Beau Môme/05

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 27-31).
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v


La jeune Lucette avait fini de laver sa vaisselle, elle la rangeait dans l’armoire en bois de la cuisine.

Le meuble refermé, elle accrocha à leur clou divers ustensiles d’aluminium, récura la pierre de l’évier, frotta la cuisinière, torcha le carreau d’un chiffon humide.

— Voilà qu’ça va être fini pour ce soir… dit-elle à part soi. Elle ouvrit porte de la cuisine, traversa le couloir, entr’ouvrit la porte de la salle à manger.

— Madame, dit-elle, j’vas vider les ordures…

Et elle appela :

— Rip ! Rip ! Allons, viens…

Mme Cormelier et Mme Rognon, sa mère, compulsaient des journaux de mode et ne levèrent pas la tête. Monsieur qui parcourait d’un œil morne une revue scientifique, proféra sourdement :

— Prenez donc l’habitude d’être moins bruyante, ma fille !…

Rip, allongé sur le linoléum aux pieds de Mme Rognon, se leva à regret et suivit la servante.

Lucette prit la boîte de fer qu’emplissaient les résidus ménagers, descendit la vider dans la cour, puis la déposa au bas de l’escalier et s’en alla promener Rip dans la rue, comme il le lui fallait faire matin et soir, pour permettre à la bestiole de satisfaire ses petits besoins naturels. Elle rentra après quelques minutes, reprit sa boîte à ordures, remonta chez ses maîtres, leur dit bonsoir et regagna sa chambre. C’était au septième étage, une mansarde étroite, prenant jour par une fenêtre à tabatière et limitée par des cloisons revêtues d’un papier grisâtre arraché par places. Un méchant lit de fer, une table supportant une cuvette émaillée et une lampe à pétrole, une malle fatiguée auprès d’une chaise de paille la meublaient. Un miroir noirci, des cartes postales décoraient les murs ; des hardes pendaient à des clous. Le tiroir le la table recélait un porte-plume rouillé, deux ou trois vieilles lettres, un peigne cassé et des épingles à cheveux. L’ensemble était sale et triste. La jeune fille alluma sa lampe, fit une sommaire toilette. Elle dénoua ses cheveux, les démêla, réédifia sa coiffure avec un souci inaccoutumé de coquetterie, choisit son corsage le plus gracieux, sa jupe la plus seyante et s’en fut.

Elle descendit sans bruit les raides étages de l’escalier de service, passa furtive devant la loge des concierges, s’éloigna d’un pas rapide.

M. Jojo l’attendait à l’entrée du métro de la Nation. Il la vit qui venait et fit quelques pas au-devant d’elle. Il étudiait ses attitudes afin de mettre en valeur sa souplesse, sa force, la sobriété de sa mise. Il lui prit les mains, l’attira à lui, la serra dans ses bras.

— Bonsoir, ma gosse chérie, ma tit’ poulette, ça va ?…

Sous les baisers du jeune homme, elle sentait défaillir en elle toute vigueur, toute volonté.

Lui, murmurait d’une voix faussement émue des mots tendres cent fois répétés, des banalités amoureuses, réminiscences de romans-feuilletons et de chansons sentimentales. Elle l’écoutait avec ravissement. Il lui offrit son bras.

— On va au cinéma, hein ? ça passera la soirée… Y en a un qu’a l’air bath, pas bien loin, dans l’ faubourg, ça vous plaît ?…

Elle l’assura de son goût pour ce genre de spectacle et ils se dirigèrent vers le faubourg Saint-Antoine.

Dans une irradiante clarté d’ampoules électriques, le cinéma ouvrait ses portes encadrées de larges panneaux couverts d’affiches qu’illustraient les populaires figures des Max Linder, des Charlie Chaplin, des Pearl White. La sonnerie claire et grelottante d’un timbre annonçait l’imminente représentation.

Comme Beau-Môme et Lucette pénétraient dans la salle, la lumière s’éteignit brusquement. Une vague ouvreuse munie d’une lampe de poche leur indiqua des places. Ils se poussèrent avec difficulté entre deux rangs de sièges, foulèrent des pieds, suscitérent des grognements récriminatoires, parvinrent à se caler en d’inconfortables fauteuils.

Un faisceau lumineux jailli du fond de la salle, s’élargit sur l’écran en nappe éblouissante, l’anima d’une vie factice et merveilleuse. Des visions se succédèrent : sites étranges et lointains, montagnes abruptes et arides, rocs, gorges, torrents, paysages sylvestres et marins, arbres géants, lianes monstrueuses, pampas où cheminaient des troupeaux innombrables, fleuves immenses, cataractes, estuaires, rades abritant des escadres, cités aux antiques et grandioses architectures, palais, temples, prétoires, casernes, citadelles, quais, marchés, squares, avenues où se pressaient des foules tumultueuses.

À la faveur de l’ombre, M. Jojo avait pris la main de Lucette, il la palpait, la pétrissait. Par moment il se penchait vers elle, lui donnait de silencieux baisers, dans le cou, dans les cheveux. Elle se laissait faire, émue, docile, heureuse.

Lucette jusqu’à ce jour n’avait guère hanté les cinémas, aussi ne perdait-elle rien des scènes dramatiques et passionnantes offertes à ses regards. M. Jojo au contraire se souciait peu du spectacle et continuait de mettre à profit l’obscurité pour harceler sa voisine de caresses indiscrètes. Elle s’en défendait faiblement, protestait avec mollesse.

— Chut, voyons, soyez sage, on peut nous voir…

Après un court entr’acte, l’annonce d’un nouveau drame aviva l’attention d’un public avide de sensations autant que peu exigeant quant à leur qualité.

— C’est tout d’ même épatant l’ cinéma, dit M. Jojo, y a pas besoin d’ réfléchir, d’ penser à quéq’ chose, y a qu’à r’garder…

Une bouffonnerie terminait la soirée.

Au milieu d’une piétinante cohue, lentement écoulée, Beau-Môme et Lucette sortirent du cinéma, s’en furent dans la paix du faubourg nocturne. Place de la Nation, M. Jojo montra d’un geste la terrasse d’un café-bar.

— On prend quéq’ chose, hein !… Quéq’ chose de chaud, ça n’ fait jamais d’ mal ?…

Elle sembla hésiter un instant, mais ne dit rien et le suivit. Ils s’assirent côte à côte, un garçon s’approcha, maussade, l’air assoupi.

— Qu’est-c’ qu’on prend, un café ?… L’ soir, c’est pas c’ qu’y a d’ mieux pour dormir, tiens, un punch…

Il fut apporté fumant, dans des verres où baignait une rondelle de citron. Ils humèrent la spiritueuse liqueur.

— Ça réconforte, proclama M. Jojo, ça donne chaud dans l’ buffet, c’est tout c’ qu’y a d’ bon… On en prend un autre…

Elle se récria timidement.

— J’ n’ vas plus voir l’escalier pour monter dans ma chambre.

Mais il n’en tint compte, demanda une autre tournée. Lucette à menues gorgées vidait son verre. L’arôme alcoolique du punch troublait légérement sa cervelle. M. Jojo, muet, l’enveloppa d’un regard où luisait son désir de cette fille saine et neuve. Il méditait, combinait des gestes habiles, audacieux pour la prendre… Il fit tinter sa soucoupe sur le marbre de la table pour rappeler le garçon, solda la dépense.

— Ah ! v’là qu’i’ s’ fait tard, nous partons ?… Je vous ramène jusqu’à vot’ porte…

Il lui glissa son bras autour de la taille, ils allèrent enlacés par les rues noires. Devant la maison de la rue de Picpus, ils s’arrétèrent un moment, se dirent bonsoir, prirent rendez-vous pour une autre sortie. Elle posa son pouce sur le bouton de la sonnette, avec un lourd et sourd déclic, la porte s’ouvrit.

— Allons, bonne nuit, dit-elle…

Il s’approcha d’elle pour un dernier baiser, mais tout en l’embrassant il avançait d’un mouvement insensible et tout à coup il se trouva avec elle dans le vestibule de la maison. La porte sourdement se referma sur eux. Elle éprouva une telle surprise qu’elle faillit laisser échapper un cri. Il lui saisit la main, la lui serra avec force.

— Chut ! tais-toi… souffla-t-il, si les pip’lets nous entendent, on est r’fait… Laisse-moi monter avec toi… Il la poussait doucement devant lui ; elle avançait dans l’ombre, privée de toute force, de tout vouloir, son cœur battant si fort qu’elle en était essouffée,

À la porte vitrée de la loge, elle jeta un nom inintelligible et ils montèrent très vite, pressés de s’enfermer chez elle, tremblant d’être surpris. La porte de la chambre enfin close, ils s’assirent et respirèrent, puis elle alluma la lampe, tout en lui adressant tout bas d’hésitants reproches.

— Vous n’êtes pas fou d’être monté ici ? si jamais ça se savait… comment allez-vous faire maintenant pour sortir ?… Vous allez me mettre dans de beaux draps.

— T’en fais donc pas… Tu ne m’aim’s donc pas ? Qu’est-c’ qui t’ fait peur ?… Je sortirai comme je suis entré, pérsonne n’y pigera rien… Qu’on reste ensemble ce soir ou un autre, on y arriverait toujours ; alors pourquoi perdre du temps ?… Tu verras comme on s’aim’ra bien…

Il l’attirait sur ses genoux, la serrait, l’étourdissait de baisers et sournoisement il commençait de dégrafer son corsage. Elle essayait tardivement de résister.

— Non, laissez-moi, soyez gentil… Allez-vous-en, je vous en prie…

Mais il avait déjà découvert son cou, ses épaules ; il y collait ses lèvres. Elle cachait son visage, honteuse, alors, il se souleva, souffla la lampe et dans l’ombre, il défaisait, dénouait les agrafes et cordons que ses doigts rencontraient, il continua de la déshabiller à tâtons. Quand ce fut fait, il se dévêtit lui-même en un tour de main, jeta ses effets sur la vieille malle, s’allongea dans l’étroit lit de fer près de l’adolescente, enlaça, caressa le jeune corps nu sous la chemise de grosse toile. Soudain, elle poussa un cri aigu, déchirant, à la première blessure du mâle au plus intime de sa chair. Elle se tut tout aussitôt, consternée à l’idée d’avoir peut-être éveillé ses voisines, les bonnes logées dans les chambres du septième. Elle suppliait :

— Assez, arrêtez, laissez-moi, vous me faites mal…

Mais il ne la lâchait pas, la possédait, la violait, enivré d’une volupté cruelle à la sentir souffrir sous son étreinte. Lorsque ce fut fini, elle sembla s’effondrer en une longue crise de larmes. Peu accessible à l’émotion, il ne trouvait en guise de consolation que d’ironiques blagues.

— Allons, pleure pas, quoi ! ce n’est rien qu’ ça… Tu vois qu’ c’est pas une bien grande affaire… Toutes les filles en passent par là un jour où l’autre…

Dans le cours de la nuit, il la reprit plusieurs fois ; elle se prêta à ses désirs, docile et douloureuse.

Comme la pâle clarté du matin entrait par la lucarne dans la mansarde, M. Jojo se glissa hors du lit, s’habilla en silence. Lucette dormait, écrasée de lassitude, les reins meurtris. Prêt à partir, Beau-Môme entr’ouvrit la porte, prêta l’oreille. Tout était encore calme ; il se coula dans le couloir. Dans l’escalier, les porteuses de pain et les crémières avaient déjà déposé à la porte des cuisines les carafes de lait, les longs et minces pains de fantaisie tout chauds sous leur croûte dorée…

Au palier du troisième étage, M. Jojo prit un pain, en cassa la moitié, la mit dans sa poche, songeant à son petit déjeuner.

Et riant tout seul de cet aimable tour, il s’en alla d’un pas léger.