Battling Malone, pugiliste/14

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Bernard Grasset (p. 256-269).


XIV


Pat et ses trois compagnons retournèrent à leur vestiaire en silence, et lorsqu’ils s’y furent enfermés, se délivrant ainsi du tumulte triomphant de la grande salle, le silence dura encore longtemps.

Les soigneurs s’acquittèrent de leur tâche ordinaire avec indifférence et, à leur insu, avec une sorte de mépris. On eût dit que leur champion venait de se révéler tout à coup un imposteur, qu’il leur était impossible de traiter comme auparavant. Les mains d’Andy Clarkson, en frictionnant et massant le corps nu de Pat, exprimaient à leur manière leur déconvenue, et leur dédain pour ces muscles qui n’avaient pas su vaincre.

Quand l’entraîneur rompit le silence, chacune de ses paroles sembla contenir une insulte cachée :

« Il ne vous a toujours pas fait grand mal ! » dit-il en palpant les joues à peine meurtries.

Et quelques instants plus tard :

« C’est égal. Qu’est-ce qu’on va dire chez nous ? »

« Le meilleur homme de l’Angleterre battu par un Français ! » fit Steve Wilson comme un écho lugubre. Et tous trois se prirent à hocher interminablement la tête.

Le massage terminé, Andy Clarkson s’essuya les mains avec une grimace d’amertume, disant :

« Je ne sais pas ce que vous allez faire ce soir, garçons, mais moi je sais bien que je vais me saoûler. »

Quelques minutes plus tard il sortait sans mot dire, la tête basse, les mains dans ses poches. Laissés seuls avec Pat, Steve Wilson et Jack Hoskins, gênés, crurent devoir le consoler :

« Ne vous désolez pas, vieux ! fit Jack Hoskins avec une tape fraternelle. — Vous en battrez d’autres !… »

Il n’en fallait pas plus pour raviver la honte de Pat, et sa rage. Il enfila son grand Ulster de voyage, s’enroula un foulard autour du cou et sortit à son tour, avec une mine si mauvaise que les autres n’osèrent rien dire.

Il se perdit dans les couloirs, rencontra des gens qui lui parlèrent en français et qu’il passa sans tourner la tête ; et un peu plus loin, par une porte ouverte, il vit la salle du combat, déjà vide.

Cela l’affecta curieusement, et au lieu de son humiliation rageuse il lui vint tout à coup une vraie tristesse, une émotion naïve d’enfant perdu, prêt à pleurer. Peut-être quelques-uns de ses amis l’attendaient-ils dans le vestibule — songea-t-il — ou bien dehors… puisqu’ils n’étaient pas venus le voir après le combat. Dans le vestibule il ne trouva personne qu’un des directeurs de la salle, qui s’avança vers lui, la main tendue, mais qu’un geste suffit à repousser.

Sur le trottoir, il n’y avait personne non plus, du moins personne qui l’attendît. Des passants se hâtaient, inattentifs ; sur la chaussée des automobiles semblaient emporter leurs occupants vers des foyers ou des rendez-vous heureux ; cette large avenue presque déserte, avec ses lumières alignées qui clignotaient dans la nuit, parut à Pat le plus mélancolique coin du monde qu’il eût jamais vu.

Il s’en alla devant lui sans savoir où, et sans y songer. À un carrefour une femme le croisa, qui marchait en balançant les hanches et darda sur lui au passage ses yeux liquides. Il grogna de dédain ; mais vingt pas plus loin il s’arrêtait court, le cœur gonflé.

Un de ces moments était venu pour lui où les hommes forts et durs, qui ont toujours vécu durement, sentent avec toute la force qui est en eux le besoin d’être plaints, et consolés, et de goûter au moins les gestes de la tendresse. Et tout naturellement ce fut à Lady Hailsham qu’il pensa.

Ne l’avait-elle pas déjà plaint, et caressé, et baisé sur les lèvres au lendemain d’un autre combat ? n’étaient-ils pas amis ? ne l’avait-elle pas choisi d’elle-même comme compagnon de bien des heures, dédaignant les autres hommes pour lui ?

Il se prit à penser qu’il avait été aveugle et stupide de ne prendre qu’une partie de l’amitié qu’elle lui avait offert, et presque rien de sa tendresse, et de ne jamais rien demander. En tout cas il avait besoin maintenant de toutes ces choses, et il lui parut simple et naturel d’aller les chercher.

Il héla un taxi automobile, finit par faire comprendre au chauffeur, à force de le répéter de diverses manières, le nom de l’hôtel où il voulait aller. Arrivé, il paya d’une pincée de monnaie blanche, au hasard, et monta le perron sans hésiter.

« Lady Hailsham. » Le chasseur appela du geste un autre individu galonné. Celui-là comprenait l’anglais et répondit à Pat par une question un peu hésitante.

« Elle vient de rentrer… Est-ce qu’elle vous attend ? »

Il fit « oui » de la tête, avec force, et sans autre formalité on le conduisit à l’appartement qu’elle occupait.

Le page frappa à la porte du boudoir, qui fut ouverte après quelques instants par Lady Hailsham elle-même.

Elle eut un léger sursaut d’étonnement en voyant Patrick Malone ; mais l’émotion visible et assez inattendue qui altérait cette face brutale aux yeux fatigués la toucha.

« J’ai du regret, Pat ! » dit-elle simplement.

Il n’essaya pas de répondre, et pendant quelques instants resta immobile sur le seuil ; puis l’audace lui vint, et sans qu’elle eût dit un mot il entra.

Battling Malone faisait une assez étrange figure dans ce boudoir Louis XV avec son Ulster d’étoffe rude, le foulard sommairement enroulé autour de son cou, et son visage meurtri par le combat ; mais il était aussi incapable de percevoir ces contrastes et ces nuances, lui, que de songer au lieu et à l’heure, et qu’il était peut-être importun. Il restait debout, sa casquette à la main, muet, attendant les paroles douces et les gestes attendris qu’il était venu chercher.

Et tout à coup la vue de cette femme immobile en face de lui, jeune, belle, des diamants sur son cou nu, le secoua d’une émotion nouvelle, différente de la camaraderie respectueuse de jadis. Il vit en elle, en même temps que sa beauté désirable, le symbole de toutes ces choses précieuses qu’il avait bien cru conquérir auparavant et dont il ne se sentait plus maintenant si sûr : le luxe et les mille raffinements de corps et d’esprit qu’il ne pouvait que deviner en bloc, confusément, et la vie molle et magnifique. Mais vraiment c’était d’elle qu’il avait surtout besoin.

« Est-ce que vous ne pouvez rien trouver à me dire ? » — demanda-t-il d’une voix étranglée.

Elle répéta : « J’ai du regret, Pat ! » et détourna les yeux.

Alors il se dit qu’il avait été si obtus et si indifférent autrefois que maintenant elle hésitait peut-être. Ce serait à lui de parler ; il se mit à rassembler gauchement dans sa tête les idées et les mots :

« La fois où j’avais battu le nègre, vous aviez été si bonne… alors je suis venu cette fois-ci… Je sais bien que c’est moi qui ait été battu, ce soir ; mais je vais vous dire pourquoi : c’est parce que toute la salle, ou presque, était pour le Français, et ces gens-là… c’est difficile à expliquer… c’était comme s’ils avaient été dans le ring avec lui… »

« Mais je sais bien que ça ne vous fera pas de différence, à vous, parce que… — il hésita une seconde, puis continua en toute simplicité — … je pense que vous avez un peu d’affection pour moi. »

Et voici que soudain le sang lui monta aux tempes et qu’il se mit à parler avec force, affranchi de toute timidité, en mâle impérieux qui n’a cure des rangs ni des castes.

« J’ai besoin de vous. Je n’ai jamais su vous le dire parce que je ne suis qu’une brute à tête dure, et que peut-être je ne le savais pas. Mais j’ai besoin de vous. Et je pense que vous m’aimez mieux que les autres hommes ; alors il faut que vous veniez avec moi. Votre mari ne compte pas, puisque vous n’avez pas d’affection pour lui : vous pouvez bien le quitter. Et il ne faut pas croire que vous auriez la vie dure avec moi, parce que j’ai de l’argent à la banque maintenant, beaucoup d’argent, et que vous resteriez une vraie dame tout de même. Et je serais bon pour vous. Il faut que vous veniez avec moi. »

Sa voix rauque s’arrêta ; il chercha quelque chose d’autre à dire, qu’il avait peut-être oublié. Et il lui vint à l’esprit de suite qu’elle ne comprenait peut-être pas qu’il était honorable et sincère ; il se hâta donc d’en donner la preuve en prononçant les paroles sacramentelles qui engagent :

« Je vous épouserai… Quittez votre mari, et je vous épouserai. »

Il y eut une seconde de silence ; puis Lady Hailsham partit d’un long éclat de rire.

L’hôtel était presque complètement silencieux, car la nuit était déjà avancée. Ce rire harmonieux résonna curieusement dans le silence. Patrick Malone resta figé sur place, sa casquette à la main, regardant cette femme au cou blanc endiamanté, qui riait, et à force de regarder il finit par comprendre.

Il comprit qu’elle n’avait jamais fait que s’amuser de lui ; qu’elle ne l’avait jamais considéré que comme un animal favori, de bonne race, et dont on tolère quelquefois le contact aux heures de délassement ; que si le hasard l’avait favorisé et lui avait donné une sorte de grisante renommée, elle aurait peut-être permis que ce contact fût plus étroit et durât quelque temps. Mais qu’en tout cas c’était maintenant fini.

Ce qu’il comprit de tout cela se réduisait d’ailleurs à une intuition rudimentaire, juste assez claire pour qu’il sentît l’outrage. Et son ressentiment fut aussi quelque chose de simple et de purement animal.

Rien ne le retenait. Cette femme s’était moquée de lui, et dans Shawell ou Shoreditch quand une femme se moquait d’un homme d’une façon aussi cruelle, l’homme se vengeait avec ses mains. Tout ce qu’il y avait de brutalité latente en lui s’éveilla et monta comme une flamme.

Il jeta sa casquette à terre et fit trois pas en avant.

Le rire de Lady Hailsham, un rire jeté sans réserve à plein gosier, la tête en arrière, s’arrêta net quand elle baissa de nouveau les yeux et vit la figure de Pat. Sans transition la peur la prit à la gorge, après la gaieté, car elle connaissait bien cet homme et sa terrible simplicité. Elle recula avec un cri inarticulé d’appel.

Il apparut que le page qui avait conduit Patrick Malone, soupçonneux, était resté dans le couloir, car presque aussitôt la porte s’ouvrit et il entra en courant.

Pat tourna sur les talons, abattit le page d’un coup, le prit par le col et par une jambe et le jeta dehors ; puis il ferma la porte à clef derrière lui et s’avança de nouveau.

Lady Hailsham avait reculé jusqu’au chiffonnier du fond de la pièce, une main à la tempe, avec une grimace de peur et d’égarement ; dans l’autre main elle tenait quelque chose, et comme Pat s’avançait elle lui cria par deux fois, d’une voix suraiguë d’hystérie :

« Restez où vous êtes !… Arrêtez-vous ! »

Pat n’était pas de ceux qui s’arrêtent. L’instant d’après la détonation du revolver se répercutait dans les couloirs vides, la fumée se dissipait déjà dans le boudoir, et Pat était couché face contre terre.

Mais voici qu’une hallucination lui vint avant la mort ; ou peut-être était-ce l’instinct simple enraciné dans ce cœur fait pour la bataille… Comme un combattant dans le ring il mit tout ce qui lui restait de vie en un effort désespéré pour se relever.

La Camarde tenait le chronomètre et riait d’avance, de ce suprême et futile effort. Mais il se releva.

Sur les genoux d’abord, en s’aidant des mains ; puis un pied posé fermement sur le sol, et enfin la dernière tension de ses muscles durement trempés, le dernier sursaut de sa grande vitalité et de son courage le remirent debout pour quelques secondes, un filet de sang sur le menton et un autre à la poitrine, qui teignait déjà de rouge son foulard blanc ; chancelant, fixant sur la femme qui l’avait tué des yeux redevenus simples comme ceux d’un enfant, et où il ne restait plus aucune colère.

Puis il s’écroula de nouveau.

Quand les gens de l’hôtel eurent enfoncé la porte qu’on ne leur ouvrait pas, ils trouvèrent dans un coin du boudoir Louis XV une femme livide qui se couvrait les yeux de ses mains et criait comme une bête à la torture, et, figure contre terre, Battling Malone dont les larges épaules avaient décalqué leur forme en rouge vermeil sur le tapis clair.


ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 31 OCTOBRE 1925 PAR L’IMPRIMERIE FRÉDÉRIC PAILLART À

ABBEVILLE (SOMME).