Baschinka, scènes de la vie des juifs polonais

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Baschinka, scènes de la vie des juifs polonais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 659-678).
BASCHINKA
SCÈNES DE LA VIE DES JUIFS POLONAIS[1]


I.

C’était au mois d’août. Le village était dépeuplé comme si le vent de la mort y eût passé. Tous ceux de ses habitans qu’on avait jugés aptes au travail, hommes, femmes, jeunes garçons à peine sortis de l’enfance, venaient d’être poussés vers les champs comme un vil troupeau sans volonté pour moissonner au profit des granges seigneuriales. Misérables et affamés, ils manquaient du strict nécessaire au milieu de l’abondance et donnaient tristement les efforts de leurs bras en échange d’une bouchée de pain. C’est le lot du serf, qui représente pourtant la richesse de son maître. Son sang, ses jours, ses nuits, ses forces physiques, ses facultés intellectuelles, tout ce qui lui appartient est la propriété d’un étranger auquel il est soumis de par la loi; il peut être loué, ou vendu, ou joué aux dés comme un objet inerte; sa vie en somme est celle d’un ver de terre sous le pied qui l’écrase, mais comme le ver de terre il souffre en silence. Habitué dès l’enfance aux privations, aux sacrifices, à l’obéissance passive, terrifié par des mesures d’incessante rigueur, le serf traîne son fardeau tant que ses muscles en sont capables. — Les voici donc tous partis, sauf quelques vieillards infirmes, quelques enfans inutiles, les seuls êtres humains qui restent dans le village. Les chaumières basses en torchis sont toutes vides, aucune fumée ne s’élève au-dessus de leur toit de paille délabré; ni bêlement, ni hennissement ne s’en échappe ; les enfans ne rient pas, les vieillards n’ont garde de causer entre eux; tout se fait furtivement, timidement, sous l’influence d’une sorte de crainte habituelle qui a en ce lieu paralysé la joie, supprimé la vie pour ainsi dire. Sur la colline la plus proche, le château se dresse comme une menace; c’est le symbole du pouvoir absolu, le nid de l’aigle auquel rien ne résiste. Et maintenant un homme descend de ce sommet sourcilleux, un homme de haute taille en bottes à revers, en habit de chasse, la cravache à la main; deux lévriers le précèdent en bondissant. Aussitôt le peu de gens qui se trouvent sur son passage saluent jusqu’à terre; il ne répond pas même par un regard; il traverse lentement le village silencieux. Tout au bout se montre une grande maison. Les fleurs qui la précèdent, le chant des oiseaux dont les cages sont accrochées à ses murs blancs et bien lavés, la propreté du chemin qui conduit à la porte, le caquet joyeux des poules qui grattent le fumier de la cour, maint indice de prospérité en un mot, contrastent avec la désolation de tout le reste du village. C’est l’auberge. Ici demeure Jacob Aschkenas, un vieillard qui possède quelque argent et qui a une fille, une très belle fille.

Devant la maison, un homme creuse une rigole... il pose sa bêche, se découvre et courbe l’échine.

— L’aubergiste est chez lui? demande le seigneur.

— Non, seigneur.

— Où est-il?

— Au moulin à huile, votre seigneurie.

— Et Baschinka?

— Elle est ici.

Le seigneur entre dans la maison et pousse sans façon la porte d’une chambre où la jeune fille, occupée à coudre, se lève avec effroi à l’approche du visiteur. Celui-ci a jeté son chapeau et sa cravache sur une sorte de divan où il s’assied lui-même; puis, ayant attiré une chaise sous ses longues jambes pour mieux s’étendre, il interpelle la pauvre enfant, dont les joues sont en feu, dont les mains tremblent. Elle est là debout comme le criminel devant son juge, les yeux rivés au plancher : — Je t’ai écrit, Baschinka, commence le maître. Mon billet t’a-t-il été remis?

— Oui, votre seigneurie.

— En ce cas, pourquoi n’être pas venue au château?

— Qu’y ferais-je?

— Tu y dirigeras le ménage jusqu’à ce que je me remarie.

— Je ne suis pas capable, seigneur, de diriger un ménage aussi considérable; d’ailleurs mon père resterait seul.

— Eh bien! moi aussi, je suis seul. Je te dispense du ménage, puisqu’il t’effraie tant, tu seras dame, si le cœur t’en dit, mais tu demeureras sous mon toit, cela, je me le suis mis en tête, je veux t’avoir auprès de moi, entends-tu? Ta vie, sois tranquille, n’aura rien que d’agréable. Je te ferai tenir des robes de Moscou, je te donnerai une voiture, tu seras servie par mes gens. Accepte, Baschinka, tu t’en trouveras bien.

— Ne vous fâchez pas de ce que j’ose répondre, mais vous exigez là un péché... Je ne le commettrai pas... non, jamais. Je ne suis qu’une pauvre juive ignorante, et vous êtes un noble seigneur à qui nous devons obéissance, pourtant...

— Et c’est justement le devoir d’obéissance que tu sembles oublier. Ma trop grande bonté vous a gâtés, ton père et toi. Vous ne vous rappelez plus que tout ce qui vous entoure m’appartient, que je peux vous chasser à mon gré de votre gîte, et que vous n’auriez pas le droit d’emporter une seule miette avec vous.

— Mon père ne paie-t-il pas le loyer?

— Il ne manquerait plus qu’il ne le payât point!., mais il le paierait dix fois au lieu d’une que les choses ne changeraient pas pour cela. Les juifs n’ont pas le droit de demeurer en ces parages; ton père ne peut être ici que mon employé, mon serviteur, un serf à qui je suis libre d’enlever jusqu’à la dernière obole...

— Mon père le sait à merveille, seigneur, c’est justement ce qu’il a dit quand je lui ai montré votre lettre.

— Tu lui as montré ma lettre?

La jeune fille se tut.

— Et il t’aura certainement affermie dans ta résolution de refuser. Réponds.

Mais Baschinka s’obstinait à rester muette ; elle craignait de nuire à son père.

Alors le gentilhomme se leva et, posant une main sur sa blanche épaule, il lui dit d’une voix plus douce :

— Vois-tu... comprends-moi bien. Quand tu étais encore enfant et que tu promettais déjà de devenir la plus belle fille du pays j’ai jeté les yeux sur toi en vue de l’avenir. Pour l’amour de ta beauté, j’ai abandonné cette auberge à ton père... je la lui ai abandonnée à vil prix; je me suis toujours montré tolérant envers lui afin qu’il pût se créer une certaine aisance et t’en faire jouir. Il est mon débiteur de toutes façons, tu ne l’ignores pas. Eh bien, je prétends que tu sois la récompense de bienfaits si longtemps accumulés. Ton père s’acquittera ainsi. Qu’il choisisse... ce sera toi ou tout ce qu’il possède. Tu conçois ce que vous deviendrez tous les deux si je vous laisse retomber dans la bassesse dont je vous ai fait sortir.

Baschinka courba la tête ; elle comprenait toute la portée de ces paroles, elle connaissait l’homme qui, pour son malheur, avait jeté les yeux sur elle.

— Eh bien?.. répéta le gentilhomme.

— Vous pouvez nous ruiner, soupira la pauvre fille. La colère et l’emportement d’un désir contrarié pour la première fois peut-être empourprèrent le visage du maître; sa haute taille se redressa encore, les ailes nerveuses de son nez, ses lèvres blanchissantes frémirent; il eut un instant la mine de quelque bête de proie prête à fondre sur sa victime, — Je vous ruinerai en effet, dit-il en grinçant des dents. Tremble !

Hélas ! elle tremblait bien assez sans qu’il l’y engageât, tout son sang refluait vers le cœur tourmenté qui se brisait dans sa poitrine : souillée, avilie si elle cède, foulée aux pieds si elle résiste, perdue devant Dieu ou bien réduite à la mendicité... Quelle alternative ! Et son père ! Le pauvre homme, déjà vieux, comme il serait à plaindre, quoi qu’elle fît! Fuir? mais où donc? Où donc dans ces régions du nord une maison hospitalière s’ouvrirait-elle au cri désespéré d’un juif?

— Tremble ! répéta le seigneur. Ah ! vous croyez que j’ai cessé d’être votre maître parce que depuis longtemps vous vivez sans soucis ? Une fois de plus vous sentirez mon pouvoir. Je ne peux pas vous tuer, non, mais je peux vous poursuivre jusqu’à la mort, vous enlever votre bien et vous chasser de la maison comme on chasse des chiens galeux, je peux tirer goutte à goutte le sang de vos veines sans que personne écoute vos doléances. Auriez-vous recours au gouvernement par hasard? Le gouvernement n’y pourrait rien. Vous êtes des juifs, tous les environs sont fermés à ceux de votre race. Vous n’oseriez pas, peut-être, en remettant le pied dans ce village, défier les lois impériales?..

Baschinka jeta un regard d’angoisse par la fenêtre. Au moment même Jacob Aschkenas s’acheminait vers sa demeure d’un pas paisible, ignorant de l’orage qui était venu fondre sur son bonheur.

— Mon père ! voici mon père !

Le seigneur se recueillit l’espace d’une seconde; puis, ouvrant d’une main ferme la porte d’une pièce voisine, il dit à la jeune fille : — Entre ici, je ne veux pas que ton père te voie, ni qu’il te sache si près. Entre !

Elle obéit. Au moment même, le vieillard franchissait le seuil. Bien que surpris et un peu effrayé de rencontrer le vautour dans son pigeonnier, il sut dissimuler et s’inclina en silence.

— Une affaire m’amène chez toi, Jacob. Assieds-toi, je te le permets, et maintenant écoute ce que j’ai à te dire sans m’interrompre.

Le vieillard s’affaissa craintif sur le divan, et son maître, continuant à marcher de long en large, reprit :

— Tu sais que je suis un homme résolu qui va droit au but et qui hait les détours. Que penses-tu de ta fille? — Seigneur, c’est une honnête enfant et la joie de la maison.

— Et elle est belle comme les anges...

— Pure aussi comme eux, noble seigneur.

— Celui qui la possédera un jour sera donc un homme heureux?

— Assurément, si Dieu le permet.

— Eh bien ! nous sommes d’accord. Je n’ai jamais rencontré de plus charmante fille que la tienne, et je me suis dit que, dans la solitude souvent triste de mon château, une jeune créature aimable, vive et gaie serait une meilleure distraction que le jeu, la chasse et les festins. Ne le crois-tu pas toi-même ?

— Seigneur, je ne suis qu’un pauvre vieillard.

— Tu as raison, tu ne peux juger le cas. Tes sens sont engourdis depuis longtemps; d’ailleurs vous êtes si timorés, vous autres juifs! Un Dieu, une loi, une femme, cela vous suffit... Écoute encore... Je suis venu passer avec toi un marché. Lorsque la misère te poussa hors de ton pays natal et que tu vins frapper à la porte de mon château, tu n’avais rien qu’une femme maladive et une enfant fraîche, pleine de promesses, comme une fleur en bouton. Tu enterras ta femme sur mon bien ; tu souhaitas de fixer ta demeure auprès de son tombeau, et je te permis de récolter sur mes champs, de loger dans une maison qui était mienne, j’étendis sur toi une généreuse protection et ta fille grandit dans le bien-être au soleil de ma grâce.

— Seigneur, ce n’est pas vous...

— Tais-toi !.. Je dis que tu es mon obligé. A quelque heure que ce soit de jour ou de nuit, je peux te jeter sur le grand chemin pauvre et nu ainsi que tu l’étais en arrivant... Si tu veux t’assurer un avenir prospère et pouvoir considérer désormais comme ta propriété cette maison avec les terres qui en dépendent, envoie ta fille au château.

— Au château?.. à quel titre?

— Eh! ce ne sera pas ma femme tout à fait, mais il s’en faudra de peu, et si un jour je me remarie, je te la renverrai, sois tranquille ; alors vous pourrez vivre à votre guise; dès le jour où Baschinka sera entrée au château, tu deviendras de locataire propriétaire tout simplement...

— Que Dieu me punisse, s’écria le vieillard en levant les yeux au ciel, que Dieu me punisse si je trafique jamais du salut de mon enfant ! Seigneur, vous me donneriez votre bien tout entier et vos serfs, qui sont nombreux, que je refuserais encore...

— Mais ton avenir? songes-y, malheureux! Crois-tu que je permettrai à un révolté tel que toi de continuer à jouer au maître, et à ta jolie fille de continuer à se faire servir? Tous deux vous apprendrez ce que c’est que la pauvreté. Il t’a fallu beaucoup d’années pour t’élever à ta situation présente... tu en tomberas d’un coup ; maintes fois, tu peux me croire, marchant à travers la poussière, le bâton à la main, la faim dans les entrailles, le désespoir au cœur et ta fille avec toi, tu maudiras tes scrupules d’aujourd’hui. L’aube vous éveillera chaque jour à de nouvelles souffrances, et la nuit ne vous apportera pas de repos; les épargnes que tu as faites à la sueur de ton front, je te les retire, et ta fille, l’objet de tes travaux, de tes soucis, ta fille, pour qui tu semais et récoltais, ta fille tendra aux passans une main amaigrie, à moins qu’elle ne préfère descendre à un trafic plus bas que celui dont tu parlais tout à l’heure avec tant de mépris. N’as-tu pas entendu, vieillard ?

Le pauvre homme restait assis, plié sur lui-même comme un patient à la torture, tandis que son seigneur épanchait toute cette colère; chaque fibre de son corps usé par l’âge et les épreuves était tenaillée cruellement; le bourreau savait trouver les points les plus sensibles pour y appliquer le fer et le feu : ses économies, sa fille... et aucune espérance raisonnable de désarmer ce puissant personnage enflammé par la passion, exaspéré par l’obstacle ne lui venait en aide au milieu d’une si horrible crise.

— Réfléchissez, dit enfin le maître, vous avez le temps jusqu’à demain. Demain Baschinka viendra au château, ou bien ce sera la ruine pour vous. Choisissez.

— Seigneur, répondit Jacob, et les larmes inondaient son visage vénérable, il est inutile d’attendre à demain. Si votre volonté est formelle, si vous n’éprouvez aucune pitié pour un vieillard au seuil du tombeau, pour une enfant dont le seul crime est sa vertu, chassez-nous. Le ciel saura me délivrer bientôt; je le prie de donner en même temps à ma fille courage et résignation.

— Tu ne veux pas?.. tu ne veux pas ?..

— Non, seigneur, non..., non...

En ce moment, la porte de la chambre voisine s’ouvrit, et Baschinka parut sur le seuil. Sans doute elle avait passé le temps de cet atroce débat dans la prière, car, ayant essuyé d’une de ses tresses blondes les pleurs qui remplissaient encore ses yeux rougis, elle se montra soudain calme et résolue.

— Que Dieu te bénisse, lui dit son père, tandis qu’elle l’embrassait avec tendresse. C’en est fait de notre bien-être en ce monde ; mais notre éternité, nous l’avons sauvée, Baschinka. Regardons en haut.

Toute la maison retentit du fracas de la porte que le seigneur laissait retomber derrière lui. Précipitamment il s’éloigna de ce séjour du bonheur et de la paix où il venait de faire entrer l’affliction la plus profonde. Le chant des oiseaux dans leurs cages, l’odeur des fleurs étagées aux fenêtres, les tendres jeux des pigeons sur les toits, la gaîté du soleil, tout cela n’était plus qu’ironie cruelle, une sorte de défi à la détresse des deux pauvres êtres qui sanglotaient maintenant dans les bras l’un de l’autre. La seule demeure de tout ce grand village qui eût recelé de l’aisance et du contentement était devenue morne comme toutes les chaumières environnantes, séjours sordides de la résignation désolée.


II.

Lorsque le crépuscule descendit sur le village et que les travailleurs, fatigués de leur tâche, furent rentrés dans leurs cabanes respectives pour s’y reposer, Jacob Aschkenas, laissant sa fille au logis, sortit et se dirigea vers l’église.

A la maison de Dieu s’appuyait une maisonnette en brique non blanchie, dont les volets de bois mal joints permettaient à un filet de lumière de s’échapper dans la nuit. C’était la demeure du pope.

Jacob entra pour trouver le digne prêtre en train de souper, assis comme un patriarche au milieu de sa tribu. Quatre-vingts fois l’hiver avait passé sur sa tête en y laissant des neiges; sa barbe aussi ruisselait à flots d’une éclatante blancheur. Il était vénéré dans le pays à cause de sa droiture, de sa bonté infatigable et d’une grandeur d’âme qui faisait de lui le père de tous les habitans sans différence de religion ni de race. Tous, quand survenait un moment difficile, allaient réclamer les conseils de sa sagesse et de son expérience.

Lorsque la porte s’ouvrit, le pope, abritant de sa main ses yeux affaiblis, dit à sa femme : — Je crois que c’est Jacob Aschkenas?..

Mais la vieille dame avait la vue plus courte encore que son mari; avant qu’elle se fût renseignée auprès d’un de ses petits-fils, le nouveau venu était déjà au bout de la table :

— Ah! c’est vous Jacob, s’écria le pope; vos visites sont rares. Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui? Faites place à notre hôte, mes enfans; verse une tasse de thé, Demetrius. Jacob, prenez-vous le thé avec ou sans rhum? Mais asseyez-vous donc!.. Pourquoi cet air triste... mon Dieu ! serait-il arrivé un malheur?..

— Oui, un grand malheur m’a frappé, saint père.

— Quel malheur?.. Votre fille est bien portante, n’est-ce pas?.. Vos affaires vont à souhait, il y a chez vous de l’argent comme du foin, chacun vous estime et vous aime. Dans de pareilles conditions qu’est-ce qui peut vous faire du chagrin? — Hélas ! n’avez-vous pas vu parfois un champ couvert d’épis dorés qui enchantaient vos yeux, ravagé soudain par la grêle?

— Il est vrai que le ciel ne parlemente pas avant de nous faire la guerre, mais...

— Eh bien, il faut que j’aie gravement péché contre le ciel ! vous me connaissez pourtant; que pensez-vous de moi?..

— Du bien, rien que du bien. J’ai toujours dit de vous : Jacob Aschkenas est un père heureux, un honnête et riche aubergiste, un brave homme...

— Ah! j’ai été tout cela en effet, mais demain matin, avant votre réveil, je ne serai plus qu’un mendiant, un vagabond, je ne posséderai rien que le fantôme du passé dont le souvenir rendra ma misère plus insupportable encore...

— Jacob Aschkenas... perdez-vous la raison? — Le pope fit un signe à sa nombreuse famille, qui disparut aussitôt. Resté seul avec le juif : — Expliquez-vous maintenant, dit-il.

— Oh! ma fille, commença Jacob en se lamentant, ma pauvre fille! moi j’ai encore les bras d’un homme, et, si je trahie quelques années bien tristes jusqu’à la tombe, peu importe, mais Baschinka!.. vous la représentez-vous demandant l’aumône?..

— Comment?.. C’est du délire ! s’écria le vieux pope de plus en plus effrayé.

— Par Dieu qui m’entend, c’est la pure vérité. Ma fille plait au seigneur...

Le pope leva vers son interlocuteur un. regard candide :

— Elle plaît à tous...

— Eh! vous ne comprenez pas... vous êtes un saint, et puis vous êtes vieux... Le seigneur, lui, n’a que quarante ans et ne croit à rien. Ne devinez-vous pas encore? Baschinka a le malheur d’être belle... la maison et ses dépendances seraient... — Jacob cacha son visage entre ses mains... — seraient le prix du sang, mon père... maintenant vous comprenez...

— Trop bien... et que dit-elle?

— Ma fille?.. Pouvez-vous le demander?

— Baschinka repousse à tout risque cette honte?

— Avez-vous douté d’elle?..

— Non, mais je me réjouis de rencontrer encore d’honnêtes gens, de quelque côté qu’ils viennent...

Et le pope tomba dans une méditation profonde.

— A quoi donc pensez-vous? lui demanda Jacob après être resté longtemps les yeux fixés sur ses traits pâles et majestueux.

— Je pense à votre Baschinka et au pauvre Josef.

— A Josef?.. en ce moment? — Je me dis que si vous ne vous y étiez pas opposé d’une façon si opiniâtre, ce serait aujourd’hui un beau couple...

— Dieu ne l’a pas voulu! soupira Jacob.

— Dieu ! Ne rendez pas Dieu responsable de vos erreurs ! Vous étiez alors possédé du démon de l’orgueil. Pourquoi, je vous le demande, avez-vous refusé Josef? Parce qu’il était soldat, parce qu’il était moins riche et qu’il vous paraissait moins pieux que beaucoup d’autres. C’était pourtant un digne garçon qui avait vu le monde et qui ne manquait pas d’esprit.

— Vous avez raison. J’étais alors ébloui par ma propre fortune, j’oubliais ce que j’avais été, ce que je pouvais redevenir. Mais tout cela est passé... à quoi bon fouiller dans des choses oubliées depuis longtemps?

— Est-ce que Baschinka a oublié, elle aussi?

— Je ne sais. Baschinka est une fille pieuse qui honore la volonté de son père. Quand il m’a plu d’écarter la demande de Josef, aucune plainte n’est sortie de ses lèvres; mais je n’ai eu garde de descendre au plus profond de son cœur.

— Eh bien, reconnaissez la main de Dieu ! Ce jeune soldat, qui venait de recevoir son congé et qui à peine libre se hâtait de déposer cette liberté aux pieds de sa cousine, vous l’avez éconduit, bien qu’il fût le fils de votre propre frère ; vous avez négligé de donner un protecteur à votre fille, un soutien à votre vieillesse. Je le vois encore partir pour Moscou l’âme navrée. Il s’en allait là-bas gagner sa vie et chercher l’oubli. C’est lui que nous rappellerons, Jacob; il a de l’énergie, du bon sens, il est brave... il reviendra vous aider dans l’abandon où vous êtes...

— Lui... Josef! Il ne reviendra jamais !

— Vous ne connaissez donc pas l’amour, Jacob Aschkenas ! Apprenez-le de moi, vieux pope que je suis : plus la femme qu’on aime est frappée, humiliée, malheureuse, plus on a de joie à la relever. L’amour est généreux, il a des élans irrésistibles. Aussi vite que pourra courir son cheval, Josef sera auprès de vous.

— Dieu le veuille!.. J’ai foi en votre parole. Quand la menace du seigneur me toucha comme la foudre, ma première pensée fut pour vous, pour vous le père de tout le village, qui tendez une main secourable à quiconque en a besoin, indistinctement, qu’il soit chrétien ou juif, riche ou pauvre ! Que le ciel vous garde et vous console comme vous m’avez consolé !

D’un pas moins lourd, Jacob regagna sa demeure : il était tard, il n’y avait plus une seule lumière dans le village, sauf celle qui brûlait auprès du lit où Baschinka s’agitait, en proie aux chaleurs de la fièvre. Le repas de midi refroidi et intact était encore sur la table. Dans la cuisine, qui retentissait naguère du bavardage des domestiques et des ouvriers, tout faisait silence ; le pressentiment d’un désastre était passé sur toute la maison, bien que ni Jacob ni sa fille n’eussent rien dit.

— Mon enfant, fit le père en s’approchant du lit, je t’apporte l’espérance ; c’est notre ami le pope qui l’envoie. Avant la fin de cette semaine, il t’annonce du secours, Baschinka.

— Quel secours ?.. parlez…

— Mais promets-moi d’abord, ma chérie, tant que dureront l’épreuve et la persécution, si nous sommes…, — et le père serra convulsivement sa fille contre sa poitrine en laissant tomber une larme sur ses cheveux, — si nous sommes séparés… — Dieu sait ce qui nous attend !., promets-moi de t’armer contre les pièges de la tyrannie et de la séduction…

— Jusqu’à mon dernier souffle, dit l’enfant en levant sa main droite.

— Bien ! je suis tranquille. Quoi qu’il arrive, tu sauras résister à toutes les tentations ?

— Il n’y aura jamais de tentations pour moi, mon père. Je ne saurais être tentée par l’amour de personne.

— Baschinka, j’avais cru que tu aimais Josef ?

Elle rougit, puis répliqua vaillamment : — Celui-là, oui, mon père, je l’aime toujours, autant que je hais le baron. Mais vous parliez d’espérance ?..

— Notre espérance est en Josef…

— Oh ! mon Dieu !

— Tu l’aimais, reprit le père, tu l’aimes, dis-tu ; et cependant lorsqu’il me pressait de consentir à votre mariage, lorsqu’il nous implorait tous les deux, tu restais froide, tu ne te prononçais pas, tu éludais mes questions.

— Comment aurais-je attristé vos vieux jours ? Je savais qu’un gendre pauvre ne vous agréait pas… Je ne pouvais m’empêcher de chérir Josef, mais je devais dissimuler pour l’amour de vous…

Le vieillard laissa tomber sur sa poitrine sa tête accablée :

— En effet, murmura-t-il, c’est la punition de Dieu.

Au bout d’un instant, il poursuivit : — Quand vous étiez enfans, Josef et toi, et que vous jouiez devant la porte comme deux petits pigeons, ta défunte mère avait coutume de me dire : — Ils sont faits l’un pour l’autre. Nous les marierons un jour… L’adversité entra dans notre famille, nous devînmes pauvres, et les parens de Josef eurent le même sort ; leur garçon, encore presque enfant, fut recruté comme soldat[2]. J’avais pris la fuite pour échapper à de méchans créanciers ; je me dirigeais vers le nord ; c’est ainsi que j’ai atteint un pays où il n’y avait pas encore de juifs. Peu m’importait en somme; je me disais : — Dieu est partout; il n’y a pas de lieu où l’on ne puisse le prier.

Ta mère me suivait quoique bien malade. Tu avais huit ans. Fatigués, mourans de faim, nous nous sommes traînés là-haut, jusqu’au château. Le château est maintenant la caverne d’une bête féroce, c’était alors la demeure d’un homme bienfaisant. Je n’avais pas achevé de raconter ma lamentable histoire qu’il m’offrait cette auberge, — une simple baraque dans ce temps-là, plus un jardin et un champ, à des conditions fort douces. Hélas! ma pauvre femme n’a pas vu la maison neuve s’élever sur l’emplacement de la cabane, et nos granges se remplir à souhait. Elle mourut en nous laissant sa bénédiction, que Dieu a exaucée, car notre fortune grandit très vite. Malheureusement la seigneurie changea de possesseur, et le nouveau maître n’hérita pas envers ses tenanciers de la bienveillance que leur avait témoignée l’ancien. Cependant il ne fallait pas nous plaindre : dur envers tout le monde, il nous favorisait par grâce exceptionnelle. Je ne me doutais pas que, si le père était bien traité, sa petite fille en était cause, je ne voyais pas le loup pénétrer chez nous sous la peau de l’agneau.

Là-dessus arriva Josef, que personne n’attendait, que personne ne put reconnaître. Comment l’aurait-on reconnu? Il y avait loin du petit juif aux joues roses, aux yeux timides, vêtu du long pekeschele, à ce gaillard basané, balafré, qui portait des médailles militaires sur la poitrine et dont la voix, le langage, avaient changé; non, vois-tu, il n’avait plus rien d’un juif. Et, après quinze ans d’absence, il entrait ici comme chez lui, en se targuant d’une promesse que le temps et les circonstances avaient effacée de ma mémoire. Fallait-il te livrer à cet homme, à un homme qui. Dieu me pardonne, n’est ni beau, ni riche, sans savoir seulement si tu y tenais? J’avais d’autres projets, je croyais pouvoir choisir... mais Dieu devait en décider autrement. Je le vois bien aujourd’hui, et je me soumets... Certes Josef ne peut nous donner l’aisance qu’il n’a pas, qu’il n’a jamais eue, mais il peut soulager ma vieillesse d’une partie de son fardeau, il peut te défendre contre tout danger, il peut servir de soutien à notre misère... il le peut, si c’est sa volonté.


III.

De grand matin, on frappa violemment à la porte de l’auberge. Jacob se leva; les premiers rayons de l’aube éclairaient la chambre; le pauvre homme eut le sentiment du condamné que le bourreau vient chercher dans sa cellule ; un profond soupir sortit de sa poitrine, il pensa qu’il fallait éveiller sa fille, mais avant qu’il se fût résigné à troubler son sommeil qui avait été bien court et bien agité, Baschinka était debout devant lui, pâle comme la mort, tranquille cependant.

— Ouvrez, dit-elle à la servante.

— Attends ! s’écria son père courant à une caisse dont il glissa en toute hâte le contenu au fond de sa poche. N’oublions pas notre denier de voyage. Si je dois renoncer à tout ce que m’a donné le ciel, blé, troupeaux, fruits des champs et du jardin que j’ai créés dans le désert, je veux sauver du moins le peu d’argent que j’amassais jour par jour...

L’instant d’après, les gens du seigneur et le seigneur lui-même parmi eux firent irruption dans la chambre. Devant le visage de leur persécuteur animé par une méchanceté diabolique, le vieillard et sa fille reculèrent. Alors le baron s’approcha de Jacob et, posant la main sur son épaule, lui dit : — L’heure a sonné. Décide-toi. Je ne t’accorderai pas une minute de grâce. C’est pour vous une question de vie ou de mort, pis que cela, une question de misère ou de richesse. Regarde autour de toi : étables, granges, moulins, tout cela est à toi pour toujours si tu le veux ; et ta fille elle-même, ta fille qui, je l’espère encore, a trop de cœur pour réduire son père à la mendicité, sera traitée comme une reine dans mon château. Crois-moi, quand elle reviendra plus tard, chargée de riches présens, dans la maison paternelle, il se trouvera bien un juif pour l’épouser. Que risques-tu donc?

Baschinka se redressa indignée : — Allons, mon père, s’écria-t-elle, advienne que pourra. Tout vaudra mieux que les infâmes félicités qu’on me propose.

Et, entraînant le vieillard, elle voulut ouvrir la porte; mais une main brutale la saisit : — Qu’est-ce à dire ? Vous ne quitterez pas cette maison avant d’avoir été fouillés. Sait-on si vous n’avez pas volé quelque chose? Ici tout m’appartient jusqu’aux clous de la muraille. Gueux vous êtes venus, gueux vous partirez.

Sur un signe, le père et la fille furent dépouillés de tout ce qu’ils avaient voulu sauver du naufrage, on ne leur laissa que les habits qu’ils portaient. Derrière eux retomba ensuite la lourde porte, et ils se trouvèrent dehors, le vieillard et la jeune fille, sans pain et sans asile.

De quel côté se tourner ? Les paysans du village sont tous pauvres, et d’ailleurs quel serf oserait s’exposer à la colère de son maître?

Ils s’interrogent des yeux ; le vaste monde n’a pas de place pour eux, — pour eux comblés, hier encore, de tout ce qui peut rendre facile et douce la vie humaine. Une voiture vide vient à passer. Baschinka connaît celui qui la conduit : — Veux-tu nous mener à Boloslaw ? En deux heures, ajoute-t-elle, s’adressant à son père, nous serons à l’abri des insultes parmi les étrangers, qui auront peut-être pitié de nous.

— Volontiers, a dit le voiturier. — Mais Jacob retient sa fille : — Baschinka, c’est aujourd’hui le sabbat.

Et la pieuse enfant recule d’un pas, la voiture continue de rouler, laissant les deux misérables derrière elle. — Comment donc faire ?

Une image consolatrice se présente à l’esprit du vieux Jacob : celle du pope. Cette paisible demeure appuyée à l’église est la seule qui s’ouvrira devant eux, la seule où la haine n’osera pas les poursuivre. Jamais nul n’a frappé en vain à cette porte.

Furtivement, comme des voleurs, le juif et sa fille se glissent vers le refuge béni où ils savent qu’est observé ce beau commandement de l’amour du prochain qu’on a si souvent aux lèvres, si rarement dans le cœur. Et en effet le bon prêtre verse le baume de sa charité sur leurs blessures-, ils pourront attendre là plusieurs jours un secours d’en haut.

Tandis que, tout en priant avec ferveur, ils jettent des regards désolés de loin sur la maison déserte qui naguère était la leur, un bruit de grelots vient troubler le silence du village. Ce bruit augmente de plus en plus jusqu’à ce qu’une voiture de poste enveloppée d’un épais tourbillon de poussière s’arrête devant l’auberge. Il en descend un étranger qui cherche à se faire ouvrir la porte. Il frappe aux vitres, il crie, il regarde autour de lui, il interroge d’un air inquiet. Enfin une paysanne lui montre l’église du geste et il y court pâle, haletant, une sueur froide au front.

Ah ! quel retour, quelle réunion ! combien sont profonds et cachés les desseins de Dieu ! Ce pauvre diable qui s’éloignait naguère humilié, déçu dans sa plus chère espérance, le voilà qui revient comme un ange sauveur à ceux qui le repoussaient; il se lève tel qu’une étoile dans la nuit de leur douleur. Des larmes, des embrassemens, des promesses, des éclats de fureur, de tendres sermens se succèdent, s’entremêlent. Le pope est debout auprès de ces trois êtres longtemps séparés et assiste à la réconciliation qui est son œuvre. Il a jeté la corde de salut à ceux qui allaient périr; sa foi ingénue dans la générosité d’autrui n’a pas été trompée : Josef est bien le brave cœur qu’il pressentait. Comme il s’emporte au récit des événemens des derniers jours ! Ses lèvres tremblent, ses poings se ferment, il ne peut rester en place et parcourt la chambre à grands pas.

— J’irai le trouver, dit-il; oui, moi-même,... au château!.. et sans tarder davantage. Mais Baschinka s’écrie : — N’y va pas… n’y va pas maintenant, je t’en conjure.

— Elle a raison, fait observer le pope. Vous n’êtes pas de sang-froid et tout homme qui veut avoir raison d’un autre doit d’abord se dominer soi-même.

— C’est bon ! j’attendrai, j’attendrai un peu, bien que la terre brûle sous mes pieds. N’y a-t-il donc point de droit en Russie, que les nobles peuvent traiter ce peuple comme une bande de pourceaux ? Moi, j’ai été soldat, je suis rompu, Dieu le sait, à la discipline ; j’ai appris à respecter les différences du rang, mais à l’armée nos supérieurs sont retenus par des lois qui modèrent le despotisme… tandis qu’un tyran de village pourra nous dépouiller de la chair de notre corps, sucer la moelle de nos os… et il faudra nous taire ! Allons donc ! Jamais vous ne me ferez croire que le tsar, s’il savait combien de vies humaines sont écrasées par la petite noblesse dans les vastes plaines de son empire, ne mettrait pas fin à l’esclavage !..

— Dieu est haut, le tsar est loin, interrompt doucement le vieux prêtre. Oh ! si l’on avait le droit seulement d’aller se faire entendre dans les palais… Dieu le permettra tôt ou tard, mes amis. Un jour viendra où l’on nous donnera la parole,… alors les oppressés respireront et les oppresseurs garderont le silence… alors vingt-cinq millions d’hommes dégradés au rang des animaux cultiveront la terre autrement que comme des chevaux de labour, sous le fouet pour le compte d’autrui. Oui, l’absolutisme tombera bientôt comme un tronc pourri… je le sens, je le vois… il n’y aura plus de servitude. Je n’assisterai pas à ce changement, mais je m’en réjouirai dans le tombeau, et, si Dieu le permet, mon âme visitera encore les chaumières où ceux que j’ai connus misérables seront désormais heureux.


IV.

Après une nuit d’insomnie, Josef revêtit ses habits de fête et se rendit au château comme il l’avait annoncé. Une troupe oisive de valets se traînait devant le sombre et morne édifice, en s’amusant à exciter les chiens après les paysans qui, moins favorisés qu’eux, défilaient nu-tête devant la résidence seigneuriale, se rendant à leur tâche quotidienne. — Vraiment les chiens avaient l’air d’être dressés à ce jeu, comme si on leur eût fait comprendre qu’ils pouvaient sans inconvénient arracher un morceau à ces mollets de rustres, et plus les paysans effrayés criaient, plus les valets riaient aux éclats sous leur livrée somptueuse.

L’apparition d’un homme au maintien martial, au visage sévère fit cesser cependant ces plaisanteries de cannibales. — Puis-je avoir l’honneur de parler au baron Gaspadof? demanda Josef.

— Vous le saurez là-haut..., le corridor à gauche.

Josef monta lentement le grand escalier. Arrivé au sommet, il s’arrêta un moment pour mettre de l’ordre dans ses pensées, pour se. remémorer ce qu’il voulait dire au despote. De cette visite dépendait tout l’avenir des siens. Il s’agissait de ne pas faire fausse route.

Un domestique accroupi à la porte du maître lui demanda ce qu’il voulait, et sur sa réponse s’écarta pour le laisser passer.

Josef entra donc. Le premier salon était vide, dans le second se trouvait le baron le dos tourné vers la porte et assis devant une table à jeu. Il s’exerçait à donner des cartes avec toute l’habileté d’un escamoteur. Troublé par le bruit d’un pas, il se leva précipitamment et toisa l’intrus des pieds à la tête. Une exclamation simultanée leur échappa. Ils s’étaient reconnus ! Le baron s’appuya chancelant à la table, le juif recula jusqu’à la porte, et il se fit un silence pénible.

Josef fut le premier à recouvrer quelque présence d’esprit. Avec une souplesse digne de sa race, il eut en un clin d’œil changé son plan de campagne, et ne laissant pas à l’adversaire éperdu devant lui le temps de se relever : — Je vous salue, mon colonel, commença-t-il.

Ce seul mot parut frapper le baron à la façon d’un coup d’épée ; il se redressa de toute sa taille, mais une pâleur livide trahissait assez son agitation. — Vous vous trompez, s’écria-t-il enfin, qui êtes-vous? Que voulez-vous de moi?

Josef se sentait maître de la situation.

— Je suis, répondit-il, un ancien sous-officier du 7e régiment des cosaques de Volhynie, et je viens présenter mes respects à mon colonel.

— Qui donc est colonel ici ?

— Mais vous-même, Romain Vassilevitch Konopkof.

— Va au diable ! Tu y trouveras peut-être un Romain Konopkof. Ici demeure et règne le baron Gaspadof, seigneur de Milatine.

— Monsieur, répliqua Josef tout tranquillement, je reconnais d’autant mieux mon ancien colonel qu’il a oublié son nom avec sa distraction habituelle. Vous vous prenez pour un autre comme ce distrait qui, entrant dans une maison étrangère, y endossa une robe de chambre, étrangère aussi, et s’y carra comme chez lui. Pure distraction, sans doute! une de ces distractions comme vous en aviez si souvent au jeu avec messieurs les officiers quand il vous arrivait de piper les cartes. Le seigneur pâlit encore et tourna un regard enflammé vers l’insolent, auquel il eût bien volontiers planté un couteau dans le ventre; mais, toujours calme, Josef, continua: — Par distraction aussi, vous oubliiez la paie de vos soldats, vous oubliiez d’inscrire les noms de ceux d’entre eux qui étaient morts ou congédiés, des déserteurs aussi. Par distraction, vous tiriez sur le jeune comte Stanislas Horski... oh! il vous avait injurié publiquement, je le sais bien, à cause de quelque bagatelle au jeu, mais enfin dans ce duel vous faisiez feu avant qu’il ne fût prêt... Et quand vous avez fui pour éviter le châtiment qu’une loi rigoureuse inflige aux meurtriers, vous avez, par distraction, je le répète, emporté avec vous la caisse du régiment. Ma foi! je comprends que vous vous plaisiez après cela dans le nord, où l’on ne connaît pas mon colonel, à trancher du seigneur et de monsieur le baron...

Le prétendu Gaspadof avait vraiment l’air d’un chien enragé. Ramassé sur lui-même, il semblait prêt à s’élancer... ses yeux sortaient de l’orbite cherchant une arme qui lui permit d’en finir avec l’audacieux qui était venu le relancer dans sa tanière de bête féroce. Au mur, près du poêle, pendaient plusieurs fusils ; il essaya d’en saisir un, et Josef vit la mort planer au-dessus de sa tête.

— Un instant, monsieur le colonel, dit-il sans reculer d’un pas, mon beau-père et ma fiancée m’attendent en bas et le pope s’intéresse très vivement à moi. Si vous me tuez, l’identité du baron Gaspadof et de Romain Konopkof ne sera pas divulguée sans doute, mais ne craignez-vous pas d’être une seconde fois poursuivi pour meurtre?

Le faux baron resta immobile et comme atterré.

— Qui donc est ta fiancée, drôle ? demanda-t-il.

— Ma cousine Baschinka ; son père est mon oncle, et leur sort sera le mien.

— Quoi?.. Baschinka?.. S’il en est ainsi, les choses peuvent s’arranger entre nous, mon garçon.

La physionomie du baron s’était rassérénée : — Serais-tu venu me trouver pour plaider la cause de ces gens-là?

— En effet, c’était mon but, monsieur le colonel...

— Chut! qu’il ne soit plus question de colonel, ni de rien de semblable. Tu n’as rien raconté, j’espère, à tes parens de cette histoire?..

— Comment l’aurais-je fait, puisque moi-même je ne savais rien? J’arrive pour parler au baron Gaspadof, et je trouve Romain Vassilevitch.

— Tais-toi, malheureux ! A quel prix garderas-tu le silence? Fixe toi-même la somme; je te le permets. — En ce cas, je demande les biens de mon futur beau-père, rien de plus.

— Ton beau-père n’a pas de biens...

— Oui, je sais que ses terres dépendaient de la seigneurie, qu’il n’en était que le fermier; par votre volonté, cependant, il peut passer de fermier propriétaire.

— Y penses-tu?.. Ce sont là des prétentions exorbitantes.

— Soit! Je n’en démordrai pas pourtant!

— Mais si je te donnais une grosse somme en te disant : — Va-t’en et oublie-moi pour toujours.

— Je m’en irais dans la ville la plus proche raconter que Romain Vassilevitch Konopkof du Caucase se traduit dans la langue de ce pays-ci : baron Gaspadof.

Le seigneur grogna un sourd juron qui n’intimida nullement l’intrépide Josef; celui-ci restait debout, les bras croisés, la tête haute, en homme qui a le sentiment de sa force et le mépris de son adversaire. Le hasard lui avait conféré une puissance dont il comptait se servir sans en abuser.

Au fond rien ne pouvait être plus insupportable au faussaire que d’avoir à tout jamais son ennemi et son vainqueur pour voisin. — Comment, lui dit-il, je serais condamné à te rencontrer sans cesse sous mes pas?..

— Rien n’empêche mon colonel de voyager si notre présence lui est importune;... mais voyez-vous, mon colonel...

— Maudit! que je n’entende plus ce mot.

— Je me déshabituerai de le prononcer... voyez-vous, seigneur, mon beau-père s’est attaché à cet endroit-ci, et il ne s’en séparerait, je le sais, qu’à contre-cœur... Quand on est vieux, on n’aime pas le changement, mon colonel...

— Encore!..

— Excusez, monsieur le baron. C’est une erreur de croire que le juif n’a de goût que pour l’argent et ne tient pas plus à un pays qu’à un autre. Quitter la maison qu’il a bâtie, le champ qu’il a ensemencé lui est fort douloureux... Et quand bien même vous viendriez lui dire : — Voici de l’argent en échange, il ne serait pas consolé, non, seigneur. Tout autant qu’un chrétien il aime la motte de terre sur laquelle l’a jeté sa destinée... et s’il s’agit de la quitter, le vieux juif peut céder à la force... L’argent ne le décidera pas...

— Mais entends donc raison. Cette maison, ces champs, appartiennent-ils à ton beau-père ou bien au baron Gaspadof?

— En aucun cas, répondit Josef avec un sourire moqueur, ils ne sauraient appartenir au baron Gaspadof. Mon beau-père a reçu des mains de l’ancien seigneur une méchante baraque avec la promesse d’en rester maître toute sa vie moyennant un petit loyer déterminé d’avance; de la baraque il a fait une maison, il a défriché un coin de plaine sauvage, il y a élevé des troupeaux. Tout cela est donc à lui... D’ailleurs, monsieur le baron, il ne s’agit pas ici d’une question de droit, il s’agit d’un marché.

Le seigneur parcourait la chambre à grands pas : — Tu auras de l’argent, autant d’argent que tu en voudras, mais je tiens à vous envoyer bien loin d’ici.

Josef secoua la tête.

— Que le diable t’emporte ! s’écria enfin l’imposteur en frappant du pied de telle sorte que les vitres tremblèrent et que tous les sièges se mirent à danser. Finissons-en coûte que coûte! Je consens... tu as ma parole.

— La seule parole ne suffit pas. Il faut que ce soit écrit, signé et scellé.

— Très bien... nous irons demain à la ville.

— Non, non... aujourd’hui même.

— Aujourd’hui, je ne m’y oppose pas...

Personne, sauf Baschinka, ne sut ce qui avait décidé le baron à cet acte d’éclatante générosité qui resta une énigme pour tout le monde.

Les serfs se réunirent autour de l’auberge quand la famille juive y rentra et témoignèrent de leur satisfaction. Depuis qu’elle était fermée, il semblait que le cœur du village eût cessé de battre. Maintenant les portes grinçaient de nouveau, les fenêtres laissaient pénétrer le soleil, les oiseaux chantaient dans leurs cages, les bêtes bêlaient, mugissaient, gloussaient dans la cour, et la voix joyeuse de Baschinka s’élevait au milieu de ces bruits comme un gazouillement d’allégresse qui réjouissait l’oreille et l’âme de chacun.

Le vieux pope félicita chaleureusement ses protégés de ce retour imprévu au bonheur d’autrefois. — Et maintenant, mariez-vous, dit-il à Josef, mariez-vous vite ; il faut que le plus beau roman ait une fin ; point de préparatifs, point de cérémonies, nous sommes au village, agissons simplement...

— Volontiers, mais où trouver le minian[3] et le cazan[4] et tout ce qui est indispensable à la célébration de l’acte du mariage juif dans un village de la Russie du nord?

Leur perplexité était grande. Se mettre en route pour aller rejoindre une congrégation Israélite quelconque c’était impossible... à qui aurait-on confié la maison pendant cette absence? Il n’y avait d’autre moyen que de faire venir à grands frais le nombre voulu de juifs dans ce pays où ils manquaient.

— Oh ! mes enfans, dit mélancoliquement Jacob, que tout ceci est triste ! Quand je pense que nous sommes mortels, que nous pouvons tout à coup, à l’improviste, fermer les yeux et que nous ne serons pas ensevelis par nos frères, qu’il ne se trouvera personne de notre peuple pour dire le kadisch sur notre tombeau !.. Maintenant même nul ne célèbre nos fêtes avec nous, nul ne se lamente, nul ne prie avec nous aux jours de deuil !.. Quand je pense à tout cela sur mes vieux jours, je me demande si je n’ai pas péché en m’exposant à être enterré comme un chien…

Les yeux de Jacob se remplirent de larmes, et ses enfans, surpris, se demandèrent pourquoi, vigoureux qu’il était encore, le père s’abandonnait à ces lugubres pressentimens. Les scrupules qu’il exprimait étaient justes d’ailleurs. Josef en convint, puis, après s’être recueilli une minute, il reprit joyeusement :

— Ne vous tourmentez plus ; il me vient une idée ; je vais vous la dire, seulement n’en riez pas…

— Quelle est ton idée ?

— Parbleu ! nous ferons venir notre religion ici.

— Tu es fou !

— Vraiment non ! vous allez voir. Nous ferons venir dix garçons robustes et actifs qui s’occuperont des travaux agricoles, et nous aurons ainsi fondé une petite colonie juive, une congrégation juive.

— Mais le gouvernement ne permet pas aux juifs de séjourner dans la Russie du nord.

— Bah ! qu’est-ce qui représente ici le gouvernement ? Des employés que nous paierons pour être un peu myopes : que leur importe après tout que quelques juifs marchent derrière la charrue et battent le blé à Milatine ?

— Et le baron ?..

— Oh ! je me charge de celui-là. Le baron peut tout ce qu’il veut, et vous avez pu juger que j’avais quelque influence sur lui.

Trois mois après deux bâtimens en bois très propres s’étaient élevés derrière l’auberge. Ces bâtimens servaient de demeure aux colons dont plusieurs étaient mariés. Les femmes filaient et cultivaient le jardin pendant que les hommes travaillaient aux champs.

Josef et Baschinka formaient, comme l’avait dit le pope, un beau couple ; leur père semblait rajeunir à vue d’œil. Pour la première fois depuis des années il se trouvait entouré de coreligionnaires dont il était le chef spirituel aussi bien que temporel, car il prêchait et disait les prières.

Force était bien au baron de se taire. Un instant, il forma le projet d’ameuter ses serfs contre les juifs, mais il eut peur que Josef ne découvrît d’où partait ce complot et y renonça prudemment. Néanmoins il ne pouvait supporter davantage tout ce qui se passait autour de lui ; sa situation devenait de plus en plus intolérable. Un jour il fit venir Josef :

— Je suis las de vivre à la campagne, lui dit-il, et j’ai résolu d’aller dépenser mes revenus dans une grande ville. Veux-tu prendre tous mes biens à ferme?

— Soit... pour dix ans.

— Quel prix m’en offres-tu?

— Fixez le prix vous-même, monsieur le baron.

— Eh bien! six mille roubles par an... est-ce trop?

— Non, vous aurez six mille roubles.

Quand le maître eut disparu, les serfs si longtemps maltraités respirèrent. Le village prit une physionomie nouvelle ; tout devint plus gai, la mine des gens, le feuillage des arbres, le chant des oiseaux, le son de la cloche.

Cinq années se sont écoulées depuis. Le faux Gaspadof fait brillante figure à l’étranger ; le digne pope repose sous le gazon; il n’a pas assisté à la délivrance des serfs, à cet affranchissement qu’il appelait et qu’il prévoyait.

Baschinka et Josef sont resplendissans de bonheur et de santé ; quatre petites branches vivaces sortent de ce tronc vigoureux. Jacob, affaibli par l’âge, renonce peu à peu à ses travaux habituels, pour passer chaque jour plusieurs heures dans la salle de prière qu’il a pieusement arrangée au milieu de sa maison.

La colonie s’est augmentée. Trente familles juives venues de la partie occidentale de l’empire mènent à Milatine la vie des paysans, cultivant la terre, élevant des moutons, fabricant de l’huile. Quand toutes les récoltes sont rentrées, ces gens industrieux s’occupent dans leurs maisons à forger, à raboter, à tisser de la toile, à faire des souliers, et à instruire les petits enfans qui sont l’avenir de cette jeune et florissante colonie.


L. HERZBERG-FRANKEL.

  1. Ce récit est tire d’un livre curieux qui vient de paraître sous ce titre : Polnische Juden, von Leo Herzberg-Fränkel. — Stuttgart, 1878. Grüninger,
  2. En Russie, sous le tsar Nicolas, on recrutait les juifs dès l’adolescence.
  3. Les dix hommes nécessaires pour représenter le culte en commun.
  4. Celui qui prononce les prières.