Beaumarchais (Hallays)/Chapitre I

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 5-80).

CHAPITRE I

LA VIE ET LES AVENTURES
DE BEAUMARCHAIS

I

Pierre-Augustin Caron naquit à Paris le 24 janvier 1732. Son père André-Charles Caron était horloger, rue Saint-Denis, presque en face de la rue de la Ferronnerie. L’auteur du Barbier est donc « fils des Halles » ainsi que Molière et Regnard.

L’horloger Caron appartenait à une famille calviniste de la Brie. Il abjura la religion réformée, fut reçu maître horloger à Paris, et de son mariage avec Louise-Nicole Pichon il eut dix enfants. C’était un fort honnête homme, instruit et entreprenant. Il savait la mécanique et avait le goût des inventions. Sensible selon la mode de son temps, il appelait volontiers son fils Grandisson. Il était fort religieux, ce qui ne l’empêchait pas, d’ailleurs, de tourner de petits vers galants, d’aimer la musique et les propos salés. On retrouvera tous ces traits vivement accusés dans la physionomie de Beaumarchais. Exceptons pourtant le sentiment religieux : Figaro ne doit rien à Calvin.

Il y eut toujours entre le père et le fils une tendre intimité : leurs lettres en témoignent. Et c’est une des pages les plus charmantes des mémoires contre Goëzman que celle où Beaumarchais, répondant à qui lui reproche l’état de son père, s’interrompt soudain : « … Mais je m’arrête ; car je le sens derrière moi qui regarde ce que j’écris et rit en m’embrassant ».

En contant le voyage en Espagne, nous retrouverons deux des sœurs de Beaumarchais : Marie-Josèphe Garon, mariée à l’architecte Guilbert, et Marie-Louise, la fiancée de Clavijo. Mais celles qui furent le plus souvent mêlées aux aventures de sa vie étaient les deux cadettes : Marie-Julie et Jeanne-Marguerite. La première ne se maria point, et jusqu’à son dernier jour demeura la conseillère et la collaboratrice de son frère. Elle était à la fois grave et enjouée : elle composait des chansons et des noëls, jouait de la harpe et du violoncelle, savait l’italien et l’espagnol, tournait des lettres pleines d’esprit et de gaillardise, excellait dans la comédie de société, et l’on a d’elle un opuscule intitulé : L’existence réfléchie ou Un coup d’œil moral sur le prix de la vie. Très pieuse, elle écrivit une paraphrase du Miserere ; mais, quelques heures avant sa mort, elle composa un couplet railleur sur un air de contredanse, et, réunie autour de son lit, sa famille lui répondit par des impromptus. Quand le fils de l’horloger s’appela de Beaumarchais, Julie prit le même nom. Ce qui fit dire un jour au conseiller Goëezman : « Le sieur Caron a emprunté à l’une de ses femmes le nom de Beaumarchais, qu’il a prêté à l’une de ses sœurs ». Quant à Jeanne-Marguerite, surnommée Tonton, puis Mlle de Boisgarnier, elle devint la femme de l’avocat Miron. C’était une personne d’esprit qui chantait et pinçait de la harpe à ravir ; elle était de toutes les représentations d’Etioles et jouait son rôle dans les « parades » composées par son frère.

Le père Caron, qui avait perdu trois fils, voulut que le dernier survivant, Pierre-Augustin, fût horloger. Aussi ne l’envoya-t-il étudier ni à l’Université, ni chez les jésuites, ce que l’ami Gudin déplore : « Car, dit-il, Aristophane, Plaute, Térence auraient enflammé sa jeune imagination : la gloire des lettres lui eût paru la plus belle ; sa vie eût été toute différente ». Les regrets de Gudin sont d’un excellent humaniste. Mais on a peine à les partager si l’on songe qu’une éducation classique plus soignée aurait pu faire de Beaumarchais un simple homme de lettres. Seules les nécessités d’une vie aventureuse lui donnèrent et cette fougue d’imagination et cette science de l’intrigue qui font l’originalité de ses œuvres.

Ce fut dans une école de métier, établie à Alfort, que l’enfant apprit quelques éléments de latin. Souvent, il s’échappait à travers champs et courait jusqu’au couvent des Minimes de Vincennes. Là, un vieux moine lui donnait à goûter, assaisonnant le goûter d’un sermon. Et l’écolier admirait, dans la sacristie, le Jugement dernier de Jean Cousin, qu’on voit aujourd’hui au Musée du Louvre. Quarante-cinq ans plus tard, Beaumarchais se plaisait à évoquer ces souvenirs d’enfance.

Revenu dans l’atelier paternel, l’apprenti tomba amoureux. Il avait treize ans : l’âge de Chérubin ! Sa « folle amie » se maria. D’abord il voulut se tuer, puis réfléchit, ajourna son projet et écrivit enfin à ses sœurs que, malgré les perfidies de la traîtresse, il lui semblait qu’ « un compagnon d’un sexe différent ne laisserait pas de répandre des charmes dans sa vie privée. » Il ajoutait : « Moi qui devrais détester tout ce qui porte cotillon ou cornette ! Mais patience ! me voici hors de leurs pattes ; le meilleur est de n’y pas rentrer. » Ces derniers mots durent faire sourire Beaumarchais, lorsque, âgé de soixantesix ans, il retrouva dans les papiers de ses sœurs et annota de sa main ce « premier, mauvais et littéraire écrit par un polisson de treize ans, au sortir du collège ». Car de leurs pattes il n’était point encore sorti ; à la vérité, il n’en sortit jamais.

Ce garçon horloger eut une adolescence orageuse. Les cabarets des Halles étaient bien près de la rue Saint-Denis et la vie y était plus joyeuse que derrière les « quatre vitrages » d’une boutique. Pour payer les soupers et les escapades, il fallut faire des dettes : même des montres disparurent de l’atelier paternel. Puis, le jeune Caron ne rentrait au logis que pour assourdir de musique la famille et les voisins. Bref, un jour, son père le chassa de la maison. Plus tard on conta qu’il battit alors le pavé de Paris et fit sur les places des tours de gobelets. Quoi qu’il en fût, le bannissement ne dura pas longtemps. La mère intercéda et le père consentit au retour du prodigue. Mais par les conditions qu’il lui imposa (on possède le texte de cet étrange traité) on peut juger que la « chaleur du sang » avait mené loin le turbulent apprenti. Celui-ci signa toutes les clauses « dans la ferme volonté de les exécuter, avec le secours du Seigneur ». Et il les exécuta. Car à vingt ans il était devenu un artisan très habile : il avait même inventé un nouveau système d’échappement pour les montres.

Cette invention fut l’occasion de son premier procès. Un sieur Lepaute lui disputa la priorité de sa découverte. Le différend fut soumis à l’Académie des sciences. Pierre-Augustin obtint gain de cause, après avoir mis le public dans la confidence de la querelle et inséré sa défense dans le Mercure. C’était le premier appel de Beaumarchais à l’opinion.

On le manda bientôt à Versailles. Il avait exécuté pour Mme de Pompadour une « montre de bague » de quatre lignes de diamètre. Le roi voulut posséder la pareille. Les courtisans suivirent l’exemple de Louis XV. Puis Pierre-Augustin Caron construisit une petite pendule pour Madame Victoire et fut présenté à Mesdames.

Mais les commandes de la cour et le titre d’« horloger du roi » satisfaisaient mal son ambition. Fort à propos, une heureuse aventure lui permit de pousser un peu plus loin sa fortune.

Une belle dame qui l’avait remarqué à Versailles vint, un jour, dans sa boutique de la rue Saint-Denis et le pria de réparer une montre brisée. « Le jeune artiste, dit Gudin, brigua l’honneur de reporter la montre, aussitôt qu’il en aurait réparé le désordre. » On n’était pas d’humeur à le lui refuser, et, quelques mois après, le mari de la dame, M. Francquet, « contrôleur clerc d’office de la maison du roi », était heureux d’obliger l’aimable horloger, en lui cédant sa charge pour peu d’argent. Ce fut ainsi que, le 9 novembre 1755, Pierre-Augustin Caron fut nommé « contrôleur clerc d’office » : le revenu de la charge était médiocre, mais l’honneur n’était pas mince, puisque le « contrôleur », l’épée au côté, précédait la viande du roi. Francquet, déjà malade, s’en fut se soigner à la campagne : il mourut bientôt d’apoplexie.

Mme Francquet avait sur les bras des affaires compliquées. Le successeur de son mari se chargea de les régler. Pour amener à composition des débiteurs peu délicats, il conçut alors le projet d’une surprenante comédie où lui-même s’était réservé le rôle du confesseur de la veuve et où il devait apparaître sous le nom et la robe de l’abbé d’Arpajon de Sainte-Foix. Lorsqu’au cours du procès Kornman, ses ennemis lui reprochèrent cette fourberie, il affirma qu’il n’avait été Gil Blas que d’intention et que sa belle comédie n’avait jamais été mise en scène. Faute de preuves, croyons Beaumarchais.

Moins d’un an après la mort de Francquet, sa veuve, qui était riche, épousait Pierre-Augustin Caron : il était de dix ans plus jeune qu’elle et ne possédait rien que « sa haute stature, sa taille svelte et bien prise, la régularité de ses traits, son teint vif et animé, son regard assuré ». Ce mariage semblait devoir fixer sa position. Malheureusement, au bout de dix mois, la femme mourut, enlevée en quelques heures par une fièvre putride. Par contrat de mariage, le mari s’était fait donner toute la fortune ; mais, ce contrat n’ayant pas été insinué, d’interminables procès s’ensuivirent et il finit par perdre tout droit sur l’héritage. L’aventure ne lui avait en somme rapporté qu’une charge et un nom : car dès lors, il s’appela Beaumarchais du nom d’un petit fief ayant appartenu à sa femme. Il faut ajouter que personne ne sut jamais en quelle province de France était située la terre de Beaumarchais.

Job, mon patron, semblable est notre histoire ;
J’avais des biens, je n’ai plus un denier ;
Et comme toi je chante ici la gloire
Du Roi des rois, assis sur mon fumier.

Jusqu’à ce point la copie est parfaite :
Reste à montrer le diable et ses agents,
Me tourmentant et pillant ma retraite,
Pour faire voir les anges bienfaisants.


Les « agents du diable », c’étaient les avocats et les procureurs des parents de sa femme. Quant aux « anges bienfaisants », c’étaient « Mesdames de France » auxquelles il adressait cet étrange « placet » versifié, afin de leur rappeler qu’elles avaient « un jour promis de s’occuper de lui et de sa fortune ». Elles exaucèrent sa prière.

Beaumarchais, venu pour la première fois à Versailles comme horloger, y reparut en qualité de musicien. Son grand talent de harpiste le fit admettre dans le cercle intime des filles de Louis XV. On sait que celles-ci raffolaient de musique. Selon Mme Campan, Mme Adélaïde avait appris à jouer de tous les instruments, depuis le cor jusqu’à la guimbarde. Beaumarchais donna des leçons aux princesses, composa pour elles de la musique, organisa de petits concerts auxquels assistaient chaque semaine le roi, la reine et le dauphin : il plut par son esprit et ses chansons. On disait à la cour que le roi, impatient de l’entendre jouer de la harpe, lui avait poussé son propre fauteuil et l’y avait fait asseoir. On disait aussi que Mesdames avaient refusé le présent d’un éventail où le peintre avait représenté leurs concerts sans y faire figurer Beaumarchais.

Il n’en fallait pas plus pour déchaîner contre lui toutes les jalousies. Avec la belle insolence de ses manières, il n’était pas homme à désarmer les envieux. Mais il ne laissait pas une attaque sans riposte. Il savait faire taire les courtisans d’un bon mot ou d’un coup d’épée. Au besoin il prêtait de l’argent aux joueurs malheureux. Car il n’était plus pauvre et, chemin faisant, l’homme d’affaires avait tiré le musicien de la gêne.

Ce n’était point son mariage qui l’avait enrichi : la mort soudaine de sa femme l’avait dépouillé de tout. Ce n’était point non plus son premier succès à la cour : il ne recevait rien pour les leçons qu’il donnait aux princesses et plus d’une fois il dut réclamer le prix de la musique et des instruments qu’on le chargeait d’acheter. Mais, tout en jouant de la harpe pour se rendre favorables les « anges bienfaisants », il n’avait pas négligé certains protecteurs, moins propres sans doute à lui faire honneur, mais mieux en état d’édifier sa fortune. Parmi ces derniers était le mari de Mme de Pompadour, Le Normand, qui s’accommodait joyeusement de sa séparation dans son château d’Étioles ou dans son magnifique hôtel de la rue du Sentier. Beaumarchais était de ses amis et de ses commensaux : lorsqu’on célébrait à Étioles la fête de Saint-Charles, patron de Le Normand, il se chargeait de rimer des couplets et d’improviser des parades grivoises, pastorales et poissardes.

Ce fut probablement à Étioles qu’il rencontra le financier Paris-Duverney, le troisième des quatre frères Paris ; et cette rencontre décida de la destinée de Beaumarchais.

II

Duverney était, dit Mme du Hausset, « l’homme de confiance de la marquise de Pompadour en tout ce qui concernait la guerre ». Auprès de la favorite, son crédit était immense. Or Mme de Pompadour et Duverney avaient conçu l’idée de fonder une École militaire, destinée à former de jeunes officiers. Duverney avait fait élever à ses frais l’édifice, qui subsiste encore aujourd’hui sur le Champ de Mars. Mais les défaites de la guerre de Sept Ans avaient diminué l’influence de Mme de Pompadour. Les ministres et le roi lui-même semblaient se désintéresser de l’œuvre de Duverney. Celui-ci en concevait un grand chagrin. Il aurait désiré que Louis XV vînt en personne visiter l’École militaire. Toutes ses tentatives pour décider le roi avaient échoué.

Ce fut alors qu’il s’adressa à Beaumarchais, lui promettant « son cœur, ses secours et son crédit » s’il obtenait la faveur tant convoitée depuis neuf ans. Le jeune musicien fut trouver Mesdames : il leur exposa quel service elles pouvaient lui rendre, en lui assurant la reconnaissance du financier. Elles consentirent à visiter l’École et exprimèrent à Duverney l’intérêt qu’elles portaient à Beaumarchais. Puis, quelques jours plus tard, elles déterminèrent Louis XV à les imiter.

Duverney tint parole. Jadis il avait enrichi Voltaire en l’intéressant dans les vivres de l’armée : il lit de même la fortune de Beaumarchais. « Il m’initia, écrit celui-ci, dans les affaires de finances où tout le monde sait qu’il était consommé ; je travaillai à ma fortune sous sa direction ; je lis, par ses avis, plusieurs entreprises ; dans quelques-unes il m’aida de ses fonds ou de son crédit, dans toutes de ses conseils. »

Le premier soin de Beaumarchais devenu riche fut de sortir de roture. Il obtint d’abord que son père renonçât au métier d’horloger. « Ne pouvant changer le préjugé, disait-il, il faut bien que je m’y soumette. » Et pour 56 000 livres, prix d’un brevet de secrétaire du roi, il fut noble. Aux ennemis qui, plus tard, lui contestèrent sa noblesse il avait donc le droit de répondre qu’il pouvait en montrer la quittance. Puis, comme la charge de clerc d’office n’était pas assez glorieuse, il brigua celle de maître des eaux et forêts qui coûtait 500 000 livres. Paris-Duverney les lui avança. Mais les grands maîtres refusèrent d’admettre parmi eux un ancien horloger. Beaumarchais eut beau mettre tous ses protecteurs en campagne et répondre aux grands maîtres, dans un mémoire amusant, qu’ils avaient tort d’être si vains de leur extraction, puisque le premier d’entre eux était fils d’un perruquier, le second d’un cardeur de laine, le troisième d’un brocanteur juif, le quatrième d’un boutonnier : il échoua et dut se rejeter sur la charge de lieutenant général des chasses aux bailliage et capitainerie de la varenne du Louvre. En cette qualité, il jugeait tous ceux qui, dans un rayon de quinze lieues autour de Paris, portaient atteinte aux plaisirs du roi. Rimant une épître au chevalier de Gonti, il se peignait lui-même, siégeant sur les lis :

Car tu m’as vu, sur les nobles gradins,
Séant au Louvre, en ce royal domaine,
Grave Minos de sa varenne,
Consacrer d’ennuyeux matins
À juger les pâles lapins
Et les maraudeurs de la plaine.

Beaumarchais-Bridoison ! Nous avons déjà vu Beaumarchais-Chérubin ! Nous allons voir maintenant Beaumarchais-Figaro parcourant les Espagnes.

« De l’intrigue et de l’argent, te voilà dans ta sphère ! » — L’argent, c’est Duverney qui le fournit : 200 000 francs en billets au porteur. Quant à l’intrigue, elle est à la fois politique, amoureuse, financière et commerciale : nous n’avons pas le dessein d’en débrouiller tous les fils.

Des motifs divers conduisaient Beaumarchais en Espagne : il avait une mission secrète de Duverney pour suivre quelques grandes affaires ; il allait tenter le recouvrement de quelques factures impayées, car le père Caron, dans le temps où il était horloger, avait des clients jusqu’à Madrid ; enfin il se rendait au secours d’une de ses sœurs trahie par Clavijo.

Il partait avec de belles et honorables recommandations. Il était accrédité auprès de l’ambassadeur de France. Une cliente de son père, la marquise de Fuen-Clara, devait l’introduire dans la société madrilène. Enfin il emportait deux lettres de M. de Jarente, évêque d’Orléans, pour sa « très proche parente » la marquise de la Croix, femme de M. de la Croix, lieutenant général d’artillerie, au service du roi d’Espagne. Cette dernière recommandation ne fut pas pour lui la moins précieuse.

L’aventure de Beaumarchais avec Clavijo est un des épisodes les plus connus de sa vie. Lui-même en a donné le récit dans son quatrième mémoire contre Goëzman et ce récit est un chef-d’œuvre. Il n’y a point dans tout son théâtre de scène plus dramatique et mieux conduite que sa première entrevue avec Clavijo. Lorsque Gœthe tira une tragédie du mémoire, il ne put ici que transcrire le texte de Beaumarchais, où les moindres jeux de scène sont notés avec une merveilleuse précision.

Deux des sœurs de Beaumarchais étaient fixées à Madrid : l’une mariée à l’architecte Guilbert ; l’autre, plus jeune, fiancée à Clavijo, écrivain espagnol. Les bans du mariage étaient déjà publiés quand, tout à coup, Clavijo se déroba. Ce fut alors que Beaumarchais arriva à Madrid. Il se rendit chez le séducteur et lui arracha une déclaration où celui-ci se reconnaissait coupable « d’avoir manqué sans prétexte et sans excuse à une promesse d’honneur ». Puis on se réconcilia et Clavijo jura d’épouser. Mais au dernier moment il disparut de nouveau, accusa Beaumarchais de guet-apens et obtint contre lui un ordre d’expulsion. Dans cette situation critique, Beaumarchais fit face au danger, courut chez les ministres, vit le roi, et Clavijo, disgracié, perdit son emploi. Voilà le scénario du drame conté dix ans plus tard par Beaumarchais. Est-ce un pur roman ? On l’a dit. Mais M. de Loménie semble avoir prouvé que le fond de l’aventure n’est point une invention.

Clavijo confondu, Beaumarchais put se donner aux affaires très diverses qui l’avaient appelé à Madrid. Il négocia la concession du commerce de la Louisiane à une compagnie française, rêva de coloniser la Sierra-Morena, intrigua pour être chargé de fournir de nègres les colonies espagnoles et tenta d’organiser une compagnie pour la subsistance de toutes les troupes d’Espagne. Enfin, il étudia pour le gouvernement les moyens de donner quelque essor à l’industrie et aux manufactures du royaume.

Les affaires, d’ailleurs, ne l’empêchaient pas de mener joyeuse vie dans la société de Madrid : il jouait gros jeu chez les ambassadeurs, courtisait les ambassadrices, portait la cape et le sombrero, rimait des vers de sa façon sur des airs de séguedilles.

Nous tenons là déjà tout notre personnage : homme d’esprit, de plaisir et d’intrigue. Pour achever le portrait, voici maintenant l’apprenti diplomate, le « casse-cou politique ».

« Si, au sortir d’une éducation cultivée et d’une jeunesse laborieuse, mes parents eussent pu me laisser une entière liberté sur le choix d’un état, mon invincible curiosité, mon goût dominant pour l’étude des hommes et des grands intérêts, mon désir insatiable d’apprendre des choses nouvelles et de combiner de nouveaux rapports m’aurait jeté dans la politique. » Ainsi débutait un mémoire qu’à son retour d’Espagne il rédigea pour Choiseul et où il exposa ses vues sur l’état de l’Europe et de l’Espagne.

Il y indiquait aussi les moyens de « donner au conseil de France le plus d’ascendant qu’on pouvait sur celui d’Espagne » : à ce point de vue le prochain mariage du prince des Asturies avec l’infante de Parme, « princesse aux trois quarts française », lui paraissait un heureux événement ; mais cela ne suffisait point ; il fallait encore s’assurer les bonnes dispositions du roi d’Espagne. Beaumarchais y avait pourvu : le roi s’ennuyait ; « vingt fois ses regards ont cherché dans les personnes qui l’entourent un objet dont les agréments, l’esprit et l’attachement puissent le tirer de la triste vie qu’il mène ». Mais, tout en s’ennuyant, le roi redoutait aussi l’empire d’une favorite. Instruit par un valet de chambre, l’Italien Piny, de l’embarras où était Charles III, Beaumarchais avait découvert l’« objet » et désigné la marquise de la Croix. Celle-ci avait, paraît-il, hésité. Mais le négociateur avait réponse à tout. « Sur l’objection d’une vie scandaleuse avec le roi, qui répugnait entièrement à ses principes et à son goût, je la fixai entièrement en l’assurant que, loin de faire entrer pour quelque chose l’oubli de ses devoirs dans mon plan, je n’avais jeté les yeux sur elle qu’afin d’être plus certain que cela n’arriverait jamais…. »

Pour bien apprécier cette intrigue, il est utile de savoir que, depuis un an, Beaumarchais était l’amant de la marquise de la Croix, et affichait sa liaison dans tous les salons de Madrid.

Le valet de chambre avait ménagé à la dame une entrevue avec le roi, qui, tout de suite, était devenu éperdument amoureux. Beaumarchais avait conseillé à son amie de montrer quelque froideur pour surexciter la passion de Charles III. Et la comédie s’était achevée par l’inévitable dénouement : le marquis avait reçu une croix de diamants et une commanderie de Saint-Jacques ; la marquise avait été présentée à la cour. Et Beaumarchais était reparti pour la France, afin d’attirer l’attention de Choiseul sur les grands résultats de son officieuse diplomatie. Ajoutons qu’il n’avait point seul la gloire du succès. L’évêque d’Orléans, Mgr de Jarente, avait, lui aussi, veillé de loin à l’avancement de sa nièce. Il avait adressé à Louis XV une supplique où il demandait au roi de France de « prier Sa Majesté Catholique d’accorder sa protection, ses bontés et ses grâces à la dame de la Croix, établie en Espagne ». Et la supplique avait été transmise à d’Ossun par le ministère des affaires étrangères. Avec l’honneur d’avoir donné une maîtresse à Charles III, Beaumarchais rapportait encore de son voyage quelques airs de séguedilles et le décor de ses futures comédies. Quant à ses entreprises industrielles, elles n’avaient point réussi. Dans un pays où tout va poco a poco, lui-même le remarque, sa furia francese n’avait pu qu’amuser et échouer.

De retour à Paris, il se remit, selon ses propres expressions, à « gratter la terre » et à « cultiver le jardin de son avancement ». Mais les spéculations financières et le soin de faire sa cour à quelques hauts protecteurs ne suffisaient pas à l’occuper tout entier. Ne pouvant se donner à la politique, qu’il aimait « à la folie », il employa ses loisirs à écrire des pièces de théâtre.

Lorsqu’il fit représenter Eugénie en 1767, il n’avait encore composé que quelques parades pour les fêtes d’Étioles. Son début à la scène fut donc un drame et un drame très larmoyant. Ce que nous avons déjà conté de sa vie ne semblait point le destiner à faire pleurer ses contemporains ; mais Diderot et Sedaine avaient mis le drame à la mode et Beaumarchais donna dans la nouveauté, à l’encontre de son génie.

Pour éveiller la curiosité du public et pour s’assurer de puissants patronages, Beaumarchais fit de nombreuses lectures de son ouvrage — tactique dont on le verra user de nouveau pour le Barbier, puis pour le Mariage de Figaro. Il sollicita de Mesdames de France l’honneur de leur présenter Eugénie, « cet enfant de sa sensibilité », qui, dit-il, ne tend « qu’à épurer le théâtre et à en faire une école de bonnes mœurs ». Il soumit aussi son manuscrit au duc de Nivernais qui le lui renvoya avec d’heureuses remarques dont il profita. Mais, en dépit de toutes les protections, la censure trouva le draine trop hardi et força l’auteur d’en transporter l’action de France en Angleterre.

Eugénie fut d’abord assez mal accueillie. Mais, le lendemain de la première représentation, Beaumarchais retoucha et abrégea son œuvre. Sous cette forme nouvelle, la pièce se releva et plut au public. Nous reviendrons ailleurs sur ce premier essai dramatique. Suivons Beaumarchais, dont la destinée allait encore une fois changer de face.

En 1768 il épousa Mme Lévêque, veuve d’un garde général des Menus-Plaisirs : elle était jeune, belle et riche ; mais, moins de trois ans après le mariage, elle mourut subitement, laissant un fils, qui succomba lui-même en 1772.

Loin d’exciter la pitié publique, ce malheur ne fit que déchaîner contre Beaumarchais tous ses calomniateurs. Déjà, au moment de la mort de sa première femme, on avait fait courir des bruits d’empoisonnement. La même rumeur s’éleva après le décès de la seconde — accusation absurde, puisqu’une très grande partie de la fortune de la veuve Lévêque consistait en rentes viagères.

Vers la même époque, un nouveau drame : les Deux Amis ou le Négociant de Lyon, n’obtint qu’un médiocre succès et Beaumarchais connut les avanies que le public et les gens de lettres prodiguent sans pitié à un auteur tombé.

Enfin, et c’était le plus grave, il encourait la disgrâce du roi. Le jour du Vendredi saint, comme il se rendait à Versailles avec un vieux courtisan, le duc de la Vallière, celui-ci lui confia que, soupant le soir avec le roi et Mme du Barry dans les petits appartements, il serait heureux d’égayer la fête par quelque propos original. Beaumarchais, qui n’était jamais à court, conseilla au duc de « jeter, tout au travers de la gaieté royale, quelque grande moralité », telle que celle-ci : « Pendant que nous rions ici, n’avez-vous jamais rêvé, Sire, qu’en vertu de l’auguste droit que vous a transmis la couronne, Votre Majesté doit plus de livres de vingt sols qu’il ne s’est écoulé de minutes depuis la mort de Jésus-Christ dont nous tenons l’anniversaire ? » Le soir venu, en plein souper, le duc proféra la « grande moralité ». Elle fut froidement accueillie. Pour se disculper, le courtisan avoua qui en était l’auteur. Alors « le roi leva le siège sans parler ». Et, au milieu des épreuves qui bientôt l’assaillirent, Beaumarchais dut plus d’une fois méditer sur le péril de fournir d’esprit et de philosophie les vieux courtisans désireux d’égayer les petits soupers du Vendredi saint.

Paris-Duverney mourut le 17 juillet 1770, laissant sa fortune à son petit-neveu, le comte de la Blache. Trois mois auparavant, il avait réglé tous ses comptes avec Beaumarchais. Dans l’acte sous seing privé qui contenait cette liquidation, Duverney le déclarait quitte de toutes dettes et reconnaissait lui devoir 15 000 livres payables à volonté.

Le comte de la Blache détestait le protégé de son oncle. « Je hais cet homme, disait-il, comme on aime une maîtresse. » Il savait en effet que Beaumarchais avait tenté de grands efforts pour décider le vieillard à léguer ses biens à un autre de ses parents. Aussi déclara-t-il ne point vouloir reconnaître le règlement de comptes : un procès s’engagea. On nous dispensera d’entrer dans les détails de cette fastidieuse procédure. Beaumarchais gagna sa cause en première instance. Mais le comte de la Blache fit appel.

L’affaire était pendante devant la Grand’Chambre du Parlement ; et, rassuré par la sentence des premiers juges, Beaumarchais s’occupait de faire répéter le Barbier de Séville au Théâtre-Français, lorsqu’un incident imprévu vint le jeter dans de terribles embarras.

Le duc de Chaulnes, s’étant pris d’amitié pour lui, l’avait introduit chez sa maîtresse, Mlle Menard, une jeune et piquante actrice, qui avait joué, non sans succès, à la Comédie-Italienne. Beaumarchais, naturellement, consola Mlle Menard des mauvais traitements du duc, qui était brutal, irascible et jaloux. Ce dernier, lorsqu’il sut la vérité, s’en prit d’abord à son amie, puis, un beau matin, jura de tuer son rival.

Gudin nous a laissé un récit amusant et naïf de cette extravagante aventure : le duc, fou de colère, court à la recherche de son ennemi, jusque dans la salle du Louvre où Beaumarchais préside l’audience de la capitainerie ; l’audience levée, il l’accable d’invectives, le provoque en duel et finit par accepter une invitation à dîner dans sa maison de la rue de Condé ; à peine à table, il saute sur son épée et, de nouveau, s’apprête à pourfendre Beaumarchais, qui appelle à l’aide ; les valets et le cuisinier veulent assommer le duc, et la rixe continue jusqu’à l’arrivée du commissaire.

Le duc de la Vrillière, ministre de la maison du roi, ordonna aux deux adversaires d’avoir à garder les arrêts chacun dans sa maison, l’affaire ayant causé un grand scandale. Puis, le tribunal des maréchaux fut saisi. Il envoya le duc, au donjon de Vincennes et leva les arrêts de Beaumarchais. Mais cette décision blessa le duc de la Vrillière qui, en vertu d’une lettre de cachet, invita le même Beaumarchais « de passer huit jours dans un appartement assez frais, garni de bonnes jalousies, fermeture excellente, enfin d’une grande sûreté contre les voleurs et point trop chargé d’ornements superflus, au milieu d’un château joliment situé dans Paris, au bord de la Seine, appelé jadis Forum Episcopi ». Ces huit jours se prolongèrent, d’ailleurs, de « quelques huitaines ».

La situation était critique. Les calomniateurs, payés par le comte de la Blache, injuriaient le prisonnier réduit à l’impuissance. Le Parlement allait bientôt rendre son arrêt et La Blache intriguait pour hâter la procédure. Beaumarchais de son côté suppliait qu’on lui laissât du moins la liberté de visiter ses juges ; il envoyait mémoire sur mémoire au duc de la Vrillière, lettre sur lettre à M. de Sartine. Mlle Menard, qu’on avait mise au couvent, mais qui n’y était pas restée, intervenait en sa faveur auprès du lieutenant de police. Mais les portes du For-l’Évêque restaient fermées et le Parlement s’apprêtait à juger.

Enfin, ayant adressé une supplique très humble au duc de la Vrillière, et imploré un « généreux pardon », Beaumarchais reçut la permission de sortir dans la journée, sous la garde d’un agent de police, à condition de rentrer chaque soir dans sa prison. Il était trop tard. L’intrigue et l’argent avaient fait leur œuvre. Le 26 avril, sur le rapport du conseiller Goëzman, le Parlement prononçait sa sentence, réformait le jugement de première instance et annulait le règlement de comptes.

C’était pour Beaumarchais, déclaré faussaire, le déshonneur et la ruine. Le comte de la Blache faisait immédiatement saisir ses biens et ses revenus. Et, lorsqu’un mois plus tard il obtint enfin sa liberté, « il était, dit Gudin, l’horreur de tout Paris ; chacun, sur la parole de son voisin, le croyait capable des plus grands crimes ».

Un an plus tard, il était l’idole de la foule, un « grand citoyen ». Extraordinaire volte-face du sentiment public maîtrisé et entraîné par l’audace, l’esprit et l’éloquence d’un admirable pamphlétaire.

Dès le commencement de sa carrière, Beaumarchais, nous l’avons vu, avait compris que, dans le désarroi de l’État, il n’était plus qu’une puissance : l’opinion. Ce fut à elle qu’il s’adressa. Par un hasard heureux, sa querelle éclatait à point, au milieu d’un grand trouble politique. Ses ennemis étaient presque des ennemis publics et la passion de tous conspirait en faveur de ses intérêts privés. Puis, à ce moment du xviiie siècle, le prestige de l’esprit était encore immense, et nulle part l’esprit de Beaumarchais ne fut plus alerte ni plus mordant qu’en ses mémoires contre Goëzman. Sa verve et son ironie devaient être plus fortes contre le Parlement Maupeou que les nobles et graves remontrances d’un Malesherbes.

En elle-même, l’affaire Goëzman, qui vint se greffer sur l’affaire de la Blache, n’était qu’un misérable procès assez ridicule, et le rôle qu’y jouait Beaumarchais était peu glorieux.

Incarcéré au For-l’Évêque, il avait été autorisé à sortir de prison pour visiter ses juges. Celui dont le suffrage importait par-dessus tout au plaideur, était le conseiller chargé du rapport, M. Goëzman, ancien conseiller au conseil souverain d’Alsace, appelé par Maupeou au Parlement de Paris. Or un certain libraire, Lejay, qui vendait les ouvrages de Goëzman, avait fait dire à Beaumarchais que, pour obtenir une audience du conseiller, il serait indispensable de remettre cent louis à Mme Goëzman. Les cent louis furent proposés et reçus. On en voulut cent autres : une montre fut offerte et acceptée à la place. Enfin on demanda quinze louis pour le secrétaire du magistrat. Le procès jugé, Mme Goëzman renvoya les présents, sauf les derniers quinze louis. Beaumarchais les réclama ; le secrétaire déclara ne pas les avoir reçus ; Mme Goëzman affirma qu’on ne les lui avait pas donnés. Et Goëzman dénonça le plaideur au Parlement comme coupable d’avoir calomnié la femme d’un juge, après avoir tenté de la corrompre et de corrompre par elle son mari. Puis, pour appuyer sa plainte, il dicta au libraire Lejay un faux témoignage.

Voilà toute l’affaire Goëzman. Mais, dans le public, il s’agit bien du procès des quinze louis ! Derrière le conseiller, il y a tout le Parlement Maupeou, solidaire de l’honneur d’un de ses membres. Derrière Beaumarchais, il y a la foule des ennemis du chancelier et de la du Barry, tous ceux que le coup d’État a révoltés ou dépossédés, les parlementaires exilés, les princes du sang et les pairs qui ont refusé de reconnaître la nouvelle magistrature, les bourgeois de Paris qui, par esprit de fronde, clabaudent contre l’autorité. Car on entendait, dit Besenval, « jusque dans les rues crier à l’injustice, à la tyrannie ». Ce sont toutes ces colères et toutes ces rancunes qui portent Beaumarchais et le poussent en avant.

Dès le premier mémoire, sa tactique se dessine. Avec une rare adresse — tout en protestant de son respect pour les magistrats — il montre que c’est devant le public et pour le public qu’il entend plaider sa cause : « Si ce mémoire, dit-il, n’a pas toute la méthode qui caractérise les ouvrages de nos orateurs du barreau, au moins il réunira le double avantage de ne contenir que des faits véritables et de fixer l’opinion flottante du public sur le fond d’une affaire dont le secret de la procédure empêchera qu’il soit jamais bien instruit par une autre voie ». Le secret de la procédure ! c’est, avec lui, le secret de la comédie. Car, dès le second mémoire, il ouvre toutes grandes les portes du greffe et fait assister son lecteur à tous les interrogatoires, à toutes les confrontations.

Fouetté par les injures et les calomnies de ses adversaires, fouetté aussi par l’applaudissement de la foule, Beaumarchais a vite abandonné le ton prudent du premier mémoire. Il sent que tous ses coups portent ; il les redouble. Au début, le ménage Goëzman était seul en scène. Mais des imprudents sont venus se jeter dans l’affaire pour y servir les intérêts du conseiller. Beaumarchais fonce sur eux. C’est un carnage. Ces ennemis que Beaumarchais eût demandés à la Providence, si leur propre sottise ne les eût poussés sur son chemin, c’est Bertrand, un agioteur usurier ; c’est Arnaud Baculard, un romancier sentimental et larmoyant ; c’est enfin Marin, censeur et rédacteur de la Gazette de France. Ce dernier, Provençal tempétueux et retors, s’est d’abord entremis pour arranger l’affaire, étant l’ami de tout le monde, comme Sosie, puis il a pris délibérément le parti de Goëzman. À la première attaque, il veut riposter, citer les poètes persans et faire des calembours ; il est perdu.

L’opinion avait passé à Beaumarchais. Louis XV s’amusait à lire les fameux mémoires. Mme du Barry faisait jouer dans les petits appartements la scène de la confrontation de Mme Goëzman. Voltaire, qui avait soutenu Maupeou contre les anciens Parlements, sentait le moment venu de déserter. Il écrivait à d’Argental : « J’ai lu tous les mémoires de Beaumarchais (les trois premiers) et je ne me suis jamais tant amusé. J’ai peur que ce brillant écervelé n’ait au fond raison contre tout le monde. Que de friponneries, ô ciel ! Que d’horreurs ! Que d’avilissement dans la nation ! Quel désagrément pour le Parlement ! » Et Bernardin de Saint-Pierre présageait à l’auteur des Mémoires « la réputation de Molière ».

Lorsque parut le quatrième mémoire, l’enthousiasme fut encore plus grand dans le public. Six mille exemplaires se vendirent en trois jours. On le lisait à haute voix dans les cafés. On se l’arrachait au bal de l’Opéra.

Cette fois, Beaumarchais avait gagné la partie. Déjà il avait pris l’offensive. C’était lui qui, dans le passé de Goëzman, avait découvert une galante fredaine, suivie d’un faux, et avait dénoncé le conseiller au Parlement. C’était lui qui portait plainte au procureur général contre le Président de Nicolaï, coupable de l’avoir fait expulser sans droit de la salle des pas perdus. Puis, pour répondre aux insinuations d’un factum anonyme (dont on l’a soupçonné d’être l’ingénieux auteur), il contait son aventure avec Clavijo et altendrissait tous les cœurs sur l’infortune de la pauvre Lisette, laquelle, à la vérité, avait trente-six ans au temps où elle avait été séduite. Mais le public n’y regardait pas de si près.

Beaumarchais triomphait. Ses ennemis étaient à terre. Ques-a-co Marin ? La cour et la ville répétaient ce dernier trait du portrait du gazetier, dans le quatrième mémoire. Au théâtre et à la foire, Marin n’entendait que des quolibets à son adresse. Dans les promenades il ne rencontrait que des femmes coiffées à la Quesaco, et les passants, qu’il croisait dans la rue, fredonnaient à ses oreilles un Noël de Julie Beaumarchais, où il était bafoué, en compagnie de Baculard et de Bertrand. Quant à Voltaire, il écrivait alors au marquis de Florian : « J’ai lu le quatrième mémoire de Beaumarchais, j’en suis encore tout ému. Jamais rien ne m’a fait plus d’impression ; il n’y a point de comédie plus plaisante, point de tragédie plus attendrissante, point d’histoire mieux contée et surtout point d’affaire épineuse mieux éclaircie. Goëzman y est traîné dans la boue, mais Marin y est beaucoup plus enfoncé et je vous dirai bien des choses de ce Marin quand nous nous verrons. » Pauvre Marin ! quatre ans auparavant, Voltaire, auquel il rendait de grands services, recommandait à Duclos sa candidature à l’Académie française !

Le 26 février 1774, après une délibération de douze heures, la cour rendit son arrêt : Mme Goëzman était condamnée au blâme et à la restitution des quinze louis ; Goëzman était mis hors de cour et contraint de vendre sa charge ; Beaumarchais était condamné au blâme et on ordonnait que ses mémoires fussent lacérés et brûlés.

La sentence était équitable. Si perfides et si déloyaux qu’eussent été ses adversaires, Beaumarchais n’en avait pas moins bel et bien tenté de corrompre un juge. Mais, dans la mêlée, tout le monde avait oublié le point de départ du procès. Le public fut révolté de l’arrêt de la cour. Les magistrats furent hués à la sortie de l’audience. Tout Paris se fit inscrire chez le « blâmé » du Parlement. Le prince de Conti et le duc de Chartres lui donnèrent des fêtes. « C’est de l’instant, dit Beaumarchais, qu’ils ont déclaré que je n’étais plus rien, qu’il semble que chacun se soit empressé de me compter pour quelque chose. »

Malheureusement le discrédit où étaient tombés ses ennemis et ses juges n’empêchait point qu’il ne restât frappé d’une condamnation infamante. « Le public, à la vérité, écrivait Voltaire, juge en dernier ressort ; mais ses arrêts ne sont exécutés que par la langue. Le monde a beau parler, il faut obéir. » En plein triomphe, Beaumarchais dut plus d’une fois se faire cette amère réflexion : il fallait obéir. En face du sentiment populaire, les juges avaient pu renoncer à exécuter leur arrêt et Beaumarchais n’avait pas été « mandé à la Chambre, pour y être à genoux blâmé » ; mais il n’en demeurait pas moins condamné à la mort civile.

Les délais du recours en cassation s’écoulaient. Louis XV, à la fois amusé et effrayé du scandale, avait fait enjoindre au terrible plaideur d’observer le silence, et Beaumarchais ne pouvait pas impunément mécontenter le roi. Tout ce qu’il obtint, ce fut la promesse qu’une décision royale le relèverait un jour des délais imposés par la loi et lui permettrait d’arriver à la révision du procès. Pour mériter cette faveur, il offrit ses services au roi, qui les accepta. Telle fut l’origine de ses missions secrètes à l’étranger.

III

« Ce qui multiplie les libelles, écrivait plus tard Beaumarchais, c’est la faiblesse de les craindre. » On les craignait beaucoup à la cour de France ; ils étaient donc innombrables. La grande fabrique était à Londres.

Parmi les aventuriers français à qui l’Angleterre donnait alors l’hospitalité, se trouvait Theveneau de Morande. Cet homme de bien avait dû quitter la France, à la suite de toutes sortes de désordres, d’escroqueries et de scandales. Sa vie à Londres était celle d’un Arétin sans faste. Déjà la publication du Gazetier cuirassé l’avait rendu redoutable, quand on apprit à Versailles qu’il se préparait à publier les Mémoires secrets d’une fille publique. C’était un pamphlet contre la du Barry. On devait, dit-on, y lire quelques dialogues édifiants entre Chonchon et le roi et on devait y voir comment, au saut du lit, Chonchon se faisait présenter ses pantoufles par l’archevêque de Reims. D’ailleurs Theveneau avertissait le chancelier et le duc d’Aiguillon que pour éviter cette regrettable publication il n’en coûterait que 5 000 louis et une pension de 4 000 livres réversible sur la tête du fils de l’auteur. Theveneau songeait à l’avenir des siens.

Tout d’abord on n’avait pas voulu écouter ces justes propositions ; on avait envoyé des policiers en Angleterre pour enlever le libelliste ; mais l’affaire s’était ébruitée ; les journaux s’étaient indignés, et le peuple avait menacé les agents français de les jeter dans la Tamise. Ce fut alors qu’un ami de Beaumarchais, La Borde, valet de chambre du roi et compositeur de musique, suggéra à Louis XV d’employer les talents diplomatiques du « blâmé » et de l’envoyer à Londres.

Ayant pris, pour la première fois, le faux nom de Ronac (anagramme de Caron) sous lequel il devait dans la suite mystérieusement parcourir l’Europe, Beaumarchais se rendit en Angleterre. La négociation réussit à souhait : on obtint même un rabais sur les premiers chiffres fixés par Theveneau. L’édition fut brûlée. Le duc d’Aiguillon aurait désiré savoir quelles personnes avaient fourni au pamphlétaire les éléments de son libelle. Mais le négociateur refusa de se faire délateur, et bien lui en prit de ménager l’honnête Theveneau. Car, en d’autres temps, celui-ci, de « subtil braconnier » transformé en « excellent garde-chasse », devait lui rendre à Londres d’importants services.

En revenant à Versailles, il y trouva Louis XV mourant, et, quelques jours plus tard, Louis XVI montait sur le trône. « Tout est fondu, écrit-il à l’un de ses amis ; et de sept cent quatre-vingts lieues faites en six semaines pour le service du roi (il avait été deux fois à Londres ; mais, tout de même, il exagère un peu les distances), il ne me reste que les jambes enflées et la bourse aplatie. » Le nouveau roi n’avait pas en effet les mêmes raisons que son père pour témoigner une grande reconnaissance à qui venait de sauver l’honneur de la du Barry.

Heureusement pour Beaumarchais, les libellistes étaient intarissables ! Tout justement on venait d’apprendre qu’à Londres allait paraître un pamphlet dirigé contre la jeune reine Marie-Antoinette et intitulé : Avis à la branche espagnole sur ses droits à la couronne de France, à défaut d’héritiers. Grâce à son ami Sartine, Beaumarchais obtint une nouvelle mission pour négocier la destruction du libelle et repartit pour l’Angleterre, bien décidé à prouver encore une fois « qu’il n’était point aussi digne de blâme qu’il avait plu au Parlement de l’imprimer ».

Aussitôt parvenu à Londres, M. de Ronac, pour se donner du crédit, réclame un ordre écrit de la main du roi. Il ne veut pas que sa commission soit regardée « comme une affaire de police, d’espionnage, de sous-ordre en un mot ». Après quelques hésitations, Louis XVI s’exécute et M. de Ronac lui écrit alors : « Un amant porte à son col le portrait de sa maîtresse, un avare y attache ses clefs, un dévot son reliquaire ; moi, j’ai fait faire une boîte d’or ovale, grande et plate, en forme de lentille, dans laquelle j’ai enfermé l’ordre de Votre Majesté, que j’ai suspendue avec une chaînette d’or à mon col, comme la chose la plus nécessaire à mon travail et la plus précieuse pour moi ».

L’auteur de l’Avis est inconnu. La publication a été confiée à un juif italien, Guillaume Angelucci, qui en Angleterre se fait appeler William Atkinson. C’est avec ce mystérieux personnage que le négociateur de Louis XVI entre en pourparlers : 1 400 livres sterling contre la destruction des deux éditions, car on en prépare une à Londres et une autre à Amsterdam. Le Juif accepte. L’édition anglaise est brûlée. Puis M. de Ronac passe en Hollande, avec Angelucci, pour s’assurer de l’exécution de la seconde partie du marché. Mais, tout à coup, il apprend qu’Angelucci s’est enfui à Nuremberg, emportant un exemplaire soustrait à ses recherches. Il s’élance à sa poursuite et le rejoint enfin, tout près de Nuremberg, à l’entrée d’une forêt. Il saute de sa chaise, atteint le traître qui l’a reconnu et a voulu se jeter dans le bois, lui arrache l’exemplaire du libelle et lui fait grâce de la vie. Mais, au moment où il veut regagner la route, il est assailli par deux brigands qui lui demandent la bourse ou la vie. Il arme son pistolet : l’amorce rate. Il reçoit en pleine poitrine un coup de couteau, qui, heureusement, s’arrête sur la fameuse boîte ovale où est enfermé l’ordre du roi ; mais la lame remonte et lui traverse le menton. Il tombe, puis se relève, saisit le couteau, désarme le brigand et se blesse à la main. L’autre assaillant, qui s’est enfui, revient avec quelques scélérats. Alors le postillon, inquiet de ne plus voir son voyageur, pénètre dans le bois, et les malfaiteurs se dispersent.

À Nuremberg, M. de Ronac fait panser ses blessures. Puis il s’achemine rapidement vers Vienne pour obtenir de Marie-Thérèse l’arrestation d’Angelucci. Mais le mouvement de la chaise de poste augmente la douleur de ses plaies ; il gagne donc le Danube et s’embarque. C’est sur le bateau qu’il écrit aux Parisiens pour les mettre au courant des péripéties tragiques de son voyage. « Allez donc, mon ami, recommande-t-il à Roudil, dans tous les domiciles mâles et femelles de ma connaissance, et, après avoir assuré que je suis bien en vie, lisez ce que vous voudrez de ma lettre…. » À Gudin, il adresse une lettre vraiment attendrissante ; ses souffrances sont terribles ; il est secoué par la toux qui, sans cesse, rouvre ses blessures ; mais, stoïque, souriant, il n’en décrit pas moins le paysage des rives, et, à Linz, il écoute, charmé, des pâtres qui jouent de la clarinette ; il philosophe sur le guet-apens de la forêt, s’accuse d’avoir été inutilement cruel pour l’un des brigands ; enfin, comme il pressent que ses blessures pourraient bien être mortelles, il recommande à Gudin de consoler tous les siens et d’aller voir « sa petite Doligny ». Nobles sentiments et touchantes pensées. À Vienne, où il arrive avec « l’air défait d’un assassiné », il demande tout de suite une audience secrète à Marie-Thérèse et fait passer sous les yeux de l’impératrice l’ordre de Louis XVI. On l’introduit à Schœnbrunn ; il raconte son voyage et les grands dangers qu’il a courus ; il supplie qu’on mette la police à la recherche d’Angelucci, et, pour montrer toute la gravité de l’affaire, il donne lecture du libelle dont il a ravi un exemplaire au juif, dans la forêt. Il ne s’en tient pas là, il propose à Marie-Thérèse de faire réimprimer le pamphlet à Vienne, après en avoir fait disparaître tout ce qu’il contient de fâcheux pour l’honneur de Marie-Antoinette : de cette manière, on épargnera à un « roi jeune et jaloux » la lecture de toutes ces calomnies.

Kaunitz, à qui l’impératrice a tout communiqué, trouve la proposition étrange, le récit bizarre et le négociateur suspect. Le lendemain de sa visite à Schœnbrunn, M. de Ronac voit entrer chez lui un officier, l’épée nue, suivi de huit grenadiers, la baïonnette au fusil ; et on lui déclare qu’il est prisonnier d’État. Sa captivité dure trente et un jours.

Pendant ce temps, Kaunitz ordonne une enquête sur le singulier personnage et ses singulières aventures. On en apprend de belles ! On apprend que le juif Angelucci pourrait bien n’avoir jamais existé que dans la féconde imagination de Beaumarchais ; on apprend que l’histoire des brigands de la forêt est un roman ; on apprend que les affreuses blessures qui ont mis en péril la vie du diplomate héroïque ne sont que deux simples éraflures que lui-même s’est faites avec son rasoir, pour donner de la vraisemblance à son conte et du prix à ses services. Consilio manuque Figaro.

Et maintenant on peut savourer l’impudente drôlerie des lettres interminables qu’il écrivait à ses amis, en naviguant sur le Danube, dans les affres de la mort ! Ce n’est même plus ici Figaro, c’est Scapin « la tête entourée de linges, comme s’il avait été bien blessé ».

Après toutes ces révélations, Kaunitz alla jusqu’à supposer que M. de Ronac aurait bien pu fabriquer lui-même le libelle dont il avait négocié le rachat. Sans doute, les effrontés mensonges de Beaumarchais, l’impossibilité de retrouver nulle part la trace du juif mystérieux, et bien d’autres circonstances très louches autorisaient le soupçon. Mais aucune preuve directe et précise n’a jamais confirmé l’hypothèse de Kaunitz.

Instruit par M. de Mercy, ambassadeur de l’impératrice à Paris, M. de Sartine plaida la cause du prisonnier de Vienne. Au fond, il n’avait aucune illusion sur les fourberies de Beaumarchais. Mais celui-ci était son homme, il avait lié partie avec lui. « Il me semble dans cette affaire, écrivit Kaunitz à Mercy, qu’à la morale très relâchée de M. de Sartine se joint encore l’intérêt personnel qu’il peut avoir à éviter les reproches très fondés qu’on serait en droit de lui faire, d’avoir donné au roi pour l’exécution d’une commission si délicate un sujet comme M. de Beaumarchais et que là pourrait bien être la principale raison qui l’engage non seulement à l’excuser, mais à entreprendre même sa défense. » On a été, depuis, jusqu’à conjecturer que M. de Sartine savait mieux que personne d’où sortait le libelle et que M. de Ronac n’avait fait que jouer un rôle dans une comédie de police — conjecture vraisemblable, plus vraisemblable peut-être que celle de Kaunitz, mais simple conjecture.

Du moment que le gouvernement français couvrait son agent, il ne restait plus à Kaunitz qu’à ordonner l’élargissement du prisonnier. Pour lui faire oublier les désagréments de son séjour à Vienne, on voulut même lui donner en présent mille ducats. Il les repoussa avec une belle dignité. Mais, lorsqu’il fut rentré en France, on lui offrit un diamant et il l’accepta.

De retour à Paris, Beaumarchais obtint que la Comédie-Française reprît les répétitions du Barbier de Séville. Il avait composé cette pièce en 1772. C’était d’abord un opéra-comique. Présenté sous cette forme à la Comédie-Italienne, il y avait été refusé, l’acteur Clairval, autrefois apprenti barbier, ne voulant pas jouer le rôle de Figaro. Transformé en comédie, il avait été reçu avec acclamation à la Comédie-Française. Mais les répétitions se trouvèrent brusquement suspendues au moment où l’auteur fut enfermé au For-l’Évêque. L’année suivante, de nouveau on annonça le Barbier, et l’affiche de la première représentation était déjà posée à la porte du théâtre, lorsque survint un ordre de police interdisant la pièce : on était alors en pleine affaire Goëzman et le bruit circulait que la comédie contenait de vives attaques contre les magistrats. Ce ne fut que le 23 février 1775 que Figaro parut enfin sur la scène.

Le Barbier de Séville tomba à plat. « La pièce, dit La Harpe, a paru un peu farce, les longueurs ont ennuyé, les mauvaises plaisanteries ont dégoûté, les mauvaises mœurs ont révolté. » Beaumarchais fit comme pour Eugénie. Le lendemain, il supprima des longueurs, abrégea des tirades, effaça des plaisanteries, resserra l’action de la comédie et supprima un acte qu’il avait ajouté à sa version primitive. À la seconde représentation, cette nouvelle édition plut au public, et le succès fut très grand.

Tout en flattant la vanité de Beaumarchais, les applaudissements du parterre n’avançaient point ses affaires. Après les mésaventures de Vienne, il sentait bien que l’heure n’était pas venue de demander sa réhabilitation. Il se résigna donc à continuer de jouer son rôle d’agent secret, et ce fut en cette qualité qu’il se rendit encore à Londres. Il allait toujours faire la chasse aux libelles. Cette fois cependant il ne se contenta point de cette mission de police : il observa le monde politique, se déclara prêt à envoyer au roi « des tableaux instructifs, très fidèles, fort étendus ou succincts, des hommes et des choses », et commença d’étudier quel parti la France pourrait tirer de la querelle entre l’Angleterre et ses colonies d’Amérique.

À Londres, il rencontra le chevalier d’Éon. Celui-ci écrivait plus tard : « Nous nous vîmes, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer ». Mais à la vérité, ce ne fut point par pure curiosité que d’Éon rechercha Beaumarchais. Cet étrange personnage, autrefois l’un des agents de la diplomatie secrète de Louis XV, était tombé en disgrâce depuis ses scandaleux démêlés avec l’ambassadeur de Guerchy. Il n’en vivait pas moins d’une pension de 12 000 livres que lui servait le gouvernement français afin de s’assurer sa discrétion. D’Éon, ayant été un des dépositaires du « secret du roi », avait conservé toute la correspondance de Broglie relative à un plan de descente en Angleterre imaginé peu de temps après la paix de 1763. Il savait le prix de ces papiers, et avait déjà plusieurs fois vainement tenté de les vendre aux ministres français. Ce fut pour renouer cette négociation qu’il vint trouver Beaumarchais et mit sous ses yeux la précieuse correspondance.

Beaumarchais, qui n’avait point mission pour traiter avec d’Éon, courut à Versailles prendre les ordres de Vergennes et regagna l’Angleterre, chargé de s’entendre avec le chevalier. L’affaire fut menée rapidement. D’Éon demandait 318 477 livres pour payer ses dettes et voulait que sa pension fût changée en une rente. On lui accorda le second point ; quant à ses dettes, on ne fixa pas de chiffres : on devait lui donner « de plus fortes sommes ». Le vague même de cette promesse était une garantie contre toute trahison, — utile garantie, car, au moment de la remise des papiers, le chevalier tenta de mystifier Beaumarchais. Celui-ci ne se laissa pas duper et rapporta à Versailles la correspondance secrète.

La transaction obligeait en outre le chevalier à garder le silence sur toutes ses querelles avec la famille de Guerchy, et à porter désormais des habits de femme. Pourquoi cette dernière clause ? Quel intérêt le gouvernement français pouvait-il bien avoir à cette mascarade ? On a là-dessus terriblement écrit. C’est une des questions les plus discutées et, avouons-le, les moins intéressantes de l’histoire du xviiie siècle. Vergennes, qui conduisait l’affaire, crut-il que d’Éon était une femme ? Beaumarchais lui-même fut-il dupe ? Donna-t-il sérieusement dans les manèges amoureux de cet ex-dragon, costumé en demoiselle, « malgré ses cinquante ans, ses jure-dieu, son brûle-gueule et sa perruque » ? Le problème n’est pas résolu. Pour les uns, Figaro fut affreusement mystifié : cela serait assez comique. Pour d’autres, ce fut lui le mystificateur ; il savait à quoi s’en tenir ; mais, comme à Londres, des paris étaient ouverts sur le sexe du chevalier, il avait parié que d’Éon était une femme ; en ayant l’air d’être dupe, il jouait donc simplement son jeu : cela serait moins comique, mais plus vraisemblable.

Cette aventure avec d’Éon ne fut du reste qu’un épisode de son séjour à Londres. Dès ce moment, il était tout aux affaires d’Amérique.

On a dit avec raison que de toutes les entreprises de Beaumarchais, celle-là fut la seule « où il mit plus de cœur que d’esprit ». Il y fut soutenu et poussé par deux ministres : le vieux Maurepas qu’il avait séduit par son esprit, qu’il amusait par ses saillies, et Vergennes qui appréciait l’ardeur de son zèle et la fertilité de ses ressources. Il écrivait un jour à ce dernier : « J’aime à marcher devant vous, comme David allait devant le Seigneur avec un esprit droit et un cœur pur ». Beaumarchais avait la manie de citer les Écritures hors de propos. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en travaillant sous les ordres de Vergennes, il mit dans sa conduite un certain sérieux, qu’on n’est point accoutumé à rencontrer dans le reste de sa vie.

En suivant les séances du Parlement, en écoutant chez lord Rochford et chez Wilkes ce qu’on disait dans les deux camps opposés de la société anglaise, il s’était, dès le mois de septembre 1775, rendu compte de toute la portée de l’insurrection américaine. « Tous les gens sensés, écrivait-il au roi, sont convaincus en Angleterre que les colonies anglaises sont perdues pour la métropole, et c’est aussi mon avis. » Il allait plus loin et il se trompait quand il prédisait que la révolte des colonies entraînerait une révolution à Londres : c’était ne connaître ni l’histoire ni le caractère du peuple anglais.

Après ce premier avertissement, il ne cessa de communiquer, soit au roi, soit au ministre, ses vues et ses observations. Il y a encore quelque verbiage dans ces mémoires ; Beaumarchais y cite avec trop de complaisance Solon, Richelieu, Montesquieu, Scaliger et Grotius. Cependant, à mesure que les événements se précipitent, ses considérations deviennent plus précises et plus pratiques. Il déconseille tout éclat qui mettrait la France aux prises avec l’Angleterre ; mais il supplie qu’on fasse parvenir en secret des secours aux insurgents.

On écouta ses conseils et on lui permit d’organiser cette sorte d’alliance clandestine. Sans que le gouvernement français fût engagé dans l’affaire, Beaumarchais se chargea de monter, à ses risques et périls, une maison de commerce : il devait ainsi fournir aux Américains des armes et des munitions. Ceux-ci, en échange, devaient lui remettre des marchandises, du tabac et du coton. Mais comme, pour ce trafic, des navires étaient nécessaires, et comme, d’autre part, les cargaisons américaines pouvaient se faire attendre, il lui fallait beaucoup d’argent. Il reçut donc un million de Vergennes et un million du gouvernement espagnol qui marchait d’accord avec la France. Cette double subvention était tenue secrète.

Une compagnie fut ainsi fondée sous le nom de Rodrigue Hortalez et Cie. Ses bureaux étaient à Paris, dans l’hôtel de Hollande, rue Vieille-du-Temple. Elle traita avec Silas Deane, agent autorisé des insurgents à Paris, et prépara ses premiers envois. Malheureusement il y avait alors à Paris un autre délégué du congrès, Arthur Lee, avec lequel

4 Beaumarchais avait entamé les premières négociations. Cet Américain, jaloux et défiant, fut blessé d’avoir été relégué au second plan par l’arrivée de Silas Deane. Il s’en vengea en informant le congrès que Deane et Beaumarchais s’entendaient pour le tromper et transformer en une opération commerciale ce qui, dans les intentions du ministère français, devait être un secours gratuit. Cette calomnie fut le point de départ de tous les embarras et de tous les déboires que Beaumarchais éprouva par la suite.

La maison Rodrigue Hortalez et Cie fréta trois navires qui, malgré la surveillance de la flotte anglaise, débarquèrent en Amérique de la poudre, des fusils, des canons et quelques officiers français. Mais elle attendit vainement les retours en nature promis par le congrès. Son crédit fut vite épuisé, et elle était sur le point de faire banqueroute quand Beaumarchais obtint de Vergennes une nouvelle subvention d’un million.

Avec une merveilleuse ardeur il réunit une nouvelle flottille de commerce et arma un grand navire, le Fier Rodrigue, qui devait emporter cent canons de bronze, des couvertures, des vêtements et des munitions. Ce vaisseau allait quitter Bordeaux, lorsque survint, nouveau contretemps, un ordre du roi interdisant au Fier Rodrigue la sortie du port : la guerre n’était pas déclarée à l’Angleterre ; on reculait devant cet acte trop flagrant d’hostilité. Alors Beaumarchais imagina un stratagème de comédie : son navire partirait malgré la défense du roi ; le congrès, prévenu secrètement, enverrait deux corsaires qui s’empareraient du Fier Rodrigue à la hauteur de Saint-Domingue ; le capitaine protesterait ; mais, comme nul ne peut s’opposer à la violence, la cargaison serait débarquée en Amérique et l’Angleterre n’aurait rien à dire.

Il fut inutile de recourir à cette ruse ingénieuse. Le 13 mars 1778, la France signifiait à l’Angleterre la reconnaissance de l’indépendance des États-Unis. Quelques mois après, le Fier Rodrigue partait de Bordeaux, armé en guerre, muni de soixante canons et commandé par un officier de la marine royale. À la hauteur de la Grenade il rencontra la flotte du roi, commandée par l’amiral d’Estaing : ce dernier, qui était sur le point de livrer combat à l’amiral Biron, assigna au Fier Rodrigue un poste de bataille. Les Anglais furent repoussés. Mais le vaisseau de Beaumarchais avait eu son commandant tué et sa coque criblée de boulets.

Très fier des services rendus par « sa marine », Beaumarchais se vengea de Biron en le chansonnant et continua la lutte avec ses vaisseaux, et aussi avec sa plume. Le cabinet de Londres venait d’adresser à l’Europe un Mémoire justificatif, rédigé par Gibbon, où il dénonçait les déloyautés de la France et où il visait clairement les intrigues politicocommerciales de la maison Rodrigue Hortalez et Cie. Beaumarchais riposta par des Observations sur le mémoire justificatif de la cour de Londres : il énumérait toutes les agressions des flottes anglaises contre le commerce français avant la déclaration de guerre, et il y opposait la longue patience de la France. Trois lignes de ce mémoire faillirent perdre son auteur : celui-ci avait commis la légèreté de parler d’un prétendu article secret du traité de 1763, article qui, selon lui, aurait permis à l’Angleterre de limiter le nombre des vaisseaux de la flotte française. Or pareille disposition n’avait jamais été inscrite dans le traité : c’était une pure légende. Choiseul et les anciens ministres de Louis XV demandèrent qu’on supprimât la brochure comme fausse et calomnieuse. Mais Beaumarchais, grâce à l’appui de Vergennes, échappa au péril ; il fut seulement obligé d’effacer les lignes inexactes et put continuer ses opérations.

Elles n’étaient pas très fructueuses. Trompé par les rapports d’Arthur Lee et peut-être aussi, un peu surpris par ce singulier mélange de patriotisme et de mercantilisme qu’on retrouvait toujours dans les écrits et dans les actions de Beaumarchais, le congrès remerciait, mais n’envoyait ni argent, ni tabac, ni coton. Enfin, en octobre 1779, il se décida à faire remettre à Rodrigue Hortalez et Cie 2 544 000 livres, en lettres de change tirées à trois ans sur Franklin. C’était juste la moitié de la dette : puis, l’échéance était lointaine et le recouvrement douteux.

Tous ces atermoiements ne diminuaient pas l’enthousiasme de Beaumarchais pour la cause des Bostoniens. Après la défaite du comte de Grasse et l’anéantissement de la flotte française, ce fut lui qui proposa une souscription nationale pour remplacer les vaisseaux perdus. Il s’adressa aux chambres de commerce, se rendit dans tous les ports pour surexciter le patriotisme des armateurs, et lui-même mit son nom en tête de toutes les listes de souscription. Vergennes lui écrivit à ce propos : « Comme ministre, je n’ai pas le droit d’approuver, mais comme citoyen, j’applaudis de tout mon cœur au sentiment énergique que vous communiquez à vos compatriotes…. Quelque succès que puisse avoir votre démarche, elle n’en fait pas moins d’honneur à votre zèle et c’est avec bien de la satisfaction que je vous en fais mon compliment. »

Beaumarchais connut, à ses dépens, l’ingratitude des États. Les lettres de change sur Franklin furent tout ce qu’il reçut jamais d’Amérique. Quatre fois le congrès fit régler ses comptes : en 1781 par Silas Deane, en 1783 par Barclay, en 1787 par Arthur Lee, en 1793 par Hamilton. Mais, les comptes réglés, on n’envoyait rien. On retardait tout paiement sous prétexte que Beaumarchais devait tenir compte aux États-Unis des sommes versées par le gouvernement français à la maison Rodrigue Hortalez '' et Cie, ce qui était méconnaître les intentions très claires de Vergennes et le texte même des reçus donnés par Beaumarchais…. Bref, ce ne fut qu’en 1835 que la famille de Beaumarchais reçut 800 000 francs, à titre de transaction, sur une créance qui, en 1793, avait été fixée par le délégué du congrès à 2 280 000 francs !

Tandis que, trafiquant et guerroyant, il travaillait à l’indépendance des États-Unis, Beaumarchais conduisait vingt affaires. Il ne lui suffisait point d’être armateur et négociant, voici maintenant le plaideur et l’auteur dramatique, l’industriel et le financier.

Ayant obtenu sa réhabilitation en 1776, il poursuivit son procès contre le comte de la Blache, fit casser l’arrêt du Parlement de Paris : la cause fut renvoyée devant le Parlement d’Aix. En 1778, il se rendit en Provence. La renommée que lui avaient méritée ses mémoires contre Goëzman, la protection déclarée de Maurepas et de Vergennes, l’importance des affaires politiques auxquelles il était alors mêlé, tout augmentait son assurance et son audace. Ses nouveaux mémoires divertirent Aix et Paris, convainquirent les magistrats, et, à vrai dire, si l’on relit aujourd’hui les pièces du procès, il semble que la cause ne pouvait être perdue. La ville d’Aix, peu favorable d’abord à Beaumarchais, se retourna en sa faveur. Le soir où fut rendu l’arrêt qui condamnait La Blache à 12 000 livres de dommages-intérêts, une foule immense assourdit de ses cris et étouffa de ses embrassements l’heureux plaideur. On alluma des feux de joie, on donna des sérénades, on fit des chansons en patois et les « gens instruits » disaient sous les fenêtres de Beaumarchais :

Montrez Héraclius au peuple qui l’attend.

Autre affaire à Paris, celle-là sans péril pour son honneur ou sa fortune, mais dans laquelle il dut déployer une singulière énergie : ce fut l’affaire des comédiens. Les juges de cette querelle n’étaient plus des magistrats, mais les gentilshommes de la chambre du roi. Or la comédie était puissante, les comédiens étaient retors, les comédiennes étaient aimables, et les gentilshommes de la chambre du roi étaient des hommes. Comment Beaumarchais put-il faire triompher le droit et le bon sens ?

La situation des auteurs dramatiques était, en ce temps-là, très précaire : ils étaient à la merci des comédiens. En principe, l’auteur devait toucher le neuvième de la recette encaissée par le théâtre. Mais, par toutes sortes de subterfuges, on réduisait sa part : on ne comprenait dans la recette ni les abonnements, ni les loges ; on en déduisait les frais journaliers et le droit des pauvres ; et encore dans le calcul fixait-on cette dernière redevance à un chiffre trois fois plus élevé que celui payé en réalité par le théâtre. Enfin la Comédie confisquait à son profit toute pièce dont la recette tombait une seule fois au-dessous de 1 200 livres en hiver et de 800 livres en été. La conséquence de toutes ces spoliations était d’écarter de la Comédie-Française les auteurs qui savaient trouver un meilleur traitement à la Comédie-Italienne.

Beaumarchais eut quelque mérite à prendre la défense de ses confrères, car il était riche et le théâtre n’était pour lui qu’un délassement d’amateur.

À la trente-deuxième représentation du Barbier de Séville, il réclama le compte de ses droits d’auteur : on le lui remit sans aucune justification. Il refusa cette « cote mal taillée » et exigea un règlement, où seraient indiqués tous les éléments des recettes sur lesquelles sa part était prélevée. Les comédiens, qui ne se souciaient pas d’ouvrir leurs livres, firent la sourde oreille.

Bien que soutenu au début par les ducs de Duras et de Richelieu, gentilshommes de la chambre, il sentit que, seul, il allait perdre la partie et voulut s’assurer le concours des autres auteurs. Le 3 juillet 1777, il les pria donc « d’agréer sa soupe », et inter pocula on tint, selon l’expression de Chamfort, « les premiers états généraux de la littérature dramatique ». Quelques auteurs refusèrent de prendre part à la coalition : La Harpe ne voulait se rencontrer ni avec Dorat ni avec Sauvigny ; Collé se trouvait « vieux et dégoûté jusqu’à la nausée de cette chère troupe royale » ; Poinsinet de Sivry était détenu pour dettes au For-l’Évêque ; Diderot doutait du succès d’une pareille entreprise : « Je crains bien, écrivait-il, qu’il soit plus difficile de venir à bout d’une troupe de comédiens que d’un parlement ». Cependant vingt-trois convives étaient réunis au souper de Beaumarchais ; le « bureau dramatique » fut constitué et la guerre commença sous les ordres de l’auteur du Barbier.

Elle dura quatre ans. Défections d’écrivains envieux et sournois, intrigues des comédiens habilement dirigés par l’avocat Gerbier, faiblesses et tergiversations des gentilshommes de la chambre, Beaumarchais triompha de tout à force de ténacité et de belle humeur. Le Compte rendu où il a conté cette terrible campagne est un joli tableau des mœurs de la cour et de la Comédie.

Un arrêt du Conseil d’État du 9 décembre 1780 trancha provisoirement le différend : les auteurs recevaient un septième de la recette, mais de la recette réelle du théâtre ; en revanche, les comédiens avaient le droit de s’approprier toute pièce qui tombait au-dessous de 2 300 livres en hiver et 1 800 livres en été.

Cette demi-satisfaction obtenue, la Société des auteurs dramatiques continua de se réunir. Beaumarchais demeura son président. Jusqu’à la fin de sa vie, il batailla contre les directeurs de théâtre à Paris et en province. Ses pétitions et ses mémoires contribuèrent beaucoup à faire voter par la Constituante le décret du 13 janvier 1791, première reconnaissance de la propriété littéraire dans la loi française. Il est vrai que ce décret fut mal obéi ; durant toute la Révolution, des entrepreneurs de spectacles continuèrent à jouer des pièces sans rien vouloir payer aux auteurs. Mais Beaumarchais ne cessa de les poursuivre ; et en messidor an V il présentait encore une pétition au Ministre de l’intérieur pour lui dénoncer les directeurs rebelles à la loi.

Beaumarchais rendit d’autres services à la littérature, mais moins désintéressés, en se faisant éditeur. Plus qu’aucun écrivain de son temps, il avait subi l’ascendant de Voltaire. Au temps du procès Goëzman, il n’avait pas été sans apprendre qu’on l’applaudissait à Ferney ; plus tard il avait rencontré Voltaire, et, lorsqu’il avait appris sa mort, il aurait, s’il n’avait été loin de Paris, soumis aux ministres le projet d’une cérémonie funèbre et allégorique dont Gudin nous a transmis le plan grandiose. L’occasion se présenta pour lui d’honorer mieux encore la mémoire de Voltaire.

Comme il avait appris que l’impératrice de Russie se proposait de faire exécuter une édition des œuvres complètes de Voltaire, il démontra à Maurepas qu’il serait honteux de laisser cet honneur à des étrangers et se déclara prêt à tenter l’entreprise si le ministre pouvait lui assurer la protection du roi. Maurepas consentit et Beaumarchais se mit à l’œuvre.

Il acheta à Panckoucke les manuscrits de Voltaire, acquit en Angleterre des caractères d’imprimerie, installa trois papeteries dans les Vosges et loua au margrave de Bade la vieille citadelle de Kehl pour y établir ses ateliers de typographie. Car il était impossible d’éditer les œuvres de Voltaire en France : elles y étaient interdites. Et c’est bien là un des plus étranges paradoxes de cette époque extraordinaire que cette édition, exécutée sous la protection des ministres de Louis XVI, et dont les volumes prohibés vont être régulièrement introduits en France par le directeur général des postes ! Telle était d’ailleurs la destinée des livres de Voltaire : sous le règne précédent, Marin, censeur royal et commissionnaire de Ferney, se chargeait lui-même de recevoir et distribuer les ouvrages de son« cher ami », tandis qu’on envoyait les colporteurs aux galères.

Malgré l’appui de Maurepas, et, après la mort de celui-ci, malgré le bon vouloir de Calonne, Beaumarchais éprouva de terribles difficultés. Le margrave de Bade lui demandait de supprimer certains écrits de Voltaire : l’éditeur repoussait cette prétention, ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de « cartonner » la correspondance, à la prière de l’impératrice de Russie. Puis son mandataire à Kehl compromettait l’entreprise et il fallait plaider. En France même, le clergé s’agitait. On dénonçait Beaumarchais au Parlement.

Au milieu de tous ces embarras, l’édition, commencée en 1783, fut achevée en 1790. Ce fut une spéculation désastreuse : on avait tiré à 15 000 exemplaires et il y eut à peine 2 000 souscripteurs. On raconte, il est vrai, que Beaumarchais tira quand même un heureux parti de son entreprise, qu’il en dissimula les tristes résultats et que, pour donner le change sur d’autres opérations plus fructueuses, il mit parfois en avant les prétendus bénéfices de sa librairie.

Et ce n’était pas tout ! Cet armateur-libraire avait un tel besoin d’agir, d’écrire, d’intervenir, qu’au même moment cent autres objets éveillaient son intérêt et occupaient sa curiosité. Avec Maurepas, il étudiait la fondation d’une caisse d’escompte. Avec Vergennes, il préparait la réorganisation de la ferme générale. Avec Joly de Fleury, il élaborait un projet d’emprunt. Avec les frères Périer, il fondait la Compagnie des Eaux et, en dépit de l’opposition des porteurs d’eau de Paris, faisait construire la pompe à feu de Chaillot. Tout le monde le consultait, les hommes d’État sur les finances et les auteurs sur leurs comédies. Tout le monde s’adressait à lui, les gens de lettres à la recherche d’une place, les actrices en quête d’un engagement, les banquiers menacés de la banqueroute, les inventeurs impatients d’exploiter leurs découvertes et les jeunes filles trompées par leur séducteur. Il plaidait la cause des commerçants calvinistes de la Rochelle. Il demandait, sans succès, à l’archevêque de Paris de permettre le mariage du prince de Nassau avec une Polonaise divorcée. Il faisait proposer au roi, par l’intermédiaire de Maurepas, l’achat d’une « garniture de cheminée, en cristal de roche, garnie, ornée et semée de toutes les pierreries du monde ». Il était le banquier des littérateurs et des grands seigneurs besogneux. Pour rendre service au lieutenant de police, il acceptait de censurer les œuvres de ses confrères ! « Je vous l’ai dit et je vous le répète, lui écrivait un jour Cailhava, vous êtes un homme universel. Quand vous faites des drames, ils sont attendrissants ; quand vous faites des comédies, elles sont plaisantes. Êtes-vous musicien ? vous enchantez ; plaideur ? vous gagnez tous vos procès ; armateur ? vous battez les ennemis ; vous vous enrichissez ; vous discutez vos droits avec les souverains ; Amant ? vous êtes toujours le même. » Cela était vrai comme le reste. Au milieu de ce tourbillon d’affaires, Beaumarchais continuait infatigablement sa vie de plaisir. Et il trouvait encore le temps d’écrire et de faire représenter le Mariage de Figaro ! Il avait, on le voit, le droit de signer ses lettres : « Beaumarchais, le plus cruel ennemi de tout ce qu’on nomme le temps perdu ».

Achevée en 1778 et reçue à la Comédie-Française en 1781, la Folle journée ne fut jouée qu’en 1784. Durant trois années Beaumarchais lutta contre l’autorité royale et, cette fois encore, il fut victorieux grâce à sa merveilleuse habileté dans l’art de surexciter et de mener l’opinion.

Le premier censeur désigné par le lieutenant de police Lenoir conclut à l’approbation. Mais le manuscrit fut porté à Versailles ; le roi et la reine s’en firent donner lecture. Louis XVI déclara : « Cela est détestable ; cela ne sera jamais joué ». Beaumarchais connut ce veto formel. Mais il connaissait aussi la force de l’esprit public, la faiblesse du roi et la légèreté de la cour. Il ne perdit pas l’espoir de faire jouer le Mariage de Figaro.

Quand on sut que la comédie était interdite, naturellement tout le monde voulut la connaître. Pour tirer parti de cette curiosité, Beaumarchais déploya toutes les roueries et tous les manèges d’une coquette ; il promettait, refusait, puis accordait aux solliciteurs les plus haut placés la faveur d’une lecture. On se répétait le mot de Figaro, qu’il n’y a que les petits esprits qui craignent les petits écrits, et la vanité de chacun était intéressée à ne pas paraître redouter l’opuscule de Beaumarchais. L’auteur lisait donc sa pièce, chez lui, à ses amis ; il la lisait devant le comte et la comtesse du Nord (le grand-duc de Russie, depuis Paul Ier, et la grande-duchesse) ; il la lisait chez la comtesse de Lamballe ; il la lisait chez le maréchal de Richelieu, devant des évêques et des archevêques.

Un moment il crut toucher au but. Le premier gentilhomme de la chambre permit aux acteurs de la Comédie d’apprendre leurs rôles et de donner la pièce dans la salle de spectacle de l’Hôtel des Menus Plaisirs. Les billets avaient été distribués a à une foule de gens de la première classe de la société ». Mais, au dernier moment, le roi signa une lettre de cachet pour défendre la représentation. Les spectateurs, privés de leur plaisir, poussèrent de grands cris de mécontentement. Selon Mme Campan, « les mots d’oppression et de tyrannie ne furent jamais prononcés, dans les jours qui précédèrent la chute du trône, avec plus de passion et de véhémence ».

Beaumarchais dut donc reprendre ses intrigues auprès des ministres. Le garde des sceaux lui fît alors refuser sa porte. Mais Louis XVI ne put, en l’apprenant, s’empêcher de dire : « Vous verrez que Beaumarchais aura plus de crédit que M. le garde des sceaux ». Le roi avait moins d’énergie que de clairvoyance.

Trois mois plus tard, le comte de Vaudreuil, recevant dans sa maison de Gennevilliers le comte d’Artois et la duchesse de Polignac, voulut offrir à ses hôtes la comédie de Beaumarchais. Celui-ci, qui était alors en Angleterre, se fit d’abord prier ; puis il consentit, mais en exigeant qu’on soumît le Mariage à un nouveau censeur, « le sévère historien » Gaillard. Le censeur approuva et le roi donna pour cette représentation une autorisation spéciale.

Après avoir paru à Gennevilliers, Figaro ne pouvait plus être longtemps écarté de la Comédie. Le public réclamait le divertissement qu’on avait permis aux courtisans. Beaumarchais demandait de nouveaux censeurs : on les lui donnait et ils approuvaient toujours. Il soumettait sa pièce à une sorte de tribunal « composé d’académiciens français, de censeurs, de gens de lettres, d’hommes du monde et de personnes de la cour » ; et ce tribunal « de décence et de goût » se mettait du parti de l’auteur. Enfin, soit qu’il crût à une chute certaine, soit qu’il jugeât que les suppressions consenties par Beaumarchais rendaient l’œuvre inoffensive, le roi céda.

La première représentation fut donnée le 27 avril 1784. Dès le matin, le théâtre fut assiégé. On vit, au dire de Bachaumont, « les cordons bleus confondus dans la foule et se coudoyant avec les Savoyards ; la garde dispersée ; les portes enfoncées ; les grilles de fer brisées sous les efforts des assaillants ». De grandes dames étaient venues s’enfermer et dîner dans les loges des comédiennes pour être les premières à pénétrer dans la salle. Des duchesses étaient placées aux balcons entre la Carline et la Duthé. Le succès fut extraordinaire. Et Beaumarchais assista au triomphe de sa comédie, du fond d’une loge, entre deux ecclésiastiques, l’abbé Sabathier et l’abbé de Calonne, qu’il avait mandés pour lui administrer « quelques confortatifs et des secours très spirituels au moment de la crise ».

Il y eut soixante-huit représentations presque consécutives du Mariage de Figaro.

Les ennemis de Beaumarchais lui firent payer cher sa victoire. Ils le criblèrent de chansons, d’épigrammes et de calomnies. Beaumarchais riposta. Il voulut faire mieux encore : puisqu’on accusait son œuvre d’immoralité, il déclara dans les journaux qu’il allait en consacrer tout le produit à une œuvre de bienfaisance, en faveur des pauvres mères nourrices. Les railleurs ne désarmèrent pas. Beaumarchais écrivit alors sa Préface du Mariage, l’un des morceaux les plus étincelants qui soient sortis de sa plume. Mais la cabale était puissante, et, d’ailleurs, quelques esprits clairvoyants avaient compris tout le danger du fol succès de cette Folle Journée.

L’archevêque de Paris, dans un mandement de Carême, avait cru pouvoir désigner et flétrir la comédie en vogue. Beaumarchais, selon sa coutume, répondit au mandement par une chanson. Mais l’archevêque se plaignit, et le chansonnier dut désavouer ses couplets. Ajoutons, du reste, que tout le clergé ne partageait pas la sévérité de l’archevêque. On raconte qu’à la même époque, quarante ecclésiastiques de campagne se trouvaient à dîner chez le curé d’Orangis, près de Paris, et que tous convinrent qu’ils étaient venus voir le Mariage de Figaro.

Le plus acharné et le plus à craindre des ennemis coalisés était Suard, un protégé de M. de Miromesnil, le garde des sceaux, qui, selon la prédiction du roi, avait eu moins de crédit que Beaumarchais. Avant la représentation, il avait tâché de faire interdire la pièce ; après, il se déchaîna contre elle dans un discours, à l’Académie française, puis il inséra dans son journal des attaques anonymes. Le comte de Provence le poussait et le soutenait. Exaspéré, Beaumarchais finit par adresser une lettre aux rédacteurs du Journal de Paris. Il eut le tort d’y glisser cette antithèse malheureuse : « Quand j’ai dû vaincre lions et tigres pour faire jouer une comédie, pensez-vous, après son succès, me réduire, ainsi qu’une servante hollandaise, à battre l’osier tous les matins sur l’insecte vil de la nuit ? »

« L’insecte vil de la nuit », c’était Suard. Mais qui étaient ces lions et ces tigres ? Le roi et la reine, répondirent tout d’une voix les ennemis de Beaumarchais. Le comte de Provence expliqua au bon Louis XVI qu’il y avait là une allusion à sa personne ; et le plus admirable, ce fut que Louis XVI le crut. Sans quitter la table de jeu où il était assis, le roi écrivit au crayon, sur un sept de pique, l’ordre d’arrêter Beaumarchais et de le conduire à Saint-Lazare, prison où l’on enfermait alors les adolescents dépravés. Étonnant coup de force d’un monarque, débonnaire si jamais il en fut, et peut-être plus stupéfait qu’irrité de se voir comparer à un lion !

Le ridicule de ce châtiment humiliant divertit un moment les badauds aux dépens de Beaumarchais. Mais au bout de quatre jours l’opinion, d’abord amusée, lit volte-face et se révolta contre l’arbitraire du pouvoir. On s’empressa alors d’élargir Beaumarchais, qui fit quelques difficultés pour sortir de prison, réclamant des juges. On les lui refusa, mais on lui prodigua les compensations. Le lendemain du jour où il fut libéré, presque tous les ministres assistèrent à la représentation du Mariage de Figaro. Louis XVI ordonna qu’on jouât le Barbier sur le petit théâtre de Trianon, et la reine fit Rosine. Enfin Calonne remit à Beaumarchais 800 000 livres qui, à la vérité, lui étaient dues, comme indemnité des avaries subies par ses vaisseaux.

L’incident ne devait profiter à personne, ni au roi qui, une fois de plus, venait de donner la mesure de sa docilité à suivre l’opinion, ni à Beaumarchais qui, bon gré mal gré, devait garder le silence sur sa mésaventure : le coup cette fois était parti de trop haut.

IV

Les années heureuses étaient passées pour l’auteur de Figaro. Ce fut dès lors le déclin de sa grande popularité et de sa prodigieuse fortune. Le vent qui, naguère, gonflait sa voile, avait brusquement sauté et allait favoriser désormais ses ennemis. Ce fut peu de temps après sa sortie de Saint-Lazare que Beaumarchais sentit, pour la première fois, l’opinion rebelle et connut l’amertume de l’insuccès.

Il avait, avec les frères Périer, organisé la Compagnie des Eaux de Paris, et était un des administrateurs de la société. En 1785, les actions avaient rapidement monté. Or plusieurs banquiers, dont Clavières et Panchaud, ayant joué à la baisse, avaient besoin d’enrayer ce mouvement et, pour cela, d’attaquer la compagnie. Mirabeau, qui venait de sortir de prison, se trouva là fort à propos. Perdu de scandales et criblé de dettes, il n’était pas homme à repousser l’aubaine. C’était d’ailleurs pour lui une bonne occasion de se venger de Beaumarchais, qui lui avait refusé un prêt de douze mille livres. Il publia donc une violente brochure contre l’entreprise des frères Périer. Beaumarchais riposta. Tous deux, bien entendu, protestaient qu’ils étaient animés par le plus pur patriotisme. C’est le langage des gens de finance.

Beaumarchais commit l’imprudence de prendre à partie son adversaire, et, cédant à une tentation, à laquelle, du reste, il ne résistait jamais, celle de faire un calembour, il traita de mirabelles les philippiques de Mirabeau, quia mirabilia fecit. L’agent des baissiers répliqua en diffamant toute la vie de son adversaire, en lui reprochant ses mœurs, ses écrits, l’amitié de Théveneau de Morande, en l’accusant enfin d’avoir outragé « tous les ordres de l’État, toutes les classes de citoyens, toutes les lois, toutes les règles, toutes les bienséances » ; et il termina par ce coup de massue : « Retirez vos éloges bien gratuits, car, sous aucun rapport, je ne saurais vous les rendre… Reprenez jusqu’à l’insolente estime que vous osez me témoigner, et laissez-moi finir en vous donnant un conseil vraiment utile : Ne songez désormais qu’à mériter d’être oublié. »

À tous ces outrages, Beaumarchais ne répondit rien. Peut-être fut-il déconcerté par l’impétuosité de l’agression. On a dit aussi qu’il céda en cette circonstance aux exhortations de Calonne, qui avait besoin du banquier Clavières pour un projet d’emprunt. Mais la vraie raison du silence de Beaumarchais fut sans doute qu’ayant passé la cinquantaine, il parvenait à ce tournant de la vie où l’homme le plus actif et le plus batailleur rêve de s’enfermer chez soi. Il était alors très riche. Il songeait à régulariser une union, déjà ancienne de dix ans, avec une jeune femme, belle et spirituelle, Mlle Willermaula, dont il avait une fille : le mariage eut lieu en 1786. Il pensait aussi à se faire élever une maison somptueuse en rapport avec son opulence, et en 1787 il achetait un vaste terrain, près de la porte Saint-Antoine. Enfin il rimait son opéra philosophique de Tarare qui fut représenté la même année. « Heureux dans mon ménage, disait-il, heureux par ma charmante fille, heureux par mes anciens amis, je ne demande plus rien aux hommes, ayant rempli tous mes devoirs austères de fils, d’époux, de frère, d’ami, d’homme enfin, de Français et de bon citoyen. »

Mais la destinée de Beaumarchais était de ne jamais connaître le repos. L’affaire Kornman le jeta de nouveau dans la mêlée et l’avocat Bergasse lui fit plus d’une fois regretter d’avoir trop dédaigné les diatribes morales du vertueux Mirabeau.

Beaumarchais était l’ami, et aussi le banquier, du prince de Nassau-Siegen. Cet étrange aventurier, ce « chevalier errant », né plusieurs siècles trop tard, qui, « dès qu’on tirait le canon quelque part, accourait au bruit », qui, après avoir fait le tour du monde, se battit, au service de l’Espagne, contre les Anglais et, au service de la Russie, contre les Turcs, et qui, malgré tous ses exploits, eut « plus de célébrité que de considération » (Souvenirs du duc de Lévis), était vraiment homme à séduire l’auteur de Figaro. Celui-ci lui ouvrit donc largement sa caisse. Le « paladin » et le « casse-cou politique » étaient faits pour s’entendre.

Ce fut à un dîner, chez le prince de Nassau, en 1781, que Beaumarchais entendit parler pour la première fois de Mme Kornman. On lui conta l’histoire de cette jeune femme. Mariée depuis l’âge de quinze ans, à un banquier alsacien à qui elle avait apporté une grosse dot, elle était devenue la maîtresse du syndic royal adjoint de la ville de Strasbourg, Daudet de Jossan, petit-fils d’Adrienne Lecouvreur et du maréchal de Saxe. Kornman avait trouvé que cette liaison n’était pas inutile à ses propres affaires, car Daudet de Jossan était l’ami du ministre de la guerre, Montbarey. Ayant tout su, il avait donc tout toléré, pour ne pas dire davantage, jusqu’au jour où, Montbarey ayant perdu sa place, sa jalousie s’était soudain éveillée. Pour la calmer, Mme Kornman n’aurait eu, à la vérité, qu’à sacrifier sa dot, car les affaires du banquier étaient embarrassées. Mais, mère de deux enfants, enceinte d’un troisième, elle avait refusé de se laisser dépouiller de sa fortune. En vertu d’une lettre de cachet, Kornman l’avait alors fait emprisonner, comme coupable d’adultère.

Ému de tant d’infortune, révolté de tant de scélératesse, Beaumarchais prit feu, se rendit chez les ministres, et obtint, avec la révocation de la lettre de cachet, un ordre du roi enjoignant au lieutenant de police, Lenoir, de conduire la prisonnière dans la maison d’un médecin accoucheur.

Cinq années plus tard, les époux, d’abord réconciliés, puis de nouveau brouillés, plaidaient encore au sujet de la dot, quand Kornman fit la connaissance de Bergasse. Ce dernier était un avocat peu connu, mais affamé de célébrité. D’origine provençale, il était inépuisablement éloquent ; il parlait tout droit devant lui, sans se soucier des raisons ni des preuves : « Tout ce qui a l’air d’une discussion, disait-il, me réduit au silence ». De tempérament bilieux, il avait des principes, de l’austérité et un détestable caractère. Avec cela, extravagant comme un illuminé : car il avait découvert une métaphysique, une cosmogonie et une politique au fond du baquet de Mesmer.

Cet insupportable ambitieux comprit tout de suite quel parti on pouvait tirer d’une affaire où se trouvaient mêlés un ancien lieutenant de police et un personnage à la fois aussi célèbre et aussi décrié que Beaumarchais : il lança donc sous le nom de Kornman, un mémoire véhément contre la dame Kornman, Daudet de Jossan, Beaumarchais, Lenoir et le prince de Nassau-Siegen.

En d’autres temps, Beaumarchais fût vite venu à bout d’un tel adversaire. Mais sa verve d’antan s’était refroidie. Puis, en quelques années, la France avait changé d’humeur. Au moment de la première représentation du Mariage de Figaro, « critiquer et rire, disait Mme Campan, étaient la disposition de l’esprit français ». Maintenant on critiquait, et toujours plus haut. On riait moins. Bergasse, avec ses indignations tumultueuses et ses sombres prophéties, remuait la foule plus sûrement que Beaumarchais, avec sa gaîté ironique.

Dans ses mémoires, celui-ci avait beau discuter de la façon la plus claire et la plus probante les accusations dont on voulait le charger, le public, ayant vite oublié le fond de l’affaire, n’avait d’oreilles que pour Bergasse. L’avocat, tout en reprochant à ses adversaires d’avoir obtenu la révocation d’une lettre de cachet (c’était tout le procès), attaquait les ministres, flétrissait les abus d’autorité, insultait Lenoir, insultait Daudet et insultait surtout Beaumarchais. « Malheureux ! criait-il, tu sues le crime ! » et la foule battait des mains.

Plus de deux cents libelles contre Beaumarchais furent répandus dans Paris. Aux abords du palais, la canaille le menaçait et l’injuriait. La nuit, on était venu briser des statues qu’il avait placées à la porte de sa maison, et qu’il attribuait à Germain Pilon ; des lettres anonymes lui exprimaient le regret qu’on ne l’eût point trouvé à la place de ses statues. Enfin, on le dénonçait au peuple, comme accapareur de grains. Ils étaient loin, les triomphes du procès Goëzman !

Par arrêt du 2 avril 1789, le Parlement vengea Beaumarchais de Bergasse et de Kornman, en supprimant leurs mémoires comme faux, injurieux et calomnieux. Mais la diffamation n’en laissa pas moins une trace profonde dans l’imagination populaire, et lorsque la Révolution éclata, les manœuvres de la « clique Kornman » exposèrent aux plus grands périls la fortune et la vie de Beaumarchais.

Il partagea les transports de joie et d’espérance que souleva dans toute la France la convocation des États généraux. Mais, quand commença l’agitation révolutionnaire, il se fût volontiers tenu à l’écart, ayant assez des querelles privées ou publiques. Il achevait alors de bâtir et d’orner sa maison du boulevard, juste en face de la Bastille. Dès les premiers troubles, il s’aperçut que son quartier était le moins sûr de Paris, et que sa belle demeure attirait l’attention des patriotes. Le 14 juillet, l’émeute se déchaîna sous les terrasses de son jardin. Et ce jour-là, il se remémora sans doute le propos tenu par Louis XVI en écoutant la lecture du monologue de Figaro : « C’est détestable ; cela ne sera jamais joué ; il faudrait détruire la Bastille, pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse ». La pièce avait été jouée. La Bastille était maintenant détruite. Grâce aux émeutiers, l’inconséquence avait disparu. Beaumarchais se serait peut-être passé de voir la logique si bien gouverner les choses humaines.

Quoi qu’il en fût, il demanda qu’on le chargeât de surveiller lui-même la démolition de la forteresse, pour que les maisons voisines, parmi lesquelles était la sienne, ne fussent point endommagées. Sage précaution. Admirable symbole.

Telle fut sa première intervention dans les affaires publiques, durant la période révolutionnaire. Il ne put s’en tenir là. Ses ennemis le dénonçaient, et des bandes menaçantes tournaient autour de sa maison. Pour tâcher de conjurer le péril, il se fit nommer député de son district, puis membre de la représentation de la commune. Mais son zèle ne put ni arrêter les calomnies des délateurs ni calmer les soupçons de la multitude. Il fut alors forcé d’écrire des mémoires, de distribuer de grandes aumônes, de se faire délivrer des certificats de civisme, de solliciter des perquisitions et d’en faire afficher les procès-verbaux dans les rues.

Ce fut au milieu de ces alarmes, de ces dénonciations et de ces visites domiciliaires qu’il acheva d’écrire la Mère coupable et qu’il la fit représenter sur un théâtre nouveau, fondé au Marais. Son drame tomba ; l’heure était d’ailleurs peu favorable à la littérature dramatique.

L’avant-veille de la représentation de la Mère coupable, Beaumarchais avait été dénoncé à l’Assemblée nationale par l’ex-capucin Chabot, comme accapareur d’armes. Dans ses mémoires sur les Six Époques, il a conté tout au long cette terrible affaire qui faillit lui coûter la vie.

Il avait acquis, en Hollande, pour le compte du gouvernement français, 60 000 fusils provenant du désarmement des Pays-Bas. Le marché avait un double but : fournir des armes à nos troupes qui en manquaient et empêcher que ces fusils ne passassent aux mains des ennemis de la Révolution.

Si Beaumarchais s’était lancé dans cette entreprise, il y avait été poussé par la passion du négoce et, peut-être aussi, par le souci de l’utilité publique. Cependant, vieux, fatigué, devenu « sourd comme une urne sépulcrale », il eût peut-être suivi les conseils de son prudent ami Gudin et renoncé à l’achat des fusils hollandais, s’il n’avait redouté de devenir suspect et de passer pour un traître, en refusant l’affaire qui lui était proposée. « Il n’avait que le choix des dangers. »

Mais les ministres se succédaient, et Beaumarchais qui avait, dès le début, déposé un cautionnement de 748 000 francs, ne pouvait obtenir du gouvernement ni l’appui, ni l’argent qui lui étaient indispensables pour retirer de Hollande sa cargaison de fusils. Un jour, le bruit se répandit dans Paris qu’il cachait toutes ces armes chez lui, et Chabot monta à la tribune. Le peuple envahit sa maison, la visita de la cave au grenier et ne trouva rien.

Malgré le résultat de cette perquisition populaire, Beaumarchais fut arrêté et conduit à la prison de l’Abbaye. Le 20 août 1792 (trois jours avant les massacres de septembre), il fut brusquement tiré de sa captivité, grâce à l’intervention de Manuel. C’était une femme, Mme Houret de la Marinière, qui avait décidé le procureur-syndic de la commune de Paris à cet acte de générosité. Elle avait été la maîtresse de Beaumarchais. Elle était alors celle de Manuel. Et tout ne fut pas fini entre elle et Beaumarchais, comme le démontre une correspondance singulièrement passionnée qui se trouve aujourd’hui à Londres parmi les manuscrits du British Muséum et dont on n’a encore osé publier que des fragments.

Sorti de l’Abbaye, Beaumarchais n’abandonna point son projet. Réfugié à quelques lieues de Paris, il venait chaque soir, à travers les terres labourées, pour sommer le ministre Lebrun de tenir ses engagements et déjouer les intrigues des bureaux de la guerre qui, maintenant, voulaient accaparer, à leur profit, l’affaire des fusils. Danton riait de l’entêtement de ce vieillard, si insoucieux de sa propre sécurité.

Enfin Beaumarchais obtint un passeport pour la Hollande, avec la promesse qu’on lui enverrait de l’argent. Il passa d’abord par Londres, où il fut obligé d’emprunter une grosse somme à un négociant de ses amis, gagna la Haye, où toutes ses démarches furent contrecarrées par les agents secrets du ministère, puis, s’obstinant à poursuivre de vaines négociations, revint à Londres.

Ce fut là qu’il apprit que Laurent Lecointre venait de le dénoncer, de nouveau, à la Convention. Avec une ténacité vraiment courageuse, il voulut rentrer à Paris et plaider lui-même sa cause devant l’Assemblée. Mais le négociant de Londres — jugeant que c’était trop de perdre à la fois son ami et son argent — tint à mettre son débiteur en sûreté et le fit enfermer pour dettes à la Prison du Banc du Roi. L’infatigable plaideur occupa ses loisirs forcés à écrire une suite de mémoires adressés à la Convention.

Aussitôt qu’il eut désintéressé son prêteur, il partit pour la France, distribua 6 000 exemplaires de sa défense, confondit son dénonciateur et reçut du Comité de Salut public une nouvelle mission en Hollande. Cette fois, sa tâche était encore plus difficile : l’Angleterre et la Hollande avaient déclaré la guerre à la France, et les fusils étaient en pays ennemi. Sous un faux nom, Beaumarchais parcourut l’Europe, rusant, intriguant, empêchant par des marchés fictifs les Anglais de s’emparer des fusils.

Au cours de ces pérégrinations, il se trouvait à Hambourg, lorsqu’il apprit une terrible nouvelle : son titre de « commissaire de la République » n’avait pas empêché que son nom fût inscrit sur la liste des émigrés ; tous ses biens et les arrérages du cautionnement déposé étaient mis sous séquestre ; sa famille était emprisonnée.

Le 9 Thermidor sauva de la guillotine la femme, la sœur et la fille de Beaumarchais. Quant à lui, il ne fut rayé de la liste des émigrés qu’en 1795.

Durant ces trois années, il mena à Hambourg l’existence la plus misérable. Il savait les siens persécutés et sans ressources. Il suppliait vainement le gouvernement des États-Unis de reconnaître les services jadis rendus : Date obolum Belisario ! Et l’affaire des fusils hollandais était à vau-l’eau ; un instant, Beaumarchais avait songé à faire passer ces armes en Amérique ; mais l’Angleterre avait fini par s’en emparer.

Rentré à Paris, il put enfin goûter quelque repos. Il maria sa fille à un bon jeune homme qui « s’obstinait à la vouloir quand on croyait qu’il n’avait plus rien ». Il eut aussi la joie d’assister à une reprise heureuse de la Mère coupable, et dut paraître sur la scène, parmi ses acteurs, aux applaudissements du parterre.

Jusqu’à son dernier jour il aima, écrivit, chansonna, négocia et inventa. Il prodiguait ses mémoires et ses conseils aux « citoyens législateurs ». Il saluait la jeune gloire de Bonaparte. Il s’occupait de politique et d’aérostation. Il tâchait de remettre de l’ordre dans ses affaires, et courait après les débris de sa fortune. Bien qu’il se déclarât aux trois quarts ruiné par la Révolution, il laissait encore à sa fille 20 000 francs de rente, sans compter les meubles et immeubles, évalués à 659 000 francs.

Il fut frappé d’une attaque d’apoplexie, le 18 mai 1799. On l’ensevelit dans un bosquet de son jardin. Sur sa tombe, le bon Gollin d’Harleville lut un éloge funèbre composé par le fidèle Gudin.