Beau Môme/Texte entier

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 1-63).

i


Équivoque, l’allure à la fois veule, souple et circonspecte, M. Jojo, qu’on appelait Beau-Môme à Charonne, en raison d’un physique avantageux, entra dans le bar qu’exploite l’auverpin Teyssèdre, rue de la Folie-Regnault, à la Roquette.

Il toucha sans l’ôter la fine casquette posée sur ses cheveux lustrés de cosmétique et rasés sur la nuque.

— Soir, les potes… fit-il.

— Soir, mon vieux… souhaita le bistrot.

— Ça roule ?…

— Ça s’maintient…

M. Jojo prit sur le comptoir l’Auvergnat de Paris, le déplia…

— Qu’est-c’que ça s’ra ?… s’informa le bistrot.

— Un picon… non, un mandarin-curaçao…

Il ajouta, ayant le goût du pittoresque :

— Et bien tassé, c’est pour un tuberculeux…

C’était un brun de dix-neuf ans, aux traits assez jolis bien que vannés. On le disait — un petit mec bien balancé — Il faisait des poids et luttait quelque peu chez Deriaz, se savait costaud, ne dédaignait point les effets de torse. Bien chaussé, un petit veston noir sur un maillot cycliste beige ; il se montrait toujours parfaitement rasé et orgueilleux de ses mains très soignées.

Ouvrier électricien, il travaillait de loin en loin, aux heures de purée et parce qu’il est toujours utile de pouvoir se prévaloir, à l’occasion, d’une profession avouable. Au surplus, il disposait de ressources appréciables et mystérieuses…

Tout en tétant lentement son mandarin, il demanda :

— À part ça, quoi d’neuf ?… Y a longtemps qu’t’as vu Charlot ?…

— Ben voilà déjà que’ q’jours…

— La tante. Quand on l’cherche, ce frère’-là, y a pas d’pet, qu’i’ se fas’ voir…

Il but, songea quelques instants, reprit :

— La gosse est passée me d’mander ?…

— Non, j’l’ai pas r’vue depuis l’autr’soir, qu’t’étais avec…

— Ah !… Ben j’vas la chercher, ça va être l’moment… Quelle heure qu’t’as ?… Sept heures moins l’quart… ça va, je m’barre…

Il vida son verre, paya sa consommation.

— R’oir ’sieur’ dames…

Par la courte rue Mont-Louis, boulevard de Charonne, il atteignit la rue de Bagnolet, s’y engagea. La nuit tombante allumait les réverbères, enveloppait d’ombre la décrépitude du quartier populeux. Le tramway surchargé ramenait les travailleurs de la banlieue. De tristes boutiques s’éclairaient. Chez le marchand de vin de pauvres bougres, las de leur journée boulottaient en lisant les feuilles du soir. Un brocanteur rentrait son crasseux bric-à-brac. D’infâmes meublés, à cent sous la passe, par les couloirs desquels venaient des relents de chiottes et d’éviers, évoquaient des souvenirs de faits divers sinistres, de bonnes femmes coupées en morceaux, de malle à Gouffé. Quatre agents cyclistes passèrent silencieux. M. Jojo grogna, hostile, méprisant.

— La volante… Bourriques…

Il arriva rue des Pyrénées, remonta à gauche vers la place Gambetta. À quelque distance un large vitrage s’illuminait, dans la devanture badigeonnée de bleu clair d’une blanchisserie.

Là, les manches retroussées, le col dégrafé, une demi-douzaine de jeunes femmes maniaient le fer avec entrain, au milieu des bavardages et des rires. Au passage de M. Jojo, l’une d’elles, une grande blonde, lui fit un signe de tête et lui sourit.

On l’appelait Mémaine ; elle était réputée du faubourg Antoine à Ménilmontant et de la rue d’Avron à la rue Basfroi, dans les lavoirs, dans les guinches et dans les bars.

De lourds cheveux, des yeux larges, hardis, une menue bouche rouge, sensuelle et cruelle, une gorge dure, une taille flexible et libre de corset, une croupe ample. Elle aimait les hommes forts, les rixes, la danse et les chansons réalistes, l’aramon, les alcolos, les caresses. Elle respirait la luxure. Elle avait rencontré Beau-Môme un samedi soir dans un bal-musette, Un caprice les avait unis ; la joie profonde qu’ils avaient goûtée l’un par l’autre avait prolongé l’aventure, leur liaison durait depuis quelques mois.

Une autre, n’importe quelle autre, il l’eût mise sur le tas, il lui eût — loué vingt mètres de bitume et deux bec’ ed’gaz — car dures et impérieuses sont les nécessités de la vie. Mais depuis qu’il connaissait Mémaine la jalousie, sentiment nouveau, était née en son cœur. L’idée lui était intolérable qu’un autre eût pu désormais posséder la blonde fille. Il lui disait, avec, dans le regard, une lueur de folie meurtrière :

— Un mec que t’aim’rais, que tu m’tromperais avec, le l’saignerais comme un cochon, j’i’  bouff’rais les foies…

Et quand il l’apercevait dans les rues du faubourg, l’épaule courbée sous un lourd paquet de linge, son grand panier de blanch’caille au bras, il sentait un sang plus chaud courir dans ses veines, une poussée de désir le faisait s’étirer, frémissant, l’esprit soûl de souvenirs, de visions… Vers sept heures et quart, elle sortit. Elle avait une longue blouse blanche, un fichu de laine noir sur les épaules.

— Soir, la gosse… dit M. Jojo, tendre.

— Quiens, te v’là ?… Soir, mon p’tit homme… C’est gentil d’être v’nu… J’suis vannée… Ah ! c’boulot, c’que j’en ai marre… T’as croûté ?…

— J’crois pas…

— Bath ! On dîne ensemble, pas ?

— J’pense bien…

Ils s’en furent chez un marchand de vin où ils s’installèrent. Les sièges étaient durs, une toile cirée tenait lieu de nappe. Près du comptoir, où trônait une énorme femme à moustache, un bougnat et deux terrassiers trinquaient en discutant. Dans un coin se repaissait un cocher taciturne.

— Mémaine, lis voir c’qu’y a sur la carte…

La blanchisseuse énonça la liste courte et simple des plats. M. Jojo conclut :

— C’est pas lerch…

Une fille de salle surgit des profondeurs de la cuisine, Mémaine commanda :

— Un potage… Après ça s’ra une escalope de veau et une salade !

— C’est ça, approuva Beau-Môme, même chose pour moi, et puis deux demi-s’tiers, rouge et blanc, quat’sous d’pain…

Ils mangèrent en échangeant d’indifférents propos.

— Qu’est’ q’t’as fait, môme c’t’après-midi ?…

— Pas grand’chose… J’voulais voir Charlot, j’aurais b’soin d’y causer, mais j’ai pas pu l’dégotter…

— Te bil’pas, mon p’tit, demain i’ fra jour… Alors c’est tout c’ que t’as fait, t’as pas été voir d’poule ?…

Il haussa les épaules.

— Pens’s-tu ?… Tu m’dis toujours ça, c’que t’es gosse…

Elle lui versa du vin.

— Tu bois pas, môme… Oh ! il faut que j’te raconte… Dis ? tu t’souviens la p’tite Alice, l’apprentie d’chez nous, que j’t’ai déjà causé ?…

— Oui, eh bien ?…

— Ben, a’s’est barrée avec un type…

— C’te petit’ môme qu’était avec toi l’aut’fois ? sans blague…

— Sans blague, c’te môme-là… Et quatorze piges… Y a pas, y a p’us d’gosses… Et c’qu’i’faut qu’y ait des types dégoûtants…

— C’est marrant…

Ils achevèrent leur repas, partirent. Ils revirent la rue noire, vide, les hautes bâtisses où des lueurs marquaient les croisées.

Un éblouissement d’ampoules électriques annonça l’entrée d’un cinéma. De truculentes affiches y promettaient, outre des — films sensationnels — les débuts d’un chanteur de qui elles offraient l’imbécile physionomie. Plus loin, dans un bar peuplé de blêmes voyous en casquettes et de poules en cheveux, un phonographe nasillait :

Tu voudrais me voir pleurer
Tu cherches à me faire de la peine

À l’appel de son nom lancé d’une voix grasse, M. Jojo s’arrêta.

— Bon v’là Charlot… Non, mais tu t’fais rien rare ; j’t’ai cherché tout c’soir…

— Ben quoi ! te fâch’pas, tu m’trouves…

C’était un grand type maigre, blond, ni beau ni laid, blagueur, vêtu sans recherche. Doué de finesse et d’industrie, il exerçait toutes sortes de petits métiers vagues. Parce qu’il était d’humeur égale et que, vigoureux, il ne redoutait pas les escarmouches, M. Jojo lui accordait de l’estime et quelque amitié.

— Un p’tit café, Mémaine ?… offrit Charlot.

— Mince, la gosse, rigola Beau-Môme, i’rince… T’es aux sous à c’qui paraît…

— J’suis pas aux sous, ballot, mais on sait viv’ quoi… C’est pas tout ça, t’avais à m’causer ?…

M. Jojo baissa la voix :

— Heu… oui… Voilà, j’ai pas l’rond… Alors quoi… un d’ces jours on pourrait chercher à nous deux que’q’filon, qué’q’combine…

— Ça pourrait s’faire… condéda Charlot, j’dis pas non les temps sont durs, la vie chère…

Il resta pensif un moment.

— J’connaîtrais p’t’être quéq’chose… Y a longtemps qu’j’ai visé à Romainville un pavillon… isolé et chic… où n’y a qu’un vieux bipède, sourd comme un pot et plein aux as… Y a bien aussi une boniche mais a’s’barre tous les soirs en douce r’trouver son gigolo. Ça s’rait du boulot d’choix…

En dégustant leur café, ils s’entretinrent, discrets, en fin de quoi :

— Dix plombes… remarqua M. Jojo, on s’débine, tu viens Charlot ?…

— Non, j’peux pas, j’attends des copains.

— Alors, à r’voir, vieux ; on r’caus’ra… T’t’en viens, la gosse ?…

Par la rue des Pyrénées ils regagnèrent la rue des Orteaux. Là, Beau-Môme avait sa demeure, au dernier étage de l’Hôtel du Progrès, un garni assez humble.

Un bec de gaz parcimonieux éclairait le couloir, à droite une porte vitrée s’ouvrait sur une salle de marchand de vin. M. Jojo prit sa clé au tableau, ils montèrent. L’escalier était raide, plein d’obscurité. Un enduit de crasse isolait la rampe, on frôlait des murs gluants. Au quatrième étage Beau-Môme ouvrit sa porte, fit craquer une allumette. Sybarite, épris de confort, il possédait une lampe à pétrole achetée d’occase au marché de la place d’Aligre ; une maigre clarté régna.

La chambre s’encombrait d’un mobilier sordide. Deux chaises boîteuses flanquaient une commode à moitié disloquée. Sur la table de toilette dont un mégot décorait le coin, un pot à eau blanc, veuf de son anse, surmontait une cuvette à fleurs. Un lambeau de carpette couleur de poussière, s’efforçait de masquer les ruines du carrelage. Au mur, M. Jojo avait disposé des cartes postales où se voyaient des femmes nues, car il se piquait d’esthétique et de goùt… Par la fenêtre, on n’apercevait que des murs noirs, des croisées mal éclairées aux vitres sales, aux rideaux en loques.

Beau-Môme s’assit au bord du lit, alluma une cigarette. Mémaine enlevait sa blouse blanche, la suspendait au porte-manteau.

Debout devant la glace, elle retira lentement ses peignes de celluloïd. Ses superbes cheveux blond-roux croulèrent sur ses blanches épaules. Dans le geste qu’elle fit pour les tordre et les fixer sur sa nuque, ses beaux bras relevés découvrirent les mousses nichées au creux de ses aisselles.

M. Jojo bondit, y colla ses lèvres, se grisa, s’étourdit de l’exquise et fauve âcreté de leur parfum ; puis remonta, parcourut de baisers ses épaules, ses seins fermes et droits Elle riait.

— Ah ! cesse, Môme, tu m’chatouilles…

Mais il la serrait, la respirait, buvait son odeur énervante et chaude de repasseuse.

— Ah ! c’que j’taime, gosse, j’te mangerais…

Elle laissa tomber son jupon, s’allongea sur le lit, frotta des deux mains ses hanches, son ventre, ses cuisses, joyeuse de se sentir forte, ardente et nue…

Lui se dévêtait avec soin, délaçait ses bottines. Mémaine enleva sa chemise, la lança dans la chambre, étira son corps voluptueux, soupirante et toute vibrante, les seins gonflés, les cuisses élargies…

Elle dit, la voix changée, rauque, passionnée :

— Ah ! magne-toi, môme, mon p’tit homme, viens quoi !… Ah ! c’que je suis amoureuse, c’soir…


ii


Neuf heures sonnaient, M. Jojo sortit de son hôtel. S’étant offert au premier bar un café crème, il s’en fut d’un pas léger, la cigarette aux lèvres, paisible, content de soi.

Il descendit les rues de Bagnolet et de Charonne. Là grouillait, affairée, une foule d’humble condition. Entre les petites charrettes des quatre saisons, autour des étalages de la tripière, de la fruitière, du charcutier, les ménagères, mal peignées, promenaient leur jupon, leurs savates, leur filet bourré de provisions, coudoyaient le livreur, le garçon charbonnier, l’employé du gaz, l’encaisseur de chez Dufavel.

Par la rue des Boulets M. Jojo coupa le boulevard Voltaire, prit la rue de Montreuil. La même animation matinale y régnait. Le tablier blanc des crémières frôlait le sarrau bleu des porteuses de pain. Les pipelettes au seuil des immeubles recevaient le facteur avec importance. Les boutiques de brocanteurs vomissaient sur le trottoir un amas d’outils mangés de rouille, d’ustensiles ébréchés, de ribouis éculés, d’effets élimés par un long usage.

Un bourdonnement de laborieuse ruche emplissait le faubourg Antoine, pays des ébénistes. La vie y était intense, agitée. Mille voix s’y mêlaient, mille activités. Le camion y croisait le haquet, le tombereau, la charrette à bras chargée de pièces de bois, de moulures, de colonnes torses, de feuilles de palissandre et d’acajou destinées à de savants placages.

Sur le trottoir de loin en loin, un sergot somnolent, l’air abruti, traînait ses godillots. Malgré la grise pâleur du ciel de Paris, il semblait flotter de la gaîté, de la fraîcheur dans l’air du matin.

M. Jojo atteignit l’avenue Ledru-Rollin, emprunta cette voie, puis la rue de Charenton jusqu’à l’entrée d’un hôtel meublé dans lequel il s’introduisit. Du bureau où, assise, elle lisait des feuilletons, la tenancière, quinquagénaire à figure de tireuse de cartes, lui sourit avec considération. Il poussa une petite porte vitrée, prit l’escalier. Au palier du premier, le garçon qui balayait le salua, plein de déférence ; il répondit avec supériorité. Arrivé au second étage, il s’arrêta devant une porte numérotée, frappa discrètement, attendit, cogna de nouveau. Il ouït le grognement de quelqu’un dont on trouble le sommeil, puis une voix bourrue :

— Qui est là ?…

— Ben, c’est moi, hé !…

Un craquement de sommier, un glissement de pieds nus sur le plancher, la porte s’ouvrit, une forte femme apparut en chemise, ébouriffée, les yeux bouffis.

— C’est toi, mon gosse ?… J t’avais pas entendu, j’roupillais… Tu permets ?… je me r’plume.

— T’t’en fais pas, j’vois, dit M. Jojo, t’en écrase encore, v’la onze heures…

— Non mais… j’m’ai bachée à trois heures du matin, moi… T’as pas l’air de t’douter d’ça…

Elle s’était recouchée, elle étira ses gros bras rouges.

— Dis, mon p’tit, pass’moi donc un’cigarette… T’as l’paquet su’ la ch’minée…

Il le trouva, ainsi qu’une boîte d’allumettes-bougies, à l’endroit indiqué, entre une laide pendule détraquée et deux vases à fleurs en verre bleu.

Étalée dans le lit aux draps douteux, ses nichons énormes et inconsistants largement répandus, les yeux mi-clos, elle se mit à fumer béatement.

Elle avait vingt-huit ans. Depuis de longues années, elle hantait les abords de la Bastille, offrant ses charmes et l’on connaissait la grosse Georgette dans tous les garnis des rues Daval, Jean-Beausire et du Pas-de-la-Mule. Assez jolie, elle avait une bonne et fidèle clientèle de petits bouquetiers des alentours. Au surplus, comme il y avait chez elle du monde au balcon et sur la cour comme sur la façade, elle était appréciée des potaches.

Bonne fille, ni malhonnête ni rapace, elle savait se montrer gamine avec les bonshommes âgés et maternelle avec les tout jeunes gens. Elle savait contenter tout le monde, était bien vue des copines, estimée des hôteliers, considérée de ces messieurs des mœurs. Sa vie s’écoulait sans soucis et sans troubles. L’observation des présomptions et des faiblesses humaines, avait fait fleurir en son âme l’indulgence philosophique. Dans l’exercice régulier et consciencieux d’une importante fonction sociale, elle trouvait cette paix noble et sereine qui naît de l’accomplissement du devoir.

Douée de sens pratique, elle avait amassé un pécule assez rond, formait des projets d’avenir et depuis longtemps avait pris le sage parti de demeurer indépendante.

— Moi, disait-elle à son amie Éva la grelée, j’engraiss’rais un barbeau, mince !… Y a longtemps que ça m’a passé c’te maladie-là, et ça te passera aussi, avant que ça me r’prenne…

Néanmoins, comme on n’imagine guère d’existence sans un minimum de satisfactions sentimentales et qu’elle conservait le goût des plaisirs choisis, elle s’offrait de temps en temps, non point des caprices ruineux, mais quelque béguin parmi les jeunes hommes de son milieu. C’est à ce titre que M. Jojo la venait voir fréquemment, parce qu’elle était d’un commerce agréable et qu’elle le favorisait de menus subsides avec la largesse d’une pour qui vingt francs ne représentent qu’un quart d’heure de soumission indifférente et résignée.

Beau-Môme s’était assis sur le bord du lit, elle lui demanda :

— Où donc qu’t’étais hier soir ?… J’pensais qu’tu serais passé m’voir, mais Monsieur était occupé autre part, probab’e…

— Bon… et puis quoi encore ?… j’m’y attendais. J’en étais sůr, fit M. Jojo avec l’accablement de l’innocence accusée. C’est tout de même épatant c’que t’as confiance en moi… Ben quiens, je vas te l’dire, ma grosse, hier soir, j’suis allé faire des poids…

Même que j’étais en forme, sans m’fout’des gants…

— On sait qu’t’és costaud… T’es un peu là…

— Ça va… On peut pas dir’deux mots d’sérieux avec toi, faut tout le temps que tu cherr’…

Elle rit très fort.

— Tu vas pas t’fâcher peut-être… Qué sal’ caractère que t’as… Embrass’-moi… T’en fais un’ gueule…


Ah ! c’que je suis amoureuse ce soir (page 6).

Il se pencha sur Georgette, ils s’embrassèrent, elle soupira languissamment.

— P’tit’ rosse… C’ que j’suis chipée… Pourquoi, dis ? môme, que j’te gobe comme ça !…

À son tour, il ricanait, narquois. Agacée, elle cria dans une brusque colère de fille :

— Qu’est-c’que tu as ?… Ah ! te fous pas d’moi, tu sais !…

— T’excit’pas… Tu m’fais rigoler, tu m’dis que j’ai un sal’caractère, mais tu n’te vois pas monter… Sans blague c’que t’es râleuse.

Sur ces entrefaites, une horloge tinta douze fois.

— Mince, midi… fit Georgette. Vrai, j’suis tout d’mêm’ couleuvre… Ça fait rien, j’la saute et toi, môme ?… Quiens je m’lève…

Elle s’assit dans son lit, se gratta la tête.

— Y a pas, j’ai la cosse, c’est pas d’blague… Zut, tant pire j’teste au plum’… Dis mon gosse, si t’étais gentil, si qu’ça t’f’rait rien d’descendre, tu dirais au larbin qu’i m’ prenne deux portions d’ que’g’ chose au bistrot d’à côté… Puis un légume, un dessert… enfin qu’i voye… qu’i monte aussi une bouteille d’ bouché… I n’a qu’à dire que c’est pour Madam’ Georgette, la grosse…

— Ça colle…

M. Jojo sortit et revint après quelques instants.

— T’as rien oublié… fit Georgette, tu i’as dit qu’i’ s’ dégrouille…

— Mais oui… mais oui…

Quelques minutes s’écoulèrent, puis le garçon entra une bouteille sous un bras, un pain sous l’autre, les mains chargées d’assiettes où fumaient des ragoûts. Il crut devoir manifester finement sa surprise de ce que la locataire était encore au lit.

— Ben quoi, la petit’ mère, on se lèv’ p’us…

La repartie de Georgette, encore que polie, fit entendre au bavard qu’on souhaitait qu’il ne s’éternisât point.

M, Jojo approcha la table du lit, disposa dessus tout ce qu’avait apporté le larbin.

Ils mangèrent, tête à tête, des mets de gargote arrosés d’un bourgogne de troquet.

— À part ça, fit Beau-Môme pour dire quelque chose, les affaires, ça va ?…

Elle ne dit ni oui ni non. Sans doute, ça allait toujours bien un peu, mais sans excès. Elle déplora la rigueur des temps.

— Ah ! mon p’tit, c’est p’us comme autr’fois, l’méquier a perdu, c’est rien de l’dire… Aujourd’hui, l’michet est rosse, rapiat, insolent, tout quoi… Il s’f’rait écorcher pour cent sous, faut voir ça, non, c’est marrant… T’as des petits jeun’s gens que ça tient pas d’bout, ben i’voudraient nous la faire… J’sais pas, i’croyent d’nous épater, ma parole, en faisant les mariol’s, les typ’affranchis… Y en a qui vous font du boniment, y en a d’autres qui parlent de vous mett’ des baff’s… I’ croyent qu’c’est arrivé ; c’est comme je te l’dis, y a d’quoi rigoler… Ce qu’y a’ cor’ed’bon, c’est les étrangers, les Englishs. Y en aurait beaucoup, qu’on gagn’rait sa vie… Et chics, pas r’naudeurs, tu parles des bath types… À part ça, qué’sal’ boulot ça d’vient…

Pourtant, j’dois connaître l’truc ; ou personne… Ah ! là ! là !… mon p’tit gas, c’que la vie est moche et dégueulasse…

Le repas s’achevait sur ces propos.

M. Jojo poussa dans un coin de la chambre la table chargée d’assiettes où se figeaient des restes de sauces. Ayant donné un tour de clé, il s’allégea de ses vêtements, se glissa dans le lit chaud auprès de Georgette. Elle l’étreignit avec force et tendresse.

Experts l’un et l’autre en amour, ils se donnèrent des caresses rares et subtiles. Après l’étreinte, les ablutions saines et réparatrices, ils se laissaient tomber sur la couche saccagée et ramenaient le drap jusqu’à leur menton, goûtant la voluptueuse lassitude qui suit le plaisir. Puis, quelque furtif contact réveillant en leurs riches organismes d’oisifs des désirs, d’abord vagues, bientôt précis et vigoureux, ils se procuraient en les réalisant de nouveaux agréments…

Ainsi, l’heureux après-midi s’écoula.

Vers sept heures du soir, au moment où s’achevait habituellement la journée de Mémaine, M. Jojo s’arrêta devant la blanchisserie de la rue des Pyrénées. De ce qu’il n’aperçut point son amie, il conçut un extrême dépit.

Deux ouvrières sortaient, deux filles de vingt ans, assez jolies mais pâlottes, légèrement fanées déjà par le labeur, les privations, la vie insalubre et les amours trop précoces qui usent les pauvres gosses des faubourgs… Elles lui tendirent gentiment la main. `

— ’Soir, Jojo…

— ’Soir, Titine, ’soir Mélie, ça va ?…

— Mais oui… Vous v’nez chercher Mémaine ?… Ah ! pas d’veine… al’ y est pas…

— Zut ! mince ! où qu’elle est ?

— Ben, al ’est partie d’ p’is quatr’ heures, on est v’nu l’avertir que sa mère a s’est fichue dans l’escaïer et a s’est cassé un’ patte, l’a fallu qu’al y aille…

— Cré bon Dieu de sal’ coup, manquait plus qu’ ça…

— Ah ! dam’ oui, dit Mélie, avec un regard malicieux, ce soir on n’aura pas d’ nanan, pauvre p’tit gas.

Beau-Môme sourit malgré son déplaisir et l’idée lui vint de convier les deux filles à prendre quelque apéritif. En son esprit s’ébauchaient de vagues projets de conquêtes ; il savait que les femmes prennent souvent un singulier plaisir à chiper l’amant des copines, mais il connaissait aussi la jalousie de Mémaine et que les mômes sont enclines à jaser et il s’abstint. Ayant accompagné quelques instants les deux blanchisseuses, il leur dit bonsoir. Chez un marchand de vin de la rue de Bagnolet, il prit solitaire et morose quelque nourriture sans recherche, arrosée d’un médiocre beaujolais. Il songeait qu’il est dans la vie des heures insipides et que les contretemps se jouent des intentions humaines avec une aise déplorable. Mais il se dit que les faits n’ont d’autre importance que celle que leur attribue notre faiblesse et qu’aux menus désagréments, la vraie force doit rester inaccessible. Il résuma pour soi-même ces quelques pensées en une énergique réflexion mentale :

— Ça s’rait d’avoir pas vu la môme que je me ferais chier ?… Non, mais, j’suis pas dingue…

C’était neuf heures. Il alluma une cigarette, sortit du bistrot, descendit d’un pas égal les rues de Bagnolet et de Charonne. À deux pas de la rue Godefroy-Cavaignac, en son bar plein de lumière et de bruit, le bistro Robert dispensait les cafés et les petits marcs à sa clientèle de types en casquette et de gonzesses. Accoudé au marbre d’une table, M. Charlot lisait l’Humanité en buvant lentement son café. À l’entrée de Beau-Môme, il s’arracha aux intellectuelles jouissances que lui procuraient les véhémentes proses bolchevistes pour l’accueillir. S’étant serré la main, ils s’inquiétèrent de leur santé et de l’état de leurs affaires, déplorèrent l’âpreté des temps.

— Ah ! ça va pas, la vie s’fait dure, les filons deviennent rares, on sait p’us dans quel’ flotte nager, nom de Dieu !…

Aux doléances du camarade, M. Jojo nanti pour le moment d’espèces, opposait quelque optimisme.

— Bah ! les filons ça s’trouve, y a encore qué’q’chose à faire, te bil’ pas…

— À part ça, et ta môme, qu’est-c’ qu’a d’vient ?…

— Ah ! m’en parl’ pas… j’ vas la chercher, bon, v’là sa daronne qui s’a cassé-un’ pince ; nib de Mémaine ; pour ce soir y a rien d’ fait… Ah ! j’ suis verni, la vieille se laiss’ choir, se maquill’ un’ guibole ; mais en douce qui c’est qu’est victim’ c’est mon gniass.

Il noya sa rancœur à l’égard des destins contraires, dans la tasse où des parcelles de sucre se dissolvaient dans un marc de Bourgogne.

— Peuh ! fit Charlot, faut pas s’en fair’, on n’en a rien d’plus… En attendant, si qu’on allait faire un tour d’ balade ?…

— I’ a rien qu’empêche ; où qu’on irait ?…

— Où qu’tu veux, j’ m’en fous. Y a l’ concert, l’ ciné, mais c’est déjà tard ; y a l’ bal…

— Tiens, t’as raison, on va au guinche, y a toujours de la gonzesse, ça m’ plaît…

Rue Basfroi, chez Boutier, marchand de vin, le bal musette était installé dans un vaste caveau aménagé sous la boutique, Lorsque Beau-Môme et Charlot y descendirent, quelques couples déjà valsaient sous la lumière crue des becs à incandescence et dans une bleuâtre fumée de tabagie. Il y avait là des camelots, des garçons de lavoirs, des zingueurs, des apaches, des cartonnières, des brunisseuses, des plumassières, des filles de salle, des radeuses. Au nasillement de la cornemuse, au ronflement traînard de l’accordéon, ils tournaient avec les balancements, la veulerie canaille des bals de barrières. Les corps se frôlaient, les seins lourds des filles s’écrasaient au torse des mâles. De la volupté flottait avec des relents d’alcool, de sueur, de parfums à bon marché. Un moment, M. Jojo contempla cette scène, dont il goûtait confusément la vulgaire et puissante poésie. Des poules lui adressaient des bonjours engageants, des marlous réputés venus de la Popinque et de Reuilly le reçurent avec des poignées de mains amies.

— Sans blague, dit Charlot, tu connais tout l’monde ici ?…

— Tout l’monde, non, quéq’ copains, et quéq’ ménesses… Tiens, c’ grand-là, c’est Bébert ; à la Folie-Mérincourt, il en craint pas un, c’est l’ maître. À côté d’lui, c’ blond qu’a la deffe à carreaux, c’est Lulu, un de la Bastoche, un maous… On l’chamboul’ pas, j’i’ en ai vu retourner d’gros… Et c’ te gonzesse, t’la connais pas ? c’ t’épatant, al’ est pourtant connue, la grande Marcelle, de Charonne… Rallum’ ça, elle r’garde pas les mecs, ça lui dit pas, al’ z’yeute qu’les mômes, c’est la gousse du quartier…

Dans le guinche se pressaient maintenant de nombreux couples. La chaleur se faisait lourde, les odeurs âcres, les désirs d’amour surexcités propageaient une fièvre, dont palpitait la gorge des filles, tandis qu’une molle langueur noyait leurs yeux… En longue blouse noire, une môme passait, M. Jojo l’invita d’un sourire, l’enlaça d’un bras désinvolte, l’entraîna au cœur du bal. Elle touchait à l’automne de ses dix-sept ans. Des bandeaux châtain ajoutaient à la douceur de ses beaux yeux, la moue de sa lèvre la dénonçait craintive et tendre. Beau-Môme se souvenait, en la contemplant, d’une petite teinturière du boulevard Voltaire qu’il avait connue aux alentours de la rue Chanzy. Sa faculté d’apprécier les sensations voluptueuses affinée par sa corruption même, il éprouva-un plaisir délicat à mélanger sur des ressemblances, le parfum lointain de l’ancienne aventure, à la saveur épicée de désir de celle où il s’engageait. Il demanda :

— Dis, Môme, comment qu’tu t’appelles ?…

— Nini… Eugénie, quoi, mais tout l’ monde m’appelle Nini, répondit-elle en souriant.

— Ah ! c’est gentil et qué’ q’tu fais d’ton méquier ?

— Brunisseuse, j’ travaille rue Keller et vous ?…

— Moi, c’est Jojo… J’suis dans l’commerce…

À la fin de la valse, ils remontèrent chez le bistro pour se rafraîchir et ils bavardaient déjà comme s’ils se fussent connus de longue date.

Comme ils rentraient dans le sous-sol :

— T’es mariée, môme ?… demanda M. Jojo…

— Mariée ? non, non, j’y pense mêm’ pas…

— Tu veux qu’on s’ barre, môme ?… demanda M. Jojo.

— Mais j’veux bien, mon p’tit, viens-tu ?…

Ils sortirent du guinche, il lui entoura du bras la taille.

— Sans blague, môme, t’as personne ?…

— Ben, du moment que je te l’dis… J’ai eu un ami, mais v’là déjà longtemps qu’on s’voit p’us. De c’moment, j’suis libre.

— Dis, môme, tu veux ? J’serai ton p’tit homme ?…

— Ben, j’dis pas non, si t’es gentil, si tu m’aim’s bien…

Elle marchait en se laissant aller contre lui, toute amollie. Ils allaient lentement en se donnant de longs et étourdissants baisers, et en songeant à l’ivresse qu’ils goûteraient bientôt, librement, en dépit des conventions, des préjugés et des dogmes menteurs, sans autre pensée que celle du plaisir qu’ils allaient prendre à satisfaire des instincts normaux, conformément à la loi naturelle.


iii


Les chambres faites, le salon épousseté, la salle à manger frottée, la servante Lucette s’avisa qu’il était temps d’aller aux provisions.

Elle entra dans le cabinet de toilette, où demi-nue devant une coiffeuse supportant des extraits, des poudres et des crèmes, Mme Cormelier sa patronne s’occupait d’oindre et de lubrifier ses beautés chancelantes.

— Madame, dit-elle, c’est pour le marché, voilà qu’ c’est l’heure…

Madame détourna un regard hautain vers l’humble domestique.

— Vous irez seule aujourd’hui : je n’ai pas le temps et Mme Rognon est souffrante. Tâchez de ne pas vous laisser voler, regardez la monnaie et n’oubliez pas d’emmener Rip…

La jeune fille referma la porte du cabinet en se félicitant d’échapper pour un jour à la tutelle de Mme Rognon, mère de Madame, vieille personne obèse, asthmatique et malveillante. Elle ceignit un tablier propre, s’en fut, le panier au bras, suivie de Rip, un jeune fox turbulent. Elle s’arrêta d’abord rue Fabre-d’Églantine, à la porte de la mercière, bonne femme bavarde chez qui de nombreuses filles de cuisine se réunissaient pour médire. On déchirait en ce club ancillaire toutes les réputations du quartier…

Le chien Rip provoqua le chat de la boutique, mais ce chat âgé, grognon, inaccessible à la crainte se dressa, hérissé, énorme, les yeux étincelants. Par prudence on sépara ces belliqueuses bêtes… Après un moment de causerie, Lucette reprit son chemin vers le marché du cours de Vincennes. C’était une fille de dix-sept ans, forte, assez jolie, d’esprit simple et de conduite sage, non qu’il y eût en elle l’austère vertu d’une carmélite, mais parce que le hasard ne lui avait point encore offert l’occasion de pécher. Arrivée depuis peu de son Morvan natal, elle acceptait, passive, pour cent cinquante francs par mois les exigences et rebuffades du ménage Cormelier, couple aigri, le mari par de pénibles digestions et des déceptions conjugales, la femme par l’approche inéluctable de l’âge impliquant la renonciation prochaine aux joies illicites de l’adultère… Sa vie s’écoulait, laborieuse, quiète, sans ambition…

Elle traversait la place de la Nation. Ayant porté les yeux dans la direction du faubourg Antoine, elle se prit à songer qu’un jeune homme inconnu, la veille, l’avait suivie jusqu’à sa porte ; naïve, elle se plut à le parer de toutes les séductions.

Le fox Rip trottinant autour de ses jupes, elle parvint au marché, s’y engagea dans un grouillement de cohue… Les boutiques en plein vent, assiégées de ménagères, exposaient des monceaux de denrées. Sur les planches humides du vendeur de marée, la dorade écarlate à l’œil rond gisait entre la plate limande, la raie, le maquereau au dos bleu. Autre part, voisinaient des pyramides d’œufs et des monticules de beurre. La tête livide et mélancolique du veau regardait d’un œil mort les pieds de moutons empilés, les terrines fumantes de tripes. Sur l’étal de la fruitière, les tons éclatants de la tomate, du concombre, le noir violet de l’aubergine rehaussaient les pâleurs tendres de la laitue, de l’endive… Lucette choisissait des fruits, marchandait une botte de salsifis destinée à l’accommodement d’une volaille. Tournant la tête par hasard, elle ressentit un battement de cœur de reconnaître à quelques pas d’elle son inconnu de la veille. Il la considérait, un mince sourire au coin des lèvres. Elle risqua un furtif coup d’œil de son côté, le trouva beau, rassembla ses achats, s’en alla rougissante.

M. Jojo la suivit, discret. Elle sortit du marché, il la rejoignit vers les colonnes du Trône, l’aborda courtoisement, lui exprima l’émoi qu’il éprouvait à sa vue et le vif sentiment qu’elle lui inspirait. Ces propos l’emplirent d’un tel trouble qu’elle ne sut y répondre un seul mot. Il l’invita à entrer dans un bar. Elle s’en défendit d’abord, mais les instances aimables du jeune homme vainquirent ses faibles résistances. Ils s’assirent devant une table au marbre poisseux, lui souriant, le geste aisé, elle raide et gauche, l’air honteux, ses mains rouges, épaissies par les grossiers travaux, inertes sur son tablier blanc. Des boissons furent servies.

— À vot’santé… souhaita M. Jojo.

Il toucha de son verre celui de la jeune bonne.

— J’suis content, dit-il, de vous avoir rencontrée c’ matin. Faut vous dire que j’ vous attendais… j’ m’étais dit qu’ puisque vous êtes de c’ quartier, y avait des chances pour qu’ vous v’niez au marché ; malgré ça, j’osais pas trop y compter… Quand j’ vous ai vue, hier soir, vrai, j’ peux dire qu’ ça été ce qu’on appelle le coup d’ foudre. J’ai été chipé, mais là comme j’aurais jamais cru d’ l’être… J’ai p’us fait que penser à vous d’ puis, fallait que je vous r’voie…

— C’est bien vrai ça ?… demanda la simple fille, ravie de ces faciles aveux.

— Oui, vous pouvez m’ croire, affirma-t-il avec force et gravité.

Le chien Rip explorait l’établissement, en flairant les recoins. Pour celer l’émotion de son visage, Lucette l’appela, affecta de le gronder.

M. Jojo l’épiait, ironique. Il la jugeait niaise, s’en louait en la méprisant un peu, songeait que ce serait un jeu de la prendre — alouette au miroir — et qu’il suffirait d’y employer des artifices de la plus pauvre qualité. Il lui posa, l’air détaché, des questions sur elle et les siens, son pays, les circonstances de sa vie antérieure, il la pria de n’y point voit d’indiscrétion mais la marque d’un tendre intérêt ; elle protesta qu’elle l’entendait bien ainsi. Il connut qu’elle était issue de laboureurs, cadette de sept enfants, et qu’elle avait dans son jeune âge gardé les oies, mené le bétail, peiné dans les champs.

Elle dit la glèbe avare, l’inclémence des saisons, la mévente des récoltes rétribuant mal le dur labeur de la terre, l’âpreté de la vie rustique, son ennui, sa trivialité. Elle exprima confusément l’étroit esprit de village, les rancunes, les basses jalousies, la rapacité sournoise, la sottise cauteleuse, Elle évoqua les vieilles coutumes, les mornes veillées, les réjouissances rurales, les frairies et les bals, les garçons farauds, les filles prétentieuses, leurs grâces ridicules… Beau-Môme l’écoutait avec nonchalance et il caressait de


Une forte fille apparut en chemise (page 7).

regards tour à tour ardents et noyés de langueur. Elle admirait les souples mouvements qu’il enveloppait d’une mollesse voulue. Elle découvrait une extrême élégance dans le menu geste dont il détachait de son auriculaire à l’ongle long, la cendre de sa cigarette. Il lui demanda :

— Si j’ suis pas trop curieux… C’est dans la maison où vous êtes entrée hier au soir que vous êtes placée, hein ?… Rue de Picpus… Y a longtemps que vous êtes là ?

Elle répondit que cela faisait un semestre environ et qu’elle se tenait pour satisfaite, la perfection sortant des possibilités humaines, de n’y point être maltraitée, ni chargée d’une besogne excessive.

— Vos singes, qu’est-c’que c’est ?…

— Mes singes… Oh !…

Elle désapprouva doucement l’impertinente expression, parla de ses maîtres sans acrimonie.

— C’étaient, dit-elle « des gens bien à la hauteur » c’est-à-dire considérés et fortunés ; Monsieur, un fonctionnaire correct, glacé, important ; Madame « une femme chic » partageant ses loisirs entre les conférences littéraires, les expositions de blanc, les garçonnières de quelques amis distingués.

Admirative, la jeune Lucette célébrait le faste de Madame, son goût sûr de Parisienne, déplorait, discrète, sa frivolité. M. Jojo, l’œil dur, cracha de dégoût, ricana :

— C’est bien ça, ces rupines pourries d’or, putains comme chaussons, qué dégueulass’rie…

Elle le regarda, effrayée de sa violence et surprise qu’il fût à ce point pudibond. Mais seule l’inspirait la haine instinctive des heureux, « des repus, détenteurs de la queue de la poêle et de l’assiette au beurre… »

En vue de l’apaiser, Lucette se répandit en lieux communs surannés, découvrit une fois de plus que l’opulence et le bonheur sont choses souvent incompatibles, vanta le travail et la vertu, sources de félicités, en termes de manuels édifiants à l’usage des écoles chrétiennes.

Beau-Môme la jugea d’une affligeante sottise, murmura laconique :

— Betterave !…

Elle, cependant, disait ses modestes désirs, ses rêves honnêtes. Ils se bornæent à l’espoir d’un gentil mariage. Elle serait l’épouse aimante, dévouée, d’un ouvrier sérieux ou d’un petit employé… Elle entrevoyait des perspectives agréables d’amour, d’heureuse maternité, de vie unie, sage, où l’aisance naîtrait de ses qualités ménagères. Ce n’étaient point là châteaux en Espagne…

M. Jojo, l’air ému lui prit la main, la lui serra sans parler. Elle en ressentit un trouble nouveau. Il s’accrut lorsque le jeune homme s’attribuant les mêmes goûts, exprima qu’il formait de semblables projets. Il y eût un temps de silence. Beau-Môme semblait soucieux. Comme la jeune fille s’en inquiétait, il émit la crainte qu’elle eût déjà quelque fâcheuse liaison.

— Vous n’avez pas quelqu’un, un ami, bien vrai ?… Ni dans votre pat’lin, un… comment app’lez vous ça, chez vous ?… un galant, un promis…

Elle affirma qu’elle était libre de toute attache et comme il jugeait adroit de montrer quelque jalousie à l’endroit de son passé, elle ajouta qu’elle n’avait même jamais connu personne, qu’elle en pouvait jurer. Il sentit que la vérité parlait par sa bouche. De la connaître innocente de cœur, neuve de chair, il éprouva quelque chose comme de l’attendrissement, murmura :

— Chère petite gosse…

Mais ce sentiment n’eut pas de durée. En un instant, l’égoïste désir masculin reprit le dessus, étouffa l’éphémère et fragile tendresse dans l’âme de M. Jojo. Il se pencha vers Lucette, lui encercla du bras la taille, l’attira vers lui…

Elle se défendait mollement.

— Chut… souffla-t-il avec un accent passionné, personne ne voit, embrasse… j’t’adore…

Il la tint quelques instants pressée contre lui, soupirant sous son baiser, palpitante comme un ramier captif. Elle cacha dans ses mains son visage confus. Il sourit avec ambiguïté, jeta négligemment sa cigarette à demi-consumée, la regarda s’éteindre dans la sciure du parquet en une dernière menue spirale de fumée.

— Je vas être en r’tard, dit la jeune fille, je bavarde, je bavarde. Je vas m’faire emballer par Madame…

— Bah !… fit-il indifférent, pens’s-tu ?…

Il retira de sa poche un paquet de cigarettes, en choisit une, la prit du bout des lévres, chercha de la monnaie, la compta sur le marbre. Il procédait par gestes mesurés, aimant la distinction et le flegme. Il boutonna son veston, se leva. Ils sortirent ; il s’arrêta sur le trottoir pour allumer sa cigarette. La jeune servante l’attendit, levant vers lui un regard amoureux et timide. Le fox Rip, avide d’espace, dessinait au léger galop de ses pattes agiles de curieuses éclipses et d’audacieuses arabesques sur la chaussée qu’arrosait pour l’heure un placide fonctionnaire.

Ils s’engagèrent à travers la place de la Nation, parcoururent l’allée déserte d’un maigre jardin où règnent les lourds bronzes de solennelles allégories au milieu d’un bassin circulaire.

— Voyons, dit M. Jojo, j’veux pas vous r’tarder davantage, quand est-ce qu’on pourra se r’voir…

Elle répondit que ce serait quand il le voudrait, qu’elle y trouverait toujours pour sa part le plus vif agrément.

— L’soir, vous pouvez sortir ?…

Elle hésita :

— Mon Dieu, oui… i’n’y a rien qui m’empêche… quoique, dans la maison ça peut faire causer… si la concierge s’aperçoit… C’est vrai qu’i’a d’autres bonnes que moi qui sortent… moi, ça serait bien la première fois, par exemple… et j’en connais qui partent tous les soirs… Et puis après tout, je n’ dois rien à personne…

Elle lui confia qu’elle ne couchait pas dans l’appartement de ses maîtres, mais dans une mansarde au septième étage. Ce détail le rendit songeur. Ils convinrent d’un rendez-vous pour le lendemain soir et elle offrit son visage au baiser du jeune homme.

Puis elle s’enfuit, alerte, sans souci des reproches aigres dont Madame allait l’abreuver tout à l’heure en raison du temps qu’elle avait perdu. Elle dirigea ses pas pressés vers la rue Fabre-d’Églantine, balançant contre son tablier blanc son filet bourré de provisions, l’âme ensoleillée, son simple esprit voguant d’un essor éperdu sur le lac bleu des rêves enchanteurs…


iv


Dans l’atelier à la chaude et moite atmosphère d’étuve, Mémaine depuis le matin peinait, sur la tâche que lui imposait quotidiennement le besoin de vivre. Les heures s’écoulaient avec une décourageante lenteur et la jeune femme travaillait sans goût, maussade au milieu des copines blagueuses qui l’observaient.

— B’en quoi, Mémaine, fit Titine avec la sollicitude d’une bonne âme, qu’est-c’que t’as ? tu dis rien, t’as l’air triste.

— Comme un enterr’ment de pauvre bougre un jour d’p’uie… ajouta Mélie, satisfaite de son mot.

— Hein ?… qu’est-ce que t’as…

— Rien, je m’barbe, j’sais pas pourquoi, j’ai l’cafard…

Rosse jusqu’à la cruauté, sous l’aspect le plus innocent, Mélie sourit avec ambiguïté.

— Laisse donc, Titine, j’sais bien pourquoi qu’elle a l’cafard, c’est depuis qu’son chéri lui fait des queues…

Mémaine eut l’impression d’un coup d’épingle, ses traits se durcirent, elle interrogea du regard la médisante fille au sourire équivoque.

— Des queues ?… depuis quand ?… Avec toi, peut-être, hé, hystérique,

— Oh ! avec moi, non, quoique… en effet si j’avais voulu… y a probabl’ment longtemps.

Elle ricanait sans achever d’exprimer sa pensée.

— Non, mais quoi ?… s’écria Mémaine irritée, qu’est-c’que vous avez toutes les deux ?… Je n’aim’ pas les sal’s boniments, quand où à quéq’ chose à dire, on l’dit…

— Oh !… mais t’as vraiment tort de t’exciter, ma chérie, dit Mélie aigre-douce, ne crois pas qu’on ait voulu t’offenser… À l’avenir, on gard’ra ses réflexions, v’là tout…

— Je t’l’avais dit, Mélie, fit Titine, t’aurais mieux fait de t’taire. C’est des trucs à ne pas s’mêler, ça ne fait jamais qu’ des chichis et des histoires…

— Ca, sûr’ment, mais c’que j’en dis, c’est qu’par intérêt pour Mémaine… J’me mets à sa place… Moi ça m’irait pas qu’un type me fass’ marcher et se paie ma physionomie, se fout’ de moi…

Mémaine se sentit pâlir. L’angoisse, ainsi qu’une nain rude, lui serra la gorge, il lui sembla qu’au fond d’elle-même, quelque chose cassait ou se décrochait.

Elle demanda d’une voix sourde et qui tremblait :

— Qui qu’c’est qui m’fait marcher ?… Qui qu’ c’est qui s’fout de moi ?…

— Qui ?… mais ton Jojo, ma pauv’ fille, qui qu’ tu veux qu’ ça soye ?… Sûr qu’i se fout d’toi, on peut pas app’ler ça autrement. Voilà trois ou quat’soirs, hein ? titine c’est-i’vrai ? Voilà trois ou quat’ soirs qu’on le rencontre avec une poule, une petite brune de la rue Keller, très gentille même… J’te jure qu’il a pas l’air d’s’en faire… C’est pour cette môme qu’i t’lâche depuis quéq’ jours ; tu peux pas dire l’ contraire…

Mémaine resta muette un moment. Une immense tristesse la courbait vers la table où elle poussait son fer d’un geste machinal et las… C’était donc cela que depuis une heure elles avaient tant envie de dire, les deux sales bêtes… Mémaine haussa les épaules de dégoût, mais la jalousie tenaillait son cœur d’une morsure de bête.

— Une poule de la rue Keller ? dit-elle enfin, ça va bien… Tu as bien fait de m’ dire’ ça Mélie, je te r’mercie… C’est donc ça que je l’ voyais p’us… Ah ! les hommes, quels salauds !… Quand je pense… C’était bien la pelne… C’ qu’on est gourde…

Jamais elle n’avait ressenti aussi amèrement la vacuité, la misère de sa vie. Elle eût voulu être seule et pleurer, meurtrie dans son triste amour, dans son pauvre bonheur de pauvre fille. Le chagrin altérait, creusait son visage. La patronne de l’atelier, qui la regardait, hocha la tête avec un sourire de pitié. C’était une forte fille de qui les trente-six ans, pour avoir été bien employés, en savaient long sur l’existence, ses péripéties, ses vicissitudes et ses déceptions.

— Ah ! là, là, ma pauv’ Mémaine, dit-elle, on voit bien qu’ t’es encore jeune, ça t’pass’ra… Tu t’ fais d’ la mousse, tu t’ fais du chagrin pour un homme, t’as bien tort, le meilleur n’en vaut pas la peine… Et puis tu sais, un de perdu, dix de r’ trouvés… Je s’rais à ta place que ça s’rait vite réglé, je te prie d’ croire ; c’est moi qui te l’ laisserait tomber… comme une fleur…

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Le bal-musette Boutier, rue Basfroi, offrait ce soir-là son aspect habituel de bastringue. Les mêmes couples y « suaient » les mêmes valses, dans la poussière, la fumée, les âcres odeurs humaines, aux flons-flons d’un modeste orchestre, lorsque M. Jojo et sa nouvelle amie y firent leur entrée. Ils venaient là presque chaque soir, depuis que durait leur union, comme s’ils eussent éprouvé une sorte de reconnaissance à l’égard de ce lieu où l’aveugle hasard les avait fait se rencontrer. M. Jojo, muet, semblait songeur, presque morose. La pensée de Mémaine que depuis quelques jours il délaissait, hantait son esprit avec la persistance fâcheuse d’un remords.

— Y a pas, se disait-il, j’atige la cabane tout d’ même, voilà bien un’ semaine que j’ la laisse choir complètement, ce qu’elle doit l’avoir sec… Un d’ ces jours va y avoir du pet si elle me dégotte avec l’autre môme.

La main glissée sous sa casquette, il se gratta la tête, d’un geste qui trahit sa préoccupation. Nini, câline, leva vers lui ses jolis yeux.

— À quoi qu’tu penses, mon p’tit loup…

Il haussa les épaules :

— À rien…

Mais un obscur instinct lui faisait pressentir des ennuis proches, de ces sales petits désagréments par quoi l’existence est empoisonnée. À cet instant une main toucha son épaule, il se retourna, vit son ami Charlot.

— Quiens, te v’là ?…

— Oui, ça va ?… je vous demand’ pardon, mademoiselle… Dis, Jojo, t’as un’ minute ?… j’ai deux mots à t’ dire, c’est sérieux…

Il était rouge et soufflait.

— Un instant, môme, je r’viens, dit M. Jojo, y a l’copain qu’a à m’causer…

Ils remontèrent ensemble dans la salle du marchand de vin.

— Voilà, exposa M. Charlot, y a Mémaine qui t’cherche… Je viens d’la voir rue d’la Roquette avec deux autres poules, elle s’amène par ici et elle a p’utôt l’air à r’saut, tu peux m’croire… J’ai cavalé en vitesse pour t’avertir, t’as que l’temps de t’barrer avant qu’elle te tombe su’ l’ poil…

— Nom de Dieu, je l’ sentais… déplora Beau-Môme avec un geste de colère, Ah ! la barbe, la barbe !…

M. Charlot s’approcha de la porte, jeta un coup d’œil dans la rue.

— Pet ! la v’là, t’as pas l’temps d’ sortir, carre-toi dans les gogues ; quand elle s’ra dans l’ guinche tu t’ débineras…

Non loin d’une cuisine étroite, un réduit obscur exhalait la puanteur immonde des latrines, M. Jojo s’y réfugia, tira la porte sur lui, se tint coi dans les ténèbres empestées.

Il ouït un bruit de pas pressés sur le carreau de la salle, Mémaine entrait chez le bistro ; Titine et Mélie qui la suivaient riaient tout bas, en échangeant des coups de coude.

Toutes trois descendirent dans le bal ; alors M. Jojo surgit de son refuge, gagna la porte sur la pointe des pieds, et disparut.

Mémaine parcourut le bal d’un rapide regard sans apercevoir son volage amant. Par contre, elle découvrit immédiatement M. Charlot qui la regardait en souriant d’un air idiot. Elle tourna sa colère contre lui.

— Comment, t’es là ?… T’as fait vite, y a pas cinq minutes que j’t’ai vu rue d’la roquette… Et Jojo, où qu’il est ?… Salaud ! c’est toi qui lui as dit qu’ j’arrivais pour qu’i s’en joue un air…

— Moi ? protesta l’interpellé, j’ l’ai même pas vu…

À ce moment, Mélie glissant son bras sous le bras de Mémaine, lui chuchota quelques mots à l’oreille en lui désignant Nini d’un coup d’œil.

— Ah ! c’est celle-là ! s’exclama Mémaine haineuse. Pâle, les poings serrés, elle toisa sa rivale, prête à s’élancer. Dans un coin du bal, un robuste sergent de ville causait avec un citoyen aux larges épaules, à l’épaisse moustache noire, vêtu d’un sombre pardessus et coiffé d’un melon. À leur vue, Mémaine sentit sa fureur hésiter.

— Hé, souffla Titine, tiens-toi peinarde, c’est pas l’ moment, tu vois pas les flics ?…

Nini cependant, d’abord surprise de ne point voir revenir M. Jojo, avait aisément deviné dès l’entrée de Ménaine, quel motif avait déterminé la leste disparition du jeune homme. Triste et indignée, elle n’eut plus que le désir de s’en aller, de fuir ce grossier bal faubourien, où ses yeux ne rencontraient que des regards hostiles, narquois ou bêtement ricaneurs. Elle se coula parmi les groupes, gagna l’escalier, s’en fut. Elle n’avait pas fait vingt pas dans la rue Basfroi qu’elle entendit derrière elle des pas précipités. Elle se trouvait au coin d’un passage d’assez sinistre aspect. Un réverbère y éclairait de sordides boutiques closes, les murs lépreux d’antiques bâtisses, le drapeau de tôle à demi rouillé d’un lavoir, un égout où se déversaient les eaux d’un caniveau putride. Un chien aboyait quelque part dans l’ombre et Nini se sentit gagnée par la peur. Mémaine la rejoignait.

— Dis, cavale pas si vite, la gosse, j’ai quéqu’ chose à t’ dire.

— À moi ? fit Nini essayant de montrer une fausse assurance, vous vous trompez, j’ vous connais pas…

Mémaine sournoisement la poussait dans le passage.

— Tu m’ connais pas ?… repartit-elle, violente et tutoyeuse, tu m’ connais pas ?… Et Jojo ?… tu l’ connais pas, des fois ? ben c’est mon homme… C’est peut-être ta spécialité d’ chauffer leurs types aux bonn’femmes, mais avec moi, ça n’a rien à faire, je vas te l’ faire voir…

— Elle a la trouille, glapit Mélie, purge-là, Mémaine, c’te salop’rie.

Deux gifles claquèrent. Avec un cri de douleur et de rage, Nini bondit les ongles en avant. Mais son élan fut vain, la forte blanchisseuse la saisit, la terrassa en un instant. Autour des combattantes se formait déjà un cercle de passants attardés, des filles, des voyous excités par le brutal spectacle.

Nini s’était relevée sur les genoux, son adversaire l’y maintint courbée. D’un geste brusque, elle lui retroussa sa jupe jusqu’aux reins, arracha son pantalon, rejeta la chemise. Les fesses de la fille apparurent, larges, rondes, pleines, blanches et sous les regards lubriques, parmi les rires gras des hommes, les cris aigus, hystériques des femmes, d’une main vengeresse, Mémaine fessa sa rivale vaincue.

Cela dura quelques secondes, puis le supplice prit fin, Nini se releva et s’enfuit, sanglotante, éperdue de honte. Mémaine à son tour, écarta sans un mot les gens qui l’entouraient, s’en alla par les rues nocturnes.

Énervée, elle marchait vite ; en vingt minutes, d’une traite, elle atteignit la rue des Orteaux.

M. Jojo était rentré chez lui, en proie à l’humeur la plus sombre. Ayant rejeté son veston sur le dossier d’une chaise, il se débarrassa de ses chaussures, s’allongea sur son lit, grilla une cigarette et revécut mentalement les incidents de la soirée.

— Pour un sale coup, c’est un sale coup, songeait-il, mais y a pas à s’épater, ça d’vait arriver… La môme Nini n’était pas une si bath affaire, j’aurais dû la semer d’puis longtemps… Ah ! zut… tant pire…

Il lança au loin sa cigarette à demi-consumée.

— Après tout, y a peut-être rien d’cassé. Mémaine me gobe, elle me gobe, y a pas… Ça fait rien j’voudrais


C’est la gousse du quartier… (page 13).

bien savoir qui qu’ c’est qu’a débloqué sur mon gniass et qui a soufflé le tuyau de venir me r’lancer chez Boutier ? Si Charlot n’ m’avait pas averti qu’elle s’amenait, elle me poirait avec Nini ; c’est moi qu’aurais eu l’air d’une andouille… Sûr qu’ c’est ces deux carnes de poules qui bossent avec elle qui lui ont monté l’ job, la Titine et la Mélie ; elles m’ont visé deux ou trois fois avec la môme, rue Keller. Si jamais je pouvais les r’pincer, ces deux charognes-là…

Il en était là de ses réflexions, quand l’escalier craqua sous un pas alerte, puis la porte s’ouvrit et Mémaine apparut. M. Jojo en éprouva une surprise qu’il ne sut point dissimuler. Il se redressa s’assit sur le bord de son lit. Les traits durs, elle le regarda et elle eut un petit rire amer

— Tu ne m’attendais pas ? dit-elle, ma visite n’a pas l’air de t’enchanter… T’aimerais mieux sans doute que ça soye l’autre, ta poupée, ton numéro ? ben quand tu la verras, elle pourra te dire la pâtée qu’elle a reçue, si je lui secoué les puces…

« C’est égal, faut-il que tu soyes faux, menteur ; j’aurais jamais cru ça de toi… Pourquoi qu’ tu m’as fait ça, dis ?… T’avais assez d’ moi, fallait donc l’ dire, au lieu de m’ faire des boniments pendant que t’allais traîner avec une autre…

« Qu’est-ce que j’ t’ai fait ? T’as quelque chose à me reprocher ?… Depuis qu’on s’ connaît, jamais un autre homme ne m’a touchée ; c’est pourtant pas les occasions qui m’manquent, et c’est comme ça que tu me récompenses, faux-jeton, paillasson, sale type, sale type !…

Il songea qu’il valait mieux la laisser exhaler sa colère et il accepta ses invectives avec un haussement d’épaules résigné.

— Non, mais quoi, Mémaine, fit-il, t’es pas folle ? Qu’est-ce c’ qui t’ prend ?… Qui qu’ c’est qui t’a raconté ces histoires ?… On t’a monté l’ coup…

— Et puis quoi ? se récria-t-elle, tu m’ crois tout à fait tapée ; mais non, mon p’tit, je sais ce que j’ dis… T’as eu envie de cett’ môme, tu l’as prise, ça va bien ; t’aurais eu bien tort de t’ gêner. Mais je t’avertis qu’à l’avenir, je ne me gênerai pas non plus ; ça s’ra chacun son tour…

— Ah ! quoi, dis pas d’ bêtises, Mémaine, écoute-moi, tu sais bien que j’t’aime ; j’ n’ai jamais aimé personne comme toi… Oui, j’ai eu tort, mais y en a bien moins qu’ tu crois, y a pas de quoi fouetter un chat… J’ai rencontré la gosse au bal, un soir ; elle m’a barbé pour que j’y r’vienne et c’est tout… J’ l’ai jamais vue qu’ là ; tu vois que c’ n’est pas grave…

Elle sentait bien qu’il mentait, mais parce qu’elle l’aimait, elle ne demandait au fond qu’à se laisser convaincre. Il lui tendit les bras, voulut la prendre, mais elle le repoussa, se déroba.

— Non, laisse-moi, ne me touche pas… D’abord, je m’en vais… Va donc r’trouver l’autre, ta sale poule… Une blanchisseuse, c’est pas assez chic, c’est pas assez r’levé pour toi, laisse-moi…

Mais il la saisit tout de même, l’attira à lui.

— Allons, môme, c’est fini ! quoi !…

Et elle ne résista plus, lasse et sans force, malgré que son cœur fût encore plein de colère et de rancune. Elle cacha son visage dans son bras replié et longtemps, désespérément, avec de grands sanglots qui la secouaient toute, elle pleura comme une gosse…


v


La jeune Lucette avait fini de laver sa vaisselle, elle la rangeait dans l’armoire en bois de la cuisine.

Le meuble refermé, elle accrocha à leur clou divers ustensiles d’aluminium, récura la pierre de l’évier, frotta la cuisinière, torcha le carreau d’un chiffon humide.

— Voilà qu’ça va être fini pour ce soir… dit-elle à part soi. Elle ouvrit porte de la cuisine, traversa le couloir, entr’ouvrit la porte de la salle à manger.

— Madame, dit-elle, j’vas vider les ordures…

Et elle appela :

— Rip ! Rip ! Allons, viens…

Mme Cormelier et Mme Rognon, sa mère, compulsaient des journaux de mode et ne levèrent pas la tête. Monsieur qui parcourait d’un œil morne une revue scientifique, proféra sourdement :

— Prenez donc l’habitude d’être moins bruyante, ma fille !…

Rip, allongé sur le linoléum aux pieds de Mme Rognon, se leva à regret et suivit la servante.

Lucette prit la boîte de fer qu’emplissaient les résidus ménagers, descendit la vider dans la cour, puis la déposa au bas de l’escalier et s’en alla promener Rip dans la rue, comme il le lui fallait faire matin et soir, pour permettre à la bestiole de satisfaire ses petits besoins naturels. Elle rentra après quelques minutes, reprit sa boîte à ordures, remonta chez ses maîtres, leur dit bonsoir et regagna sa chambre. C’était au septième étage, une mansarde étroite, prenant jour par une fenêtre à tabatière et limitée par des cloisons revêtues d’un papier grisâtre arraché par places. Un méchant lit de fer, une table supportant une cuvette émaillée et une lampe à pétrole, une malle fatiguée auprès d’une chaise de paille la meublaient. Un miroir noirci, des cartes postales décoraient les murs ; des hardes pendaient à des clous. Le tiroir le la table recélait un porte-plume rouillé, deux ou trois vieilles lettres, un peigne cassé et des épingles à cheveux. L’ensemble était sale et triste. La jeune fille alluma sa lampe, fit une sommaire toilette. Elle dénoua ses cheveux, les démêla, réédifia sa coiffure avec un souci inaccoutumé de coquetterie, choisit son corsage le plus gracieux, sa jupe la plus seyante et s’en fut.

Elle descendit sans bruit les raides étages de l’escalier de service, passa furtive devant la loge des concierges, s’éloigna d’un pas rapide.

M. Jojo l’attendait à l’entrée du métro de la Nation. Il la vit qui venait et fit quelques pas au-devant d’elle. Il étudiait ses attitudes afin de mettre en valeur sa souplesse, sa force, la sobriété de sa mise. Il lui prit les mains, l’attira à lui, la serra dans ses bras.

— Bonsoir, ma gosse chérie, ma tit’ poulette, ça va ?…

Sous les baisers du jeune homme, elle sentait défaillir en elle toute vigueur, toute volonté.

Lui, murmurait d’une voix faussement émue des mots tendres cent fois répétés, des banalités amoureuses, réminiscences de romans-feuilletons et de chansons sentimentales. Elle l’écoutait avec ravissement. Il lui offrit son bras.

— On va au cinéma, hein ? ça passera la soirée… Y en a un qu’a l’air bath, pas bien loin, dans l’ faubourg, ça vous plaît ?…

Elle l’assura de son goût pour ce genre de spectacle et ils se dirigèrent vers le faubourg Saint-Antoine.

Dans une irradiante clarté d’ampoules électriques, le cinéma ouvrait ses portes encadrées de larges panneaux couverts d’affiches qu’illustraient les populaires figures des Max Linder, des Charlie Chaplin, des Pearl White. La sonnerie claire et grelottante d’un timbre annonçait l’imminente représentation.

Comme Beau-Môme et Lucette pénétraient dans la salle, la lumière s’éteignit brusquement. Une vague ouvreuse munie d’une lampe de poche leur indiqua des places. Ils se poussèrent avec difficulté entre deux rangs de sièges, foulèrent des pieds, suscitérent des grognements récriminatoires, parvinrent à se caler en d’inconfortables fauteuils.

Un faisceau lumineux jailli du fond de la salle, s’élargit sur l’écran en nappe éblouissante, l’anima d’une vie factice et merveilleuse. Des visions se succédèrent : sites étranges et lointains, montagnes abruptes et arides, rocs, gorges, torrents, paysages sylvestres et marins, arbres géants, lianes monstrueuses, pampas où cheminaient des troupeaux innombrables, fleuves immenses, cataractes, estuaires, rades abritant des escadres, cités aux antiques et grandioses architectures, palais, temples, prétoires, casernes, citadelles, quais, marchés, squares, avenues où se pressaient des foules tumultueuses.

À la faveur de l’ombre, M. Jojo avait pris la main de Lucette, il la palpait, la pétrissait. Par moment il se penchait vers elle, lui donnait de silencieux baisers, dans le cou, dans les cheveux. Elle se laissait faire, émue, docile, heureuse.

Lucette jusqu’à ce jour n’avait guère hanté les cinémas, aussi ne perdait-elle rien des scènes dramatiques et passionnantes offertes à ses regards. M. Jojo au contraire se souciait peu du spectacle et continuait de mettre à profit l’obscurité pour harceler sa voisine de caresses indiscrètes. Elle s’en défendait faiblement, protestait avec mollesse.

— Chut, voyons, soyez sage, on peut nous voir…

Après un court entr’acte, l’annonce d’un nouveau drame aviva l’attention d’un public avide de sensations autant que peu exigeant quant à leur qualité.

— C’est tout d’ même épatant l’ cinéma, dit M. Jojo, y a pas besoin d’ réfléchir, d’ penser à quéq’ chose, y a qu’à r’garder…

Une bouffonnerie terminait la soirée.

Au milieu d’une piétinante cohue, lentement écoulée, Beau-Môme et Lucette sortirent du cinéma, s’en furent dans la paix du faubourg nocturne. Place de la Nation, M. Jojo montra d’un geste la terrasse d’un café-bar.

— On prend quéq’ chose, hein !… Quéq’ chose de chaud, ça n’ fait jamais d’ mal ?…

Elle sembla hésiter un instant, mais ne dit rien et le suivit. Ils s’assirent côte à côte, un garçon s’approcha, maussade, l’air assoupi.

— Qu’est-c’ qu’on prend, un café ?… L’ soir, c’est pas c’ qu’y a d’ mieux pour dormir, tiens, un punch…

Il fut apporté fumant, dans des verres où baignait une rondelle de citron. Ils humèrent la spiritueuse liqueur.

— Ça réconforte, proclama M. Jojo, ça donne chaud dans l’ buffet, c’est tout c’ qu’y a d’ bon… On en prend un autre…

Elle se récria timidement.

— J’ n’ vas plus voir l’escalier pour monter dans ma chambre.

Mais il n’en tint compte, demanda une autre tournée. Lucette à menues gorgées vidait son verre. L’arôme alcoolique du punch troublait légérement sa cervelle. M. Jojo, muet, l’enveloppa d’un regard où luisait son désir de cette fille saine et neuve. Il méditait, combinait des gestes habiles, audacieux pour la prendre… Il fit tinter sa soucoupe sur le marbre de la table pour rappeler le garçon, solda la dépense.

— Ah ! v’là qu’i’ s’ fait tard, nous partons ?… Je vous ramène jusqu’à vot’ porte…

Il lui glissa son bras autour de la taille, ils allèrent enlacés par les rues noires. Devant la maison de la rue de Picpus, ils s’arrétèrent un moment, se dirent bonsoir, prirent rendez-vous pour une autre sortie. Elle posa son pouce sur le bouton de la sonnette, avec un lourd et sourd déclic, la porte s’ouvrit.

— Allons, bonne nuit, dit-elle…

Il s’approcha d’elle pour un dernier baiser, mais tout en l’embrassant il avançait d’un mouvement insensible et tout à coup il se trouva avec elle dans le vestibule de la maison. La porte sourdement se referma sur eux. Elle éprouva une telle surprise qu’elle faillit laisser échapper un cri. Il lui saisit la main, la lui serra avec force.

— Chut ! tais-toi… souffla-t-il, si les pip’lets nous entendent, on est r’fait… Laisse-moi monter avec toi… Il la poussait doucement devant lui ; elle avançait dans l’ombre, privée de toute force, de tout vouloir, son cœur battant si fort qu’elle en était essouffée,

À la porte vitrée de la loge, elle jeta un nom inintelligible et ils montèrent très vite, pressés de s’enfermer chez elle, tremblant d’être surpris. La porte de la chambre enfin close, ils s’assirent et respirèrent, puis elle alluma la lampe, tout en lui adressant tout bas d’hésitants reproches.

— Vous n’êtes pas fou d’être monté ici ? si jamais ça se savait… comment allez-vous faire maintenant pour sortir ?… Vous allez me mettre dans de beaux draps.

— T’en fais donc pas… Tu ne m’aim’s donc pas ? Qu’est-c’ qui t’ fait peur ?… Je sortirai comme je suis entré, pérsonne n’y pigera rien… Qu’on reste ensemble ce soir ou un autre, on y arriverait toujours ; alors pourquoi perdre du temps ?… Tu verras comme on s’aim’ra bien…

Il l’attirait sur ses genoux, la serrait, l’étourdissait de baisers et sournoisement il commençait de dégrafer son corsage. Elle essayait tardivement de résister.

— Non, laissez-moi, soyez gentil… Allez-vous-en, je vous en prie…

Mais il avait déjà découvert son cou, ses épaules ; il y collait ses lèvres. Elle cachait son visage, honteuse, alors, il se souleva, souffla la lampe et dans l’ombre, il défaisait, dénouait les agrafes et cordons que ses doigts rencontraient, il continua de la déshabiller à tâtons. Quand ce fut fait, il se dévêtit lui-même en un tour de main, jeta ses effets sur la vieille malle, s’allongea dans l’étroit lit de fer près de l’adolescente, enlaça, caressa le jeune corps nu sous la chemise de grosse toile. Soudain, elle poussa un cri aigu, déchirant, à la première blessure du mâle au plus intime de sa chair. Elle se tut tout aussitôt, consternée à l’idée d’avoir peut-être éveillé ses voisines, les bonnes logées dans les chambres du septième. Elle suppliait :

— Assez, arrêtez, laissez-moi, vous me faites mal…

Mais il ne la lâchait pas, la possédait, la violait, enivré d’une volupté cruelle à la sentir souffrir sous son étreinte. Lorsque ce fut fini, elle sembla s’effondrer en une longue crise de larmes. Peu accessible à l’émotion, il ne trouvait en guise de consolation que d’ironiques blagues.

— Allons, pleure pas, quoi ! ce n’est rien qu’ ça… Tu vois qu’ c’est pas une bien grande affaire… Toutes les filles en passent par là un jour où l’autre…

Dans le cours de la nuit, il la reprit plusieurs fois ; elle se prêta à ses désirs, docile et douloureuse.

Comme la pâle clarté du matin entrait par la lucarne dans la mansarde, M. Jojo se glissa hors du lit, s’habilla en silence. Lucette dormait, écrasée de lassitude, les reins meurtris. Prêt à partir, Beau-Môme entr’ouvrit la porte, prêta l’oreille. Tout était encore calme ; il se coula dans le couloir. Dans l’escalier, les porteuses de pain et les crémières avaient déjà déposé à la porte des cuisines les carafes de lait, les longs et minces pains de fantaisie tout chauds sous leur croûte dorée…

Au palier du troisième étage, M. Jojo prit un pain, en cassa la moitié, la mit dans sa poche, songeant à son petit déjeuner.

Et riant tout seul de cet aimable tour, il s’en alla d’un pas léger.


vi


Au seuil de la boutique d’où elle sortait chargée d’un lourd panier de linge qu’elle allait livrer, Mémaine jeta un regard dans la rue des Pyrénées.

— Il est encore là, c’ poireau-là… murmura-t-elle en haussant les épaules. À quelque distance, une masculine silhouette s’érigeait sur le trottoir à la porte d’un marchand de vin. C’était un garçon de vingt-trois à vingt-quatre ans, grand, d’aspect osseux et robuste, avec un visage énergique et maigre aux petits yeux vifs et durs. Il était coiffé d’une casquette de drap terne et vêtu d’un complet gris assez élimé, le veston boutonné sur un foulard sombre, le pantalon tombant en plis disgracieux sur des chaussures éculées. Fils d’un petit bistrot ruiné, mort dans la plus crasseuse débine, recueilli et tant bien que mal élevé par sa grand’mère, une vieille rétameuse alcoolique, il avait traîné, parmi les polissons du quartier, une enfance famélique et vagabonde. À seize ans, pour gagner sa pitance, il criait sur les boulevards « l’Intransigeant, la Presse… » et « Paris-Sport complet… » À dix-huit ans, il s’était engagé et venait de « tirer cinq ans de coloniales » à Toulon et à Madagascar. D’avoir quelque peu voyagé et couru quelques aventures, il s’était enrichi de sens pratique, d’aplomb, d’une certaine vanité aussi. Il parlait volontiers de soi, de ses exploits et succès à Toulon, à Marseiile, à Port-Saïd, à « Madago » patrie des « ramatous », chères à M. Augagneur. Vers la fin de sa cinquième année de gloire militaire, il avait été cassé du grade de caporal, pour avoir pris part à une rixe dans un bouge à matelots. Cet accident l’avait dégoûté du service. Son engagement expirant, il s’était fait rapatrier, pris de la nostalgie du pavé parisien et depuis une semaine, il rôdait, désœuvré, par les vieilles et tristes rues de Charonne. Ayant quelques sous devant soi, ses modiques économies de troupier, il s’octroyait quelques jours de paresse. Bientôt, il reprendrait le collier de misère ; homme de peine ou livreur, il poussserait la charrette à bras ou guiderait le triporteur par les rues populeuses. En attendant, au hasard de ses solitaires flâneries, il revenait fréquemment rue des Pyrénées aux alentours de la blanchisserie où travaillait Mémaine. Dès le jour de son arrivée, il avait remarqué la blonde ouvrière au corps superbe et il la désirait avec ardeur et persistance. Il l’avait abordée, s’était efforcé de lui exprimer les vifs sentiments qu’elle avait fait naître en lui. Elle l’avait éconduit, mais il ne se tenait pas pour battu. Il guettait ses sorties, la suivait, tenace, l’excédait d’assiduités importunes et c’était chaque jour ainsi…

… Mémaine s’éloignait d’un pas alerte ; l’ancien marsouin la rejoignit :

— Alors, la belle gosse, ça va ?…

— Si on vous l’ demande… répliqua-t-elle durement.

Et elle poursuivit sans le regarder :

— Vous voilà encore à mes trousses, ça se voit que vous n’avez rien qu’ ça à faire, de barber l’ monde…

Il baissa les épaules d’un air las.

— Y a pas, on peut tout d’ même dire que j’ suis pas vernis. Pour une fois qu’une gonzesse me r’ file le grand frisson, j’ suis bien servi…

Il tira de sa poche une blague en caoutchouc, y puisa une pincée de tabac, roula une cigarette tout en marchant.

« Alors, quoi, vous, n’voulez donc rien savoir de moi ; j’ vous dégoûte donc tant qu’ ça ?… Je sais bien que j’suis pas un Adonis, mais je crois qu’y a encore plus moche


Les fesses de la fille apparurent… (page 24).

qu’moi. J’suis pas un voyou, vous savez, si je n’gratte pas de c’moment-ci, c’est qu’i’ n’y a quéq’jours que je suis r’venu du régiment — cinq piges que j’ viens de tirer dans les marsouins — mais je vas m’foute au boulot, j’suis pas un gamin, j’ai voyagé, j’ai vu la misère, j’connais la vie… Si vous vouliez, on s’ mettrait ensemble ; on boss’rait tous les deux, on s’entendrait bien, on pourrait ētre heureux…

Elle l’interrompit.

— C’est inutile d’insister, j’ vous l’ai déjà dit… Vous pouvez bien penser, mon pauv’ vieux, que je n’ vous ai pas attendu ; je n’ vous connaissais mēme pas… Je n’ suis pas libre, j’ai quelqu’un… à qui je tiens beaucoup… Vous avez même tort de m’attendre et de me suivre comme ça ; mon ami est jaloux, ça finira par faire des histoires ! ! !…

Il eut un geste indifférent.

— Je n’ai peur d’ personne… Pour vous, réfléchissez donc à ce que j’vous ai dit, je vous cause sérieusement…

— C’est tout réfléchi, trancha-t-elle, je regrette, mais vous perdez vot’ temps… il n’y a rien à faire…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Son linge livré, Mémaine s’en revenait sans hâte, son panier vide au bras, lorsque d’un bar, une voix familière la héla. Elle entra dans l’établissement où, accoudé au zinc du comptoir, M. Jojo discutait avec un copain. Deux amourettes emplissaient les verres de leur lait verdâtre. M. Jojo embrassa son amie ; le copain qui savait les usages, s’inclina avec un sourire agréable et souleva sa casquette à damier. C’était un jeune homme efflanqué, au visage asymétrique et chafouin troué de petits yeux extrêmement mobiles. On l’appelait Nénesse ou plus communément Ouistiti et son bagout, la diversité et l’éclat de ses talents illustraient la valeureuse corporation des camelots.

— Ben quoi, Mémaine, dit Beau-Môme, on s’balade ?…

— Pens’-tu, je reviens d’ livrer chez des clientes… C’est pas souvent, moi, que j’ai l’temps de m’ balader… S’il vous plaît patron, un Byrrh-cassis…

Par crainte d’importuner ou peut-être, parce que de personnelles affaires l’appelaient autre part, M. Ouistiti vida son verre, boutonna son paletot sur son torse malingre…

— J’les mets, à r’ voir vieux, ont se r’verra un d’ ces jours… Madame…

Les deux amants demeurés seuls, M. Jojo toucha de son verre le verre de Mémaine…

— À la tienne…

Ils burent, puis la jeune femme leva les yeux vers l’horloge du bar.

— Cinq heures, faut que je m’ trotte… Encore deux heures à gratter. Tu viens prendre c’ soir, môme…

— Bien sûr…

Elle souriait à une secrète pensée ; il questionna soupçonneux :

— T’as envie d’ rigoler… à quoi qu’  tu penses ?…

— Oh ! à rien d’ conséquent…

Et d’un ton léger avec une certaine ironie.

— Je pensais qu’ si tu m’aurais rencontrée une demi-heure p’ us tôt t’aurais fait la connaissance d’mon amoureux…

Il lui fit face, le visage brutal et son regard essaya de scruter la pensée de Mémaine.

— De quoi ?… Qu’est-c’ que c’est que c’ bobard ?… Ton amoureux ?…

— Oui, une espèce de ballot qui m’ barbe depuis déjà quéq’ jours…

Elle cessa de sourire, jugeant peu nécessaire d’exciter davantage ses jaloux instincts et elle lui décela les entreprises galantes de l’ex-colonial, la poursuite obstinée dont elle était de sa part l’objet. Il l’écoutait, pâle, l’air sombre, et quand elle eut achevé son récit :

— Nom de Dieu, proféra-t-il, c’est trop fort… Tu n’ pouvais pas dire ça p’us tôt… Tous les types du quartier ont dû voir ce sale mec-là te cavaler derrière et te faire du plat. Je dois passer pour une gourde, pour une andouille…

Un peu narquoise, elle l’écoutait exhaler des rancœurs qu’inspire moins au fond la jalousie qu’un orgueilleux amour-propre exaspéré par la peur du ridicule.

— Après tout, fit-elle, quand tu vadrouillais tous les soirs avec ta poupée de la rue Keller, tout l’ quartier pouvait bien m’ prendre aussi pour un’ bille, tu t’en foutais complètement…

À demi désarmé, il eut un haussement d’épaules rageur.

— Ah ! ça va bien, quoi… Tu vas pas r’sortir ça pendant cent sept ans, c’est marre…

— Ben quoi, ça n’est jamais qu’la vérité. C’est épatant, les hommes s’ croient tout permis. Vous avez tous les droits vous autres et les femmes n’en ont aucun…

Il dédaigna de répliquer, fouilla dans son gousset, laissa tomber sur le comptoir une pièce de quarante sous.

— Tenez, patron, payez-vous donc…

Ils sortirent, marchèrent côte à côte, muets, hostiles. Comme ils se séparaient, Mémaine conciliante dit avec aménité :

— Allons, ne fais donc plus la tête, quoi, c’est fini… Alors, tu viens m’ chercher à sept heures, hein, c’est entendu ?

— Entendu, oui… fit-il maussade. Et puis t’en fais pas, ton marsouin, je me charge d’ lui dire deux mots… On réglera c’ t’ affaire ensemble…

Elle s’arrêta, l’interrogea d’un regard inquiet.

— Non, tu vas pas faire d’histoires pour des bêtises comme ça ?… Ça s’rait idiot, ça n’en vaut pas la peine… Laisse donc ce type tranquille, s’il savait ce que je me fous d’ lui, le pauv’ gas… Tu sais bien que je n’ai qu’ toi et que je n’en veux pas d’autre ; j’ suis pas la poule à trente-six bonshommes, j’sais pas… Tu vas laisser tomber ça, hein… et t’tenir peinard…

Sans répondre, il s’éloigna amer et taciturne, agité de pensées violentes.

De retour à l’atelier, Mémaine s’était remise à l’ouvrage, silencieuse et préoccupée… Plus nerveuse, à mesure que la journée tirait à sa fin, elle jetait dans la rue, à travers les vitres de la boutique des regards fréquents et anxieux.

Un moment, elle crut distinguer la maigre stature du marsouin, puis sur le trottoir d’en face, rôda la fine silhouette de M. Jojo. Son aspect insolite inquiéta l’ouvrière. La tension du cou, la saillie de la mâchoire, l’ombre de la casquette enfoncée sur les yeux donnaient à son profil une expression inaccoutumée de canaille bestialité et Mémaine éprouva une étrange angoisse à voir glisser le long des murs son pas nonchalant et flexible, le léger dandinement de ses épaules. De le sentir capable de gestes extrêmes, elle redouta les conséquences possibles de ses confidences imprudentes.

— Il a l’air salement r’monté, songea-t-elle. Un beau coup qu’ j’ai fait de lui raconter ça, i’ va y avoir du vilain…

Le coucou accroché au mur annonçant sept heures moins cinq, elle cessa son travail, fit un semblant de toilette, jeta sur ses épaules son fichu de laine. Sept heures sonnèrent ; elle s’en alla. Elle n’avait pas fait dix pas dans la rue, que le marsouin la rattrapait. Il l’avait attendue cette fois encore, en vue d’une suprême tentative ; mais il n’eut pas même le loisir de lui adresser une parole. M. Jojo, surgi de l’ombre, se dressa entre eux deux. Il puait l’alcool et ses yeux offraient une anormale fixité. Il prit au collet le marsouin, le poussa.

— Hé, là ! l’ mec, dit-il, c’est donc ta spécialité d’ barber les gonzesses ?… Ben, mon vieux, de c’ coup-ci, t’es mal tombé…

D’abord interloqué, l’autre se ressaisit.

— Non, mais qu’est-c’ qui t’ prend, mon pote, t’es pas louf ?… J’ te connais pas, moi ; qui que t’es ?… C’est ta bonne femme, c’te poule-là ?… c’est-i qu’ t’es marié avec ?…

— Probable, rétorqua Beau-Môme, et j’ défends qu’un mec la cramponne. Je m’ charge de le faire voir au plus marle, à commencer par toi…

Le marsouin haussa les épaules, cracha de mépris.

— Toi ?… T’es un peu jeunot, mon bleu, moi j’ t’emmerde…

— De quoi ?… Ça va bien… Mon vieux, ici y a trop d’ badauds, mais si t’es un homme, on va aller s’expliquer un peu plus loin, où qu’on s’ra pas gêné…

— Comment donc, j’ te suis…

Mémaine, muette, écoutait ces provocations. M. Jojo lui jeta, brutal :

— Barre-toi, la môme, on se r’trouvera tout à l’heure, on a à s’ causer. M’sieur et moi…

Une rue noire et déserte s’enfonçait sous la voie en remblai du chemin de fer de ceinture. Les deux hommes s’y engagèrent, avancèrent durant quelques secondes, puis, devant une clôture de planches au long de laquelle des ordures se desséchaient, M. Jojo s’arrêta, fit face à son rival. Au même instant, un furieux coup de poing lui arrivant en plein visage, lui meurtrit le nez et les lèvres.

— Étrenne, mon pote… ricana le marsouin.

Transporté de douleur et de rage, Beau-Môme bondit, à dessein d’assommer d’un coup de tête l’adversaire. Souple, le marsouin se déroba, ne reçut qu’un choc négligeable à l’épaule, riposta d’un coup oblique et rude à l’estomac et d’un traître coup de soulier dont M. Jojo eut les jambes excoriées. Un moment, pareils à d’antiques athlètes, ils se combattirent âprement, sans résultat. M. Jojo portait des coups heureux, mais il en « encaissait » tout autant. En vain s’efforçait-il de joindre d’assez près son ennemi pour se débarrasser de lui par quelque coup habile et déloyal.

Les bras durs du marsouin le tenaient à distance, bloquaient ses gestes. Il s’énervait et s’essoufflait, la perspective intolérable d’une honteuse défaite l’exaspérait. Soudain, sournoisement, il fouilla la poche de son pantalon, en retira un long couteau à cran d’arrêt, l’ouvrit d’un coup sec et se courbant, lança son poing armé vers le flanc du marsouin. L’ex-colonial ressentit dans un choc précis et pénétrant le froid d’une lame. Il devina plutôt qu’il ne se rendit compte, la nature du coup qui l’atteignait, porta la main à son côté gauche.

Quelque chose de chaud poissa ses doigts.

— Ah ! vache, dit-il, tu m’as crevé…

Il sentait fléchir ses jambes amollies ; vacillant de faiblesse, il avait l’impression que tout dansait autour de lui. Et il s’éffondra en geignant, se tordit, sur le pavé ensanglanté…


vii


Devant son adversaire allongé sur le trottoir et qui perdait abondamment son sang, M. Jojo demeurait immobile et stupide. L’ivresse homicide qui avait armé son bras s’était dissipée d’un coup, et de discerner la gravité de son acte, il éprouvait de la consternation. Il passa la main sur son front d’un geste accablé.

— En voilà une sacrée sale histoire, grogna-t-il, de c’ coup-là, j’ suis bon…

Il jeta autour de lui un regard d’inquiétude effarée ; puis une peur panique, soudaine, irraisonnée, le fit s’enfuir à toutes jambes. Pendant quelques instants, seul le gouverna l’instinct de la bête qu’affole une absurde épouvante et qui se rue aveuglément, droit devant elle. Il s’arrêta bientôt, honteux de s’avouer à ce point agité, pusillanime ; tâcha de reprendre son calme, d’être maître de soi. Il s’aperçut qu’il avait encore à la main son couteau ouvert et souillé de sang. Se souvenant qu’un journal se trouvait dans la poche intérieure de son veston, il le prit, le déchira, essuya son arme qu’il ferma et remit dans sa poche. Il se sentait hagard et ses mains tremblaient, il murmura plein d’amertume :

— J’ai pas d’ sang-froid, pas d’estomac, rien, je m’ dégoûte…

Il fit un long détour pour regagner la rue des Pyrénées. Le tramway « Cours de Vincennes-Saint-Augustin » passait, il le prit d’un bond. Comme il entrait dans la voiture où quelques citoyens de condition modeste étaient assis, il eut l’impression que tous les regards allaient se tourner vers lui, comme si le coupable geste qu’il venait de commettre eût été déjà connu de tous. Mais nul ne prit garde à lui et cela lui rendit quelque tranquillité. Il s’assit, colla son front à la vitre, regarda au dehors fuir les hautes maisons sombres dont s’allumaient les fenêtres, les flamboyants vitrages des boutiques et des bars, les noires silhouettes des passants, les arbres et les réverbères.

Ce fut la place Gambetta, puis Ménilmontant, Belleville. Dans le soir, les rues revêtaient un aspect paisible, provincial. Le parc des Buttes-Chaumont entassa les masses d’ombre de ses feuillages. Les pensées de M. Jojo étaient sombres et confuses. Elles avaient trait aux tragiques conjonctures de la soirée, aux conséquences amères qu’elles étaient susceptibles d’entraîner.

— Pourvu, songeait-il, que c’ fourneau-là n’aille pas cramser ; c’est ça qu’arrang’rait pas l’affaire… Naturellement, ça l’empêcherait d’ causer, mais à la moindre enquête, j’ suis fabriqué, y a pas d’erreur… C’est bien rare si se trouve pas quelque salaud pour jaser… Sûr’ment qu’on l’a vu faire du plat à la môme ; ça s’ra vite fait de m’ dégotter… Si l’ mec s’en tire avec trois s’ maines d’hosteau i ’m’ donne, c’est couru, mais j’en suis quitte avec deux piges de taule, tandis que si i’ vient qu’à claquer, je ramasse l’ gros lot, c’est les durs, j’y coupe pas… Ah ! mince, c’ que ça la fout mal…

Il se gratta la tête, morne et perplexe. On atteignait le rond-point de la Villette. Un nombreux peuple y circulait, la plèbe louche et sordide de l’avenue Jean-Jaurès et du boulevard de la Chapelle, des hôtels borgnes et des abattoirs. Les grondements intermittents du Métro, des tramways couvraient jusqu’aux clameurs des phonographes dans les assommoirs. Des reflets de gaz dansaient dans l’ombre sur le canal Saint-Martin… Le tramway reprit sa course. Bientôt, ce fut la rue La Fayette, ses modernes immeubles, ses magasins confortables, où s’étale un commerce cossu : meubles, antiquités, livres et tableaux. L’église de la Trinité érigea sa structure en face de la grouillante chaussée d’Antin. Aux terrasses des cafés et dans les restaurants avoisinant la gare Saint-Lazare, des gens bien mis absorbaient de coûteuses boissons et des mets dispendieux ou fumaient des cigares chers en lisant les journaux. M. Jojo leur jeta un regard de jalouse animosité.

— Vaches de bourgeois, murmura-t-il, y en a qu’ pour eux… Une bombe dans l’ tas, c’est ça que j’ voudrais voir…

Comme il roulait en son esprit ces féroces pensées, le tramway, au terme de son parcours, s’arrêtait devant la caserne de la Pépinière.

Machinalement, M. Jojo se leva, descendit, s’en fut d’un pas lent et traînant vers la Madeleine, par le boulevard Malesherbes. Il songeait tristement qu’il était encore libre mais que bientôt peut-être il ne le serait plus. Il imagina des poignes brutales d’argousins saisissant ses bras, ses épaules, des voix grossières et goguenardes ordonnant : « Allons, oust ! au bloc ! » Cette odieuse pensée acheva de l’assombrir… Autour de lui s’élevaient d’opulentes maisons aux vastes balcons, aux larges baies qu’illuminaient des lustres électriques. De luxueuses autos filaient silencieusement sur le pavé de bois. Loin du besogneux quartier où il avait vécu, M. Jojo se sentit faible et seul au milieu d’un monde hostile, inaccessible, écrasant. Il éprouvait l’ardente envie de fuir, de disparaître. L’idée lui vint de prendre le train, de gagner l’étranger, la Belgique, mais il eut fallu de l’argent.

— Justement que j’ suis fauché, comme par hasard, songea-t-il, c’est toujours comme ça… C’est vrai que j’ pourrais brûler l’ dur…

Mais il manquai à cet égard de pratique, ayant peu voyagé, il se sentait mou, sans courage. Il eut un geste indifférent.

— Et puis, j’ m’en fous, je n’ ferai pas un pas, si i’ m’ poissent i’ m’ poisseront… J’irai à Fresne, quoi, j’apprendrai à fabriquer des chaussons d’ lisières ; on n’en crève pas…

Devant le lourd et solennel édifice de la Madeleine, il s’arrêta, sortit de sa poche un paquet de cigarettes, en alluma une, puis se remit en marche, laissa à gauche les grands boulevards, prit la rue Royale. Il se souvint que jadis, à l’école laïque sur les bancs de laquelle il usait irrégulièrement ses fonds de culottes, un crétin habillé en instituteur primaire parlait souvent du remords qui poursuit le criminel, empoisonne ses jours et ses nuits. Quelle absurdité, quelle dérision. Lui qui venait de blesser, de tuer peut-être un homme, son semblable, n’éprouvait aucun remords, rien ; il n’éprouvait que la frousse d’être pris… Il atteignit la place de la Concorde, s’engagea dans la rue de Rivoli.

Une pluie fine s’était mise à tomber ; les passants attardés se hâtaient sous des parapluies ruisselants ; une grise tristesse enveloppait les choses. Beau-Môme avait relevé le col de son veston et marchait en courbant le dos sous l’averse. Il n’avait pas dîné et n’en ressentait pas le besoin, mais il avait très soif. Il entra dans un bar, se fit servir un demi, le vida d’un trait, reprit sa route. Les rues de Rivoli et Saint-Antoine lui parurent d’une interminable longueur ; enfin, il foula le pavé gras de la place de la Bastille. L’horloge de la gare de Vincennes marquait neuf heures et demie… Il mit encore une demi-heure à regagner la rue des Orteaux. À quelques pas de l’hôtel dans lequel il logeait, il s’arrêta, hésitant. Peut-être des sbires de la sûreté guettaient-ils déjà son retour. De rapides images, reflets de ses appréhensions, se formaient, se succédaient en son esprit surexcité : une courte et furieuse lutte, le contact dur et froid des menottes à ses poignets, le panier à salade, le Dépôt.

De nouveau l’envie de fuir réveilla un instant ses énergies, mais où fuir ? La situation lui parut sans issue. Il eut un geste découragé et pénétra dans la boutique de marchand de vin qui occupait le rez-de-chaussée de l’hôtel. Le dernier client en était parti et le patron faisait sa caisse. Il déploya pour accueillir son locataire toute l’aménité compatible avec sa rudesse auvergnate.

— Chale temps, che choir… Alors, la chanté, cha va ?… Qu’est ch’ que vous prenez ?…

Ainsi M. Jojo connut que nulle démarche policière n’était venue encore altérer la considération des gens à son endroit. Il demanda un café et s’examina dans la glace. L’aspect de son visage blême et tiré le fit songer aux portraits de malfaiteurs qui illustrent la première page des journaux. Il éprouvait une accablante fatigue, un violent mal de tête, sa bouche aride avait un goût de fièvre. Il avala son café, souhaita le bonsoir au bistrot, monta dans sa chambre.


Il l’attirait sur ses genoux (page 30).

Sans même allumer sa lampe, il se dépouilla de ses vêtements humides, de ses boueuses bottines, se glissa dans son lit. Durant de longues heures, de sombres inquiétudes harcelant sa pensée le tinrent éveillé ; il finit néanmoins par s’endormir, harassé, d’un trouble sommeil traversé de rêves effarants. Il faisait grand jour quand il se réveilla. Il se dressa, rejeta ses couvertures.

— Je suis là que j’ roupille, fit-il, quelle heure qu’il est ?…

Il se tira du lit, passa son pantalon, s’approcha d’un miroir accroché au mur.

— Ce que j’ suis moche, j’ai salement besoin de me fair’ raser… J’ai mal aux ch’veux, la gueul’ de bois, ça va pas…

Il demeura pensif un moment.

— J’étais noir hier soir ; j’ai fait des con’ries… C’ qui m’épate, c’est que j’ soye pas déjà fait…

Sous sa fine moustache, sa lèvre supérieure était légèrement tuméfée.

— Il était costaud, l’ mec, murmura-t-il, j’ai pris des j’tons, mais j’i en ai mis aussi… Ça fait rien, le voilà calmé pour quéq’ jours…

Il ouvrit la fenêtre, jeta dans la rue un regard attentif, ne découvrit rien de suspect.

— Je m’ frusque en vitesse, et j’ décarre, fit-il.

« À moins qu’i soyent à la porte pour m’agrafer, pour aujourd’hui, j’ suis tranquille, i’ m’ r’verront pas dans l’ quartier… C’est peut-être mon dernier jour de bon, faut qu’ j’en profite…

Il fit sa toilette en quelques instants. Nerveux et mal à l’aise, tressaillant au moindre pas dans l’escalier, il avait hâte de sortir. L’air frais du matin, les bruits de la rue chassèrent de son esprit les nocturnes fantômes, lui rendirent pour un moment quelque quiétude.

Il entra chez un coiffeur, se fit raser, s’offrit le luxe d’une friction. Durant que le merlan le savonnait, il avait déployé le Petit Parisien, en parcourait les colonnes. Il n’y était pas question encore de son affaire. Il sortit de chez le barbier, dispos et parfumé, se dirigea vers la rue de Charenton dans le dessein de passer la journée auprès de son amie Georgette. Mais comme il entrait dans l’hôtel où jusqu’à ce jour l’hospitalière fille avait eu ses pénates, la porte vitrée du bureau s’ouvrit et la tenancière du lieu l’interpella avec un hypocrite sourire.

— Pst, jeune homme, c’est sans doute chez Mme Georgette que vous montez, ben, c’est inutile de vous donner la peine, elle n’habite plus ici, voilà trois jours qu’elle est partie sans laisser d’adresse…

M. Jojo ne manifesta point de surprise ; il ne chercha point à démêler les raisons obscures de cet événement imprévu, il haussa les épaules, dit qu’il s’en foutait, fit demi-tour. Il déjeuna chez un marchand de vin, parmi des cochers de fiacre et des ouvriers discuteurs. Son repas achevé, il sortit, fit quelques pas, indécis quant à la direction qu’il prendrait. Il songea qu’il allait passer un après-midi triste et vide et parce que la disparition de la grosse Georgette avait contrarié ses projets, il se dit que vraiment la vie n’est qu’un tissu de contretemps et d’ennuis. Tout en se livrant à ses réflexions désenchantées, il s’était engagé dans l’avenue Ledru-Rollin ; il parvint de la sorte au pont d’Austerlitz, le franchit, traversa la place Valhubert, entra dans le jardin des Plantes. Par les allées encore humides de la pluie de la veille, où jouaient de turbulents marmots, M. Jojo erra mélancoliquement. Comme il parcourait la ménagerie, morne séjour où sous les grilles de fer sommeillent des animaux captifs arrachés aux libres déserts, il se prit à penser à l’horreur des geôles humaines, aux cellules des pénitenciers… Cette importune idée l’irrita. Il s’efforça de la chasser de son esprit. Il sortit du jardin des Plantes, dépassa la Halle aux Vins, s’en fut d’un pas nonchalant par les quais au long desquels se perpétue l’antique commerce des bouquins et des vieilleries. Il regagna la rive droite par le Pont Saint-Michel, le boulevard du Palais, le pont au Change, dirigea ses pas vers le mercantile boulevard Sébastopol, ses trottoirs encombrés où rôdent les filles de joie. Ayant retrouvé des copains dans un bar de la rue Aubry-le-Boucher, il passa en la compagnie de ces jeunes gens sympathiques et sans préjugés quelques heures paisibles, fit un poker, discuta de sport et de femmes, offrit et accepta des cigarettes et des apéritifs. Le soir vint, l’on but une dernière tournée et l’on se sépara. Dans les rues, d’agiles camelots hurlaient les journaux du soir. M. Jojo acheta la Presse, en lut avidement les faits divers. En troisième page quelques lignes banales relataient que la veille au soir, un jeune homme assez gravement blessé d’un coup de couteau au côté gauche avait été trouvé, baignant dans son sang, dans une rue écartée et déserte du vingtième arrondissement. L’auteur du méfait demeurait inconnu mais était activement recherché. La victime avait été transportée à l’hôpital Saint-Antoine… Beau-Môme plia le journal, le fourra dans sa poche, songea, fataliste :

— Si j’ dois être chopé, pas la peine de jouer à cache-cache avec la r’ nifle, je s’rai toujours fait tôt ou tard : question de veine ; si au lieu d’ça j’ dois m’en tirer, je m’en tir’rai, y a pas à s’en faire…

Il rejoignit par l’autobus du Père-Lachaise les lointains parages de Charonne, vint attendre Mémaine rue des Pyrénées. Il ne la vit pas, apprit vaguement qu’elle devait être malade, se dit avec amertume que tout semblait conspirer à lui être désagréable et nuisible. Il reprit soucieux le chemin de son hôtel. Comme la veille, son logeur le reçut avec une cordialité dont il lui sut gré tant certaines circonstances difficiles peuvent nous faire attacher de valeur aux sympathies les plus indifférentes.

Il monta dans sa chambre aussi calme qu’il avait été la veille agité. Même il se surprit à fredonner, en dépit de son humeur sombre, un refrain entendu dans la journée et qui lui revenait à la mémoire, Ce n’était point qu’il se crût si tôt en sécurité ; mais parce que ses impressions étaient changeantes et peu durables, qu’il avait pris son parti d’une situation à laquelle il ne pouvait en aucune sorte remédier, et qu’il restait au fond confiant en la faveur du hasard, arbitre aveugle des destinées humaines…


viii


Quelques jours s’étaient écoulés sans événement. Un soir, vers six heures, comme M. Jojo sortait de sa chambre, le garçon de l’hôtel l’arrêta, lui remit une lettre. Il l’examina, y déchiffra ses noms et adresse suscrits d’une main malhabile sur une enveloppe rose défraîchie. Il l’ouvrit, en prit connaissance ; elle émanait de Lucette et l’invitait instamment à se rendre le soir même rue de Picpus, où la jeune fille sur le point de partir en voyage l’attendait.

— De quoi, fit-il, en voyage, sans blague…

Il demeura pensif un instant.

— I’ manquait p’us qu’ ça… Ça fait trois jours que Mémaine est su’ l’ flanc : cette salop’rie de Georgette s’est fait la paire j’ sais pas où ; maintenant c’est la môme Lucette qui les met, voilà que j’ vas pu’s avoir d’ femme ?…

Il eut un petit rire amer, songea :

— Dire qu’y a eu des moments où que j’en avais d’ rabiot, où que j’pouvais pas suffire au boulot, c’est bien ça…

Il sortit, prit un repas, modique comme ses ressources, chez un marchand de vin de qui il appréciait la cuisine de famille et les prix doux, après quoi il descendit la rue des Pyrénées et se dirigea vers la place de la Nation par le cours de Vincennes. Il rencontra Lucette qui promenait son chien dans la rue Fabre-d’Églantine. Elle vint à lui et de revoir son amant, son visage jeune et naïf exprima une sincère joie. Ils s’embrassèrent sans gêne, indifférents aux réflexions et sourires des gens.

— T’as reçu mon p’tit mot ? demanda-t-elle.

— Oui, ce soir… Alors quoi, paraît que tu pars, où c’est qu’tu vas ?…

Elle soupira tristement.

— Ah ! m’en parle pas… C’est mes patrons qui s’en vont à la mer, à Étretat, pour deux mois, je suis bien obligée de les suivre…

Il en exprima son déplaisir avec force et trivialité :

— Quelle barbe, qu’ell’ chirie… Maintenant qu’on s’ connait, qu’on s’rait heureux ensemble, te v’là barrée avec tes bourgeois et moi j’ reste en carafe… Moch’té d’existence…

Elle essaya d’adoucir l’humeur du morose jeune homme :

— Faut pas t’en faire pour ça, mon p’tit loup, deux mois, ça passe…

Il reprit, grognon :

— Quand c’est qu’ tu pars ?…

— Ben, demain matin ; tout est prêt, les malles sont bouclées… Mon chéri, tu vas pas me faire la tête, quoi, ça n’est tout d’ même pas d’ ma faute…

Il haussa les épaules.

— J’ te dis pas, mais tu peux bien penser que ça n’ doit pas me faire plaisir. Si je n’ t’aimais pas tant que j’ t’aime, j’ m’en balancerais, tu penses bien…

Il prit un air pensif et sombre. Elle le jugea vraiment épris d’elle et s’en réjouit dans son âme simple.

— Alors, fit Beau-Môme d’un air indifférent, tout l’ monde déménage ? le patron, sa bonne femme, la belle-mère…

— Oui… c’est-à-dire que Monsieur nous accompagne, mais il ne restera pas là-bas tout l’ temps. Il viendra nous r’ trouver le samedi soir et il rentrera à Paris l’ lundi matin ; il n’a pas beaucoup de temps à lui, Monsieur… Pour moi, j’aime autant ça, j’aurai toujours assez à faire avec Madame et la mère Rognon…

Dans l’esprit positif de M. Jojo venait de poindre une audacieuse idée. Il s’y arrêta, s’y complut quelques instants, mais se garda de l’exprimer…

— Tu vas m’attendre par ici, dit Lucette, je vais ram’ner le chien et je reviens, j’en ai pour cinq minutes.

Elle s’en fut, légère, le jeune fox trottant et sautant autour de ses jupes. Lentement Beau-Môme remonta vers la place de la Nation.

Haineux et méprisant, il songeait à ces gras et confiants bourgeois qui, s’offrant de coûteuses villégiatures, abandonnaient leur appartement à la vaine garde de concierges insoucieux.

— Les gourdes,… ricana-t-il.

En sa pensée s’élaboraient d’âpres et complexes combinaisons, d’aventureux projets.

— C’est une affaire, se dit-il, ça s’rait un crime d’ louper ça. Si je n’ profite pas d’ l’occase, j’ suis qu’un veau, j’ mérite pas d’ bouffer mon pain… Avec ça, j’ suis autant dire fauché ; c’est le moment que je m’ débrouille, sans quoi, j’ai p’us qu’à ramasser les mégots, r’filer la comète et croûter des arlequins au marché d’Aligre… Ou alors, quoi ? bosser, j’ m’en ressens pas, y a p’us moyen…

Il rôda sur la place en attendant le retour de Lucette. Au bout d’un quart d’heure elle le rejoignit et ils entrèrent dans un bar.

— On reste ici un moment, dit-il, on n’est pas mal… On montera dans ta carrée, en douce, quand les pip’lets seront campés…

Ils s’assirent côte à côte et burent. Un moment ils s’entretinrent de choses indifférentes, puis ils n’eurent plus rien à se dire et chacun se renferma dans ses pensées. La petite bonne se prit à songer à ses parents qui vieilissaient, là-bas, à la campagne, dans une antique masure isolée, tout au bout du hameau natal. Elle les revit, tristes et las, usés par trop d’années d’abrutissants travaux. Elle songea à ses frères et sœurs dispersés, à son pays, à son enfance et le souvenir de sa faute vint assombrir la mélancolie de ses réflexions… Accoudé au marbre de la table, M. Jojo la regardait d’un œil vague, cependant, elle ne tenait que peu de place dans ses pensées. Pour l’instant, il ne songeait qu’à soi, à l’humilité, à la précarité de sa vie, aux fâcheuses aventures qui l’avaient récemment troublée, à l’insécurité des lendemains impécunieux… En son cœur grondaient de féroces jalousies, d’ardentes convoitises…

Comme beaucoup de femmes, Lucette avait l’habitude de porter à la main, à défaut de poches où les mettre, ses clés et son porte-monnaie.

En s’asseyant, elle les avait déposés auprès d’elle, négligemment, sur le cuir de la banquette. Deux ou trois fois, oblique et furtif, le regard de M. Jojo s’était arrêté sur les clés, tandis qu’il songeait combien leur possession simplifierait l’entreprise qu’il se proposait. Et soudain, il se décida, sa main s’approcha, ses doigts s’allongèrent, touchèrent les clés, les subtilisèrent. Puis, bien qu’il eût un instant légèrement pâli, il vida son verre avec la plus belle tranquilité. Il pouvait être dix heures et demie.

— Dis, ma gosse, proposa Beau-Môme, voilà qu’i s’ fait tard, on s’en va ?…

Il se leva, remit sa casquette devant la glace. D’un geste machinal, sans regarder, elle prit son porte-monnaie, ne songea point à ses clés, suivit son amant. Ils gagnèrent la rue Picpus par la courte et noire rue Jaucourt. À la porte de la maison où il méditait de s’introduire, M. Jojo commanda à voix basse :

— Sonne, la gosse… Sûr qu’i’ roupillent déjà sur leurs deux esgourdes ; on peut y aller, y a pas d’ pet…

Elle supplia, tremblante :

— Chéri, fais bien attention, ne fais pas d’ bruit… On finira par se faire prendre…

— Penses-tu, t’en fais donc pas…

Au coup de sonnette de la jeune fille, la porte s’entr’ ouvrit : Lucette la poussa, pénétra dans l’entrée pleine d’ombre où reluisaient obscurément une haute glace, des carreaux de portes vitrées. M. Jojo s’y glissa derrière elle, la suivit à pas de loup. Ils gagnèrent l’escalier de service, montèrent en silence…

Ils arrivaient au palier du cinquième étage ; Lucette soudain s’arrêta :

— Mes clés… fit-elle d’une voix étouffée.

Elle saisit le bras du jeune homme.

— Eh bien, i’n’ manquait plus qu’ ça ; nous voilà bien logés, j’ai perdu mes clés…

— Quelles clés ? demanda-t-il sourdement…

— Ben, la clé d’ma chambre et celle d’la cuisine… J’ les avais toutes les deux après un anneau… J’ les tenais à la main avec mon porte-monnaie quand on est entrés chez l’ bistro ; j’ les ai posées à côté d’ moi… Faut qu’elles aient glissé derrière la banquette ; c’est que maint’nant que j’ m’en aperçois…

— Ça, c’est une sale blague, proféra-t-il, comment qu’on va faire pour entrer ?…

Elle demeurait muette, atterrée.

— Restons pas là, dit-il, y a pas bon, quelqu’un peut s’am’ner, faut monter ou r’descendre… Dis, ta porte est fermée à clef ?…

— Non, j’y pense jamais, quand je sors, je la tire derrière moi.

— Oh ! ben, ça va, y a peut-être moyen d’ s’arranger…

Il avait remarqué en sortant de chez Lucette, que les water-closets du septième se trouvaient contigus à la mansarde de la petite bonne et que de pareilles fenêtres à tabatière éclairaient les deux réduits. Il s’en souvenait opportunément.

— J’ vas tâcher de passer par la fenêtre des chiottes, puis par celle de ta crèche ; une fois dedans, j’ t’ouvrirai la lourde, y a rien d’p’us simple…

Elle se récria :

— Tu es fou, tu vas t’ tuer, je ne veux pas…

Il haussa les épaules, calme.

— Chut, fais pas d’ foin. Faut pas t’ frapper, j’ te dis qu’i n’y a pas d’ danger, c’est rien à faire, un jeu d’ gosse…

Ils reprirent leur silencieuse ascension. Les pas légers du jeune homme semblaient effleurer les marches de bois, Il ouvrit avec précaution la porte des cabinets, s’y glissa, ouvrit le châssis de la fenêtre. Son regard explora la gouttière, la fenêtre voisine, lë zinc noir des toits, puis il empoigna l’encadrement de la lucarne, se hissa, allongea au dehors une jambe. Sa semelle toucha le rebord du chéneau, s’y appuya. Il acheva de sortir, lentement se coula vers la fenêtre proche. Un instant de vertige, le moindre faux pas et c’était dans un saut de vingt mètres, l’écrasement sur le ciment de la cour, mais il n’y pensait même pas… Sans trop de difficulté il s’introduisit dans la mansarde dont il ouvrit la porte. Lucette se jeta dans ses bras, se pressa contre lui,

— Mon p’tit homme, mon loup, c’ que j’ai eu peur, touche mon cœur comme i’ bat… Passer sur cette gouttière, faut pas que t’aies la frousse, vrai, y a qu’ toi…

Elle ferma la porte, alluma la lampe.

— Dis, mon p’tit, fit Beau-Môme, c’est tout d’ même embêtant cette histoire de clés, comment qu’ tu vas faire ?

Elle eut un geste insouciant :

— Oh ! c’est pas une affaire… J’irai voir demain matin si l’ bistro les a r’trouvées, sûr’ment qu’i’ les aura et puis s’il ne les avait pas, y a l’ serrurier qu’est pas fatigué. J’ vas pas me faire de mauvais sang pour ça ; ça arrive à tout l’ monde de perdre des clés !…

Elle avait défait ses chaussures et se déshabillait devant son ami sans aucune honte, comme une épouse devant son époux après des années de vie commune.

Le contact de l’homme ne l’effrayait plus, ni la douleur des premières étreintes. Elle sentait circuler en ses veines un sang plus jeune et chaud et naître de voluptueux désirs en sa chair frémissante, dans l’éveil ardent de ses sens. Elle souffla la lampe, vint s’allonger auprès de M. Jojo déjà couché. Sous le rectangle étroit de la lucarne par où le clair de lune entrait dans la mansarde sur la maigre couchette de fer au matelas sordide, leurs corps amoureux s’enlacèrent.


ix


La salle d’hôpital était vaste, triste et nue. Les lits s’y alignaient avec régularité au long des murs blancs et devant les hautes fenêtres par où pénétrait largement la lumière matinale. Dans l’air silencieux subsistaient de légers relents


Elle avait défait ses chaussures et se déshabillait (page 48).

d’éther et d’iodoforme. Une blanche infirmière, dispensatrice de médications et de tisanes s’empressait autour des lits où des visages douloureux pâlissaient au creux des oreillers. Un garçon en blouse bleue lavait le carrelage de la salle… Avec un long et pénible soupir, le Marsouin s’éveilla. Sa première impression fut celle d’un écrasante lassitude ; il l’éprouvait à chaque réveil depuis une longue semaine qu’il gisait en ce lit, faible comme un enfant. Il essaya de soulever la tête. Un instant, son regard erra sur la tristesse des lits voisins, et morne parcourut la salle où tant de misère humaine était enclose. Il offrait des traits émaciés, un masque cireux où sous des sourcils épais luisaient des yeux de fièvre. Au cours des journées interminables, des nuits d’insomnie, ses forces avaient fondu dans la moiteur des draps. Ses membres pleins de courbatures lui semblaient à la fois lourds et mous. Nulle position n’était reposante à ses reins endoloris, pourtant, il en changeait fréquemment et cela lui coûtait d’accablants efforts. Auprès de son lit, une tablette de fer ripoliné supportait une tasse où refroidissait une bienfaisante infusion, des journaux, un compact volume à vingt-cinq sous relatant les aventures et exploits fantastiques et sinistres de quelque Fantômas. Il allongeait parfois le bras, prenait le livre, en parcourait les pages grossièrement imprimées. Cette littérature indigente suffisait à la récréation de son esprit inculte ; il en acceptait l’imagination baroque, truculente, les lourdes invraisemblances. Mais la lecture le fatiguait vite. Il reposait sur la tablette le bouquin dépenaillé, se laissait retomber sur l’oreiller où il demeurait inerte, tâchait de s’endormir en rêvassant. Le sommeil le fuyait. En son cerveau qu’animaient les morbides excitations de la fièvre débilitante, les souvenirs les plus divers se mêlaient, se déroulaient en une confuse succession d’images déformées, hallucinantes. C’étaient, le plus souvent, les phases rapides et violentes de sa dernière aventure qu’il se remémorait, la brutale provocation, l’âpreté, l’acharnement du combat singulier dont il sentait bien qu’il fût sorti vainqueur sans la traîtrise de l’adversaire, les impressions odieuses, atroces d’une lame aiguë et froide trouant son flanc et de ses forces qui l’abandonnaient tandis qu’il chancelait, s’affaissait sur le trottoir où sa main tâtonnante se souillait de sang répandu… Après, il ne savait plus… Deux égoutiers par hasard l’avaient découvert, plus mort que vif, dans la rue déserte et noire… Sans eux, songeait-il, il eut crevé là, tout seul, comme un chien et le souvenir de son ennemi traversait son esprit où fermentaient de haineuses pensées de vengeance.

— Le fumier… I’ perdra rien pour attendre, i’ m’ paiera ça…

Il se souvenait d’avoir repris ses sens dans le poste de police de la rue des Orteaux, où quelques soins élémentaires lui avaient été donnés. Il s’était retrouvé là, comme au sortir d’un sommeil profond, étendu sur le plancher. Autour de lui se mouvaient des carrures robustes sous de sombres pélerines, des figures sévères barrées de grosses moustaches sous des képis à l’écusson municipal. Quelqu’un déclara qu’il avait l’air « salement attigé ». Dans un coin du local, une voix rude discutait au téléphone. De la porte venait une rumeur d’attroupement. Bientôt, une voiture d’ambulance s’arrêtait devant le poste. Un sergent de ville ouvrait la porte et bourru, invitait les curieux à se disperser.

— Circulez, allons, circulez que je vous dis…

Vaine injonction à laquelle nul n’obtempérait. Tandis qu’on le transportait vers la voiture, cent yeux dévisageaient le blessé, brutalement, au milieu des commentaires imbéciles ou grossiers.

Lui, considérait d’un œil vague ces faces penchées sur lui et qui exprimaient une curiosité féroce et soudain il tressaillait en reconnaissant un blond visage de femme, un visage d’une pâleur mortelle dont les yeux élargis le fixaient avec épouvante… Il l’avait revu souvent, ce visage aux yeux d’angoisse, à travers les cauchemars de ses nuits flévreuses, et dans les maladives divagations de sa pensée au cours des mornes après-midi. Il croyait à cette heure encore le revoir.

— Ce que j’ l’aimais, songeait-il, cette poul’ là ; j’sais pas c’ que j’aurais fait pour elle, pour l’avoir… Bah ! j’ai jamais eu d’ chance… Ça fait rien, c’était ça son béguin, son type, son sale petit barbeau, elle a du goût… Ah ! les gonzesses, sans blague… I’ peut toujours pas dire qu’i’ m’a fait au poil ; il écopait dans les grands prix, il a vu qu’il était fait, c’est de là qu’i’ m’a filé un coup d’ rallonge, vachement, comme un saligaud, mais patience…

Doucement, il tâta sous l’épaisseur du pansement sa blessure enflammée douloureuse.

— Ça fait mal, cette cochonnerie-là, ça vous ronge qu’on dirait et ça n’a pas l’air de s’ guérir vite…

Il étira péniblement ses membres gourds et amaigris…

— C’ qui faut peu d’ chose tout d’ même pour esquinter un bonhomme. De c’ moment, j’ serais pas foutu de m’ tenir sur mes pattes ; j’suis p’utôt mal balancé, mais ça se pass’ra, ça se ref’ra tout seul…

Il demeura un moment sans pensée, les yeux clos, puis reprit le fil de ses réflexions.

— Et le type, à savoir ce qu’i’ d’vient… Je pense pas qu’on l’ait ramassé ; c’est toujours pas sur les tuyaux que je leur z’y ai donnés que les roussins auraient pu le cueillir, j’ crois pas…

Il n’avait en effet rien à se reprocher à cet égard. Un matin, tout au début de son séjour à Saint-Antoine, il avait reçu la visite de deux personnages d’aspect grave et correct, qui s’étaient efforcés d’obtenir de lui quelques éclaircissements touchant les circonstances dans lesquelles il avait été blessé, l’identité ou tout au moins le signalement de son agresseur. Longuement, ils l’avaient interrogé, d’abord bienveillants, persuasifs, puis de plus en plus pressants, convaincus qu’il en savait assez pour les satisfaire et se taisait sciemment. Hostile à toute intrusion policière dans ses affaires personnelles, il avait opposé aux questions les plus insidieuses, le visage le plus inexpressif, l’ignorance la mieux simulée. Il s’était borné à déclarer qu’il s’était querellé sans trop savoir pourquoi, étant pris de boisson, avec un individu ivre comme lui, qu’il ne connaissait pas. D’ailleurs, il ne connaissait à peu près personne à Paris où il ne faisait que de rentrer après plusieurs années d’absence. Mis en présence de l’homme qui l’avait frappé, il l’eut certainement reconnu mais quant à le dépeindre utilement, il s’en avouait incapable.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’ vous dise… À l’heure où qu’ ça s’est passé i’ faisait noir, je me suis même pas aperçu quand il a sorti son surin, c’ cochon-là, alors vous dire comment qu’il est, vous comprenez qu’ c’est pas facile, surtout que j’ l’avais jamais tant vu… C’est un type qu’a rien de r’ marquable, i’ peut avoir dans les vingt ans, i’ n’est ni grand ni p’tit, entre les deux, frusqué en ouvrier comme tout l’ monde. Ce que j’ me rappelle, c’est qu’il puait la gniole à fusiller les mouches à quinze pas, c’est tout ce que je sais, i’ m’a pas dit son nom vous pensez bien…

En sa pensée, le marsouin revoyait les visages pensifs, l’air soupçonneux des enquêteurs et le regard aigu, perspicace dont l’un d’eux, le plus vieux, le fixait à travers les verres de son lorgnon.

— J’ai pas besoin qu’on s’ mêle d’ mes affaires, songea-t-il, non mais des fois, j’ suis assez grand pour régler mes comptes tout seul… Pour ce qui est du mec, j’ suis tranquille, j’aurai vite fait de l’ dégotter quand j’ voudrai, je connais l’ quartier… J’aurai ma revenge, du type et de la poule aussi. Quand on m’ sortait du poste de police et qu’elle m’a aperçu plein de sang, elle a eu l’air toute retournée, mais sûr que c’était pas de m’ voir amoché comme j’étais, c’était p’utôt d’’ penser à cCqui allait arriver à son bonhomme après c’ coup-là… Elle souhaitait que j’crève, pour que je risque pas d’causer, la vache d’ poule, j’ai compris çà à la façon qu’elle m’ z’yeutait, ça s’ lisait dans ses chasses…

Il ricana silencieusement :

— T’en fais pas, ma fille, j’ l’ai pas donné ton mec, i’ peut dormir sur ses deux oreilles, au moins pour quelque temps : après, dame, quand on se r’verra on rigolera cinq minutes, probable… En attendant je m’ barbe, je m’abrutis dans c’te cabane, les jours sont longs… Riche idée qu’ j’ai eue tout d’ même de rentrer en France, pour c’ qui m’attendait ; j’aurais rudement mieux fait d’ rester là-bas…

Et vers ce « là-bas » si récent à la fois et si lointain, ses pensées émigrèrent, attristées de regrets. Il revit la grande île africaine où s’étaient écoulées plusieurs années de sa vie ; années insouciantes et paisibles en somme. Il évoqua le régiment dont il avait été une active parcelle, dont son âme avait reflété l’âme collective et conservait l’empreinte morale.

Dans sa lucide mémoire apparaissaient les visages familiers d’hommes qui avaient été ses chefs et ses camarades, sympathiques ou désagréables ; ils revivaient en son souvenir avec les particularités de leur caractère, leurs vices, leurs ridicules. Puis c’étaient des femmes, rencontrées un peu partout, aimées un soir, jamais revues ; méridionales brunes, grasses et grossières des lupanars de Marseille, femmes d’Orient connues au hasard des escales dans les bouges des ports, d’humbles filles indigènes, petites épouses provisoires et résignées des soldats coloniaux… Ce n’étaient pas les femmes qui manquaient par le vaste monde… Le blessé se souleva sur sa couche, murmura :

— Sacrée idée qu’ j’ai eue de rev’nir, bon Dieu ; sûr que j’aurais mieux fait de rester là-bas…

Là-bas, chez les Marsouins… Et il se dit que le meilleur parti qu’il pût prendre était encore d’y retourner. L’existence y était aventureuse et rude, mais elle vaudrait toujours bien la vie amère et besogneuse qui l’attendait ici, dans cette capitale de luxe et de misère, dans ces faubourgs d’une Babel inhospitalière aux déshérités… Et puis, lorsqu’on a été soldat trop longtemps, il est difficile de ne plus l’être ; le métier vous reste dans la peau, alors le plus simple est de continuer, de « remettre ça, jusqu’à la gauche »…

— Bah !… songea-t-il, c’est encore la meilleure combine, y a pas… J’ai encore un peu d’ pognon, aussitôt sorti d’ l’hosteau je prends l’train pour Toulon et je m’en vas rempiler dans mon ancien corps. I’sont pas vaches, i’ me r’prendront, j’ m’en fais pas… Seul’ment avant de partir, y a l’autre affaire à liquider…

Et il ne pensa plus qu’à cela…


x


Seul et pensif dans sa chambre, M. Jojo achevait de dîner sommairement. Devant lui, sur la table que souillaient d’anciennes taches d’encre et de bougie, un morceau de pain traînait à côté de papiers maculés de graisse où avaient été enveloppés des frites et du pâté de foie. Un peu de vin colorait le fond d’un litre. Beau-Môme le versa dans son verre et le but… Sur la cheminée, la lampe presque vide de pétrole répandait une rougeâtre et fumeuse lueur… D’un geste machinal M. Jojo chercha des cigarettes dans la poche de son veston, mais il se souvint aussitôt qu’il n’en avait plus. Sombre, il se souvint aussi qu’il avait sa chambre à payer et que son porte-monnaie contenait exactement cinq francs et treize sous.

— Pas un rotin d’ plus, songea-t-il, quelle purée, j’ n’ai jamais été fauché à c’ point-là… Y a pas, i’ s’agit de s’ débrouiller et tout d’ suite, ou demain, je couche sous les ponts et je bouffe avec les cheyaux d’bois, p’us moyen de r’culer…

Il chercha sa casquette, prit un foulard, tâta des clés dans la poche de son pantalon.

— J’ suis paré, murmura-t-il, y a qu’à y aller carrément ; au fond, c’est pas si mariole que ça…

Cependant il éprouvait un certain malaise et son amour-propre en souffait. Il haussa les épaules avec colère.

— J’aurais la trouille des fois, les colombins, sans blague… Qu’est-c’ que j’ risque ?… jamais qu’ la taule… Quelques mois de villégiature, une vie régulière, du bon air, la croûte assurée, c’est pas déjà si moche…

Il s’efforçait de ricaner, de s’exciter soi-même et crânait inconsciemment, par habitude. Il ouvrit la porte de sa chambre, jeta un coup d’œil dans l’escalier, prêta l’oreille un instant et descendit sans bruit. Il gagna la rue de Bagnolet, s’achemina vers le boulevard de Charonne. C’était, dans les rues, l’animation joyeuse des samedis de paie. Un nombreux peuple encombrait les trottoirs, emplissait les boutiques de l’épicier, du boucher, de la crémière, celle du marchand de vin où se débitent à la portion le bifteck aux pommes et le veau Marengo, les bars pleins de discussions et de fumée où cliquettent les billes dans les appareils à sous où de derrière un comptoir imposant et vaste comme un autel, le demi-dieu Bistrot dispense à ses adorateurs les poisons délectables.

— Va y avoir d’la viande soûle, ce soir… remarqua à part soi M. Jojo.

Comme il arrivait à la hauteur du boulevard de Charonne, il aperçut son copain Charlot assis à la terrasse d’un bar et il s’arrêta car il avait soif.

— Tiens, te v’là, fit le copain, ça va ? qu’est-c’ que tu prends ?…

Un garçon agile bondit jusqu’à eux.

— Qu’est-ce que ça s’ra ? M’sieur…

— Un d’mi…

Il souleva sa casquette, lissa de sa paume ses bruns cheveux luisants de pommade, perplexe et préoccupé.

— Ben quoi, vieux, fit Charlot, ça marche pas comme tu veux ? tu fais une drôle de tir’lire…

Beau-Môme eut un geste évasif.

— Peuh ! ça marche pas besef, t’as raison… De ce moment-ci, je traverse une sal’ période. J’ suis fauché, mais là, fauché comme les blés… J’ai pus d’ femme, j’ veux dire d’ femme sérieuse, qui les lâche… J’ sais p’us de quel côté me r’tourner, ça va mal…

— Tu parles, opina M. Charlot, c’est pas l’ rêve…

Ils trinquèrent et burent.

— Ben et toi, s’informa Beau-Môme, qu’est-c’ que tu d’viens ?…

— Oh ! moi, ça va, j’ me plains pas d’ trop pour l’instant. Je bosse avec un copain qui fait l’ cam’lot, on tient le rasoir mécanique, l’ savon à barbe, la maroquinerie, les bibelots en aluminium, un tas d’ bricoles… On circule, on fait l’ marché du Cours de Vincennes, celui d’ Ménilmontant, la rue d’ la Roquette, la rue d’ Rivoli, l’ marché aux puces de Montreuil, l’ dimanche ; c’est pas l’Pérou mais on gagne tout d’même sa vie…

— T’as l’ filon, déclara M. Jojo, c’est une combine comme ça qu’i’ m’ faudrait, un boulot peinard, quéqu’ chose de stable, une petite situation tranquille…

Songeur un moment, il reprit :

— Oui, c’est un truc de ce genre qu’i’ m’ faudrait. Faudrait que je connaisse un copain qui soye d’ la partie et qu’aie un peu d’ pèze pour commencer ; sûr que ça march’rait, mais voilà…

D’un geste découragé, il exprima combien lui semblait chimérique l’espoir de découvrir ce providentiel copain, muni d’expérience commerciale et de capitaux et susceptible de l’associer à de fructueuses entreprises. Et il se prit à songer à la besogne hasardeuse qui l’attendait ce soir-là. En un instant d’étrange angoisse, il se dit que jamais il n’aurait le sang-froid, la force de l’accomplir, en dépit de l’impérieuse nécessité qui le lui commandait. Il se sentit mou, incapable de décision et d’effort. Un moment, il eut l’idée de confier à Charlot son projet et de l’embaucher dans sa nocturne expédition. On n’aime guère courir seul les aventures de cette sorte ; à deux c’est beaucoup plus facile, outre que le travail matériel est partagé, on se prête un mutuel appui moral, on a moins peur. D’autre part, il importe de considérer que le plus sûr des complices ne l’est jamais absolument et aussi qu’il est pénible de diviser le fruit de la guerre — la belle galette de ces salauds d’ borgeois, songeait M. Jojo, ou les ors et brillants des vieilles rombières pleines aux as… Ces raisons pesées, Beau-Môme ne souffla mot de son affaire et vida son demi.

— Mon pote, c’est pas que j’ m’ennuie, tu sais, mais faut que j’ m’en aille, j’ai rancard avec une petit’ poule à la Nation, faut pas que j’ fasse poireauter l’enfant… C’est toi qui paies ça ?… Ben, à r’voir, vieux…

Il s’en fut par le boulevard de Charonne. Il était ému mais résolu, ayant d’un effort de volonté surmonté sa défaillance d’un instant. Il atteignit la place de la Nation, puis la rue Jaucourt, la rue de Picpus. Bien qu’il fût à peine neuf heures et demie, le calme quartier s’endormait. Seul un piano lointain, martelant quelque Veuve Joyeuse, outrageait la paix vespérale… La haute maison, dans le bleu confus du soir, érigeait sa structure massive et noire où s’étageaient des fenêtres lumineuses. D’un coup d’œil, M. Jojo s’assura que celles de l’appartement occupé par le ménage Cormelier n’étaient pas éclairées ; alors, gagnant prudemment la porte d’entrée, il se coula dans le vestibule, jusqu’à la loge des concierges qu’il explora d’un regard aigu, rapide, de bête à l’affût. Le pipelet, vieillard colossal à calotte et à bésicles, sommeillait sur une chaise, la tête sur sa poitrine, les mains croisées sur son ventre, un journal déployé gisant sur ses genoux. Son épouse, épaisse femme aux cheveux gris, au cou rouge et ridé, rangeait du linge dans son armoire et tournait le dos à la porte. L’instant était propice, unique ; quelques secondes d’hésitation pouvaient tout perdre.

— Merde, tant pire… murmura Beau-Môme.

Il dépassa la porte de la loge, avança, silencieusement, poussa la porte entre-bâillée qui menait à l’escalièr de service dont il gravit les degrés avec une prudente hâte. Il ne s’arrêta qu’à la porte du cinquième. Son cœur battait tumultueusement ; le moindre craquement le faisait tressaillir. Il glissa sa clé dans la serrure, l’y fit tourner avec précaution. Dans l’escalier, une porte fut ouverte et refermée, quelqu’un monta, quelque bonne regagnant sa chambre. M. Jojo se jeta dans la cuisine des Cormelier, s’y enferma et il se tint immobile dans l’ombre, hagard, tremblant, tant que résonnèrent sur les marches de bois les pas de la femme, qui montait. Quelques minutes s’écoulèrent sans qu’il osât bouger.


Et ils s’enlacèrent… (page 59).

On eut dit que des semelles de plomb l’attachaient au sol : une peur ignoble le paralysait ; un moment, il fut sur le point d’abandonner son entreprise et de s’enfuir. Il se contint pourtant, reprit quelque sang-froid et furieux contre soi-même, se traita de « nouille » et de « fausse couche ».

— L’ p’us dur est fait, songea-t-il, me v’là dans la place, ça s’rait trop poire de flancher, vrai… Et pis y a personne, y a pas de pet ; j’ vas visiter l’appartement en vitesse, ach’ter quèq’bibelots qui soyent faciles à fourguer et pis je m’ ferai la paire en douce pas trop tard, « cordon s’iou plaît… » et à r’voir M’sieu, dames…

Il fit quelques pas, attentif à ne rien heurter, ouvrit avec circonspection la porte vitrée du couloir, chercha à tâtons le commutateur électrique. Le couloir éclairé, il se sentit plus à l’aise et plus encore lorsqu’il eut inspecté les diverses pièces et fut bien sûr qu’il n’y avait personne. Alors, une activité fiévreuse l’anima.

Ayant soigneusement clos les doubles rideaux de la chambre, il fouilla avec frénésie la belle armoire acajou et bronzes où s’empilaient avec symétrie, imprégnés de suaves parfums les chemises, cache-corsets et combinaisons de Mme Cormelier. Il y découvrit un vieux portefeuille de cuir fort râpé contenant un millier de francs en billets de banque et un coffret de marqueterie recélant quelques pièces d’or et d’argent et des bijoux démodés. Il logea le portefeuille dans la poche intérieure de son veston, enveloppa dans un mouchoir l’or et les bijoux.

— C’est déjà pas mal, fit-il, voyons p’us loin…

Il passa dans une seconde chambre qui était celle de Mme Rognon, une chambre provinciale au mobilier vieillot. Précipitamment il bouscula le linge de l’armoire, bouleversa les tiroirs de la commode, pleins d’inutiles vieilleries. Quelques centaines de francs, les petites économies de la vieille dame passèrent dans ses mains avides, avec quelques menus bibelots dont il espéra tirer quelque argent. Dans la salle à manger de chêne ciré, que décoraient des faïences, des cuivres et des gravures anglaises, il recueillit la modeste argenterie : des couverts, des salières, des coquetiers, des ronds de serviette, une pince à sucre et une tasse à café, à laquelle Mme Rognon tenait extrêmement. Dans le salon, il choisit une antique boîte à poudre en vermeil, orgueil de Mme Cormelier, un petit Bouddha de bronze et deux médaillons en cuivre doré contenant les portraits en miniature de jeunes dames vêtues et coiffées à la mode de dix-huit cent soixante.

— J’ vois p’us rien à étouffer, murmura-t-il, en observant autour de lui. Bah ! j’ai pas à m’ plaindre, c’est gentil pour un début, j’aurai pas à m’en faire pendant quéq’ temps… Demain matin, je cavale vivement chez le père Schelinder et je lave tout ça : une fois débarrassé des bibelots et le pèze caré, j’ m’en fous, j’ suis tranquille. Des fois que j’ soye ramassé — on sait jamais — j’ai rien sur moi, y a rien dans ma carrée, personne m’a vu ; pour me chauffer i’s ont du r’tard…

Il revint dans la salle à manger, tassa dans ses poches une partie de son butin, fit du reste un petit paquet qu’il ficela dans un journal. Puis il tira du buffet une boîte de fer-blanc renfermant des biscuits et un pot de confitures entamé, une demi-bouteille de porto et un carafon de cognac. Son dîner avait été maigre et il ne dédaignait point les douceurs. Il vida la boîte de biscuits, acheva la marmelade et le porto, s’offrit un petit verre d’eau-de-vie. Puis il s’en fut comme il était venu. Il ferma avec discrétion derrière lui la porte de la cuisine, s’engagea silencieusement dans l’obscur escalier, demanda le cordon du ton le plus calme et le plus naturel…

Au dehors, la nuit offrait une sérénité divine ; une brise agréable soufflait. Alors, M. Jojo éprouva une satisfaction orgueilleuse, profonde et forte, une joie victorieuse…


xi


Mémaine s’était éveillée la première, accoutumée à un lever matinal ; auprès d’elle M. Jojo dormait encore, paisible, innocent. Le réveil sur la table de nuit marquait sept heures moins le quart. La jeune femme songea qu’il était temps de tirer du sommeil son amant, ce à quoi elle employa non brusquement, mais au moyen de légères caresses et de papouilles agréables. Il ouvrit les yeux, s’étira, grogna dans un bâillement :

— Y a pas moyen d’  dormir ici, quoi ! quelle heure donc qu’il est ?…

Mais il aperçut son amie et son humeur s’adoucit.

Elle se penchait sur lui rieuse et nue comme une bacchante ; ses beaux seins s’offraient, ronds et blancs, pareils à de lourds fruits gonflés de sève. Le jeune homme les prit, les pelota, en suça les bouts raides et roses ; puis ses mains parcoururent de caresses le splendide corps jeune et chaud. Et ils s’enlacérent, inaugurèrent amoureusement la journée, après quoi ils se levèrent.

— Faut nous grouiller, dit Beau-Môme, en s’habillant, tu sais que Charlot et sa poule nous attendent à huit heures…

— Oui, fit Mémaine, à la porte de Bagnolet, c’est pas loin, on y s’ra encore avant eux…

Debout, devant la toilette de bois blanc ripoliné, armée d’une éponge, elle savonnait ses nichons, ses épaules, ses bras nerveux, ses hanches amples aux belles courbes d’amphore, l’ovale délicat de son ventre infécond. Dans l’humble décor de sa chambrette d’ouvrière, elle était une grisette de dix-huit cent trente, échappée d’une lithographie de Devéria. Les êtres et les choses changent si peu… Dûment rincée, elle essuya, frictionna ses chairs dures, revêtit du linge frais, passa une jupe, un corsage clair, se coiffa, se mit de la poudre et du rouge. M. Jojo, finement rasé, cosmétiqué, essayait une casquette neuve. Il arborait une chemise de zéphir rayée de mauve ; sa main toujours soignée, s’ornait d’une chevalière volumineuse au plat de laquelle s’entrelaçaient de riches initiales.

— T’es prêt ? demanda Mémaine, on s’en va…

— Ben oui, mon petit, j’ t’attends…

Ils sortirent, les rues étaient vivantes, gaies, dominicales. Des ménagères se hâtaient, portant des filets bourrés de provisions. Des cyclistes, des pêcheurs à la ligne émigraient vers les banlieues. Des gamins endimanchés jouaient, galopaient, bataillaient avec une juvénile et tapageuse alacrité. Les bistros faisaient des affaires. Non loin de la porte de Bagnolet, à la terrasse d’un café-bar, Charlot et sa poule étaient attablés. M. Jojo et Mémaine les rejoignirent, s’assirent avec eux. Charlot faisait volontiers le type chic ; il présenta sa femme avec cérémonie. C’était une petite doreuse du faubourg Saint-Antoine, une brunette de vingt ans, assez jolie, avec qui il était collé depuis peu. On but à la durée et à la prospérité du jeune ménage une tournée, puis une autre. Les hommes se mirent à causer sport et politique, louèrent les qualités, célébrèrent les performances de coureurs notoires, de pugilistes en renom, s’excitèrent sur les progrès du socialisme international, bâtirent à leur gré la cité future. Les deux jeunes femmes tout de suite copines, s’entretenaient de mode, de chiffons, de frivolités, de danses en vogue et de drames passionnels… Le temps s’écoulait avec douceur. On buvait une troisième tournée. Sous l’influence généreuse du picon-citron, les esprits s’échauffaient légèrement, un sang plus vif circulait dans les vaisseaux, tonifiait les organismes. Les deux jeunes couples goûtaient le plaisir fugace d’exister… L’heure du déjeuner approchait. M. Jojo, qui était homme de ressource, dit qu’il connaissait là tout près, dans la zone, à deux pas de la barrière, un modeste bouchon sans apparence, mais réputé pour son piccolo, ses frites, ses moules marinières et ses inimitables entrecôtes. Ils s’y rendirent, joyeux et affamés. C’était une bicoque de planches, entourée de vigne vierge. L’ensemble apparaissait pittoresque et accueillant, au bout d’un sentier qu’avaient tracé au cours des âges les pas de nombreuses générations chiffonnières… Le repas fut simple, copieux, largement arrosé. Il fut aussi intime et cordial. On y bavarda agréablement, on y fit de l’esprit, des mots, tout en bien mangeant, en buvant mieux encore.

Vers deux heures, après le café qu’accompagnaient un assez recommandable calvados et des cerises à l’eau-de-vie pour les dames, les jeunes gens s’en allèrent fort satisfaits.

— Hein, c’est-i’ que j’ les connais, les bons coins ?… fit M. Jojo d’un air supérieur.

Il désirait des louanges, les obtint avec plaisir. C’est au seul cuisinier qu’en réalité elles revenaient. Ainsi nombre de gens, dans les mérites d’autrui, se taillent habilement un petit mérite… Il pouvait être deux heures et demie, trois heures. Un soleil ardent torréfiait les maigres herbages au talus des fortifs, rehaussait de lumière le paysage sordide de la zone, les jardinets, les masures, les tas de détritus et de ferraille, les gravats, et les plâtras… Sur un étroit boulevard vaguement parallèle aux fortifications, se tient le marché aux puces de Montreuil. D’innombrables petits étalages disposés à même le sol, offrent à l’indifférence de la foule, d’étranges, d’inimaginables marchandises : antiques défroques, ribouis éculés, outils, ustensiles de toute nature, cassés, mangés de rouille ou couverts de poussière et de crasse, vaisselle, armes, bouquins dépenaillés, meubles navrants de laideur.

Parfois, rarement se rencontre un bibelot gracieux, venu on ne sait d’où, égaré dans ce triste bric à brac à la suite de quelles débâcles, de quels naufrages…

Le public qui se presse « aux puces » de Montreuil est plutôt de fâcheuse mine. C’est en général un assez sale populo. On y remarque fréquemment de ces gueules qui semblent destinées à illustrer en première page des journaux d’atroces récits de viol de fillettes, ou d’assassinats de vieilles femmes…

M. Jojo, Charlot et leurs amies traversèrent lentement cette tourbe, gagnèrent Montreuil, Saint-Mandé et le bois de Vincennes, où, par les clairs dimanches d’été, afflue, tumultueuse et joyeuse, la multitude parisienne avec ses mioches turbulents, ses paniers de victuailles et ses litres de vin. Ils se promenèrent correctement, tels des gens comme il faut, par les allées ensoleillées, pleines de rires et de jeux. Doué d’un heureux caractère, aisément satisfait de son lot, Charlot exprimait son naïf contentement :

— Une bonne journée, hein ? y a pas à s’ plaindre. Un temps merveilleux, un fin gueul’ton, une chic balade… Moi, ça m’ plaît, je suis pour les petites parties tranquilles, entre soi…

Bonne journée en effet, belle journée ; mais pourquoi faut-il que tant de belles journées, commencées sous les plus favorables auspices, finissent assez mal parfois ?…

Vers le soir, ils regagnèrent la porte de Vincennes, prirent l’apéritif et dînèrent chez un marchand de vin, puis ils passèrent la soirée dans un cinéma près de la Nation. Ils en sortirent à l’heure où se ferment ces établissements et reprirent le chemin de leur quartier.

La nuit était merveilleusement douce, une nuit faite pour les promenades amoureuses. M. Jojo et Mémaine marchaient en avant, Charlot et son amie suivaient à quelques vingt pas et comme leur union était neuve, qu’ils vivaient leur lune de miel, ils s’arrêtaient souvent, pour se mieux embrasser. M. Jojo formait des projets d’avenir. Il se voyait de retour du régiment et il avait de l’argent, pas mal d’argent… D’où le tenait-il ? Ma foi, il ne s’arrêtait pas à ce détail, il admettait l’avoir ; le dieu Hasard y avait pourvu, il y a tant d’occasions, de coups de chance, qui procurent la grosse galette quand on a de la volonté, de l’audace…

… Bref, il y avait de l’argent et il s’établissait, il achetait un bar — ç’avait toujours été son rêve d’être bistro — un chic bar avec beaucoup de glaces. « Aux Enfants de Charonne », Maison Jojo. Et il y avait une vaste arrière-salle que l’on aménageait pour y faire des poids, de la lutte, ça devenait le siège d’une société sportive, le rendez-vous des costauds du quartier et l’argent pleuvait dans la caisse, on gagnait ce qu’on voulait… Châteaux en Espagne, châteaux de rêve et de nuées que le plus léger souffle emporte…

Mémaine soupirait, tout cela était bien lointain, bien aléatoire. Mais lui continuait de discourir, plein d’assurance, riche des illusions de la jeunesse et prenant ses désirs pour des réalités. Hélas, qu’il y a loin de la coupe aux lèvres…

Une ombre noire, longue, baroque se profila sur le mur, comme ils s’engageaient dans la déserte rue des Orteaux. Un homme qui marchait derrière eux parvint à leur hauteur, les dépassa et faisant brusquement demi-tour, s’arrêta devant M. Jojo.

— Hein, Beau-Môme, mon p’tit gas, tu me r’connais ?…

Hagard, M. Jojo revit son adversaire d’un soir tragique… D’instinct, il se jeta en arrière, mais pas assez vite. Le bras levé de l’homme instantanément s’abattit, dans l’éclair d’une lame qui frappa Beau-Môme sous la clavicule gauche, s’enfonça dans sa poitrine. Un second coup l’atteignit au cou, trancha la carotide d’où le sang gigla, ruissela, et il s’écroula lourdement. Le marsouin jeta son couteau, promena autour de lui un regard de bête traquée. Charlot accourait ; un furieux coup de savate au creux de l’estomac l’arrêta net, un croc en jambes l’étendit. Sa tête porta rudement sur le pavé où il demeura un moment tout étourdi. Et le meurtrier s’enfuit avec une fantastique agilité, vers la rue de Bagnolet où il disparut.

Mémaine et l’autre jeune femme restaient là, pénétrées d’une horreur sans nom. Des passants épouvantés s’approchérent, deux vieillards et une tremblante fillette. M. Jojo râlait, quelques instants ses ongles griffèrent le trottoir et sans un mot, il glissa, sombra dans le définitif néant… Des sergents de ville surgirent. Charlot s’était relevé, il se pencha sur son ami, souleva sa tête inerte.

— Jojo, ben quoi, mon pauv’ vieux ?… Nom de Dieu, je crois qu’il est mort…

Alors, Mémaine éperdue se jeta sur le corps sanglant.

— Jojo, mon p’tit homme, mon chéri…

Dans l’immense ciel indifférent aux microscopiques drames de la Terre, vivaient lumineusement les constellations innombrables. Vers la rue des Pyrénées s’entendait le grondement du chemin de fer de ceinture. Au loin, un phonographe beuglait dans un bar nocturne…

Décembre 1923.