Beau Môme/11

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 59-63).
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xi


Mémaine s’était éveillée la première, accoutumée à un lever matinal ; auprès d’elle M. Jojo dormait encore, paisible, innocent. Le réveil sur la table de nuit marquait sept heures moins le quart. La jeune femme songea qu’il était temps de tirer du sommeil son amant, ce à quoi elle employa non brusquement, mais au moyen de légères caresses et de papouilles agréables. Il ouvrit les yeux, s’étira, grogna dans un bâillement :

— Y a pas moyen d’  dormir ici, quoi ! quelle heure donc qu’il est ?…

Mais il aperçut son amie et son humeur s’adoucit.

Elle se penchait sur lui rieuse et nue comme une bacchante ; ses beaux seins s’offraient, ronds et blancs, pareils à de lourds fruits gonflés de sève. Le jeune homme les prit, les pelota, en suça les bouts raides et roses ; puis ses mains parcoururent de caresses le splendide corps jeune et chaud. Et ils s’enlacérent, inaugurèrent amoureusement la journée, après quoi ils se levèrent.

— Faut nous grouiller, dit Beau-Môme, en s’habillant, tu sais que Charlot et sa poule nous attendent à huit heures…

— Oui, fit Mémaine, à la porte de Bagnolet, c’est pas loin, on y s’ra encore avant eux…

Debout, devant la toilette de bois blanc ripoliné, armée d’une éponge, elle savonnait ses nichons, ses épaules, ses bras nerveux, ses hanches amples aux belles courbes d’amphore, l’ovale délicat de son ventre infécond. Dans l’humble décor de sa chambrette d’ouvrière, elle était une grisette de dix-huit cent trente, échappée d’une lithographie de Devéria. Les êtres et les choses changent si peu… Dûment rincée, elle essuya, frictionna ses chairs dures, revêtit du linge frais, passa une jupe, un corsage clair, se coiffa, se mit de la poudre et du rouge. M. Jojo, finement rasé, cosmétiqué, essayait une casquette neuve. Il arborait une chemise de zéphir rayée de mauve ; sa main toujours soignée, s’ornait d’une chevalière volumineuse au plat de laquelle s’entrelaçaient de riches initiales.

— T’es prêt ? demanda Mémaine, on s’en va…

— Ben oui, mon petit, j’ t’attends…

Ils sortirent, les rues étaient vivantes, gaies, dominicales. Des ménagères se hâtaient, portant des filets bourrés de provisions. Des cyclistes, des pêcheurs à la ligne émigraient vers les banlieues. Des gamins endimanchés jouaient, galopaient, bataillaient avec une juvénile et tapageuse alacrité. Les bistros faisaient des affaires. Non loin de la porte de Bagnolet, à la terrasse d’un café-bar, Charlot et sa poule étaient attablés. M. Jojo et Mémaine les rejoignirent, s’assirent avec eux. Charlot faisait volontiers le type chic ; il présenta sa femme avec cérémonie. C’était une petite doreuse du faubourg Saint-Antoine, une brunette de vingt ans, assez jolie, avec qui il était collé depuis peu. On but à la durée et à la prospérité du jeune ménage une tournée, puis une autre. Les hommes se mirent à causer sport et politique, louèrent les qualités, célébrèrent les performances de coureurs notoires, de pugilistes en renom, s’excitèrent sur les progrès du socialisme international, bâtirent à leur gré la cité future. Les deux jeunes femmes tout de suite copines, s’entretenaient de mode, de chiffons, de frivolités, de danses en vogue et de drames passionnels… Le temps s’écoulait avec douceur. On buvait une troisième tournée. Sous l’influence généreuse du picon-citron, les esprits s’échauffaient légèrement, un sang plus vif circulait dans les vaisseaux, tonifiait les organismes. Les deux jeunes couples goûtaient le plaisir fugace d’exister… L’heure du déjeuner approchait. M. Jojo, qui était homme de ressource, dit qu’il connaissait là tout près, dans la zone, à deux pas de la barrière, un modeste bouchon sans apparence, mais réputé pour son piccolo, ses frites, ses moules marinières et ses inimitables entrecôtes. Ils s’y rendirent, joyeux et affamés. C’était une bicoque de planches, entourée de vigne vierge. L’ensemble apparaissait pittoresque et accueillant, au bout d’un sentier qu’avaient tracé au cours des âges les pas de nombreuses générations chiffonnières… Le repas fut simple, copieux, largement arrosé. Il fut aussi intime et cordial. On y bavarda agréablement, on y fit de l’esprit, des mots, tout en bien mangeant, en buvant mieux encore.

Vers deux heures, après le café qu’accompagnaient un assez recommandable calvados et des cerises à l’eau-de-vie pour les dames, les jeunes gens s’en allèrent fort satisfaits.

— Hein, c’est-i’ que j’ les connais, les bons coins ?… fit M. Jojo d’un air supérieur.

Il désirait des louanges, les obtint avec plaisir. C’est au seul cuisinier qu’en réalité elles revenaient. Ainsi nombre de gens, dans les mérites d’autrui, se taillent habilement un petit mérite… Il pouvait être deux heures et demie, trois heures. Un soleil ardent torréfiait les maigres herbages au talus des fortifs, rehaussait de lumière le paysage sordide de la zone, les jardinets, les masures, les tas de détritus et de ferraille, les gravats, et les plâtras… Sur un étroit boulevard vaguement parallèle aux fortifications, se tient le marché aux puces de Montreuil. D’innombrables petits étalages disposés à même le sol, offrent à l’indifférence de la foule, d’étranges, d’inimaginables marchandises : antiques défroques, ribouis éculés, outils, ustensiles de toute nature, cassés, mangés de rouille ou couverts de poussière et de crasse, vaisselle, armes, bouquins dépenaillés, meubles navrants de laideur.

Parfois, rarement se rencontre un bibelot gracieux, venu on ne sait d’où, égaré dans ce triste bric à brac à la suite de quelles débâcles, de quels naufrages…

Le public qui se presse « aux puces » de Montreuil est plutôt de fâcheuse mine. C’est en général un assez sale populo. On y remarque fréquemment de ces gueules qui semblent destinées à illustrer en première page des journaux d’atroces récits de viol de fillettes, ou d’assassinats de vieilles femmes…

M. Jojo, Charlot et leurs amies traversèrent lentement cette tourbe, gagnèrent Montreuil, Saint-Mandé et le bois de Vincennes, où, par les clairs dimanches d’été, afflue, tumultueuse et joyeuse, la multitude parisienne avec ses mioches turbulents, ses paniers de victuailles et ses litres de vin. Ils se promenèrent correctement, tels des gens comme il faut, par les allées ensoleillées, pleines de rires et de jeux. Doué d’un heureux caractère, aisément satisfait de son lot, Charlot exprimait son naïf contentement :

— Une bonne journée, hein ? y a pas à s’ plaindre. Un temps merveilleux, un fin gueul’ton, une chic balade… Moi, ça m’ plaît, je suis pour les petites parties tranquilles, entre soi…

Bonne journée en effet, belle journée ; mais pourquoi faut-il que tant de belles journées, commencées sous les plus favorables auspices, finissent assez mal parfois ?…

Vers le soir, ils regagnèrent la porte de Vincennes, prirent l’apéritif et dînèrent chez un marchand de vin, puis ils passèrent la soirée dans un cinéma près de la Nation. Ils en sortirent à l’heure où se ferment ces établissements et reprirent le chemin de leur quartier.

La nuit était merveilleusement douce, une nuit faite pour les promenades amoureuses. M. Jojo et Mémaine marchaient en avant, Charlot et son amie suivaient à quelques vingt pas et comme leur union était neuve, qu’ils vivaient leur lune de miel, ils s’arrêtaient souvent, pour se mieux embrasser. M. Jojo formait des projets d’avenir. Il se voyait de retour du régiment et il avait de l’argent, pas mal d’argent… D’où le tenait-il ? Ma foi, il ne s’arrêtait pas à ce détail, il admettait l’avoir ; le dieu Hasard y avait pourvu, il y a tant d’occasions, de coups de chance, qui procurent la grosse galette quand on a de la volonté, de l’audace…

… Bref, il y avait de l’argent et il s’établissait, il achetait un bar — ç’avait toujours été son rêve d’être bistro — un chic bar avec beaucoup de glaces. « Aux Enfants de Charonne », Maison Jojo. Et il y avait une vaste arrière-salle que l’on aménageait pour y faire des poids, de la lutte, ça devenait le siège d’une société sportive, le rendez-vous des costauds du quartier et l’argent pleuvait dans la caisse, on gagnait ce qu’on voulait… Châteaux en Espagne, châteaux de rêve et de nuées que le plus léger souffle emporte…

Mémaine soupirait, tout cela était bien lointain, bien aléatoire. Mais lui continuait de discourir, plein d’assurance, riche des illusions de la jeunesse et prenant ses désirs pour des réalités. Hélas, qu’il y a loin de la coupe aux lèvres…

Une ombre noire, longue, baroque se profila sur le mur, comme ils s’engageaient dans la déserte rue des Orteaux. Un homme qui marchait derrière eux parvint à leur hauteur, les dépassa et faisant brusquement demi-tour, s’arrêta devant M. Jojo.

— Hein, Beau-Môme, mon p’tit gas, tu me r’connais ?…

Hagard, M. Jojo revit son adversaire d’un soir tragique… D’instinct, il se jeta en arrière, mais pas assez vite. Le bras levé de l’homme instantanément s’abattit, dans l’éclair d’une lame qui frappa Beau-Môme sous la clavicule gauche, s’enfonça dans sa poitrine. Un second coup l’atteignit au cou, trancha la carotide d’où le sang gigla, ruissela, et il s’écroula lourdement. Le marsouin jeta son couteau, promena autour de lui un regard de bête traquée. Charlot accourait ; un furieux coup de savate au creux de l’estomac l’arrêta net, un croc en jambes l’étendit. Sa tête porta rudement sur le pavé où il demeura un moment tout étourdi. Et le meurtrier s’enfuit avec une fantastique agilité, vers la rue de Bagnolet où il disparut.

Mémaine et l’autre jeune femme restaient là, pénétrées d’une horreur sans nom. Des passants épouvantés s’approchérent, deux vieillards et une tremblante fillette. M. Jojo râlait, quelques instants ses ongles griffèrent le trottoir et sans un mot, il glissa, sombra dans le définitif néant… Des sergents de ville surgirent. Charlot s’était relevé, il se pencha sur son ami, souleva sa tête inerte.

— Jojo, ben quoi, mon pauv’ vieux ?… Nom de Dieu, je crois qu’il est mort…

Alors, Mémaine éperdue se jeta sur le corps sanglant.

— Jojo, mon p’tit homme, mon chéri…

Dans l’immense ciel indifférent aux microscopiques drames de la Terre, vivaient lumineusement les constellations innombrables. Vers la rue des Pyrénées s’entendait le grondement du chemin de fer de ceinture. Au loin, un phonographe beuglait dans un bar nocturne…

Décembre 1923.