaine.

― Je veux lui parler tout de suite.

― Vous savez qu’il y a des Prussiens ici ?

― Qu’est-ce que ça me fait ! Je ne vois que ça et des chiens, depuis bientôt huit jours.

Germaine expose à mon grand-père l’objet de sa visite. Il paraît que les Allemands qui se sont installés à Moussy ont déclaré que toute maison inhabitée appartient aux soldats et qu’ils considèrent comme telle toute habitation où ne résident que des domestiques.

― Et ils les arrangent bien, vous savez, les maisons inhabitées. On dirait qu’ils ne rêvent que plaies et bosses, ces animaux-là.

― Ont-ils commis des dégâts à la maison ? demande mon grand-père anxieux.

— Non ; mais, depuis hier, nous en avons cinq à loger. Et ils mangent, vous savez ! L’argent file d’une drôle de façon. Il faudra même que monsieur m’en donne, si monsieur ne revient pas avec moi… Mais monsieur ferait mieux de revenir.

― Et au Pavillon ? demande ma sœur.

― Oh ! au Pavillon, ils sont toute une tripotée : quinze ou vingt, au moins ; c’est là que demeure le commandant.

― Ah ! mon Dieu s’écrie Louise. Cette pauvre tante Moreau ! Comme elle doit avoir peur !

― Après ça, dit Germaine, ils ne sont pas trop méchants. Il faut dire aussi que le maire Dubois les contient beaucoup. Tout le monde dans la commune trouve qu’il se conduit très bien.

― Une canaille comme ça ! murmure mon grand-père. Ah ! il a ses raisons, bien sûr, pour faire le bon apôtre ! Un Dubois ! en voilà un qui est fait pour pêcher en eau trouble comme les chiens pour mordre !

― Enfin, dit Germaine impatientée, je voudrais bien avoir une réponse de monsieur. Faut-il que je m’en retourne toute seule ? Moi, je me lave les mains de ce qui arrivera.

Mon grand-père réfléchit, le menton dans ses mains. Sa bonne le fixe de ses yeux noirs. Enfin, il prend une détermination ; il se lève.

― Ma foi, tant pis ! je retourne chez moi.

Nous essayons de combattre sa résolution ; mais le vieux est complètement décidé. Il nous fait ses adieux, très ému.

― Je reviendrai vous voir un de ces jours, le plus tôt possible.

Avant de partir, pourtant, il engage mon père à se débarrasser de Catherine.

― Le plus tôt sera le mieux, voyez-vous. Renvoyez-la dans son pays. Vous obtiendrez bien un sauf-conduit, que diable ! avec quelques protections. Si vous gardez cette fille-là ici, il vous arrivera malheur, je vous en réponds…

― Vous avez raison, dit mon père. Je vais m’occuper de cela.


Il s’en occupe, en effet. Il sort pendant l’après-midi et revient vers quatre heures, avec un monsieur que je heurte dans le vestibule et qui me salue en souriant. Je le reconnais : c’est le monsieur qui assistait à l’entrée des troupes, à côté de moi, boulevard du Roi, et qui m’a appris qu’elles formaient le 5e corps prussien.

Il a une vilaine figure, ce monsieur : des petits yeux gris de fer qui se cachent derrière des lunettes d’or, une bouche édentée où sautille un bout de langue violâtre, et un nez énorme, cassé en deux, en forme de potence, et picoté comme un dé à coudre.

Ce nez m’avait déjà stupéfait, chaque fois que j’avais rencontré le monsieur aux lunettes d’or ; mais je croyais à un accident ; je supposais que le monsieur avait fourré son appendice nasal dans un nid de guêpes. Je me trompais. Ce nez est extraordinaire, mais il est naturel. Il y a de drôles de choses dans la nature.

― C’est un nez d’Israélite, me dit mon père, le soir. M. Zabulon Hoffner est israélite.

― Ah ! c’est un Juif !

― Un Israélite ! Il ne faut jamais dire : Juif. C’est très impoli.

― Ah !… Il a un nom allemand.

― C’est possible, fait mon père, mais il n’est pas Allemand. Il est Luxembourgeois. Ce n’est pas la même chose. Du reste, il s’est montré fort complaisant. Je le connaissais très peu, et il s’est chargé de me procurer un sauf-conduit pour Catherine. Il a certaines relations dans les bureaux… il sait parler l’allemand.... Enfin, je suis enchanté d’avoir fait sa connaissance… C’est la complaisance et la loyauté mêmes…

Alors, il trompe son monde. Il a l’air franc comme dix-neuf sous.